PDF 884k - Revue germanique internationale

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Revue germanique internationale
21 | 2004
L’horizon anthropologique des transferts culturels
L’anthropologie dans l’œuvre américaine
d’Alexandre de Humboldt
Christian Helmreich
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1185
DOI : 10.4000/rgi.1185
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2004
Pagination : 121-132
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Christian Helmreich, « L’anthropologie dans l’œuvre américaine d’Alexandre de Humboldt », Revue
germanique internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 05 octobre 2011, consulté le 01 octobre
2016. URL : http://rgi.revues.org/1185 ; DOI : 10.4000/rgi.1185
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Tous droits réservés
L'anthropologie dans l'œuvre américaine
d'Alexandre de Humboldt
CHRISTIAN HELMREICH
Le grand voyage d'Alexandre de H u m b o l d t (1769-1859) en Amérique
espagnole entre 1799 et 1804 a souvent été considéré comme une espèce
de seconde découverte de l'Amérique. U n certain nombre de gestes et
d'événements mémorables expliquent la célébrité de l'explorateur à son
retour en Europe. Voilà en effet u n h o m m e qui semble se mouvoir avec
une facilité déconcertante au cœur de la forêt amazonienne aussi bien que
sur les versants du Chimborazo, que l'on prenait alors pour le sommet le
plus élevé de la planète ; près de Quito, il gravit les pentes de volcans en
activité, au Pérou, il donne des nouvelles des vestiges incas, au Mexique, il
se plonge dans les archives et analyse les ressources minières du pays, et
quand, sur le chemin du retour, il s'arrête aux États-Unis, il y rencontre le
président Jefferson. Le voyage de Humboldt a donc u n impact quasi
mythologique . Cela n'ôte rien cependant à la valeur scientifique de
l'expédition. La considération dont le voyageur jouit auprès des hommes
de sciences qui lui sont contemporains tient notamment à l'ampleur des
matières embrassées . A Napoléon qui, comme on sait, n'aimait guère
Alexandre de Humboldt, Chaptal explique : « M . de Humboldt possède
toutes les sciences, et lorsqu'il voyage, c'est toute l'Académie des sciences
qui marche. » Parti pour étudier avant tout la géographie physique, la
géologie, la flore et la faune de l'Amérique équinoxiale, Humboldt rapporte du Nouveau M o n d e non seulement une somme considérable
1
2
3
1. S u r le m y t h e H u m b o l d t , cf. J ü r g e n O s t e r h a m m e l , A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , « H i s t o r i k e r
d e r G e s e l l s c h a f t , H i s t o r i k e r d e r N a t u r » , in Archiv für Kulturgeschichte, 8 1 ( 1 9 9 9 ) , 1, p . 1 0 5 - 1 3 1 .
2. L ' a s p e c t e n c y c l o p é d i q u e d u v o y a g e d ' A l e x a n d r e d e H u m b o l d t est m i s e n l u m i è r e p a r
J e a n - M a r c D r o u i n , « A n a l o g i e s et c o n t r a s t e s e n t r e l ' e x p é d i t i o n d ' E g y p t e et le v o y a g e d ' H u m b o l d t
et B o n p l a n d » , i n História, Ciências, Saude - Manguinhos, vol. V I I I , s u p p l , 2 0 0 1 , p . 8 3 9 - 8 6 1 .
3 . J e a n - A n t o i n e C h a p t a l , Mes
p. 383.
souvenirs sur Napoléon,
Revue germanique internationale, 2 1 / 2 0 0 4 , 121 à 132
P a r i s , E . P i o n , N o u r r i t et C i e ,
1893,
d'observations qui relèvent de l'histoire naturelle ; il fait de surcroît œuvre
d'archéologue, d'historien, d'économiste, d'observateur de la situation
sociale et culturelle de l'Amérique espagnole.
Parmi toutes les matières traitées p a r H u m b o l d t dans son œuvre américaine, il arrive que l'on passe sous silence ce qui relève de ce qu'on
appelle alors «l'observation de l ' h o m m e » . Tout au long de son voyage,
Humboldt ne m a n q u e pas d'étudier attentivement les modes de vie, les
coutumes et l'histoire des peuples amérindiens. Ces observations jouent un
rôle fondamental dans le récit que H u m b o l d t donne de son voyage après
son retour d'Amérique, c'est-à-dire dans les trois volumes de la Relation historique qui forment en quelque sorte la partie narrative du monumental
Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent en 30 volumes que H u m boldt fait paraître - à Paris et en français — entre 1807 et 1837 .
C'est cet aspect-là de l'œuvre américaine de H u m b o l d t que je tenterai
d'éclairer dans les développements qui suivent. J e m'appuierai pour ce
faire sur la Relation historique, mais aussi sur les j o u r n a u x de voyage de
Humboldt dont de larges extraits ont été publiés ces vingt dernières
années . Dans un premier temps, il me semble utile de mettre en lumière
les limites de ce qu'on peut appeler 1' « anthropologie » de H u m b o l d t ; en
second lieu j'analyserai le traitement humboldtien de ce que le XVIII siècle
appelle la « faiblesse » des Indiens, avant de me consacrer enfin à la façon
dont il cherche à rendre compte de 1' « étrangeté » de l'homme sauvage.
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2
3
e
1. LIMITES DE «L'ANTHROPOLOGIE» HUMBOLDTIENNE
La première limite des recherches anthropologiques de Humboldt est à
chercher dans la part restreinte que l'étude des hommes a, au départ, dans
le projet d'Alexandre. En effet, l'expédition qu'entreprend H u m b o l d t est
1. Cf. s u r ce p o i n t S e r g i o M o r a v i a , IM Scienza dell'Uomo nel Settecento, B a r i , L a t e r z a , 1 9 7 0 ;
J e a n C o p a n s , J e a n J a m i n (éd.), Aux origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la Société des observateurs de l'homme, P a r i s , J e a n - M i c h e l P l a c e , 1 9 9 4 .
2. Il c o n v i e n t d e s o u l i g n e r q u e les trois v o l u m e s d e la Relation historique, p a r u s e n t r e 1 8 1 4
et 1 8 2 5 , n e r e t r a c e n t e n v é r i t é q u ' u n e p a r t i e d u v o y a g e d e H u m b o l d t : la t r a v e r s é e d e l ' A t l a n t i q u e
a v e c l'escale à T é n é r i f f e et l ' a s c e n s i o n d u P i c d u T e i d e , l ' e x p l o r a t i o n d e s r é g i o n s c ô t i è r e s d u V e n e z u e l a , le v o y a g e s u r le c o u r s s u p é r i e u r d e l ' O r é n o q u e , enfin, la n a v i g a t i o n s u r la M e r d e s C a r a ï b e s , d e C u m a n â à L a H a v a n e , p u i s d e L a H a v a n e à C a r t h a g è n e d e s I n d e s . H u m b o l d t a p a r aill e u r s livré d e u x m o n o g r a p h i e s spécialisées c o n s a c r é e s à C u b a et a u M e x i q u e . E n r e v a n c h e , il n ' a
p a s d o n n é d e récit suivi d e sa r e m o n t é e d u R i o M a g d a l e n a et d e s o n v o y a g e à t r a v e r s les A n d e s ,
c ' e s t - à - d i r e d e la t r a v e r s é e d e la C o l o m b i e , d e l ' E q u a t e u r et d u P é r o u a c t u e l s , d e p u i s C a r t a g è n e
des I n d e s j u s q u ' à L i m a .
3 . A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , Lateinamerika am Vorabend der Unabhängigkeitsrevolution. Eine Anthologie von Impressionen und Urteilen, aus seinen Reisetagebüchern, z u s a m m e n g e s t e l l t u n d e r l ä u t e r t d u r c h
M a r g o t F a a k , B e r l i n , A k a d e m i e - V e r l a g , 1982 ; Reise auf dem Rio Magdalena, durch die Anden und
Mexico. Aus setmien Reisetagebücheni, z u s a m m e n g e s t e l l t d u r c h M a r g o t F a a k , 2 v o l . , B e r l i n , A k a d e m i e V e r l a g , 1 9 8 6 - 1 9 9 0 ; Reise durch Venezuela. Auswahl aus dm amemikanischen Reisetagebüchem, h g . v o n
M a r g o t Faak, Berlin, A k a d e m i e - V e r l a g , 2000.
destinée en premier lieu, dans l'esprit d'Alexandre lui-même, à apporter
des données nouvelles dans le domaine de la géologie et de la minéralogie,
celui de la géographie physique et de la cartographie, dans le domaine de
la botanique, de la zoologie, de l'étude des climats, etc. Ce qui semble
avant tout avoir intéressé les contemporains, ce sont les relevés astronomiques de H u m b o l d t qui permettent de corriger les cartes très fautives de
l'époque, mais aussi les spécimens et les observations minéralogiques et
botaniques. Le compagnon de H u m b o l d t lors de cette expédition, Aimé
Bonpland , est u n botaniste, élève de Jussieu. H u m b o l d t et Bonpland
reviennent d'Amérique avec des herbiers contenant près de 6 000 espèces,
dont 3 600 étaient auparavant inconnues.
M ê m e constat si nous nous tournons vers les publications issues du
voyage américain. Le premier ouvrage que H u m b o l d t publie à son retour
est l'Essai sur la géographie des plantes (1807), considéré c o m m e l'un des
ouvrages fondateurs de l'écologie scientifique . En revanche, Alexandre n ' a
publié aucun ouvrage qui soit spécifiquement consacré à l'anthropologie.
O n le voit : les observations « ethnologiques » — p o u r employer ici u n
adjectif inexistant en 1800 - ou anthropologiques ne sont en quelque sorte
que les produits collatéraux de son voyage. H u m b o l d t souligne d'ailleurs
lui-même ce point dans son journal :
1
2
A cause de la grande diversité des objets, il est difficile de tout noter. On se dépêche
de noter tous les faits, les mesures, les descriptions de la nature - et toutes les observations plus générales et plus intéressantes précisément sur la culture des hommes,
sur leur vie sociale se trouvent écartées. On croit que ces observations resteront
davantage gravées dans notre souvenir, et l'on désire recueillir plus de matériaux.
[...] Ainsi, ce qu'il y a de meilleur ne se trouve pas dans le manuscrit .
3
Cette r e m a r q u e témoigne à quel point Alexandre lui-même était conscient des limites matérielles de son travail sur les habitants indigènes des
pays qu'il traverse. Mais elle est simultanément le signe de l'attention
extrême que l'explorateur porte néanmoins à cet aspect de son voyage.
Etonné p a r le grand n o m b r e et p a r l'extrême diversité des Amérindiens,
H u m b o l d t sera très rapidement attentif à leur mode de vie, à leurs usages,
leurs coutumes, leurs traditions.
Ce faisant, H u m b o l d t ne s'inscrit pas dans u n c h a m p vierge, et ce sera
là la seconde observation que j e désire faire ici afin de m a r q u e r les limites
de son œuvre. En effet, si H u m b o l d t a été comparé à Christophe Colomb,
1. S u r A i m é B o n p l a n d , cf. N i c o l a s H o s s a r d , Aimé Bonpland, 1773-1858.
Médecin,
naturaliste,
explorateur en Amérique du Sud, préf. d e B e r n a r d L a v a l l é , P a r i s , L ' H a r m a t t a n , 2 0 0 1 , a i n s i q u e E r n e s t
T h é o d o r e H a m y , Aimé Bonpland, médecin et naturaliste, explorateur de l'Amérique du Sud, sa vie, son œuvre,
sa correspondance, P a r i s , G u i l m o t o , 1 9 0 6 ; R e n é B o u v i e r , E d o u a r d M a y n i a l , Der Botaniker von Malmaison. Aimé Bonpland, ein Freund Alexander von Humboldts, N e u w i e d , L a n c e l o t V c r l a g , 1 9 4 8 .
2. P a s c a l A c o t , Histoire de l'écologie, P a r i s , PUF, 1 9 8 8 ; J e a n - M a r c D r o u i n , L'Ecologie et son histoire. Réinventer la nature, 2 é d . , P a r i s , F l a m m a r i o n , 1 9 9 3 ( 1 9 9 1 ) ; A l b e r t o C a s t r i l l o n , « A l e x a n d r e
d e H u m b o l d t et la g é o g r a p h i e d e s p l a n t e s » , i n Revue d'histoire des sciences, 4 5 ( 1 9 9 2 ) , p . 4 1 9 - 4 3 3 .
e
3 . Lateinamerika
1
am Vorabend [cf. c i - d e s s u s n . 3 , p . 1 2 2 ] .
il faut bien noter q u ' à la différence de ce dernier, il a toujours (ou presque
toujours du moins) foulé u n sol déjà connu et - surtout - déjà décrit p a r
les Européens. Pendant son voyage et a fortiori après le voyage, H u m b o l d t
ne cesse de se référer aux écrits de ses prédécesseurs : citons en premier
lieu les ouvrages des historiens de la colonisation espagnole , les ouvrages
« philosophiques » de Cornélius de P a u w et de l'abbé Raynal , mais aussi
les récits de voyage comme ceux de La C o n d a m i n e (qui fut l'un des premiers voyageurs scientifiques à traverser la forêt amazonienne), de Jorge
J u a n et de Antonio de Ulloa , ainsi que les ouvrages, moins connus mais
fort utiles, des religieux espagnols qui donnent des descriptions détaillées
des régions où ils sont implantés . H u m b o l d t dispose donc d'une masse
documentaire considérable.
Dans son récit de voyage, il distingue trois sources : ce qu'il a vu luim ê m e , ce qui lui a été raconté soit p a r les missionnaires espagnols soit
directement p a r les Indiens eux-mêmes, et enfin ce qu'il a lu. Voir de ses
propres yeux : il faut là encore insister sur les limites du travail anthropologique de Humboldt. Notre explorateur est en effet une espèce de n o m a d e :
il voit les différentes tribus, mais ne s'attarde guère dans les villages
indiens, et ses observations sont faites p o u r ainsi dire en passant. Certes,
Alexandre cherche à recueillir des informations de première main ; c'est à
cet effet aussi qu'il compose des lexiques qui lui permettent d'acquérir
quelques connaissances sur la langue des primitifs rencontrés au cours de
son voyage. Pour autant, il ne faut pas s'attendre à voir H u m b o l d t se
transformer, u n siècle avant Malinovski, en une espèce de «participant observer» qui pratiquerait la technique de l'immersion.
De surcroît, il n'est pas toujours facile de faire le départ entre les trois
types de sources que j ' a i distingués. Les informations de seconde main
1
2
3
4
5
1. P e n d a n t s o n v o y a g e , H u m b o l d t a n o t a m m e n t utilisé - e n n e c i t a n t ici q u e les s o u r c e s les
p l u s c é l è b r e s - les é c r i t s d e C h r i s t o p h e C o l o m b et d e s o n fils, les o u v r a g e s d e B a r t o l o m é d e L a s
C a s a s (Brevissima relación de ta destrución de las Indias, 1 5 4 2 ) , d e A n t o n i o d e H e r r e r a (Historia general de
los hechos de los Castellanos en las islas y Tierra firme del mar Océano, 1 6 0 6 - 1 6 1 5 ) , d e G a r c i l a s o d e la
V e g a (Comentarios reales, 1 6 0 9 ; Historia general del Perú, 1 6 1 7 ) , d e P e d r o S i m ó n (Primera parte de las
Noticias Historiales de las conquistas de Tierra Firme en las Indias Occidentales, 1 6 2 6 ) , d e J o s é d e O v i e d o y
B a ñ o s (Historia de la Conquista y Población de la provincia de Venezuela, 1723), d e F r a n c i s c o A n t o n i o d e
L o r e n z a n a (Historia deNueva España escrita por su esclamecido conquistador Hernán Cortés, 1770), d e F r a n cisco C l a v i j e r o (Storia antica del Messico cavata da'migliori storici spagnoli, 1 7 8 0 ) , e t c .
2 . C o r n é l i u s d e P a u w , Recherches philosophiques sur les Américains,
à l'histoire de l'espèce humaine, 2 v o l . , B e r l i n , G . - J . D e c k e r , 1 7 6 8 .
ou Mémoires
intéressants pour servir
3 . G u i l l a u m e - T h o m a s R a y n a l , Histoire philosophique et politique des établissements
Européens dans les deux Indes, 1 é d . , 6 v o l . , A m s t e r d a m , 1 7 7 0 .
et du commerce des
re
4 . C h a r l e s - M a r i e d e L a C o n d a m i n e , Relation abrégée d'un voyage fait dans l'intérieur de l'Amérique
méridionale, P a r i s , 1 7 4 5 ; J o r g e J u a n , A n t o n i o d e U l l o a , Relación histórica del viaje a la América
Meridional, 4 v o l . , M a d r i d , 1 7 4 8 .
5 . H u m b o l d t cite d a n s ses j o u r n a u x n o t a m m e n t J o s e p h C a s s a n i , Historia de la Provincia de la
Compania de Jesús del Nuevo Reyno de Granada en la America, M a d r i d , 1 7 4 1 ; J o s e p h G u m i l l a , El Orinoco
illustrado, M a d r i d , 1741 ; A n t o n i o C a u l i n , Historia coro-graphica, natural y evangelica de la nueva Andalucía, s i , 1 7 7 9 .
recueillis par l'explorateur - ce qu'il lit et ce qui lui est raconté - contaminent d'une manière ou d'une autre ce qu'il observe de ses propres yeux.
La question de la prétendue faiblesse des peuples amérindiens est une
bonne illustration de cette imbrication entre choses vues et choses lues.
C a r si cette thématique joue un rôle important dans les observations
d'Alexandre de Humboldt, c'est bien parce qu'elle a donné lieu à un traitement littéraire intense dans la seconde moitié du XVIII siècle .
e
1
2. DE LA FAIBLESSE DES INDIENS
En Amérique, écrit l'abbé Raynal,
les hommes [...] sont moins forts, moins courageux, sans barbe et sans poil ; dégradés dans tous les signes de virilité, faiblement doués de ce sentiment vif et puissant,
de cet amour délicieux qui est la source de tous les amours, qui est le principe de
tous les attachements, qui est le premier instinct, le premier nœud de la société,
sans lequel tous les autres liens factices n'ont point de ressort ni de durée .
2
En 1745, La Condamine notait déjà que les Indiens «passent leur vie
sans penser et vieillissent sans sortir de l'enfance, dont ils conservent tous
les défauts » . Face à ces jugements relativement proches émanant d'un
polygraphe qui fait, à Paris, la synthèse d'images assez répandues sur
l'homme américain et d'un voyageur qui a vu les habitants du nouveau
continent, quelle est l'attitude de Humboldt ? Il note d'abord les faits qui
ne concordent pas avec les descriptions des voyageurs et des philosophes.
Le récit qu'il fait de son premier contact avec les habitants du nouveau
continent est de ce point de vue significatif : placé à un endroit stratégique
du récit, au moment où les voyageurs (et, avec eux, les lecteurs du récit de
voyage) brûlent de quitter le navire après un périple en m e r assez long et
pénible, cette première impression possède la valeur d'un signe. Le navire
espagnol sur lequel Humboldt et Bonpland ont embarqué à La Corogne
s'approche du port vénézuélien de C u m a n á :
3
Au moment où nous nous disposions pour aller à terre, on aperçut deux pirogues qui
longeaient la côte. [...] Il y avait sur chacune d'elles 18 Indiens Guayqueries, nus jusqu'à la ceinture, et d'une taille très élancée. Leur constitution annonçoit une grande
force musculaire, et la couleur de leur peau tenoit le milieu entre le brun et le rouge
cuivré. A les voir de loin, immobiles dans leur pose et projetés sur l'horizon, on les
auroit pris pour des statues de bronze. Cet aspect nous frappa d'autant plus, qu'il ne
répondoit pas aux idées que nous nous étions formées, d'après le récit de quelques
voyageurs, des traits caractéristiques et de l'extrême foiblesse des naturels .
4
1. A n t o n e l l o G e r b i , The Dispute of New World, t r a n s l a t e d b y J e r e m y M o y l e , P i t t s b u r g h , U n i v e r s i t y of P i t t s b u r g h P r e s s , 1 9 7 3 ( t r a d . La disputa del Nuovo Mondo. Storia di una polemica,
1750-1900,
M i l a n o , R i c c i a r d i , 1955).
2. R a y n a l , Histoire philosophique [cf. c i - d e s s u s n . 3 , p . 1 2 4 ] , t. I X , p . 2 2 , cité p a r C h a r l e s M i n g u e t , Alexandre de Humboldt historien et géographe de l'Amérique espagnole, P a r i s , M a s p e r o , 1 9 6 9 , p . 3 4 0 .
3 . L a C o n d a m i n e , Relation abrégée [cf. c i - d e s s u s n. 4 , p . 1 2 4 ] , p . 5 3 .
4 . A l e x a n d r e d e H u m h o l d t , Relation historique du Voyage au Nouveau
F . S c h o e l l , 1 8 1 4 , p . 2 2 0 (liv. I, c h a p . 3).
Continent,
t. I,
Paris,
Cette première impression sera confirmée bien plus tard. À propos des
Caribes, H u m b o l d t note dans son journal :
Les Caribes sont la race d'hommes la plus grande, la mieux formée, la plus belle
que j'ai jamais vue. [...] Tous, presque tous mesurent six pieds, ils sont minces,
leurs membres bien proportionnés, avec une petite tête comme dans les statues
anciennes, et des muscles si beaux que l'on croit voir le dos d'un Jupiter olympien
en bronze. Dans toute l'Europe, il n'y a pas de nation qui puisse se comparer à
eux pour la taille et pour leur merveilleuse beauté .
1
Dans sa relation de voyage imprimée, Alexandre modère quelque peu
son enthousiasme, mais n'en souligne pas moins la ressemblance des
Indiens Caribes avec des statues de bronze de l'Antiquité, une comparaison qui vient assez fréquemment sous sa plume. Dans cette affaire, on voit
donc Humboldt inscrire son propos dans une double référence. Ses observations s'inscrivent de façon polémique contre les récits de voyage de ses
prédécesseurs et contre les « philosophes » de Pauw et Raynal. Simultanément, pour valoriser les Caribes ou les Guayqueries, Alexandre compare
certains des corps indiens qu'il aperçoit aux statues grecques ou romaines.
Allieurs, H u m b o l d t souligne d'autres qualités des Amérindiens qu'il
rencontre, notamment leurs connaissances botaniques ou encore l'acuité
de leur vue — qualités qui contrastent avec l'ignorance des choses de la
nature et la méconnaissance de leur environnement que le voyageur croit
constater chez les Européens établis en Amérique du Sud :
L'homme sauvage est l'Observateur de la Nature le plus fidèle, le plus exact. Il
connaît les branches des arbres de ses forêts, les Singes tête par tête. Il voit et
observe en même tems les Serpens rampant dans l'herbe et le chat tigre qui voltige
d'arbre en arbre. Cet instinct d'observer la nature, cet aiguisement des sens se
conserve même chez les Indiens qui vivent dans les Établissemens européens, et
qui ne difïèrent des Sauvages que par la lâcheté de se faire gouverner par un
moine .
2
Enfin, déplorant souvent l'incompétence de l'administration espagnole
ou encore l'ignorance des missionnaires et des colons installés pourtant
depuis plusieurs générations, il souligne que, pour peu qu'ils aient gardé
leur indépendance, «les Indiens sont les seuls Géographes des I n d e s » .
Ce faisant, Humboldt ne bouleverse pas fondamentalement les schémas que l'on rencontre chez ses contemporains : on est frappé par la permanence de l'opposition entre l'homme civilisé et primitif Dans la Relation
historique, H u m b o l d t cherchera à préciser ce point et soulignera sa réticence
à employer le terme de « sauvage ». Ce terme ne doit pouvoir s'appliquer
3
1. A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , Reise durch Venezuela [cf. c i - d e s s u s n . 3 , p . 1 2 2 ] , p . 3 4 2 ; cf. aussi
p . 3 4 1 la c o m p a r a i s o n d e s C a r i b e s a v e c d e s s t a t u e s d ' H e r c u l e !
2. A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , Lateinamerika am Vorabend [cf. ci-dessus n . 3 , p . 1 2 2 ] , p . 1 8 1 . L e
c o n t r a s t e est saisissant a v e c ce q u e H u m b o l d t dit d e l ' i g n o r a n c e g é o g r a p h i q u e d e s E s p a g n o l s d a n s
la suite d u t e x t e . Cf. d e m ê m e Reise durch Venezuela, p . 2 3 6 , 2 9 5 , 3 1 9 , 3 7 7 .
3. Ibid., p . 1 2 8 .
q u ' a u x peuplades nomades. Partant, il ne saurait désigner les Indiens
d'Amérique du Sud sédentaires et agriculteurs . Si Alexandre conserve
néanmoins l'idée d'une gradation des civilisations, il la nuance de deux
manières. D ' a b o r d , 0 souligne l'importance du point de vue de l'observateur : il n'y a pas de critères objectifs capables de fonder l'opposition
entre civilisés et non civilisés. Les Mexicains et les Péruviens « ne sauraient
être jugés d'après des principes puisés dans l'histoire des peuples que nos
études nous rappellent sans cesse » . Cette r e m a r q u e p e r m e t n o t a m m e n t
de mettre en doute la validité du j u g e m e n t de valeur moral lorsque l'on
cherche à établir la place réelle des civilisations américaines - précision
particulièrement utile pour l'étude des civilisations mexicaines qui ont pratiqué les sacrifices humains (ou encore p o u r juger le cannibalisme). U n
haut degré de culture dans certains domaines peut coexister avec, dans
d'autres secteurs de la vie sociale, des pratiques jugées barbares :
1
2
Les progrès de la civilisation ne se manifestent pas à la fois dans l'adoucissement
des mœurs publiques et privées, dans le sentiment des arts, et dans la forme des
institutions. Avant de classer les nations, il faut les étudier d'après leurs caractères
spécifiques .
3
En second lieu, Alexandre note le caractère profondément anhistorique de l'opposition entre l'homme civilisé et l'homme sauvage. U n e
vision statique de l'homme américain, souligne-t-il, est à proscrire. En
d'autres termes : les Indiens ne sont précisément pas les enfants que les
observateurs fort n o m b r e u x ont décrits, ce ne sont pas des peuples qui ne
seraient pas encore civilisés, mais des hommes qui viennent après, longtemps
après u n stade de civilisation élevée. Les peuples de la forêt amazonienne
sont retournés à la barbarie.
L'état dans lequel nous voyons ces peuples est le résultat de circonstances précises : « L'isolement, la misère, des migrations forcées, ou les
rigueurs du climat effacent j u s q u ' a u x traces de la civilisation. » Le premier
terme de cette énumération est peut-être le plus important dans l'esprit
d'Alexandre : le progrès de la civilisation est tributaire avant tout de facteurs démographiques. Les régions densément peuplées sont presque ipso
facto aussi les plus civilisées : le regroupement d'un grand n o m b r e
d'hommes sur u n territoire limité présuppose en effet une organisation
sociale et économique complexe. Alexandre tente donc d'expliquer à la
4
1. Relation
historique, t. I [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 4 5 8 s. (liv. I I I , c h a p . 9).
2. A l e x a n d r e d e H u m b o l d t , Vues des Cordillères et monumens des peuples indigènes de l'Amérique,
2 v o l . , P a r i s , F . S c h o e l l , 1 8 1 0 , t. I, p . 4 0 , c i t é p a r C h a r l e s M i n g u e t [cf. c i - d e s s u s n . 2 , p . 1 2 5 ] ,
p . 4 3 9 . P a r « p e u p l e s q u e n o s é t u d e s n o u s r a p p e l l e n t s a n s cesse », H u m b o l d t , o n l ' a u r a r e m a r q u é ,
d é s i g n e les G r e c s et les R o m a i n s . O n p e u t d ' a i l l e u r s n o t e r q u e l ' e x h o r t a t i o n à n e p a s c o n v o q u e r
s a n s cesse le p a r a d i g m e d e la R o m e e t d e l ' A t h è n e s a n c i e n n e s s ' a d r e s s e p e u t - ê t r e d e f a ç o n i r o n i q u e à A l e x a n d r e l u i - m ê m e q u i - n o u s y r e v i e n d r o n s u n p e u p l u s l o i n — est c o n v a i n c u d e la
valeur e x e m p l a i r e de l'Antiquité classique.
3 . Vues des Cordillères, t. I I , p . 9 9 , cité p a r C h a r l e s M i n g u e t , p . 4 3 9 .
4 . Relation historique, t. 1 p . 4 5 8 .
fois l'état présent des peuples indigènes et l'idée erronée des premiers
Européens qui croyaient avoir affaire à des peuples restés dans l'enfance :
Dans le Nouveau-Monde, au commencement de la conquête, les indigènes ne se
trouvoient réunis en grandes sociétés que sur le dos des Cordillères et sur les côtes
opposées à l'Asie. Les plaines, couvertes de forêts et entrecoupées de rivières, les
savanes immenses qui s'étendent vers l'est et bornent l'horizon, offraient à l'œil du
spectateur des peuplades errantes, séparées par la différence du langage et des
mœurs, éparses comme les débris d'un vaste naufrage .
1
D e ce naufrage, la colonisation est en partie responsable, et H u m b o l d t
ne m a n q u e pas de souligner dans son j o u r n a l à quel point l'intrusion
étrangère a eu, sur les nations amérindiennes, u n effet dévastateur, - un
effet qui se poursuit à l'heure où il écrit :
On dit que les Indiens sont oisifs et paresseux. Tout homme l'est qui ne jouit pas
du fruit de son travail. [...] Changez la situation de l'Indien, faites-le jouir du fruit
de son travail et il cessera d'être oisif. Voyez le Pérou, ses ruines d'édifices, des
chemins somptueux de 3-400 lieues de long, des canaux pour arroser les terres
— les hommes qui ont laissé ces monuments n'étaient certainement ni oisifs ni
abrutis. C'est l'esclavage et ce qui est pire que l'esclavage, cet esprit de tutelage
dans lequel une fausse pitié a mis l'Indien et qui a ouvert la porte à toute sorte de
vexation qui ont abruti l'Indien. Les Indiens doivent être regardés comme les Juifs
que la persécution et le Fanatisme a rendu d'une Nation belliqueuse et industrieuse qu'ils étaient, vils, lâches et oisifs .
2
Si H u m b o l d t tend à réhabiliter les civilisations américaines et à fixer
les caractères spécifiques des peuples qu'il rencontre au cours de son
voyage, il n'en reste pas moins, sur certains points, prisonnier de sa propre
conception du progrès des civilisations. Ainsi, dans ses analyses, le regard
historique pré-historiciste que revendique le voyageur se trouve souvent
infléchi p a r une vision plus téléologique des progrès de l'humanité.
1. Ibid., p . 4 5 9 (liv. I I I , c h a p . 9). L a m é t a p h o r e d u n a u f r a g e est f o n d a m e n t a l e p o u r c o m p r e n d r e l'histoire de l ' A m é r i q u e centrale et de l ' A m é r i q u e d u S u d q u e tente de reconstituer H u m b o l d t . L a m ê m e i m a g e r e v i e n t a u c h a p i t r e 2 5 d e l a Relation historique, r é d i g é et p u b l i é e n v i r o n d i x
a n s a p r è s le p a s s a g e q u e n o u s v e n o n s d e c i t e r .
2. Lateinamerika am Vorabend [cf. c i - d e s s u s n. 3 , p . 1 2 2 ] , p . 2 3 1 . C e n ' e s t p a s ici le l i e u d e disc u t e r d e la p r o b l é m a t i q u e d e l ' a n t i c o l o n i a l i s m e h u m b o l d t i c n . Cf. la r é c e n t e m i s e e n p e r s p e c t i v e d e
M i c h a e l Z e u s k e , « V a t e r d e r U n a b h ä n g i g k e i t ? A l e x a n d e r von H u m b o l d t u n d die T r a n s f o r m a t i o n
z u r M o d e r n e i m s p a n i s c h e n A m e r i k a », in O t t m a r E t t e et al. (éd.), Alexander von Humboldt.
Außruch
in die Moderne, B e r l i n , A k a d e m i e - V e r l a g , 2 0 0 1 , p . 1 7 9 - 2 2 4 . Cf. aussi R i c h a r d K o n e t z k e , « A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t als G e s c h i c h t s s c h r e i b e r A m e r i k a s », i n Historische Zeitschrift, 1 8 8 ( 1 9 5 9 ) , p . 5 2 6 5 6 5 ; C h a r l e s M i n g u e t . Alexandre de Humboldt [cf. c i - d e s s u s n . 2 , p . 125] ; M i c h a e l Z e u s k e , B e r n d
S c h r ö t e r (éd.), Alexander von Humboldt und das neue Geschichtsbild von Lateinamerika, L e i p z i g , L e i p z i g e r
Universitätsverlag, 1992 ; Frank Holl, « Alexander v o n H u m b o l d t . "Geschichtsschreiber der Kolon i e n " », in O t t m a r E t t e , W a l t h e r L . B e r n e c k e r (éd.), Ansichten Amnerikas. Neuere Studien zu Alexander
von Humboldt, F r a n k f u r t a. M . , V e r v u e r t , 2 0 0 1 , p . 5 1 - 7 8 .
Il c o n v i e n d r a i t p a r a i l l e u r s d e m e t t r e e n l u m i è r e les s o u r c e s l i v r e s q u e s d e s c r i t i q u e s h u m h o l d t i e n n e s d u c o l o n i a l i s m e l'Histoire philosophique d e l ' a b b é R a y n a l j o u e ici u n r ô l e i m p o r t a n t , d e
m ê m e q u e les é c r i t s d e G e o r g F o r s t e r o u e n c o r e les r é c i t s d e v o y a g e c o m m e c e l u i d e J o r g e J u a n et
d e A n t o n i o d e U l l o a [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 4 ] .
Alexandre réintroduit dans le m ê m e mouvement les valeurs morales et
esthétiques européennes qu'il semblait vouloir relativiser p o u r le besoin de
son analyse. Cela confère à son texte u n caractère parfois ambigu : ainsi,
les indigènes de l'Orénoque représentent-ils l'enfance de l'humanité ou au
contraire u n stade bien plus tardif, u n état de barbarie après la civilisation ?
Alexandre semble parfois ne pas décider, ne pas vouloir résoudre la contradiction :
Le rassemblement des Indiens à Pararuma nous offroit de nouveau cet intérêt qui
attache partout l'homme cultivé à l'étude de l'homme sauvage et du développement de nos facultés intellectuelles. Qu'on a de peine à reconnoître, dans cette
enfance de la société, dans cette réunion d'Indiens mornes, silencieux, impassibles,
le caractère primitif de notre espèce ! On ne voit point ici la nature humaine sous
les traits de cette douce naïveté dont les poètes ont tracé, dans toutes les langues,
des tableaux si ravissans. Le sauvage de l'Orénoque nous parut aussi hideux que le
sauvage du Mississipi décrit par le voyageur philosophe qui a su le mieux peindre
l'homme sous les climats divers. On aime à se persuader que ces indigènes,
accroupis près du feu ou assis sur de grandes carapaces de tortues, le corps couvert
de terre et de graisse, fixant stupidement leurs yeux, pendant des heures entières,
sur la boisson qu'ils préparent, loin d'être le type primitif de notre espèce, sont une
race dégénérée, les foibles restes de peuples qui, après avoir été long-tems dispersés
dans les forêts, ont été replongés dans la barbarie .
1
2
3. LE PRIMITIF COMME ÉTRANGER
O n s'aperçoit bien, à la lecture de ces textes, qu'il convient de creuser
davantage encore la définition de l'homme sauvage chez Alexandre de
Humboldt. J e tenterai de distinguer ici deux aspects à l'intérieur de cette
problématique centrale. J'analyserai d'abord ce q u ' o n pourrait appeler la
mise en évidence de l'altérité de l'autre, avant d'examiner l'usage, chez
Humboldt, de la méthode comparative.
1 / H u m b o l d t reconnaît toute la distance qui le sépare des Amérindiens — une distance qu'on ne saurait effacer et qu'il est inutile de vouloir
nier. À cette thématique se rattachent de façon manifeste toutes les notations qui, à l'intérieur des textes humboldtiens, concernent les difficultés de
la communication entre lui-même et les indigènes. L'auteur de la Relation
historique m e t n o t a m m e n t en garde contre le recours aux interprètes : « ils
entendent plutôt le castillan qu'ils ne sont capables de le parler », note-t-il.
« D a n s leur indolente indifférence, ils répondent comme au hasard, mais
toujours avec u n sourire officieux : oui, mon père, non mon père à toutes les
questions q u ' o n leur adresse. » La présence de l'interprète est déjà le signe
du rapport de domination entre l'Européen et le colonisé. C a r les propos
de l'indigène doivent être traduits p o u r devenir audibles. E n revanche,
1. M . d e V o l n e y [ n o t e d e H u m h o l d t ; il s'agit d ' u n e a l l u s i o n a m i Tableau du climat et du sol des
Etats-Unis d'Amérique q u e V o l n e y a v a i t fait p a r a î t r e e n 1 8 0 3 ] .
2. Relation
historique, t. II [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 2 5 8 (liv. V I I , c h a p . 19).
dès que l'indigène s'aperçoit que l'on ne veut pas employer d'interprète, dès qu'on
l'interroge directement en lui montrant des objets, il sort de son apathie habituelle,
et déploie une rare intelligence pour se faire comprendre. Il varie les signes, il prononce les mots avec lenteur, il les répète sans y être engagé. Son amour-propre
paroît être flatté de la considération qu'on lui accorde en se laissant instruire par
lui .
1
Par ailleurs, à la suite de certains missionnaires espagnols, H u m b o l d t
ne cherche pas à réduire l'Amérindien à son statut de sauvage. Il n'y a pas
d'Indien chez H u m b o l d t , mais une grande diversité d'Indiens . Il rejette
toute généralisation et s'applique tout particulièrement à donner une
image fidèle de cette multiplicité. Multiplicité des cultures, des types
humains, des tribus ; multiplicité aussi des langues, n o t a m m e n t en Guyane
espagnole où « des peuples de races différentes sont mêlés dans un m ê m e
village » :
2
Il n'y suffiroit point encore d'avoir appris le caribe ou carma, le guamo, le guahive,
le jaruro, l'ottomaque, le maypure, le saliva, le marivitain, le maquiritare et le
guaica, dix langues dont il n'existe que des grammaires informes, et qui sont moins
rapprochées les unes des autres que ne le sont le grec, l'allemand et le persan .
3
T o u t se passe, dans le texte humboldtien, c o m m e si cette foisonnante
diversité ne se laissait guère transcrire que sous la forme de l'énumération .
L'énumération possède en effet une valeur démonstrative chez u n auteur
qui est convaincu que la diversité des peuples constitue une « source
féconde de mouvement et de vie dans le m o n d e intellectuel » . D a n s ses
Vues des Cordillères, Alexandre note que « les peuples indigènes du nouveau
continent [...] offrent dans leurs traits mobiles, dans leur teint plus ou
moins basané et dans la hauteur de leur taille des différences aussi marquantes que les Arabes, les Persans et les Slaves qui appartiennent tous à
la race caucasienne » .
2 / Cette dernière citation m ' a m è n e à évoquer u n second point, à savoir
le constant travail de comparaison qui sous-tend l'écriture d'Alexandre de
Humboldt. Ici, les Indiens sont comparés aux Arabes, aux Persans, aux Slaves, ailleurs - nous en avons vu des exemples — on trouve des allusions au
peuple juif, ailleurs encore des références grecques ou romaines, etc. Il s'agit,
dira-t-on, d'un procédé courant é m i n e m m e n t pédagogique : il est toujours
4
3
6
1. Ibid., t. I I , p . 2 7 7 - 2 7 8 (liv. V I I , c h a p . 19).
2 . S u r c e t t e d i v e r s i t é , cf. p a r e x e m p l e H u m b o l d t , Reise durch Venuezuela [cf. c i - d e s s u s , n. 3 ,
p . 1 2 2 ] , p . 3 4 1 s., a i n s i q u e Relation historique, t. I [cf. n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 4 6 2 (liv. I I I , c h a p . 9).
3 . Relation historique, t. I I [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 2 7 9 (liv. V I I , c h a p . 19).
4 . Cf. p a r e x e m p l e l ' é n u m é r a t i o n d e s 14 t r i b u s p r é s e n t e s d a n s les seules p r o v i n c e s d e N o u v e l l e - A n d a l o u s i e et d e B a r c e l o n e , a u V e n e z u e l a les C h a y m a s , les G u a i q u e r i e s , les P a r i o g o t e s , les
Q u a q u a s , les A r u a c a s , les C a r i b e s , les G u a r a u n o s , les C u m a n o g o t e s , les P a l e n q u e s , les P i r i t u s , les
T o m u z a s , les T o p u c u a r e s , les C h a c o p a t a s et les G u a r i v e s (Relation historique, t. I [cf. c i - d e s s u s n. 4 ,
p. 125], p . 462).
5 . Ibid., p . 4 6 4 .
6. Vues des Cordillères, t. I, p . 2 2 , cité p a r C h a r l e s M i n g u e t , Alexandre
n. 2, p . 125], p . 3 7 5 .
de Humboldt
[cf. c i - d e s s u s
bon de r a m e n e r l'inconnu (par exemple la différence entre les Chaymas et
les Caribes) à du connu (la différence entre Arabes et Slaves). Cette pédagogie se rencontre n o n pas seulement dans les œuvres imprimées
d'Alexandre, mais aussi dans ses notes privées : on voit donc apparaître,
dans ses j o u r n a u x américains, les Hébreux, les Basques (modèle p a r excellence, surtout dans un environnement espagnol, du peuple dont l'origine
demeure mystérieuse), les Bohémiens... La constitution des différentes soustribus caribes est comparée au m o d e d'organisation des Germains . La pratique de la comparaison renvoie p a r ailleurs à une hiérarchisation sousjacente des civilisations et des peuples américains (et de leurs corps !). Sur le
plan rhétorique, chaque comparaison met les Amérindiens au niveau des
peuples et des civilisations du Vieux Continent. Mais chacune inscrit aussi
les indigènes américains dans une hiérarchie implicite et préexistante des
peuples européens : ainsi, comparer les Caribes à des Hercule en bronze ou
à des J u p i t e r olympiens, ce n'est pas seulement apporter une appréciation
extrêmement positive. La comparaison indique simultanément que toutes
les nations sont jugées p a r rapport à ce qui, p o u r Alexandre, constitue manifestement u n modèle absolu : la civilisation gréco-romaine .
Cette tendance à transporter l'Amérique en Europe, et singulièrement
vers l'Europe méditerranéenne, est cependant contrebalancée p a r des
efforts de décentrement dont les écrits de H u m b o l d t portent la trace.
L'auteur franco-prussien applique à l'Europe ce qui serait le regard d'un
anthropologue non européen - un dispositif qui s'inscrit d'ailleurs dans
une longue tradition européenne au moins depuis le célèbre chapitre sur
les cannibales dans Montaigne. H u m b o l d t d e m a n d e : la grande quantité
de mendiants que l'on rencontre actuellement à Mexico permet-elle de
juger du degré de maturité intellectuelle de la civilisation aztèque
aujourd'hui disparue ? N o n , car
1
2
si de la nation française ou allemande il ne restait un jour que les pauvres agriculteurs, lirait-on dans leurs traits qu'ils appartenaient à des peuples qui ont produit
les Descartes, les Clairaut, les Képler, les Leibnitz ?
3
Ailleurs, H u m b o l d t met en doute ce q u ' u n auteur espagnol dit de la
coutume des Indiens Chaymas de noircir leurs dents ; cette coutume relève 1. Cf. Amerika am Vorabend [cf. c i - d e s s u s n. 3 , p . 1 2 2 ] , p . 2 4 1 . C e r a p p r o c h e m e n t n ' e s t p a s
s e u l e m e n t à m e t t r e a u c o m p t e d e l ' o r i g i n e a l l e m a n d e d ' A l e x a n d r e . Il f a u t é g a l e m e n t t e n i r c o m p t e
d u s t a t u t d e la Germanie d e T a c i t e q u i c o n s t i t u e s a n s d o u t e , e n t r e le XVI e t le XIX siècle, l ' u n e d e s
r é f é r e n c e s « c l a s s i q u e s » d e l ' a n t h r o p o l o g i e : T a c i t e offre l ' u n d e s r é c i t s p a r a d i g m a t i q u e s d e l a r e n c o n t r e d u « civilisé » et d u « s a u v a g e ». C ' e s t à l a l u m i è r e d e la Germanie q u e les E u r o p é e n s p e u v e n t t e n t e r d e saisir c e q u i se j o u e d a n s l e u r r e n c o n t r e a v e c les h a b i t a n t s d u N o u v e a u M o n d e . O n
n e s ' é t o n n e r a d o n c p a s d e v o i r H u m b o l d t , d a n s sa Relation historique, c i t e r l ' o u v r a g e d e T a c i t e (t. I,
p. 468).
e
e
2. C e l a c o n d u i t d ' a i l l e u r s à u n e s i t u a t i o n p a r a d o x a l e , p u i s q u e , p o u r c o n v o q u e r l ' A n t i q u i t é , il
f a u t l à aussi f r a n c h i r u n e distance. Il a r r i v e d o n c à H u m b o l d t d e c o m p a r e r d e s c u l t u r e s e x o t i q u e s
o u l o i n t a i n e s à d e s c u l t u r e s g é o g r a p h i q u e m e n t a s s e z p r o c h e s d e lui, m a i s é l o i g n é e s d a n s le t e m p s .
3. Essai politique sur le royaume
p . 3 7 0 - 3 7 1 (liv. I I , c h a p . 6).
de la Nouvelle-Espagne,
2 vol., Paris, Fr. Schoell,
1 8 1 1 , t.
1,
rait, selon le P. G ó m a r a , de conceptions esthétiques. L'auteur de la Relation
historique souligne au contraire qu'il convient d'être p r u d e n t sur ce chapitre :
En Europe, l'usage immodéré du tabac à fumer jaunit et noircit aussi les dents.
Seroit-il juste de conclure de là que l'on fume chez nous parce que l'on trouve les
dents jaunes plus belles que les dents blanches ?
1
Le recours à la méthode comparative p e r m e t p a r ailleurs à H u m b o l d t
de réintroduire des vues générales, c o m m e p a r exemple lorsqu'il évoque
les canons de la beauté chez les différents peuples ou encore « la structure
générale des langues », reflet de « ce qu'il y a de c o m m u n à l'organisation
de l'homme » . Ces généralisations ne renvoient pas les Indiens à leur statut de barbares ou de sauvages, mais à celui d ' h o m m e .
2
3
*
* *
Ainsi donc, par-delà la diversité des formes humaines, Alexandre de
H u m b o l d t postule l'unité de l'humanité. En ce sens, l'anthropologie h u m boldtienne a partie liée avec l'idée que le XVIII siècle se faisait de cette
science nouvelle. Ce qu'en effet il s'agit de connaître, dans les h o m m e s et
dans leur diversité, c'est l'homme. Ce postulat explique p a r ailleurs pourquoi H u m b o l d t ne cesse dans tous ses écrits de rejeter tout racisme scientifique et politique . La diversité des h o m m e s n'est pas originaire, mais le
résultat de circonstances et de déterminations historiques, géographiques et
politiques. Après avoir lu l'Essai sur l'inégalité des races humaines, p a r u
en 1853, H u m b o l d t écrit à Gobineau :
e
4
J'ai été surpris du peu d'influence que vous attribuez au genre de gouvernement et
à la forme des institutions sur le développement des facultés intellectuelles. Vous
savez qu'on m'inculpe d'y tenir outre mesure .
1
Université de Paris VIII
CNRS UMR 8547
[email protected].
1. Relation historique, t. I [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 4 6 7 , n . 1 (liv. I I I , c h a p . 9). M ê m e p r é c é d é p a r e x e m p l e ibid., p . 4 7 3 (sur le p l a i s i r d e la c h a s s e c h e z les p e u p l e s civilisés) o u p . 4 7 6 (sur le
s y s t è m e d é c i m a l d e s E u r o p é e n s ) , o u e n c o r e Amerika am Vorabend, p . 1 8 6 (dire q u e les l a n g u e s
i n d i e n n e s sont p a u v r e s relève d ' u n p r é j u g é c o m p a r a b l e à celui des F r a n ç a i s q u i e s t i m e n t p a u v r e s
le d a n o i s , le p o l o n a i s , le russe), e t c .
2. « L e s p e u p l e s a t t a c h e n t l ' i d é e d e la b e a u t é à t o u t ce q u i c a r a c t é r i s e p a r t i c u l i è r e m e n t l e u r
c o n f o r m a t i o n p h y s i q u e , l e u r p h y s i o n o m i e n a t i o n a l e » (ibid., p . 4 7 2 , a v e c u n e n o t é d a n s l a q u e l l e
H u m b o l d t r e m a r q u e q u e « les G r e c s e x a g é r a i e n t , d a n s l e u r s p l u s b e l l e s s t a t u e s , la f o r m e d u
f r o n t »).
3. Ibid., p . 4 8 4 . L ' i d é e d u « l i e n i n t i m e e n t r e les l a n g u e s , le c a r a c t è r e e t la c o n s t i t u t i o n p h y s i q u e » (ibid,, p . 4 6 4 ) est s a n s c e s s e r é a f f i r m é e . C ' e s t là, o n le sait, le f o n d e m e n t d e la p e n s é e ling u i s t i q u e d u frère d ' A l e x a n d r e , G u i l l a u m e d e H u m b o l d t .
4 . C e t t e q u e s t i o n est d é v e l o p p é e d e f a ç o n e x t e n s i v e d a n s les d e r n i è r e s p a g e s d u p r e m i e r
v o l u m e d u Cosmos ( 1 8 4 5 ) q u i c o n s t i t u e n t e n q u e l q u e s o r t e u n e r é f u t a t i o n p a r a n t i c i p a t i o n d e s
thèses défendues p a r G o b i n e a u .
5. L e t t r e d u 2 4 d é c e m b r e 1 8 5 4 r e p r o d u i t d a n s J e a n T h é o d o r i d è s , « H u m b o l d t et G o b i n e a u .
À p r o p o s d ' u n e l e t t r e », i n Revue de littérature comparée, 3 6 ( 1 9 6 2 ) , p . 4 4 3 - 4 4 7 .
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