13. L’incipit Le mot incipit vient du latin incipere « commencer » et désigne les premiers mots d’un manuscrit, d’un livre. Dans le cas de l’incipit (contrairement à l’exposition), le choix de la longueur est arbitraire : c’est la première phrase, le premier alinéa ou la première page. Chaque incipit peut être placé sur deux axes indépendants. Le premier considère la présence de l’action, la dramatisation. La dramatisation survient immédiatement (ex abrupto, ou in medias res) ou bien l’action est déclenchée plus tard. On dit qu’elle est retardée. L’autre axe porte sur le nombre d’informations présentées. Il y en a beaucoup (saturation informative) ou il y en a peu (raréfaction informative). Il en découle quatre possibilités d’incipits, présentés dans le tableau suivant avec des exemples représentatifs : saturation informative raréfaction informative dramatisation retardée dramatisation immédiate incipit statique incipit progressif Honoré de Balzac : Le Père Goriot Émile Zola : Germinal « Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le Quartier Latin et le faubourg SaintMarceau. » « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. » incipit suspensif incipit dynamique Beckett, L’innommable André Gide, Les faux-Monnayeurs « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler cela des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de question. » 54 « ‘C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor’, se dit Bernard. Il releva la tête et prêta l’oreille. Mais non : son père et son frère ainé étaient retenus au Palais ; sa mère en visite ; sa sœur à un concert ; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour. » Exemple d’analyse 1. Lisez les deux textes suivants. Placez-les dans le tableau ci-dessous, en les comparant entre eux et en justifiant votre choix. 5 10 Deux hommes paraissent au fond du boulevard de Courcelles, en provenance de la rue de Rome. L’un, de taille un peu plus haute que la moyenne, ne parle pas. Sous un vaste imperméable clair et boutonné jusqu’au cou, il porte un costume noir ainsi qu’un nœud papillon noir, et de petits boutons de manchette montés en quartz-onyx ponctuent ses poignets immaculés. Bref il est très bien habillé mais son visage livide, ses yeux fixés sur rien de spécial dénotent une disposition d’esprit soucieuse. Ses cheveux blancs sont brossés en arrière. Il a peur. Il va mourir violemment dans vingt-deux jours mais, comme il l’ignore, ce n’est pas de cela qu’il a peur. L’autre qui l’accompagne est d’apparence tout opposée : plus jeune, nettement moins grand, menu, volubile et souriant trop, il est coiffé d’un petit chapeau à carreaux bruns et beiges, vêtu d’un pantalon décoloré par plaques et d’un chandail informe porté à même la peau, chaussé de mocassins marbrés d’humidité. (Jean Echenoz : Au piano) La première fois que je me vis dans un miroir, je ris : je ne croyais pas que c’était moi. À présent, quand je regarde mon reflet, je ris : je sais que c’est moi. Et tant de hideur a quelque chose de drôle. Mon surnom arriva très vite. Je devais avoir six ans quand un gosse me cria, dans la cour : « Quasimodo ! » Fous de joie, les enfants reprirent en choeur : « Quasimodo ! Quasimodo ! » 5 Pourtant, aucun d’entre eux n’avait jamais entendu parler de Victor Hugo. Mais le nom de Quasimodo était si bien trouvé qu’il suffisait de l’entendre pour comprendre. On ne m’appela plus autrement. (Amélie Nothomb : Atentat) 10 Réponses : 1. De ces deux incipits, on trouve plus d’informations dans le premier texte. On y présente un cadre spatio-temporel bien précis. Surtout le lieu y est décrit en détail. Il est probable qu’on connaît déjà le dénouement parce qu’on apprend que l’un des personnages « va mourir violemment dans vingt-deux jours ». Les personnages sont aussi décrits avec une précision satisfaisante. On reçoit des informations sur leurs vêtements et leur comportement. On sait même que l’un d’eux a peur. Cependant, du point de vue de l’information, le texte n’est pas un exemple extrême. Certains auteurs, comme Balzac ou Zola, donnent au lecteur beaucoup plus d’informations. Par contre, le deuxième texte qui commence par « La première fois que je me vis dans un miroir, je ris » met en scène le personnage dont l’identité est cachée. La seule information qu’on trouve dans l’extrait porte sur sa laideur et qu’il en est devenu conscient à l’âge de six ans. Au lieu d’apporter des réponses, cet incipit incite le lecteur à se poser des questions. Qu’est-ce qui le rend laid ? Sa laideur est-elle vraiment aussi grave ? Voire, est-il vraiment laid ? Le lieu et le temps ne sont pas mentionnés. Cependant, il existe des textes où l’on reçoit encore moins d’informations. Les deux textes ne représentent pas des cas extrêmes sur l’axe de l’information, mais ils se placent clairement dans les camps opposés. Le placement sur le deuxième axe concernant la dramatisation est plus difficile à établir. De cette perspective les deux incipits ne représentent pas des cas extrêmes non plus. Le premier 55 introduit dans l’action qui peut être importante du point de vue du développement de l’histoire, même si elle semble être très statique : la description des personnages quand ils « paraissent au fond du boulevard » arrête l’action déclenchée par le troisième mot du récit, le verbe d’action paraître. Toutefois, la rencontre des deux personnages est déjà un élément de l’action, et la dramatisation est immédiate. Par contre, dans le deuxième texte, la première phrase, semble introduire une action, par le verbe voir. Toutefois, ce verbe s’inscrit dans un contexte où l’on évoque la laideur. Le début ne contribue aucunement, ou très peu, au développement de l’action. L’action du personnage n’existe pas et la dramatisation est alors retardée. Prenant en considération le placement des textes sur les deux axes, on peut déduire que le premier représente un exemple d’incipit progressif et le deuxième d’incipit suspensif, avec le placement suivant : dramatisation retardée dramatisation immédiate Echenoz saturation informative statique raréfacion informative suspensif dynamique progressif Nothomb Exercices 1. Mettez les exemples suivants dans le tableau ci-dessus, en les comparant entre eux et justifiant le choix. 1 Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. 2 Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. 56 3 Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l’écoute. 4 Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras. 5 Je suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pour l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois à divers petits voyages, que j’abrégeais autant qu’il m’était possible. 6 Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même – de la chair d’homme. 7 La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s’étendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. 8 Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peutêtre hier. 2. Essayez d’identifier les extraits et de faire des hypothèses sur deux d’entre eux. Réponses : 1. Denis Diderot – Jacques le Fateliste, 2. Gustave Flaubert – Madame Bovary, 3. Louis-Ferdinand Céline – Voyage au bout de la nuit, 4. Raymond Radiguet – Le Diable au corps, 5. Prévost – Manon Lescaut, 6. André Malraux – La Condition humaine, 7. Stendhal – Le Rouge et le noir, 8. Abert Camus – L’Etranger. 57