Aimé Césaire, un poète dans le siècle

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Aimé Césaire,
un poète dans le siècle
www.librairieharmattan.com
Harmattan [email protected]
diffusion. harmattan @wanadoo.fr
~ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-7475-9876-4
EAN : 9782747598767
ITINÉRAIRES
et
CONTACTS DE CULTURE
Volume 35
2005
Aimé Césaire,
un poète dans le siècle
Sous la direction de
Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier
UNIVERSITÉ PARIS 13
Centre d'études littéraires francophones et comparées
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
L'Hannattan Hongrie
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Adm. ; BP243, KIN XI
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Centre d'Études littéraires francophones et comparées.
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Responsables de rédaction:
Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier
Responsable de la publication:
Jean-Louis Joubert
Coordination de ce numéro:
Carole Bedou
Responsable éditorial:
Ségolène Roy pour l'IICP
Diffusion, vente, abonnements :
Éditions L'Hannattan, 7, rue de l'École-Polytechnique,
75005 PARIS
SOMMAIRE
Ouverture
Alain
N eum311.
. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9
Des poètes dans le siècle
Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier
.11
Aimé Césaire, l'éveilleur des consciences
Jacques Giranl t
13
Poésie et politique. Généalogie d'une antinomie théorique
Roger T oum.son
17
Aimé Césaire et la mémoire de l'esclavage
Je81l-Luc Bonniol
29
Aimé Césaire, du Parti communiste français
au Parti progressiste
martiniquais
Camille Darsières
Aimé Césaire, Fort-de-France,
...
...
la Martinique,
.39
l'État.
Témoignage d'un préfet
Jean..-Claude Rome
Négritude:
Claude
Li
53
mise au point sur le concept
se
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61
Aimé Césaire, de la revue Tropiques à la mairie de Fort-de-France
Denis Lefebvre
65
Aimé Césaire, écrivain politique
Priska
Degras
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .75
La réception d'Aimé Césaire par la presse de gauche
communiste et non communiste
Alain
(1946-1966)
Cuén.ot
85
Cahier d'un retour au pays natal :
lieu de mémoire de la littérature antillaise
Jacob
Labefu
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 115
Breton, ascendant Césaire
Jean-Claude
Blachère
.127
Témoignage
Christian.e
T aubira
'". . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 137
Ouverture
Alain NEUMAN, président de l'université Paris XIII
Notre université est heureuse de vous accueillir pour la septième
édition de son Printemps poétique, manifestation annuelle dédiée à l'étude
d'un auteur contemporain majeur. Les colloques des années précédentes ont
été consacrés à Aragon, à Guillaume Apollinaire, à Tristan Tzara, à Léopold
Sédar Senghor, à Kateb Yacine et à Andrée Chedid. C'est dire notre
engagement en faveur de l'illustration des études francophones, domaine où
Paris XIII s'est montrée pionnière puisque son Centre d'Études Littéraires
Francophones et Comparées, fondé voici bientôt trente ans, a été le premier
centre de recherche de ce type en France.
Cette année, c'est à Aimé Césaire que nous allons rendre hommage. À Aimé
Césaire qui est en quelque sorte parmi nous puisque pour préparer et pour
illustrer le présent colloque, l'un de nos enseignants, M. Joubert, s'est rendu
en Martinique pour l'interroger et recueillir ses propos: le film tourné lors de
cette rencontre vous sera montré à la fin de cette matinée. TIfera désormais
partie de notre patrimoine, de notre mémoire.
Pourquoi avoir choisi d'honorer Césaire en 2003? La réponse la plus
évidente est constituée par la qualité exceptionnelle de l'œuvre, par le
rayonnement magnifique du personnage. À cela s'ajoute que l'auteur d'un
Cahier du retour au pays natal fête ses quatre-vingt-dix ans et que nous
avons voulu contribuer, à notre façon, à l'hommage que la Martinique, que
les Antilles, que la Caraïbe tout entière, ont décidé de lui rendre à travers un
grand nombre de manifestations qui éclaireront les nombreuses facettes de ce
talent multiple, de cette conscience en alerte permanente.
Je suis pour ma part frappé par l'idée que la négritude, ce grand mouvement
de révolte morale, de prise de conscience politique, ait été porté, dès son
apparition, dans les années 1930, par deux génies fraternels, Senghor et
Césaire, qui ont tout de suite donné à la littérature noire ses lettres de
noblesse les plus prestigieuses. Je suis également frappé par le respect,
l'amitié, la loyauté dont ont toujours fait preuve ces deux hommes à travers
plus de soixante années d'épreuves, de combats, de réflexion.
Ce qui m'intéresse peut-être le plus chez Césaire, en dehors de la splendeur
tout à la fois baroque et surréaliste des textes poétiques et théâtraux, c'est
Aimé Césaire, un poète dans le siècle
son attitude face aux événements, son exigence spirituelle, son refus de
l'inacceptable, en un mot son courage.
Et c'est dans doute cette qualité spirituelle, ce supplément d'âme, qui
assureront à cette œuvre difficile, parfois hermétique, sa pérennité à travers
les générations. Comprendre Césaire, c'est comprendre l'émotion torride qui
émane de sa colère face à l'injustice, de sa résistance face à l'adversité, de sa
passion pour son peuple. Nous retrouvons dans son œuvre des appels, des
illuminations, auxquels nos jeunes étudiants ne peuvent qu'être sensibles. n
ne faut jamais oublier qu'une université n'est pas seulement une grande
machine à transmettre des connaissances. C'est, ce doit être d'abord un
creuset spirituel, un lieu moral, où fusionnent les générations, les
expériences, les origines, où se prépare l'avenir. À Paris XIII, où nous avons
la chance d'accueillir des étudiants émanant de tous horizons, nous sommes
plus à l'écoute que quiconque de toute parole créatrice.
La poésie est peut-être plus apte que la prose à porter ce type de message. TI
est étonnant de constater que ce genre littéraire, apparemment si peu
ftéquenté, d'évidence si peu édité, fut cependant, même au xxe siècle,
sw10ut au xxe siècle, l'un des plus parlants, des plus actifs dans la
conscience collective. C'est ce qu'ont bien perçu les deux concepteurs de
notre Printemps poétique, en conciliant leurs deux disciplines, 1'histoire pour
Jacques Girault, la littérature pour Bernard Lecherbonnier, en alliant leurs
regards complémentaires. Notre colloque Césaire porte le titre d'« Un poète
dans le siècle». Cet intitulé résume toute la démarche qui ouvre la voie à vos
communications dont la diversité répondra, le programme du colloque le
promet, à la complexité de l'œuvre littéraire, à la richesse de l'itinéraire
moral et politique étudié.
Je souhaite conclure en remerciant les intervenants qui feront de cette
rencontre un événement, le service d'action culturelle, le Centre d'Études
Littéraires Francophones et Comparées de notre université, les deux
enseignants maîtres d'œuvre, ainsi que nos fidèles partenaires, l'Écran de
Saint-Denis, les comédiens qui interpréteront les textes de Césaire, auquel,
au-delà des mers, nous adresserons en notre nom, en votre nom, le
témoignage de notre gratitude pour nous avoir reçus chez lui. Je rappelle
enfin que cette manifestation a reçu le soutien du conseil général de la SeineSaint-Denis, toujours présent à nos côtés à l'occasion de cette manifestation
annuelle.
10
Des poètes dans le siècle
Jacques GlRAULT et Bernard LECHERBONNIER
Cette septième séquence de ce qui est devenu le «Printemps
poétique de Villetaneuse », le 26 mai 2003, se déroula dans un climat social
perturbé qui n'auraient pas rebuté les perturbateurs du confort intellectuel
que sont les poètes choisis en raison de leur place dans les grands débats du
:xx: siècle. Tour à tour Louis Aragon, Guillaume Apollinaire, Tristan Tzar~
Léopold Sédar Senghor, Kateb Yacine et Andrée Chedid servirent de
prétexte à des échanges entre spécialistes et chercheurs sur divers thèmes qui
pennettent d'éclairer leurs œuvres ou leurs activités publiques. Les actes
publiés dans la revue Itinéraires et contacts de cultures livrent les apports de
ces journées de réflexion.
Si les choix faits pouvaient n'appeler que des regards plus ou moins éloignés
dans le cas d'Aragon, Apollinaire, Tzara ou Kateb, il n'en allait plus de
même avec Senghor où la dimension commémorative apparaissait. Avec
Andrée Chedid, la fonnule choisie faisait intervenir le poète - ou la poétesse
comme nous devrions l'appeler. Sa présence passionnée, sa complicité
amusée donnèrent un ton tout particulier à ces échanges.
Comment aborder, avec de telles richesses accumulées, Aimé Césaire? fi
nous est apparu que la meilleure fonnule serait de croiser des témoignages et
des réflexions sur son action et son œuvre. La présence du poète, interrogé
voici quelques semaines par Jean-Louis Joubert, constitue une manière de
bilan que l'homme livre à nouveau. Ses écrits, ponctuant la journée, se
présentent comme des balises dans une œuvre foisonnante.
Place aux débats donc, mais avant nous voudrions remercier l'université de
Paris XIII, son président Alain Newnan, son conseil scientifique, son service
de la communication, son Centre d'Études Littéraires Francophones et
Comparées dirigé par Jean-Louis Joubert. Nous remercions très
chaleureusement le service de l'action culturelle et artistique de l'université,
et tout particulièrement nos amis Carole Bedon, la cheville ouvrière du
colloque, Christian Lysimaque et Alain Marillat. Nous remercions aussi le
conseil général de la Seine-Saint-Denis, la direction régionale des Affaires
Aimé Césaire, un poète dans le siècle
culturelles, le conseil général de la Martinique, la municipalité de
Villetaneuse, la direction de l'Écran de Saint-Denis, où se termina lajoumée
avec la projection de Aimé Césaire, un homme, une terre, film présenté par
sa réalisatrice Sarah Maldoror. Nous remercions aussi les comédiens Émile
Abossolo M'Bo et William Nadylam. Nous remercions les éditeurs qui ont
accepté que les textes lus soient reproduits dans cette publication. Enfin nous
tenons à remercier tout particulièrement le centre régional de la
documentation pédagogique de Martinique pour sa collaboration lors de
l'enregistrement des échanges avec Aimé Césairel.
1 Un enregistrement vidéo d'une interview d'André Césaire par M. Jean-Louis Joubert a été
réalisé à l'occasion de ce colloque. Ce document est consultable au CRDP de Fort-de-France
et au service de l'action culturelle et artistique de Paris XIII.
12
Aimé Césaire, l'éveilleur des consciences
Jacques GlRAULT
Dans une fonnation intellectuelle, civique et politique, des œuvres
servent de phares, d'aiguillons. Au cours d'une scolarité dans un monde
méditetTanéen, marqué par une forte présence du fait colonial et militaire,
j'ai découvert au milieu des années 1950 l'injustice régnant dans l'Empire
français et le bien-fondé de la revendication émancipatrice des peuples. Cette
prise de conscience fait partie de la culture commune des sexagénaires
d'aujourd'hui. Notre professeur de philosophie au collège de Barcelonnette,
Benjamin Fabre, consacrait une heure par semaine de son emploi du temps à
un « poète d'aujourd'hui» pour reprendre le titre d'une collection des
éditions Seghers. Sans doute l'approche d'Aimé Césaire ne dut rien à
l'ouvrage de Lilyan Kesteloot paru en 1962. Le poète antillais nous fut
présenté et je lus Cahiers d'un retour au pays natal. Ces cris douloureux
annoncés « au bout du petit matin» contribuèrent à m'ouvrir la voie vers un
engagement anticolonialiste. La confirmation intervint à la lecture de son
Discours sur le colonialisme. Césaire, en 1950, y signifie de façon
péremptoire:
Moi je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures périmées,
d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de
magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires
possibilités
supprimées.
Je ne pouvais qu'adhérer à la colère qu'il exprimait. Comment ne pas se
sentir solidaire d'êtres humains « à qui on a inculqué savamment la peur, le
complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le
laryngisme ».
Césaire, un des éveilleurs de ma conscience, apparaît comme le poète par
excellence, c'est-à-dire le «ministre-de-Ia-plume»1 qui exprime la face
1
Dans « Espace...rapace », poème pam en 1989 dans la revue Poésie (Belin), cité par PESTRE
DE ALMEIDA (Lilian), « Les derniers poèmes de Césaire », Europe, 1998, p. 121.
Aimé Césaire, un poète dans le siècle
cachée des hommes et des femmes, un médiateur, « cavalier du temps et de
l'écume2 », qui établit un lien entre le passé, le présent et le futur, qui
« cherche et reçoit le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs3 ».
Mais pourquoi chercher à dissocier le poète de l'homme d'action qui incarne
les aspirations de l'histoire de son peuple dans une période où l'accession à
l'indépendance des peuples colonisés passe au premier plan? « Je
commanderai aux îles d'exister », proclame-t-il dans Corps perdif en 1949.
Considéré comme le père de la départementalisation des Antilles, Césaire
devint plus tard la cible de ceux qui auraient préféré une autre voie au nom
de l'identité antillaise et de la créolité. Nous n'entrerons pas dans ce débat
qui occupe une place centrale dans les analyses de l'action du député-maire
de Fort-de-France. L'inspirent à la fois le refus de l'assimilation culturelle et
la promotion de la culture noire, selon le sens fort qu'il donne à la notion de
négritude. Ce refus le conduit à rompre avec le Parti communiste français en
1956. TI attend «la régénération des Antilles» de l'Afrique et non de
l'Europe « qui ne peut que parfaire notre aliénation », écrit-il alors à Maurice
Thorez5.
Nous avions déjà abordé des questions semblables lors des précédents
colloques. Un intellectuel et un homme d'action, un poète qui s'engage dans
les luttes de son temps ne peuvent être compris que replacés dans leur
époque. Et c'est là que l'apport des historiens intervient pour situer les
phénomènes dans leur contexte.
En revanche, se pose pour ces créateurs le choix de la langue. Comme Tzar~
comme Senghor, comme Andrée Chedid, comme Kateb, Césaire opte pour
un message francophone. Il s'en explique implicitement. Le colonialisme
détruit le langage de la communication aussi bien en Afrique qu'aux
Antilles: « Mon nom: offensé; mon prénom: humilié; mon état: révolté;
mon âge : l'âge de pieITe6.»
Il ne lui reste plus qu'à s'exprimer dans une langue française parfaitement
maîtrisée. TIse pennet l'emprunt un peu déroutant de néologismes, reflets de
2
Dans « Dérisoire », idem., p. 131.
3
« Poésie et connaissance », dans Tropiques, n° 12, cité par DELAS (Daniel), Aimé Césaire,
Paris, Hachette Littérature Université, 1991, p. 129.
4
Cité par KESTELOOT (Lilyan), KOTCHY (Barthélémy), Aimé Césaire, l'homme et l'œuvre,
Paris, Présence africaine, 1973, p. 70.
S
Citée par MIDIOHOUAN (G. O.), Aimé Césaire, l'homme et ['œuvre, op. cit., p. 20.
6
«Et les chiens se taisaient », acte III, cité par KESTELOOT (L.), KOTCHY (B.), Aimé
Césaire, l'homme et l'œuvre, op. cit., p. 142.
14
Jacques Girault
la culture refoulée, justifié par les approches inspirées par le surréalisme. Et
c'est là que le poète agit et agite les consciences.
Césaire ne se limite pas à l'expression poétique ou au discours politique. Les
deux interventions se rejoignent dans son théâtre et dans son évocation du
héros haïtien, Toussaint Louverture. Nous y retrouvons la langue limpide et
efficace de 1'homme politique qui ne pratique pas la langue de bois grâce à la
poésie mise au service de l'aspiration à la négritude.
Césaire nous apparaît indispensable pour comprendre la naissance et le
développement d'une littérature et d'une intervention politique. Jugé et
apprécié aussi bien pour ce qu'il exprime que pour ce qu'il prévoit, Aimé
Césaire livre une œuvre qui n'a pas fini de susciter les études, les curiosités,
les hypothèses de travail. Il fait partie de notre patrimoine culturel. Il a su,
avec finesse et responsabilité, ouvrir des voies. Toutes ne sont pas comprises
ou ne peuvent pas l'être. Sans doute est-ce un effet de sa malice: laisser une
place à la rêverie, à la divagation, à la musique. Aussi ne faut-il pas vouloir à
tout prix comprendre immédiatement. Le moment arrivera peut-être où
l'étincelle jaillira! Et lui-même sennonne René Depestre, le poète Haïtien.
Au lieu de réflexions sur les rapports du fond et de la fonne,
J'aime mieux regarder le printemps. Justement
c'est la révolution
et lesformes qui s'attardent
à nos oreilles bourdonnant
ce sont mangeant le neuf qui lève
mangeant les pousses
de gras hannetons hannetonnant le printemps7
Et tant pis si rien ne se produit. L' œuvre peut nous échapper car son auteur
l'a peut-être organisée comme une action de résistance qui préparera une
libération à conquérir et à mériter.
7
«Le verbe marroner », poème pam dans Présence africaine en 1955 sous le titre «Réponse
à Depestre poète haïtien (éléments d'un art poétique) », repris dans Aimé Césaire. La poésie,
édition par MAXIMIN (Daniel) et CARPENTIER (Gilles), Paris, Le Seuil, 1994, p. 483.
15
Poésie et politique.
Généalogie d'une antinomie théorique
Roger TOUMSON
Le poète pensant
Dans la dernière livraison du Monde diplomatique, ce mois de mai
2003, est publié un extrait d'un ouvrage à paraître sous le titre Le Rideau
déchiré où l'auteur, Milan Kundera, évoque les circonstances de la double
découverte qu'il fit à l'occasion de son premier voyage à la Martinique:
celle d'un poète et de son œuvre pionnière, le Cahier d'un retour au pays
natal. Un poète, homme politique par surcroît, unanimement respecté et
aimé des siens: n'y aurait-il pas là dans cette coïncidence quelque chose
d'inattendu, de peu commun? Le réaction de surprise et de compréhension
mêlées de Milan Kundera n'est pas sans précédent. Deux autres témoins et
non des moindres, Michel Leiris et André Malraux, ont également souligné
l'exemplarité du fait. Il n'est pas sûr toutefois que le sentiment des citoyens
martiniquais à l'égard du poète de la négritude se soit là éprouvé par on ne
sait quelle miraculeuse exception dans l'harmonieux équilibre d'une estime
et d'une admiration unanimement partagées. Il y a, au sens lacanien, « un cas
Aimél. » Comme si, de par son prénom -« Aimé » - tant que de par son
nom - « Césaire» -, par une ironique homonymie (<<Cesaire », « Cesar »), il
aurait été préposé, prédestiné à endurer les épreuves d'une contradiction
insunnontable : « aimé » donc « mal aimé ». L'intervention d'Aimé Césaire,
est, tant dans l'ordre poétique que dans l'ordre politique, d'une facture
polémique. Son acte poétique comme son action politique sont abruptives.
D'où l'incessant débat dont l'une et l'autre ont été et sont l'objet. Les
rapports du poétique et du politique, tout au long du parcours accompli, sont
à la fois d'inclusion et d'exclusion, de conjonction et de disjonction.
L'engagement poétique précède le militantisme politique et sauvegarde
constamment son autonomie statutaire et fonctionnelle. Mais en retour
l'action politique marque bien entendu l'acte poétique de son empreinte.
Interactive, la détennination est mutuelle et réciproque. L'œuvre d'Aimé
1
Cf LACAN (Jacques), De la psychose paranofaque dans son rapport avec la personnalité,
Le Seuil, 1975 (première édition, 1932).
Aimé Césaire, un poète dans le siècle
Césaire acquiert en cela une valeur doublement paradigmatique, du point de
vue de la « littérature2» et du point de vue de la «philosophie », tant du
point de vue historico-anthropologique que du point de vue sociopolitique.
Certes, la contradiction qu'a dû affronter et tenter de résoudre Aimé Césaire
n'est point locale ni circonstancielle, elle est d'une portée générale. Sa
causalité n'a rien de biographique. Elle n'est ni accidentelle ni
événementielle. TI s'agit d'une contradiction de nature généalogique,
héréditaire, inhérente à l'institution littéraire elle-même. Les paradoxes de
cette double intervention poétique et politique doivent être rapportés à une
antinomie théorique constitutive, dès les premiers commencements de la
philosophie grecque antique, selon la tradition socratico-platonicienne et
aristotélicienne, des rapports antinomiques de la poésie et de la philosophie.
Car le problème là posé excède les limites d'une expérience créatrice
individuelle, singulière, contradictoirement vécue dans les circonstances
particulières aux conditions socio-psychologiques d'une communauté
marquée par la mémoire de l'esclavage.
La poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme
essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence,. elle doue ainsi
d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.
Et Mallanné d'ajouter dans la Rêverie d'un poète français sur Richard
Wagne~ : «L'Homme, puis son authentique séjour terrestre, échangent une
réciprocité de preuves. » Phrase incompréhensible, redira-t-on, tant il en est
de la renommée d'hennétisme qui est à tort attachée son nom. Mais
qu' entend- il, Mallanné,
par ce mot répété» «explication»?
Exactement ce que ce mot
comporte: le déploiement de la Terre et de l'homme en l'espace du
chant. Non pas la connaissance de ce que l'un et l'autre sont
naturellement, mais le développement - hors de leur réalité donnée et en
ce qu'ils ont de mystérieux, de non éclairé, par la force dispersante de
l'espace et par la puissance rassemblante du devenir rythmique - de
I 'homme et du monde4.
2
C'est-à-dire du point de vue de la « poésie» puisque le mot « littérature» est d'abord à
prendre, au sens large qui est initialement le sien, considéré sous les catégories de la
« mimesis» et de la « fiction », dans l'Art poétique, d'Aristote - et tel est encore précisément
le cas chez Goethe -, synonyme de «poésie ».
3 MALLARMÉ (Stéphane), Rêverie d'un poète français sur Richard Wagner.
4 BLANCHOT (Maurice), Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. Folio-Essais, 2001, p. 324.
18
Roger Townson
En assignant au poète pour devoir« l'explication orphique de la Terre» et au
Livre «l'explication de l'homme », Mallarmé ne leur confère-t-il pas une
compétence qui excède l'étendue de leur pouvoir? Cette ambition n'est-elle
pas extrême d'ainsi placer la poésie en un lieu où coïncident les visées de la
poésie et de la philosophie comme si dès lors elles cessaient d'être
hétérogènes l'une à l'autre pour s'établir en des rapports non
problématiques? La préoccupation qui est à l'origine du projet poétique
donne pour tâche au poète « de se risquer sur des plans où la réflexion n'est
pas achevée... L'écrivain, réfléchissant et travaillant avec tous ses moyens
de pensée, peut rassembler dans l'unité de son point de vue la variété des
problèmes que son temps pose à l'esprit». Contrairement au postulat
platonicien, «la poésie n'est pas l'ennemie de la pensée, bien au contraire
elle attend de l'admirable raison dont l'esprit dispose qu'elle organise ce
monde». La poésie « dispose d'un point de vue qui lui pennet de critiquer la
pensée d'une façon radicale, pour en incrinriner l'esprit de système...
L'écriture poétique s'ouvre à des profondeurs qu'elle ignore [...] dans cette
région à la fois sismique et extraordinairement fertile où les concepts sont
soulevés, fécondés par les mouvements du poème». La méfiance
platonicienne envers la poésie a engendré, plus qu'une hostilité, une
mésintelligence totale de la poésie qui s'est répandue, pour très longtemps,
jusqu'à
Sartre, avec qui, l'idéologique
reprenant corps, une
«phénoménologie de la poésie tendait à créditer la langue qui la portait d'un
rapport intime à une vérité transcendante, supposée l'essence du poétique».
L'idée de la poésie ne peut que se renforcer très naturellement:
dans cette situation où penser ffait} corps avec la découverte [...] des
maux de la société... Comprendre ce qu'est la poésie, décider de ce
qu'elle veut et de comment elle le découvre, c'est la nécessité d'une
modernité où il n y a plus de croyances, plus de dogmes.
Le travail poétique s'engage dans un désir de vérité qui requiert :
la déconstruction de ces lectures antérieures reconnues grevées
d 'hypothèses métaphysiques, de rêveries de type spiritualiste, de préjugés
politiques; le dégagement de significations oubliées ou refusées, quelles
que fussent celles-ci,. et pour accomplir cette tâche la raison, la simple
raison.
L'intuition poétique tient que «la seme réalité, c'est l'être humain engagé
dans sa finitude, c'est-à-dire dans le hasard et le temps... Délivrer une
présence, une vie, des représentations inadéquates qui la recouvrent », telle
19
Aimé Césaire, un poète dans le siècle
est la tâche ,assignée. L'intuition poétique a ainsi partie liée en philosophie à
«la pensée dite existentielle. .. ». L'écriture poétique s'ouvre à des
profondeurs qu'elle ignore dans cette région à la fois sismique et
extraordinairement fertile où sont soulevés, fécondés par les mouvements du
poème. L'écrivain, réfléchissant et travaillant avec tous ses moyens de
pensée, peut rassembler dans l'unité de son point de vue «la variété des
problèmes que son temps pose à l'esprit ».
Je suis concerné par l'état présent du monde... Je suis convaincu que ce
désastre est en rapport direct avec la situation de la poésie... n s'agit de
comprendre lafaçon dont la poésie peut s'opposer au désastres.
Le moment du désastre, l'horreur ambiante que désigne ainsi très
précisément Yves Bonnefoy, est celui de la découverte, en 1945, dans
l'immédiat après-guelTe, des camps d'externrination. C'est une «impression
d'irréalité que donnèrent, dans cette heure de vérité, les pensées qui avaient
dominé la société occidentale et continuaient de vouloir le faire». Car il y a
dans la pensée « cette indigence qui nous fait pressentir que penser, c'est
toujours apprendre à penser moins qu'on ne pense, à penser le manque
qu'est aussi la pensée et, parlant, à préserver ce manque en l'amenant à la
parole ». La préoccupation qui est à l'origine du projet poétique donne pour
tâche au poète «de se risquer sur des plans où la réflexion n'est pas
achevée6 ». De la plénitude de l' être, « plénitude totale », seule témoigne « la
fonnidable puissance qui la nie, négation démesurée, toujours au travail et
capable d'une prolifération de vide infinie. » Cette expérience a ceci de
paradoxal que les termes du mouvement y sont inversés. TIy a « en premier
lieu la dépossession, et non plus la "totalité immédiate" dont cette
dépossession apparaissait d'abord comme le simple manque. Ce qui est
premier, ce n'est pas la plénitude de l'être, c'est la lézarde et la fissure,
l'érosion et le déchirement7 ».
L'anti-Platon
La poésie, c'est rechercher le contact avec ce que la vie a d'immédiat,
dans des rapports avec d'autres êtres qui en deviennent de l'absolu.
5 BONNEFOY (Yves), « La seule réalité, c'est l'être humain engagé dans sa finitude »,
entretien dans Magazine littéraire, n° 421,juin 2003, p. 20-27.
6
BONNEFOY
1 BLANCHOT
20
(Y.), idem.
(M.), Le Livre à venir, op. cil., p. 55.
Roger Townson
Cette ambition n'est-elle pas extrême d'ainsi placer la poésie en un lieu où
coïncident les visées de la poésie et de la philosophie comme si, dès lors
elles cessaient d'être hétérogènes l'une à l'autre pour s'établir en des
rapports non problématiques? Contrairement à ces attendus du postulat
platonicien, «la poésie n'est pas l'ennemie de la pensée, bien au contraire
elle attend de l'admirable raison dont l'esprit dispose qu'elle organise ce
monde ». La poésie « dispose d'un point de vue qui lui pennet de critiquer la
pensée, d'une façon radicale, pour en incriminer l'esprit de système». Après
Auschwitz, a pu dire Adorno, il ne sera plus possible d'écrire un poème. Et
Yves Bonnefoy d'objecter: « Après Auschwitz ce n'était pas la poésie qu'on
pouvait croire impossible, comme un philosophe le prétendit, mais bien
plutôt la philosophie! » Évoquant la découverte, horrifiante, au lendemain
immédiat de l'après-guerre, des camps d'extermination, Yves Bonnefoy
objecte:
à cause sans doute de l'incapacité conceptuelle à penser l'irréversibilité
du temps, l'urgence des choix, la réalité du hasard, en bref la finitude
pourtant inhérente à la vie, le discours occidental n'avait d'évidence, rien
pressenti, rien pu empêcher, il n'avait pas su reconnaître les valeurs, les
catégories dont l'échange humain a besoin.
Mallarmé, rappelle-t-il, avait dénoncé «les glorieux mensonges» de la
métaphysique et de la théologie «pour leur prétention à fonder l'être alors
qu'elles ne bâtissaient que des mythes». L'expérience poétique ne peut
s'accomplir «qu'en délivrant la parole des systèmes conceptuels qui
substituent» à la «plénitude sensible» de la vie immédiate, dans des
rapports avec d'autres êtres, « leurs représentations abstraites8. » La « scène
primitive où s'inaugurent de tels rapports entre poésie et philosophie se
déroule sous l'espèce d'un rituel conjuratoire9.» Exorcisme, expulsion,
ostracisme, bannissement. Inaugural, fondateur, ce conflit entre poésie et
philosophie conditionne le surgissement de la philosophie elle-même, en
elle-même. La philosophie naît en tant que discours critique, en se
différenciant du discours poétique qui la précède et l'engendre.
La poésie et singulièrement le poème tragique sont absolument une
condition de la philosophie de Platon, même si une part de I 'effèt de cette
condition est de bannissement, d'exclusion, de polémique,. mais rien n'est
plus conditionnant de la philosophie de Platon que l'existence de la
8 BONNEFOY (Y.), « La seule réalité... », p. 22-24.
9 Cf. LACOUE...LABARTHE (philippe), «Poésie, philosophie, politique» dans La Politique
des poètes, Paris, Albin Michel, 1992.
21
Aimé Césaire, un poète dans le siècle
poésie,. d'ailleurs il en parle constamment, considère que c'est une
question de la plus haute importancelO.
Langue d'origine et langue de l'origine, la poésie est conçue, selon la
tradition à laquelle se rattachent Socrate et Platon, comme le premier d'entre
tous les modes d'expression. L'état poétique « qui consiste à s'émerveiller,
est tout à fait d'un philosophell », reconnaît Platon. Aristote en convient, lui
aussi: « C'est par l'émerveillement que les hommes, aujourd'hui aussi bien
qu'à l'origine, ont commencé à philosopher12.'» Procédant comme le
discours poétique d'un état d'enchantement et d'étonnement devant le
monde le discours philosophique se fonde comme le discours poétique sur le
langage. « TIn'y a point, à proprement parler, de langue philosophique, mais
seulement un usage philosophique de la langue13.» Les philosophes
présocratiques, Hésiode, Pythagore, Pannénide, Héraclite, Empédocle, ne
créent pas une langue philosophique nouvelle, ils utilisent les fonnes
d'expression, mètres, rythmes et vers dont avant eux, se sont servis les
poètes. Hegel a signalé le caractère préphilosophique du discours
présocratique. Récusant la collusion primitive, préphilosophique, de la
philosophie et de la mythologie, l'intervention socratique a pour visée la
substitution du logos, défini à la fois comme raison et discours, au mythos
primitivement conçu comme parole et récit. Comme Socrate, Platon récuse
la séduction des fictions poétiques. Une philosophie digne de ce nom,
prosaïque, doit privilégier la fonne la plus propice à la pensée inteITogative
et à l'accouchement maïeutique, le dialogue. Ainsi le discours philosophique
s'est écarté du modèle poétique qui l'avait suscité.
Il faut toutefois rappeler que Platon, philosophe mais aussi poète philosophe - mais d'abord poète -, a dérogé lui-même aux proscriptions
dont il frappait le discours poétique au profit du discours dialectique. La lutte
qui met aux prises le philosophe, le sophiste et le poète pour l'exercice du
pouvoir dans le cadre de la cité grecque du IVe siècle avant Jésus-Christ est
une lutte politique. il ne s'agit pas tant, dès lors, de mettre la poésie au ban
de la Cité que de l'assujettir à la philosophie. Pédagogique, l'objectif
poursuivi est de restreindre la poésie au rang d'un instrument pédagogique,
qui, ramenée désormais au mythe, serve à illustrer pour les expliquer, les
concepts trop abstraits de la rationalité philosophique et de la rationalité
10
BADIOU (A.), « La poésie en condition de la philosophie », Europe, janvier-février 2000,
~.1 70.
PLATON, Théétète.
12ARISTOTE, Métaphysique.
13
GRANGER (Gilles-Gaston),
Langages, n° 35, 1974.
22
« Remarques
sur l'usage
de la langue
en philosophie
»,
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