Revue germanique internationale 21 | 2004 L’horizon anthropologique des transferts culturels L’anthropologie dans l’œuvre américaine d’Alexandre de Humboldt Christian Helmreich Éditeur CNRS Éditions Édition électronique URL : http://rgi.revues.org/1185 DOI : 10.4000/rgi.1185 ISSN : 1775-3988 Édition imprimée Date de publication : 15 janvier 2004 Pagination : 121-132 ISSN : 1253-7837 Référence électronique Christian Helmreich, « L’anthropologie dans l’œuvre américaine d’Alexandre de Humboldt », Revue germanique internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 05 octobre 2011, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1185 ; DOI : 10.4000/rgi.1185 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés L'anthropologie dans l'œuvre américaine d'Alexandre de Humboldt CHRISTIAN HELMREICH Le grand voyage d'Alexandre de H u m b o l d t (1769-1859) en Amérique espagnole entre 1799 et 1804 a souvent été considéré comme une espèce de seconde découverte de l'Amérique. U n certain nombre de gestes et d'événements mémorables expliquent la célébrité de l'explorateur à son retour en Europe. Voilà en effet u n h o m m e qui semble se mouvoir avec une facilité déconcertante au cœur de la forêt amazonienne aussi bien que sur les versants du Chimborazo, que l'on prenait alors pour le sommet le plus élevé de la planète ; près de Quito, il gravit les pentes de volcans en activité, au Pérou, il donne des nouvelles des vestiges incas, au Mexique, il se plonge dans les archives et analyse les ressources minières du pays, et quand, sur le chemin du retour, il s'arrête aux États-Unis, il y rencontre le président Jefferson. Le voyage de Humboldt a donc u n impact quasi mythologique . Cela n'ôte rien cependant à la valeur scientifique de l'expédition. La considération dont le voyageur jouit auprès des hommes de sciences qui lui sont contemporains tient notamment à l'ampleur des matières embrassées . A Napoléon qui, comme on sait, n'aimait guère Alexandre de Humboldt, Chaptal explique : « M . de Humboldt possède toutes les sciences, et lorsqu'il voyage, c'est toute l'Académie des sciences qui marche. » Parti pour étudier avant tout la géographie physique, la géologie, la flore et la faune de l'Amérique équinoxiale, Humboldt rapporte du Nouveau M o n d e non seulement une somme considérable 1 2 3 1. S u r le m y t h e H u m b o l d t , cf. J ü r g e n O s t e r h a m m e l , A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , « H i s t o r i k e r d e r G e s e l l s c h a f t , H i s t o r i k e r d e r N a t u r » , in Archiv für Kulturgeschichte, 8 1 ( 1 9 9 9 ) , 1, p . 1 0 5 - 1 3 1 . 2. L ' a s p e c t e n c y c l o p é d i q u e d u v o y a g e d ' A l e x a n d r e d e H u m b o l d t est m i s e n l u m i è r e p a r J e a n - M a r c D r o u i n , « A n a l o g i e s et c o n t r a s t e s e n t r e l ' e x p é d i t i o n d ' E g y p t e et le v o y a g e d ' H u m b o l d t et B o n p l a n d » , i n História, Ciências, Saude - Manguinhos, vol. V I I I , s u p p l , 2 0 0 1 , p . 8 3 9 - 8 6 1 . 3 . J e a n - A n t o i n e C h a p t a l , Mes p. 383. souvenirs sur Napoléon, Revue germanique internationale, 2 1 / 2 0 0 4 , 121 à 132 P a r i s , E . P i o n , N o u r r i t et C i e , 1893, d'observations qui relèvent de l'histoire naturelle ; il fait de surcroît œuvre d'archéologue, d'historien, d'économiste, d'observateur de la situation sociale et culturelle de l'Amérique espagnole. Parmi toutes les matières traitées p a r H u m b o l d t dans son œuvre américaine, il arrive que l'on passe sous silence ce qui relève de ce qu'on appelle alors «l'observation de l ' h o m m e » . Tout au long de son voyage, Humboldt ne m a n q u e pas d'étudier attentivement les modes de vie, les coutumes et l'histoire des peuples amérindiens. Ces observations jouent un rôle fondamental dans le récit que H u m b o l d t donne de son voyage après son retour d'Amérique, c'est-à-dire dans les trois volumes de la Relation historique qui forment en quelque sorte la partie narrative du monumental Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent en 30 volumes que H u m boldt fait paraître - à Paris et en français — entre 1807 et 1837 . C'est cet aspect-là de l'œuvre américaine de H u m b o l d t que je tenterai d'éclairer dans les développements qui suivent. J e m'appuierai pour ce faire sur la Relation historique, mais aussi sur les j o u r n a u x de voyage de Humboldt dont de larges extraits ont été publiés ces vingt dernières années . Dans un premier temps, il me semble utile de mettre en lumière les limites de ce qu'on peut appeler 1' « anthropologie » de H u m b o l d t ; en second lieu j'analyserai le traitement humboldtien de ce que le XVIII siècle appelle la « faiblesse » des Indiens, avant de me consacrer enfin à la façon dont il cherche à rendre compte de 1' « étrangeté » de l'homme sauvage. 1 2 3 e 1. LIMITES DE «L'ANTHROPOLOGIE» HUMBOLDTIENNE La première limite des recherches anthropologiques de Humboldt est à chercher dans la part restreinte que l'étude des hommes a, au départ, dans le projet d'Alexandre. En effet, l'expédition qu'entreprend H u m b o l d t est 1. Cf. s u r ce p o i n t S e r g i o M o r a v i a , IM Scienza dell'Uomo nel Settecento, B a r i , L a t e r z a , 1 9 7 0 ; J e a n C o p a n s , J e a n J a m i n (éd.), Aux origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la Société des observateurs de l'homme, P a r i s , J e a n - M i c h e l P l a c e , 1 9 9 4 . 2. Il c o n v i e n t d e s o u l i g n e r q u e les trois v o l u m e s d e la Relation historique, p a r u s e n t r e 1 8 1 4 et 1 8 2 5 , n e r e t r a c e n t e n v é r i t é q u ' u n e p a r t i e d u v o y a g e d e H u m b o l d t : la t r a v e r s é e d e l ' A t l a n t i q u e a v e c l'escale à T é n é r i f f e et l ' a s c e n s i o n d u P i c d u T e i d e , l ' e x p l o r a t i o n d e s r é g i o n s c ô t i è r e s d u V e n e z u e l a , le v o y a g e s u r le c o u r s s u p é r i e u r d e l ' O r é n o q u e , enfin, la n a v i g a t i o n s u r la M e r d e s C a r a ï b e s , d e C u m a n â à L a H a v a n e , p u i s d e L a H a v a n e à C a r t h a g è n e d e s I n d e s . H u m b o l d t a p a r aill e u r s livré d e u x m o n o g r a p h i e s spécialisées c o n s a c r é e s à C u b a et a u M e x i q u e . E n r e v a n c h e , il n ' a p a s d o n n é d e récit suivi d e sa r e m o n t é e d u R i o M a g d a l e n a et d e s o n v o y a g e à t r a v e r s les A n d e s , c ' e s t - à - d i r e d e la t r a v e r s é e d e la C o l o m b i e , d e l ' E q u a t e u r et d u P é r o u a c t u e l s , d e p u i s C a r t a g è n e des I n d e s j u s q u ' à L i m a . 3 . A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , Lateinamerika am Vorabend der Unabhängigkeitsrevolution. Eine Anthologie von Impressionen und Urteilen, aus seinen Reisetagebüchern, z u s a m m e n g e s t e l l t u n d e r l ä u t e r t d u r c h M a r g o t F a a k , B e r l i n , A k a d e m i e - V e r l a g , 1982 ; Reise auf dem Rio Magdalena, durch die Anden und Mexico. Aus setmien Reisetagebücheni, z u s a m m e n g e s t e l l t d u r c h M a r g o t F a a k , 2 v o l . , B e r l i n , A k a d e m i e V e r l a g , 1 9 8 6 - 1 9 9 0 ; Reise durch Venezuela. Auswahl aus dm amemikanischen Reisetagebüchem, h g . v o n M a r g o t Faak, Berlin, A k a d e m i e - V e r l a g , 2000. destinée en premier lieu, dans l'esprit d'Alexandre lui-même, à apporter des données nouvelles dans le domaine de la géologie et de la minéralogie, celui de la géographie physique et de la cartographie, dans le domaine de la botanique, de la zoologie, de l'étude des climats, etc. Ce qui semble avant tout avoir intéressé les contemporains, ce sont les relevés astronomiques de H u m b o l d t qui permettent de corriger les cartes très fautives de l'époque, mais aussi les spécimens et les observations minéralogiques et botaniques. Le compagnon de H u m b o l d t lors de cette expédition, Aimé Bonpland , est u n botaniste, élève de Jussieu. H u m b o l d t et Bonpland reviennent d'Amérique avec des herbiers contenant près de 6 000 espèces, dont 3 600 étaient auparavant inconnues. M ê m e constat si nous nous tournons vers les publications issues du voyage américain. Le premier ouvrage que H u m b o l d t publie à son retour est l'Essai sur la géographie des plantes (1807), considéré c o m m e l'un des ouvrages fondateurs de l'écologie scientifique . En revanche, Alexandre n ' a publié aucun ouvrage qui soit spécifiquement consacré à l'anthropologie. O n le voit : les observations « ethnologiques » — p o u r employer ici u n adjectif inexistant en 1800 - ou anthropologiques ne sont en quelque sorte que les produits collatéraux de son voyage. H u m b o l d t souligne d'ailleurs lui-même ce point dans son journal : 1 2 A cause de la grande diversité des objets, il est difficile de tout noter. On se dépêche de noter tous les faits, les mesures, les descriptions de la nature - et toutes les observations plus générales et plus intéressantes précisément sur la culture des hommes, sur leur vie sociale se trouvent écartées. On croit que ces observations resteront davantage gravées dans notre souvenir, et l'on désire recueillir plus de matériaux. [...] Ainsi, ce qu'il y a de meilleur ne se trouve pas dans le manuscrit . 3 Cette r e m a r q u e témoigne à quel point Alexandre lui-même était conscient des limites matérielles de son travail sur les habitants indigènes des pays qu'il traverse. Mais elle est simultanément le signe de l'attention extrême que l'explorateur porte néanmoins à cet aspect de son voyage. Etonné p a r le grand n o m b r e et p a r l'extrême diversité des Amérindiens, H u m b o l d t sera très rapidement attentif à leur mode de vie, à leurs usages, leurs coutumes, leurs traditions. Ce faisant, H u m b o l d t ne s'inscrit pas dans u n c h a m p vierge, et ce sera là la seconde observation que j e désire faire ici afin de m a r q u e r les limites de son œuvre. En effet, si H u m b o l d t a été comparé à Christophe Colomb, 1. S u r A i m é B o n p l a n d , cf. N i c o l a s H o s s a r d , Aimé Bonpland, 1773-1858. Médecin, naturaliste, explorateur en Amérique du Sud, préf. d e B e r n a r d L a v a l l é , P a r i s , L ' H a r m a t t a n , 2 0 0 1 , a i n s i q u e E r n e s t T h é o d o r e H a m y , Aimé Bonpland, médecin et naturaliste, explorateur de l'Amérique du Sud, sa vie, son œuvre, sa correspondance, P a r i s , G u i l m o t o , 1 9 0 6 ; R e n é B o u v i e r , E d o u a r d M a y n i a l , Der Botaniker von Malmaison. Aimé Bonpland, ein Freund Alexander von Humboldts, N e u w i e d , L a n c e l o t V c r l a g , 1 9 4 8 . 2. P a s c a l A c o t , Histoire de l'écologie, P a r i s , PUF, 1 9 8 8 ; J e a n - M a r c D r o u i n , L'Ecologie et son histoire. Réinventer la nature, 2 é d . , P a r i s , F l a m m a r i o n , 1 9 9 3 ( 1 9 9 1 ) ; A l b e r t o C a s t r i l l o n , « A l e x a n d r e d e H u m b o l d t et la g é o g r a p h i e d e s p l a n t e s » , i n Revue d'histoire des sciences, 4 5 ( 1 9 9 2 ) , p . 4 1 9 - 4 3 3 . e 3 . Lateinamerika 1 am Vorabend [cf. c i - d e s s u s n . 3 , p . 1 2 2 ] . il faut bien noter q u ' à la différence de ce dernier, il a toujours (ou presque toujours du moins) foulé u n sol déjà connu et - surtout - déjà décrit p a r les Européens. Pendant son voyage et a fortiori après le voyage, H u m b o l d t ne cesse de se référer aux écrits de ses prédécesseurs : citons en premier lieu les ouvrages des historiens de la colonisation espagnole , les ouvrages « philosophiques » de Cornélius de P a u w et de l'abbé Raynal , mais aussi les récits de voyage comme ceux de La C o n d a m i n e (qui fut l'un des premiers voyageurs scientifiques à traverser la forêt amazonienne), de Jorge J u a n et de Antonio de Ulloa , ainsi que les ouvrages, moins connus mais fort utiles, des religieux espagnols qui donnent des descriptions détaillées des régions où ils sont implantés . H u m b o l d t dispose donc d'une masse documentaire considérable. Dans son récit de voyage, il distingue trois sources : ce qu'il a vu luim ê m e , ce qui lui a été raconté soit p a r les missionnaires espagnols soit directement p a r les Indiens eux-mêmes, et enfin ce qu'il a lu. Voir de ses propres yeux : il faut là encore insister sur les limites du travail anthropologique de Humboldt. Notre explorateur est en effet une espèce de n o m a d e : il voit les différentes tribus, mais ne s'attarde guère dans les villages indiens, et ses observations sont faites p o u r ainsi dire en passant. Certes, Alexandre cherche à recueillir des informations de première main ; c'est à cet effet aussi qu'il compose des lexiques qui lui permettent d'acquérir quelques connaissances sur la langue des primitifs rencontrés au cours de son voyage. Pour autant, il ne faut pas s'attendre à voir H u m b o l d t se transformer, u n siècle avant Malinovski, en une espèce de «participant observer» qui pratiquerait la technique de l'immersion. De surcroît, il n'est pas toujours facile de faire le départ entre les trois types de sources que j ' a i distingués. Les informations de seconde main 1 2 3 4 5 1. P e n d a n t s o n v o y a g e , H u m b o l d t a n o t a m m e n t utilisé - e n n e c i t a n t ici q u e les s o u r c e s les p l u s c é l è b r e s - les é c r i t s d e C h r i s t o p h e C o l o m b et d e s o n fils, les o u v r a g e s d e B a r t o l o m é d e L a s C a s a s (Brevissima relación de ta destrución de las Indias, 1 5 4 2 ) , d e A n t o n i o d e H e r r e r a (Historia general de los hechos de los Castellanos en las islas y Tierra firme del mar Océano, 1 6 0 6 - 1 6 1 5 ) , d e G a r c i l a s o d e la V e g a (Comentarios reales, 1 6 0 9 ; Historia general del Perú, 1 6 1 7 ) , d e P e d r o S i m ó n (Primera parte de las Noticias Historiales de las conquistas de Tierra Firme en las Indias Occidentales, 1 6 2 6 ) , d e J o s é d e O v i e d o y B a ñ o s (Historia de la Conquista y Población de la provincia de Venezuela, 1723), d e F r a n c i s c o A n t o n i o d e L o r e n z a n a (Historia deNueva España escrita por su esclamecido conquistador Hernán Cortés, 1770), d e F r a n cisco C l a v i j e r o (Storia antica del Messico cavata da'migliori storici spagnoli, 1 7 8 0 ) , e t c . 2 . C o r n é l i u s d e P a u w , Recherches philosophiques sur les Américains, à l'histoire de l'espèce humaine, 2 v o l . , B e r l i n , G . - J . D e c k e r , 1 7 6 8 . ou Mémoires intéressants pour servir 3 . G u i l l a u m e - T h o m a s R a y n a l , Histoire philosophique et politique des établissements Européens dans les deux Indes, 1 é d . , 6 v o l . , A m s t e r d a m , 1 7 7 0 . et du commerce des re 4 . C h a r l e s - M a r i e d e L a C o n d a m i n e , Relation abrégée d'un voyage fait dans l'intérieur de l'Amérique méridionale, P a r i s , 1 7 4 5 ; J o r g e J u a n , A n t o n i o d e U l l o a , Relación histórica del viaje a la América Meridional, 4 v o l . , M a d r i d , 1 7 4 8 . 5 . H u m b o l d t cite d a n s ses j o u r n a u x n o t a m m e n t J o s e p h C a s s a n i , Historia de la Provincia de la Compania de Jesús del Nuevo Reyno de Granada en la America, M a d r i d , 1 7 4 1 ; J o s e p h G u m i l l a , El Orinoco illustrado, M a d r i d , 1741 ; A n t o n i o C a u l i n , Historia coro-graphica, natural y evangelica de la nueva Andalucía, s i , 1 7 7 9 . recueillis par l'explorateur - ce qu'il lit et ce qui lui est raconté - contaminent d'une manière ou d'une autre ce qu'il observe de ses propres yeux. La question de la prétendue faiblesse des peuples amérindiens est une bonne illustration de cette imbrication entre choses vues et choses lues. C a r si cette thématique joue un rôle important dans les observations d'Alexandre de Humboldt, c'est bien parce qu'elle a donné lieu à un traitement littéraire intense dans la seconde moitié du XVIII siècle . e 1 2. DE LA FAIBLESSE DES INDIENS En Amérique, écrit l'abbé Raynal, les hommes [...] sont moins forts, moins courageux, sans barbe et sans poil ; dégradés dans tous les signes de virilité, faiblement doués de ce sentiment vif et puissant, de cet amour délicieux qui est la source de tous les amours, qui est le principe de tous les attachements, qui est le premier instinct, le premier nœud de la société, sans lequel tous les autres liens factices n'ont point de ressort ni de durée . 2 En 1745, La Condamine notait déjà que les Indiens «passent leur vie sans penser et vieillissent sans sortir de l'enfance, dont ils conservent tous les défauts » . Face à ces jugements relativement proches émanant d'un polygraphe qui fait, à Paris, la synthèse d'images assez répandues sur l'homme américain et d'un voyageur qui a vu les habitants du nouveau continent, quelle est l'attitude de Humboldt ? Il note d'abord les faits qui ne concordent pas avec les descriptions des voyageurs et des philosophes. Le récit qu'il fait de son premier contact avec les habitants du nouveau continent est de ce point de vue significatif : placé à un endroit stratégique du récit, au moment où les voyageurs (et, avec eux, les lecteurs du récit de voyage) brûlent de quitter le navire après un périple en m e r assez long et pénible, cette première impression possède la valeur d'un signe. Le navire espagnol sur lequel Humboldt et Bonpland ont embarqué à La Corogne s'approche du port vénézuélien de C u m a n á : 3 Au moment où nous nous disposions pour aller à terre, on aperçut deux pirogues qui longeaient la côte. [...] Il y avait sur chacune d'elles 18 Indiens Guayqueries, nus jusqu'à la ceinture, et d'une taille très élancée. Leur constitution annonçoit une grande force musculaire, et la couleur de leur peau tenoit le milieu entre le brun et le rouge cuivré. A les voir de loin, immobiles dans leur pose et projetés sur l'horizon, on les auroit pris pour des statues de bronze. Cet aspect nous frappa d'autant plus, qu'il ne répondoit pas aux idées que nous nous étions formées, d'après le récit de quelques voyageurs, des traits caractéristiques et de l'extrême foiblesse des naturels . 4 1. A n t o n e l l o G e r b i , The Dispute of New World, t r a n s l a t e d b y J e r e m y M o y l e , P i t t s b u r g h , U n i v e r s i t y of P i t t s b u r g h P r e s s , 1 9 7 3 ( t r a d . La disputa del Nuovo Mondo. Storia di una polemica, 1750-1900, M i l a n o , R i c c i a r d i , 1955). 2. R a y n a l , Histoire philosophique [cf. c i - d e s s u s n . 3 , p . 1 2 4 ] , t. I X , p . 2 2 , cité p a r C h a r l e s M i n g u e t , Alexandre de Humboldt historien et géographe de l'Amérique espagnole, P a r i s , M a s p e r o , 1 9 6 9 , p . 3 4 0 . 3 . L a C o n d a m i n e , Relation abrégée [cf. c i - d e s s u s n. 4 , p . 1 2 4 ] , p . 5 3 . 4 . A l e x a n d r e d e H u m h o l d t , Relation historique du Voyage au Nouveau F . S c h o e l l , 1 8 1 4 , p . 2 2 0 (liv. I, c h a p . 3). Continent, t. I, Paris, Cette première impression sera confirmée bien plus tard. À propos des Caribes, H u m b o l d t note dans son journal : Les Caribes sont la race d'hommes la plus grande, la mieux formée, la plus belle que j'ai jamais vue. [...] Tous, presque tous mesurent six pieds, ils sont minces, leurs membres bien proportionnés, avec une petite tête comme dans les statues anciennes, et des muscles si beaux que l'on croit voir le dos d'un Jupiter olympien en bronze. Dans toute l'Europe, il n'y a pas de nation qui puisse se comparer à eux pour la taille et pour leur merveilleuse beauté . 1 Dans sa relation de voyage imprimée, Alexandre modère quelque peu son enthousiasme, mais n'en souligne pas moins la ressemblance des Indiens Caribes avec des statues de bronze de l'Antiquité, une comparaison qui vient assez fréquemment sous sa plume. Dans cette affaire, on voit donc Humboldt inscrire son propos dans une double référence. Ses observations s'inscrivent de façon polémique contre les récits de voyage de ses prédécesseurs et contre les « philosophes » de Pauw et Raynal. Simultanément, pour valoriser les Caribes ou les Guayqueries, Alexandre compare certains des corps indiens qu'il aperçoit aux statues grecques ou romaines. Allieurs, H u m b o l d t souligne d'autres qualités des Amérindiens qu'il rencontre, notamment leurs connaissances botaniques ou encore l'acuité de leur vue — qualités qui contrastent avec l'ignorance des choses de la nature et la méconnaissance de leur environnement que le voyageur croit constater chez les Européens établis en Amérique du Sud : L'homme sauvage est l'Observateur de la Nature le plus fidèle, le plus exact. Il connaît les branches des arbres de ses forêts, les Singes tête par tête. Il voit et observe en même tems les Serpens rampant dans l'herbe et le chat tigre qui voltige d'arbre en arbre. Cet instinct d'observer la nature, cet aiguisement des sens se conserve même chez les Indiens qui vivent dans les Établissemens européens, et qui ne difïèrent des Sauvages que par la lâcheté de se faire gouverner par un moine . 2 Enfin, déplorant souvent l'incompétence de l'administration espagnole ou encore l'ignorance des missionnaires et des colons installés pourtant depuis plusieurs générations, il souligne que, pour peu qu'ils aient gardé leur indépendance, «les Indiens sont les seuls Géographes des I n d e s » . Ce faisant, Humboldt ne bouleverse pas fondamentalement les schémas que l'on rencontre chez ses contemporains : on est frappé par la permanence de l'opposition entre l'homme civilisé et primitif Dans la Relation historique, H u m b o l d t cherchera à préciser ce point et soulignera sa réticence à employer le terme de « sauvage ». Ce terme ne doit pouvoir s'appliquer 3 1. A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , Reise durch Venezuela [cf. c i - d e s s u s n . 3 , p . 1 2 2 ] , p . 3 4 2 ; cf. aussi p . 3 4 1 la c o m p a r a i s o n d e s C a r i b e s a v e c d e s s t a t u e s d ' H e r c u l e ! 2. A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t , Lateinamerika am Vorabend [cf. ci-dessus n . 3 , p . 1 2 2 ] , p . 1 8 1 . L e c o n t r a s t e est saisissant a v e c ce q u e H u m b o l d t dit d e l ' i g n o r a n c e g é o g r a p h i q u e d e s E s p a g n o l s d a n s la suite d u t e x t e . Cf. d e m ê m e Reise durch Venezuela, p . 2 3 6 , 2 9 5 , 3 1 9 , 3 7 7 . 3. Ibid., p . 1 2 8 . q u ' a u x peuplades nomades. Partant, il ne saurait désigner les Indiens d'Amérique du Sud sédentaires et agriculteurs . Si Alexandre conserve néanmoins l'idée d'une gradation des civilisations, il la nuance de deux manières. D ' a b o r d , 0 souligne l'importance du point de vue de l'observateur : il n'y a pas de critères objectifs capables de fonder l'opposition entre civilisés et non civilisés. Les Mexicains et les Péruviens « ne sauraient être jugés d'après des principes puisés dans l'histoire des peuples que nos études nous rappellent sans cesse » . Cette r e m a r q u e p e r m e t n o t a m m e n t de mettre en doute la validité du j u g e m e n t de valeur moral lorsque l'on cherche à établir la place réelle des civilisations américaines - précision particulièrement utile pour l'étude des civilisations mexicaines qui ont pratiqué les sacrifices humains (ou encore p o u r juger le cannibalisme). U n haut degré de culture dans certains domaines peut coexister avec, dans d'autres secteurs de la vie sociale, des pratiques jugées barbares : 1 2 Les progrès de la civilisation ne se manifestent pas à la fois dans l'adoucissement des mœurs publiques et privées, dans le sentiment des arts, et dans la forme des institutions. Avant de classer les nations, il faut les étudier d'après leurs caractères spécifiques . 3 En second lieu, Alexandre note le caractère profondément anhistorique de l'opposition entre l'homme civilisé et l'homme sauvage. U n e vision statique de l'homme américain, souligne-t-il, est à proscrire. En d'autres termes : les Indiens ne sont précisément pas les enfants que les observateurs fort n o m b r e u x ont décrits, ce ne sont pas des peuples qui ne seraient pas encore civilisés, mais des hommes qui viennent après, longtemps après u n stade de civilisation élevée. Les peuples de la forêt amazonienne sont retournés à la barbarie. L'état dans lequel nous voyons ces peuples est le résultat de circonstances précises : « L'isolement, la misère, des migrations forcées, ou les rigueurs du climat effacent j u s q u ' a u x traces de la civilisation. » Le premier terme de cette énumération est peut-être le plus important dans l'esprit d'Alexandre : le progrès de la civilisation est tributaire avant tout de facteurs démographiques. Les régions densément peuplées sont presque ipso facto aussi les plus civilisées : le regroupement d'un grand n o m b r e d'hommes sur u n territoire limité présuppose en effet une organisation sociale et économique complexe. Alexandre tente donc d'expliquer à la 4 1. Relation historique, t. I [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 4 5 8 s. (liv. I I I , c h a p . 9). 2. A l e x a n d r e d e H u m b o l d t , Vues des Cordillères et monumens des peuples indigènes de l'Amérique, 2 v o l . , P a r i s , F . S c h o e l l , 1 8 1 0 , t. I, p . 4 0 , c i t é p a r C h a r l e s M i n g u e t [cf. c i - d e s s u s n . 2 , p . 1 2 5 ] , p . 4 3 9 . P a r « p e u p l e s q u e n o s é t u d e s n o u s r a p p e l l e n t s a n s cesse », H u m b o l d t , o n l ' a u r a r e m a r q u é , d é s i g n e les G r e c s et les R o m a i n s . O n p e u t d ' a i l l e u r s n o t e r q u e l ' e x h o r t a t i o n à n e p a s c o n v o q u e r s a n s cesse le p a r a d i g m e d e la R o m e e t d e l ' A t h è n e s a n c i e n n e s s ' a d r e s s e p e u t - ê t r e d e f a ç o n i r o n i q u e à A l e x a n d r e l u i - m ê m e q u i - n o u s y r e v i e n d r o n s u n p e u p l u s l o i n — est c o n v a i n c u d e la valeur e x e m p l a i r e de l'Antiquité classique. 3 . Vues des Cordillères, t. I I , p . 9 9 , cité p a r C h a r l e s M i n g u e t , p . 4 3 9 . 4 . Relation historique, t. 1 p . 4 5 8 . fois l'état présent des peuples indigènes et l'idée erronée des premiers Européens qui croyaient avoir affaire à des peuples restés dans l'enfance : Dans le Nouveau-Monde, au commencement de la conquête, les indigènes ne se trouvoient réunis en grandes sociétés que sur le dos des Cordillères et sur les côtes opposées à l'Asie. Les plaines, couvertes de forêts et entrecoupées de rivières, les savanes immenses qui s'étendent vers l'est et bornent l'horizon, offraient à l'œil du spectateur des peuplades errantes, séparées par la différence du langage et des mœurs, éparses comme les débris d'un vaste naufrage . 1 D e ce naufrage, la colonisation est en partie responsable, et H u m b o l d t ne m a n q u e pas de souligner dans son j o u r n a l à quel point l'intrusion étrangère a eu, sur les nations amérindiennes, u n effet dévastateur, - un effet qui se poursuit à l'heure où il écrit : On dit que les Indiens sont oisifs et paresseux. Tout homme l'est qui ne jouit pas du fruit de son travail. [...] Changez la situation de l'Indien, faites-le jouir du fruit de son travail et il cessera d'être oisif. Voyez le Pérou, ses ruines d'édifices, des chemins somptueux de 3-400 lieues de long, des canaux pour arroser les terres — les hommes qui ont laissé ces monuments n'étaient certainement ni oisifs ni abrutis. C'est l'esclavage et ce qui est pire que l'esclavage, cet esprit de tutelage dans lequel une fausse pitié a mis l'Indien et qui a ouvert la porte à toute sorte de vexation qui ont abruti l'Indien. Les Indiens doivent être regardés comme les Juifs que la persécution et le Fanatisme a rendu d'une Nation belliqueuse et industrieuse qu'ils étaient, vils, lâches et oisifs . 2 Si H u m b o l d t tend à réhabiliter les civilisations américaines et à fixer les caractères spécifiques des peuples qu'il rencontre au cours de son voyage, il n'en reste pas moins, sur certains points, prisonnier de sa propre conception du progrès des civilisations. Ainsi, dans ses analyses, le regard historique pré-historiciste que revendique le voyageur se trouve souvent infléchi p a r une vision plus téléologique des progrès de l'humanité. 1. Ibid., p . 4 5 9 (liv. I I I , c h a p . 9). L a m é t a p h o r e d u n a u f r a g e est f o n d a m e n t a l e p o u r c o m p r e n d r e l'histoire de l ' A m é r i q u e centrale et de l ' A m é r i q u e d u S u d q u e tente de reconstituer H u m b o l d t . L a m ê m e i m a g e r e v i e n t a u c h a p i t r e 2 5 d e l a Relation historique, r é d i g é et p u b l i é e n v i r o n d i x a n s a p r è s le p a s s a g e q u e n o u s v e n o n s d e c i t e r . 2. Lateinamerika am Vorabend [cf. c i - d e s s u s n. 3 , p . 1 2 2 ] , p . 2 3 1 . C e n ' e s t p a s ici le l i e u d e disc u t e r d e la p r o b l é m a t i q u e d e l ' a n t i c o l o n i a l i s m e h u m b o l d t i c n . Cf. la r é c e n t e m i s e e n p e r s p e c t i v e d e M i c h a e l Z e u s k e , « V a t e r d e r U n a b h ä n g i g k e i t ? A l e x a n d e r von H u m b o l d t u n d die T r a n s f o r m a t i o n z u r M o d e r n e i m s p a n i s c h e n A m e r i k a », in O t t m a r E t t e et al. (éd.), Alexander von Humboldt. Außruch in die Moderne, B e r l i n , A k a d e m i e - V e r l a g , 2 0 0 1 , p . 1 7 9 - 2 2 4 . Cf. aussi R i c h a r d K o n e t z k e , « A l e x a n d e r v o n H u m b o l d t als G e s c h i c h t s s c h r e i b e r A m e r i k a s », i n Historische Zeitschrift, 1 8 8 ( 1 9 5 9 ) , p . 5 2 6 5 6 5 ; C h a r l e s M i n g u e t . Alexandre de Humboldt [cf. c i - d e s s u s n . 2 , p . 125] ; M i c h a e l Z e u s k e , B e r n d S c h r ö t e r (éd.), Alexander von Humboldt und das neue Geschichtsbild von Lateinamerika, L e i p z i g , L e i p z i g e r Universitätsverlag, 1992 ; Frank Holl, « Alexander v o n H u m b o l d t . "Geschichtsschreiber der Kolon i e n " », in O t t m a r E t t e , W a l t h e r L . B e r n e c k e r (éd.), Ansichten Amnerikas. Neuere Studien zu Alexander von Humboldt, F r a n k f u r t a. M . , V e r v u e r t , 2 0 0 1 , p . 5 1 - 7 8 . Il c o n v i e n d r a i t p a r a i l l e u r s d e m e t t r e e n l u m i è r e les s o u r c e s l i v r e s q u e s d e s c r i t i q u e s h u m h o l d t i e n n e s d u c o l o n i a l i s m e l'Histoire philosophique d e l ' a b b é R a y n a l j o u e ici u n r ô l e i m p o r t a n t , d e m ê m e q u e les é c r i t s d e G e o r g F o r s t e r o u e n c o r e les r é c i t s d e v o y a g e c o m m e c e l u i d e J o r g e J u a n et d e A n t o n i o d e U l l o a [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 4 ] . Alexandre réintroduit dans le m ê m e mouvement les valeurs morales et esthétiques européennes qu'il semblait vouloir relativiser p o u r le besoin de son analyse. Cela confère à son texte u n caractère parfois ambigu : ainsi, les indigènes de l'Orénoque représentent-ils l'enfance de l'humanité ou au contraire u n stade bien plus tardif, u n état de barbarie après la civilisation ? Alexandre semble parfois ne pas décider, ne pas vouloir résoudre la contradiction : Le rassemblement des Indiens à Pararuma nous offroit de nouveau cet intérêt qui attache partout l'homme cultivé à l'étude de l'homme sauvage et du développement de nos facultés intellectuelles. Qu'on a de peine à reconnoître, dans cette enfance de la société, dans cette réunion d'Indiens mornes, silencieux, impassibles, le caractère primitif de notre espèce ! On ne voit point ici la nature humaine sous les traits de cette douce naïveté dont les poètes ont tracé, dans toutes les langues, des tableaux si ravissans. Le sauvage de l'Orénoque nous parut aussi hideux que le sauvage du Mississipi décrit par le voyageur philosophe qui a su le mieux peindre l'homme sous les climats divers. On aime à se persuader que ces indigènes, accroupis près du feu ou assis sur de grandes carapaces de tortues, le corps couvert de terre et de graisse, fixant stupidement leurs yeux, pendant des heures entières, sur la boisson qu'ils préparent, loin d'être le type primitif de notre espèce, sont une race dégénérée, les foibles restes de peuples qui, après avoir été long-tems dispersés dans les forêts, ont été replongés dans la barbarie . 1 2 3. LE PRIMITIF COMME ÉTRANGER O n s'aperçoit bien, à la lecture de ces textes, qu'il convient de creuser davantage encore la définition de l'homme sauvage chez Alexandre de Humboldt. J e tenterai de distinguer ici deux aspects à l'intérieur de cette problématique centrale. J'analyserai d'abord ce q u ' o n pourrait appeler la mise en évidence de l'altérité de l'autre, avant d'examiner l'usage, chez Humboldt, de la méthode comparative. 1 / H u m b o l d t reconnaît toute la distance qui le sépare des Amérindiens — une distance qu'on ne saurait effacer et qu'il est inutile de vouloir nier. À cette thématique se rattachent de façon manifeste toutes les notations qui, à l'intérieur des textes humboldtiens, concernent les difficultés de la communication entre lui-même et les indigènes. L'auteur de la Relation historique m e t n o t a m m e n t en garde contre le recours aux interprètes : « ils entendent plutôt le castillan qu'ils ne sont capables de le parler », note-t-il. « D a n s leur indolente indifférence, ils répondent comme au hasard, mais toujours avec u n sourire officieux : oui, mon père, non mon père à toutes les questions q u ' o n leur adresse. » La présence de l'interprète est déjà le signe du rapport de domination entre l'Européen et le colonisé. C a r les propos de l'indigène doivent être traduits p o u r devenir audibles. E n revanche, 1. M . d e V o l n e y [ n o t e d e H u m h o l d t ; il s'agit d ' u n e a l l u s i o n a m i Tableau du climat et du sol des Etats-Unis d'Amérique q u e V o l n e y a v a i t fait p a r a î t r e e n 1 8 0 3 ] . 2. Relation historique, t. II [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 2 5 8 (liv. V I I , c h a p . 19). dès que l'indigène s'aperçoit que l'on ne veut pas employer d'interprète, dès qu'on l'interroge directement en lui montrant des objets, il sort de son apathie habituelle, et déploie une rare intelligence pour se faire comprendre. Il varie les signes, il prononce les mots avec lenteur, il les répète sans y être engagé. Son amour-propre paroît être flatté de la considération qu'on lui accorde en se laissant instruire par lui . 1 Par ailleurs, à la suite de certains missionnaires espagnols, H u m b o l d t ne cherche pas à réduire l'Amérindien à son statut de sauvage. Il n'y a pas d'Indien chez H u m b o l d t , mais une grande diversité d'Indiens . Il rejette toute généralisation et s'applique tout particulièrement à donner une image fidèle de cette multiplicité. Multiplicité des cultures, des types humains, des tribus ; multiplicité aussi des langues, n o t a m m e n t en Guyane espagnole où « des peuples de races différentes sont mêlés dans un m ê m e village » : 2 Il n'y suffiroit point encore d'avoir appris le caribe ou carma, le guamo, le guahive, le jaruro, l'ottomaque, le maypure, le saliva, le marivitain, le maquiritare et le guaica, dix langues dont il n'existe que des grammaires informes, et qui sont moins rapprochées les unes des autres que ne le sont le grec, l'allemand et le persan . 3 T o u t se passe, dans le texte humboldtien, c o m m e si cette foisonnante diversité ne se laissait guère transcrire que sous la forme de l'énumération . L'énumération possède en effet une valeur démonstrative chez u n auteur qui est convaincu que la diversité des peuples constitue une « source féconde de mouvement et de vie dans le m o n d e intellectuel » . D a n s ses Vues des Cordillères, Alexandre note que « les peuples indigènes du nouveau continent [...] offrent dans leurs traits mobiles, dans leur teint plus ou moins basané et dans la hauteur de leur taille des différences aussi marquantes que les Arabes, les Persans et les Slaves qui appartiennent tous à la race caucasienne » . 2 / Cette dernière citation m ' a m è n e à évoquer u n second point, à savoir le constant travail de comparaison qui sous-tend l'écriture d'Alexandre de Humboldt. Ici, les Indiens sont comparés aux Arabes, aux Persans, aux Slaves, ailleurs - nous en avons vu des exemples — on trouve des allusions au peuple juif, ailleurs encore des références grecques ou romaines, etc. Il s'agit, dira-t-on, d'un procédé courant é m i n e m m e n t pédagogique : il est toujours 4 3 6 1. Ibid., t. I I , p . 2 7 7 - 2 7 8 (liv. V I I , c h a p . 19). 2 . S u r c e t t e d i v e r s i t é , cf. p a r e x e m p l e H u m b o l d t , Reise durch Venuezuela [cf. c i - d e s s u s , n. 3 , p . 1 2 2 ] , p . 3 4 1 s., a i n s i q u e Relation historique, t. I [cf. n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 4 6 2 (liv. I I I , c h a p . 9). 3 . Relation historique, t. I I [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 2 7 9 (liv. V I I , c h a p . 19). 4 . Cf. p a r e x e m p l e l ' é n u m é r a t i o n d e s 14 t r i b u s p r é s e n t e s d a n s les seules p r o v i n c e s d e N o u v e l l e - A n d a l o u s i e et d e B a r c e l o n e , a u V e n e z u e l a les C h a y m a s , les G u a i q u e r i e s , les P a r i o g o t e s , les Q u a q u a s , les A r u a c a s , les C a r i b e s , les G u a r a u n o s , les C u m a n o g o t e s , les P a l e n q u e s , les P i r i t u s , les T o m u z a s , les T o p u c u a r e s , les C h a c o p a t a s et les G u a r i v e s (Relation historique, t. I [cf. c i - d e s s u s n. 4 , p. 125], p . 462). 5 . Ibid., p . 4 6 4 . 6. Vues des Cordillères, t. I, p . 2 2 , cité p a r C h a r l e s M i n g u e t , Alexandre n. 2, p . 125], p . 3 7 5 . de Humboldt [cf. c i - d e s s u s bon de r a m e n e r l'inconnu (par exemple la différence entre les Chaymas et les Caribes) à du connu (la différence entre Arabes et Slaves). Cette pédagogie se rencontre n o n pas seulement dans les œuvres imprimées d'Alexandre, mais aussi dans ses notes privées : on voit donc apparaître, dans ses j o u r n a u x américains, les Hébreux, les Basques (modèle p a r excellence, surtout dans un environnement espagnol, du peuple dont l'origine demeure mystérieuse), les Bohémiens... La constitution des différentes soustribus caribes est comparée au m o d e d'organisation des Germains . La pratique de la comparaison renvoie p a r ailleurs à une hiérarchisation sousjacente des civilisations et des peuples américains (et de leurs corps !). Sur le plan rhétorique, chaque comparaison met les Amérindiens au niveau des peuples et des civilisations du Vieux Continent. Mais chacune inscrit aussi les indigènes américains dans une hiérarchie implicite et préexistante des peuples européens : ainsi, comparer les Caribes à des Hercule en bronze ou à des J u p i t e r olympiens, ce n'est pas seulement apporter une appréciation extrêmement positive. La comparaison indique simultanément que toutes les nations sont jugées p a r rapport à ce qui, p o u r Alexandre, constitue manifestement u n modèle absolu : la civilisation gréco-romaine . Cette tendance à transporter l'Amérique en Europe, et singulièrement vers l'Europe méditerranéenne, est cependant contrebalancée p a r des efforts de décentrement dont les écrits de H u m b o l d t portent la trace. L'auteur franco-prussien applique à l'Europe ce qui serait le regard d'un anthropologue non européen - un dispositif qui s'inscrit d'ailleurs dans une longue tradition européenne au moins depuis le célèbre chapitre sur les cannibales dans Montaigne. H u m b o l d t d e m a n d e : la grande quantité de mendiants que l'on rencontre actuellement à Mexico permet-elle de juger du degré de maturité intellectuelle de la civilisation aztèque aujourd'hui disparue ? N o n , car 1 2 si de la nation française ou allemande il ne restait un jour que les pauvres agriculteurs, lirait-on dans leurs traits qu'ils appartenaient à des peuples qui ont produit les Descartes, les Clairaut, les Képler, les Leibnitz ? 3 Ailleurs, H u m b o l d t met en doute ce q u ' u n auteur espagnol dit de la coutume des Indiens Chaymas de noircir leurs dents ; cette coutume relève 1. Cf. Amerika am Vorabend [cf. c i - d e s s u s n. 3 , p . 1 2 2 ] , p . 2 4 1 . C e r a p p r o c h e m e n t n ' e s t p a s s e u l e m e n t à m e t t r e a u c o m p t e d e l ' o r i g i n e a l l e m a n d e d ' A l e x a n d r e . Il f a u t é g a l e m e n t t e n i r c o m p t e d u s t a t u t d e la Germanie d e T a c i t e q u i c o n s t i t u e s a n s d o u t e , e n t r e le XVI e t le XIX siècle, l ' u n e d e s r é f é r e n c e s « c l a s s i q u e s » d e l ' a n t h r o p o l o g i e : T a c i t e offre l ' u n d e s r é c i t s p a r a d i g m a t i q u e s d e l a r e n c o n t r e d u « civilisé » et d u « s a u v a g e ». C ' e s t à l a l u m i è r e d e la Germanie q u e les E u r o p é e n s p e u v e n t t e n t e r d e saisir c e q u i se j o u e d a n s l e u r r e n c o n t r e a v e c les h a b i t a n t s d u N o u v e a u M o n d e . O n n e s ' é t o n n e r a d o n c p a s d e v o i r H u m b o l d t , d a n s sa Relation historique, c i t e r l ' o u v r a g e d e T a c i t e (t. I, p. 468). e e 2. C e l a c o n d u i t d ' a i l l e u r s à u n e s i t u a t i o n p a r a d o x a l e , p u i s q u e , p o u r c o n v o q u e r l ' A n t i q u i t é , il f a u t l à aussi f r a n c h i r u n e distance. Il a r r i v e d o n c à H u m b o l d t d e c o m p a r e r d e s c u l t u r e s e x o t i q u e s o u l o i n t a i n e s à d e s c u l t u r e s g é o g r a p h i q u e m e n t a s s e z p r o c h e s d e lui, m a i s é l o i g n é e s d a n s le t e m p s . 3. Essai politique sur le royaume p . 3 7 0 - 3 7 1 (liv. I I , c h a p . 6). de la Nouvelle-Espagne, 2 vol., Paris, Fr. Schoell, 1 8 1 1 , t. 1, rait, selon le P. G ó m a r a , de conceptions esthétiques. L'auteur de la Relation historique souligne au contraire qu'il convient d'être p r u d e n t sur ce chapitre : En Europe, l'usage immodéré du tabac à fumer jaunit et noircit aussi les dents. Seroit-il juste de conclure de là que l'on fume chez nous parce que l'on trouve les dents jaunes plus belles que les dents blanches ? 1 Le recours à la méthode comparative p e r m e t p a r ailleurs à H u m b o l d t de réintroduire des vues générales, c o m m e p a r exemple lorsqu'il évoque les canons de la beauté chez les différents peuples ou encore « la structure générale des langues », reflet de « ce qu'il y a de c o m m u n à l'organisation de l'homme » . Ces généralisations ne renvoient pas les Indiens à leur statut de barbares ou de sauvages, mais à celui d ' h o m m e . 2 3 * * * Ainsi donc, par-delà la diversité des formes humaines, Alexandre de H u m b o l d t postule l'unité de l'humanité. En ce sens, l'anthropologie h u m boldtienne a partie liée avec l'idée que le XVIII siècle se faisait de cette science nouvelle. Ce qu'en effet il s'agit de connaître, dans les h o m m e s et dans leur diversité, c'est l'homme. Ce postulat explique p a r ailleurs pourquoi H u m b o l d t ne cesse dans tous ses écrits de rejeter tout racisme scientifique et politique . La diversité des h o m m e s n'est pas originaire, mais le résultat de circonstances et de déterminations historiques, géographiques et politiques. Après avoir lu l'Essai sur l'inégalité des races humaines, p a r u en 1853, H u m b o l d t écrit à Gobineau : e 4 J'ai été surpris du peu d'influence que vous attribuez au genre de gouvernement et à la forme des institutions sur le développement des facultés intellectuelles. Vous savez qu'on m'inculpe d'y tenir outre mesure . 1 Université de Paris VIII CNRS UMR 8547 [email protected]. 1. Relation historique, t. I [cf. c i - d e s s u s n . 4 , p . 1 2 5 ] , p . 4 6 7 , n . 1 (liv. I I I , c h a p . 9). M ê m e p r é c é d é p a r e x e m p l e ibid., p . 4 7 3 (sur le p l a i s i r d e la c h a s s e c h e z les p e u p l e s civilisés) o u p . 4 7 6 (sur le s y s t è m e d é c i m a l d e s E u r o p é e n s ) , o u e n c o r e Amerika am Vorabend, p . 1 8 6 (dire q u e les l a n g u e s i n d i e n n e s sont p a u v r e s relève d ' u n p r é j u g é c o m p a r a b l e à celui des F r a n ç a i s q u i e s t i m e n t p a u v r e s le d a n o i s , le p o l o n a i s , le russe), e t c . 2. « L e s p e u p l e s a t t a c h e n t l ' i d é e d e la b e a u t é à t o u t ce q u i c a r a c t é r i s e p a r t i c u l i è r e m e n t l e u r c o n f o r m a t i o n p h y s i q u e , l e u r p h y s i o n o m i e n a t i o n a l e » (ibid., p . 4 7 2 , a v e c u n e n o t é d a n s l a q u e l l e H u m b o l d t r e m a r q u e q u e « les G r e c s e x a g é r a i e n t , d a n s l e u r s p l u s b e l l e s s t a t u e s , la f o r m e d u f r o n t »). 3. Ibid., p . 4 8 4 . L ' i d é e d u « l i e n i n t i m e e n t r e les l a n g u e s , le c a r a c t è r e e t la c o n s t i t u t i o n p h y s i q u e » (ibid,, p . 4 6 4 ) est s a n s c e s s e r é a f f i r m é e . C ' e s t là, o n le sait, le f o n d e m e n t d e la p e n s é e ling u i s t i q u e d u frère d ' A l e x a n d r e , G u i l l a u m e d e H u m b o l d t . 4 . C e t t e q u e s t i o n est d é v e l o p p é e d e f a ç o n e x t e n s i v e d a n s les d e r n i è r e s p a g e s d u p r e m i e r v o l u m e d u Cosmos ( 1 8 4 5 ) q u i c o n s t i t u e n t e n q u e l q u e s o r t e u n e r é f u t a t i o n p a r a n t i c i p a t i o n d e s thèses défendues p a r G o b i n e a u . 5. L e t t r e d u 2 4 d é c e m b r e 1 8 5 4 r e p r o d u i t d a n s J e a n T h é o d o r i d è s , « H u m b o l d t et G o b i n e a u . À p r o p o s d ' u n e l e t t r e », i n Revue de littérature comparée, 3 6 ( 1 9 6 2 ) , p . 4 4 3 - 4 4 7 .