L' existentialisme Littérature et philosophie Pour Alain Cauchie, qui existe © L'Harmattan, 2001 ISBN : 2-7475-0527-8 Gilles VANNIER L'existentialisme Littérature et philosophie L'Harmattan L'Harmattan Inc. L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris FRANCE 55, rue Saint-Jacques Montréal (Oc) CANADA H2Y 1K9 Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE Du même auteur: Histoire de la littérature française après 1945, Bordas, 1988 (rééditée en 2000 chez Larousse) Alfred de Vigny: Servitude et grandeur militaires, édition commentée et annotée, Hachette, Livre de Poche, 1988 André Malraux: La Condition humaine, édition commentée et annotée, Larousse, collection des "Grands Classiques", 1989 Paul Verlaine ou l'Enfance de l'art, Champ Vallon, collection "champ poétique", 1993 Précis de littérature française, (en collaboration avec Daniel Bergez, Christiane Lauvergnat-Gagnière, Anne Paupert et Yves Stalloni). Parties XIXe et XXe siècles. Dunod,1995 . Présentation Sans avoir de loin l'envergure de Voltaire, de Victor Hugo, de Picasso ou de Tolstoï par exemple, Sartre et Camus, tant par leurs prises de position que par la qualité de leurs ouvrages, restent des personnalités marquantes. Les deux noms sont regroupés sous le terme existentialisme par Gabriel Marcel dès 1943. Sartre le reprend à son compte quand il proclame en 1945 que "l'existentialisme est un humanisme". Camus se montre plus prudent. Mais le mot, adopté par le grand public, a connu une vogue considérable, bien qu'il n'y eût jamais d'école existentialiste. Plus tard, un autre terme, celui de structuralisme, retint l'attention sans avoir le même retentissement. Un certain nombre de thèmes, communs à des écrivains contemporains, permet de regrouper des artistes et des auteurs (Jean Anouilh, Albert() Giacometti, Henri Michaux, Les Frères Jacques, Juliette Gréco) supposés hanter des lieux du quartier de Saint- Germain-des-Prés devenus légendaires: le Tabou, la Rose Rouge, le Café de Flore, les Deux Magots. En fait, l'existentialisme est autant un mouvement, une philosophie, qui a des devanciers dans l'histoire de la pensée, qu'une mode, c'est-àdire l'incarnation moderne et datée de tout un ensemble de réflexions et de sensibilités qui ont trouvé à s'exprimer à un moment précis de notre histoire. Comment cette histoire fut possible, comment elle s'est achevée et pourquoi, comment elle maintient sa source vive aujourd'hui, c'est ce que nous tenterons de déterminer dans les pages qui suivent. Le mot "existentialisme" fut d'abord une étiquette collée sur les livres de Jean-Paul Sartre, de Simone de Beauvoir, de Maurice Merleau-Ponty, pour désigner le sentiment de l'absurde illustré par l'Etranger de Camus, la trompette de Boris Vian et les nuits folles de Saint-Germain-des-Prés. Les philosophes de l'existence prétendent combler, pour la plupart, le fossé qui sépare la littérature, la philosophie et la politique. Sartre et Camus sont des dramaturges: leurs pièces expriment, à l'égal de leurs oeuvres philosophiques, le tragique et l'angoisse de la condition humaine. Le thème de l'absurde, chez Camus, se dévoile aussi bien dans le roman, l'essai ou le drame. La contingence, chez Sartre, est l'objet d'une réflexion qui marque La Nausée comme L'Etre et le Néant. De plus, si les deux écrivains se sont liés d'amitié un temps, ils vont se séparer de bonne heure et entrer plus tard en conflit à l'occasion de la publication de L'Homme révolté (1951), Sartre se rapprochant de plus en plus du communisme dont il était en fait devenu l'otage, Camus y étant de plus en plus réfractaire. A l'origine, l'existentialisme est une philosophie qui a des devanciers célèbres préoccupés de décrire l'existence humaine dans toute sa richesse et toute sa complexité. Face aux "exténuements de l'idéalisme et les grossières machineries du réalisme traditionnel" (Jean Beaufret), on en appelle à Kierkegaard, à Husserl et à Heidegger, qu'on vient tout juste de découvrir avec autant d'enthousiasme que de précipitation. Au terme des années de guerre et d'occupation, Sartre déclara dans la revue Action en novembre 1944: "chacun de mes actes met en jeu le sens du monde et la place de l'homme dans l'univers". Sartre, qui avait lu vers 1938 Qu'est ce que la métaphysique? de Martin Heidegger, dont la traduction par Henry Corbin lui parut être alors "un événement historique" providentiel (Carnets de la drôle de guerre), aspirait, comme beaucoup d'autres à cette époque, à un humanisme nouveau et à une philosophie vivante, comme la voulaient Karl Jaspers par exemple, afin de fonder une morale. Le fait vécu a la préférence sur l'abstraction. En déclarant, à la page 483 de L'Etre et le Néant que "l'existence précède l'essence", Sartre invente une formule en forme de slogan qui fit fureur dans le Paris de 1945-1946, mais qui, même si elle prétend s'adresser à Leibniz, n'est pas une authentique thèse métaphysique. "En proclamant cette priorité, explique François Vezin, Sartre n'avait même pas l'intention de s'attaquer sérieusement (comme le fera, par exemple, Etienne Gilson) au problème de l'existence. Cette phrase n'était qu'un coup de poing sur la table, presque un cri de guerre (...). Ce - 6 n'est qu'une formule et elle compte plus par ce qu'elle rejette que par ce qu'elle affirme. Il y a en elle un appel à enterrer la philosophie traditionnelle — qu'on suppose devoir s'écrouler sitôt que le primat de l'essence lui sera retiré...". A propos de l'existentialisme, H. Arendt évoque l'époque où il semblait devenu manifeste "que les vieilles questions métaphysiques étaient dépourvues de sens, l'homme moderne s'apercevant qu'il vivait à présent dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n'étaient même pas capables de poser les questions adéquates" (La Crise de la culture, p. 18). C'est que l'existentialisme vit sur un bon nombre de malentendus. Il fut longtemps honni: dans une lettre adressée à Jean Wahl en 1937, K. Jaspers, reprenant ce néologisme créé en Allemagne vers 1925, écrivait: "l'existentialisme est la mort de la philosophie de l'existence". Pour le public français, le terme d'existentialisme évoque assez vaguement le climat d'une époque plutôt qu'un ensemble de pensées cohérentes. Mais il ne dessine aucune orientation précise dans le champ de l'ontologie, de la pensée morale ou politique, de la culture ou de la religion. L'existentialisme n'a pas eu de postérité. Sartre, créateur de la revue Les Temps modernes en 1945 réunit autour de lui des écrivains aussi divers que Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Michel Leiris, Jean Paulhan, Alfred de Towarnicki, André Masson ou Boris Vian. Politiquement, les oeuvres de Sartre, de Simone de Beauvoir, de Camus, publiées avant 1945, sont neutres et indifférentes. Mais, parce qu'elles montraient une certaine sympathie pour la Résistance, plus par attirance affective que par conviction et action réelles, les oeuvres existentialistes sont à la recherche d'un nouvel humanisme qui devient, selon le mot d'Emmanuel Mounier, 1"'espoir des désespérés". Depuis le Moyen Age, la distinction de l'essence et de l'existence traverse de part en part la philosophie, de manière thématisée ou de manière cachée. Elle la pénètre de la façon la plus intime; elle est à chaque fois au coeur même de la parole philosophique; elle est devenue une structure fondamentale de la métaphysique; pas seulement une pièce doctrinale, mais un événement tout à fait 7 propre à l'"histoire de l'être" (Heidegger). Dès lors, avant d'aborder l'étude de l'ceuvre des auteurs dits existentialistes, il est nécessaire de revenir en un large panorama sur ce qui a mis en valeur le terme même d'existence, sans lequel, bien entendu, l'existentialisme ne saurait avoir le moindre sens. 8 PREMIERE PARTIE: LES AVENTURES DE L'EXISTENCE Jean Paul Sartre écrit dans L'Existentialisme est un humanisme: "L'existence précède l'essence" (p.21). Heidegger lui répond — indirectement — dans la Lettre sur l'Humanisme: "le renversement d'une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique" (p.71). En effet, la classique opposition de l'essence et de l'existence dans la métaphysique reste de bout en bout impensée par elle. La métaphysique dans son histoire dit l'existence à chaque fois de manière différente, mais toujours à partir de la même origine et toujours en rapport avec sa visée de l'être dans ses époques successives. - I. Platon I.1. L'aléthéia On traduit habituellement alétheia par vérité, en référence au latin veritas qui ne rend pas justice à la profondeur sémantique du terme grec. Pour réactiver sous la "vérité" le sens premier d'aléthéia il faut se dégager de la vérité cartésienne comme certitude du sujet fondé sur une vérité pensée comme adéquation de la chose et de l'intellect, qui nous vient elle-même du premier virage platonicien par lequelle l'eidos prend le pas sur l'aléthéia. La vérité devient alors l'adéquation à 1"idée". Aléthéia est un mot formé d'un a privatif et de léthéia, de la même famille que Léthé qu'on traduit habituellement par "oubli" (voir le § 44 b de Etre et Temps). Le sens originel de la vérité serait donc le non-oubli. Or, dit Jean Beaufret, Léthé est "le retrait où s'abrite en s'y réservant ce qui, apparaissant, sort du retrait, sans que jamais pourtant le non-retrait de l'apparition cesse de garder en elle la possibilité omniprésente de son propre retrait" (Dialogue avec Heidegger, I, p.59). L'aléthéia est la sortie du retrait qui, comme le fait de se cacher, régit pour les Grecs toutes les autres façons par lesquelles les choses sont présentes. Le a privatif d'aléthéia apparaît dans son caractère privatif. Mais priver n'est pas nier car la privation est positive. Aléthéia dit la privation du retrait, comme on peut être "privé de dessert": dans un cas comme dans l'autre, ce dont on est privé se montre, est présent dans son absence, parce que l'absence est une modalité de la présence. C'est, justement parce qu'il ne se montre pas dans l'Aléthéia que le retrait se montre à son maximum. Heidegger traduit Aléthéia par Unverborgenheit, c'est-à-dire l'état de non-retrait ou, comme dit Jean Beaufret, "ouvert sans retrait". 1.2. Le logos et l'eidos Le lieu de I'aléthéia est le logos. D'une part, c'est dans le logos, c'est-à-dire dans l'énoncé, qu'on dit la vérité. D'autre part, et plus radicalement, le logos ne peut avoir lieu que sur fond d'ouverture sans retrait. Ce n'est que sur fond d'aléthéia que quelque chose est dicible. L'aléthéia est donc le lieu de séjour de l'homme, qui est à la fois ouvert à l'ouverture et ouvert dans celle-ci. L'aléthéia, mode de dévoilement de l'étant dans sa phénoménalité, et lieu de séjour de l'homme, est toujours et d'abord comprise par les Grecs à partir du legein. Cette aléthéia, cette mise hors retrait, cette éclosion que nomme le verbe phuein, prend le visage d'un surcroît de présence, d'une surabondance de présence qui dicte à l'homme un comportement en rapport à un tel afflux. Ce comportement, c'est l'étonnement (Thaumazein, Théétète 155 d). Il s'agit d'éduquer le regard à voir et à regarder en face ce qui resplendit le plus, à tel point que cela nous aveugle et se rend invisible: telle est le propre de l'idée. L'eidos, c'est pour Platon to aléstaton: ce qui se dévoile le plus. C'est ce qu'il y a de solide et de sain dans l'étant. Dès lors, cet arbre que voici n'a d'être que par l'idée d'arbre, il est "la copie qui dégénère toujours de la vivacité de l'original" (Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, chapitre I, § 4). Il est alors un mé on, c'est-à-dire un étant sur le mode de la privation. L'eidos, ce qui se dévoile au maximum, n'est 12 possible que sur fond d'aléthéia. L'étant originairement aléthes est maintenant compris comme eidolon et n'a d'apparaître que sur fond d'autre chose qui est radicalement coupé de lui. Malgré la "participation" dont parleront plutôt les néo-platoniciens, et la "réminiscence" (Ménon 81a-85e et Phédon 72a-77a), le "monde sensible" se sépare du "monde intelligible", mais ne brille que grâce à lui. L'eidos donne visage à la chose, elle est l'invisible qui rend visible, ce "rendre visible" n'étant possible que sur fond d'ouverture sans retrait: aléthéia. l'ousia L'idée platonicienne correspond à ce que les Grecs nommaient ousia. Dans le langage courant, ousia veut dire "bien au soleil", "avoir", "patrimoine" (Platon, Théétète 144 c; Aristote, Ethique à Nicomaque 1120 a 1). Le mot est un substantif formé sur le participe présent du verbe einai être — tout comme le latin essentia est formé à partir d'esse: ousia est le substantif de ce dont être est la désignation verbale. Du langage courant, "ce qui a de l'être", ousia passe au sens philosophique de "ce qu'est en propre ce qui est". Heidegger traduit dans Qu'est ce que la philosophie (p. 24) ousia par Seiendheit en se référant au livre Z de la Métaphysique (1028 b 4). Pour Heidegger, l'être de l'étant réside dans la Seiendheit, dans l'ousia que Platon détermine comme idéa. Mais, ne se contentant pas de traduire ousia par Seiendheit, le philosophe allemand la rend par Anwesendheit qui désigne le propre de l'Anwesen, l'arrivée à la présence, l'entrée en présence. L'étantité de l'étant, l'ousia de l'on, c'est la présence du présent lui-même puisque l'étant, to on, et le phénomène, to phainoménon, disent la même chose. To phainoménon, c'est ce qui se manifeste, donc ce — - qui est présent. 13 Il) Aristote 11.1. L'energeia Chez Aristote, l'eidos devient la morphé (forme) d'un tode ti (quelque chose) en mouvement et repos. La ulé (matière), c'est alors le "de quoi" pour la morphé, par exemple le bois pour l'eidos lit. Le passage du bois au lit — de la ulé à la morphé — ayant lieu par la kinésis (mouvement), jusqu'à ce que le lit soit pleinement lui-même, une entelecheia. Le bois lui-même est "dynamiquement" le lit, c'està-dire selon la dunamis (puissance). Pour Aristote, entelecheia et energeia (en acte) sont synonymes; elles nomment toutes deux le repos de l'oeuvre dans sa plénitude, repos au sens où Heidegger le définit dans CHEMINS qui ne mènent nulle part, ("L'origine de l'oeuvre d'art", p.52 ) comme "condensation intime de mouvement, donc suprême motilité". Tout est mouvement infini Les phusei onta, les étants de la nature, ne sont plus pleinement eux-mêmes que comme kinoumena, c'est-à-dire comme étants régis par la kinésis, elle-même définie comme energeia (le fait d'être toujours en oeuvre). L'étant est étantement étant parce qu'il est régi par l'energeia. 11.2. ti et oti La différence entre Platon et Aristote se situe au niveau de ce qui sépare fixité et mouvement, cette coupure faisant écho à la séparation bien tranchée qu'institue Platon entre le monde des "idées" et celui des "idoles". Ce retour se traduit pour Aristote par le déplacement de l'accent mis par Platon sur ce qu'Aristote appelle le ti de la chose — son quid dira le latin — qui réside pour Platon dans l'eidos, vers sur ce qui est premier pour Aristote: Pot', le quod, c'est-à-dire le fait que cette chose avant tout est. La différence entre la question H estin — qu'est-ce que? — et l'affirmation oti estin — que c'est — a lieu sur le estin. Elle est à l'origine, bien que d'une manière lointaine, de la différence entre existentia et essentia. 14 III) Existentia et essentia 1. Essentia "La distinction qui est entre l'essence et l'existence est bien connue de tout le monde", écrit Descartes dans ses Réponses aux troisièmes objections (Ed. Garnier, T. II, p.625). Elle recoupe, en fait, le distingo que fait Aristote entre la question ti estin et l'affirmation oti es tin; l'oti étant "plus que la moitié du tout", le Iode ti, le "ceci que voici", prend le pas sur l'eidos. La doctrine chrétienne de la création exaspère la distinction aristotélicienne entre le ti et l'oti. Essence vient du latin essentia, néologisme que Sénèque dans une lettre à Lucilius (ad Lucilius, 58,6) éprouve comme indispensable pour rendre ce que dit le grec ousia. C'est à la suite de Cicéron que Sénèque forge le mot. L'essentia est le propre de ce qui est, de l'ens, comme ousia est le propre de to on. Mais, dans le passage du monde grec au monde latin, essentia parle le langage du nom, et non pas le langage du verbe comme ousia. L'ousia dit l'entrée en présence et s'entend sous le mode de la phusis, éclosion dévoilante qui elle-même se retire comme éclosion (aléthéia). Au contaire, l'essentia désigne, dès le début, ce qui est second pour Aristote et premier pour Platon: l'eidos, le ti de la chose. Ainsi, quand Saint-Augustin dit de Dieu qu'il est summa essentia, il le détermine à partir de l'agathon (Bien) et du theion (Divin) de Platon qui est "l'idée des idées", ce à quoi tout fait référence. L'essentia comprend l'ousia dans son acception platonicienne, idéa, mais transcrite dans le monde latin. "Dieu est summa essentia" signifie que l'étant suprême est l'étance suprême. Dieu prend la place de l'idée des idées". Il n'y aura qu'un pas à faire pour que Dieu soit l'être de l'étant, puisqu'il est déjà cause de l'étant. L'essence désigne donc en français le propre d'une chose qui est, ou, si l'on veut, sa nature (natura). 15 H I. 2. Existentia Existence, mot rare dans la langue française jusqu'au XVIIe siècle, a, tout comme le verbe exister, sa présence attestée dès le XlVe siècle. La racine est le latin existentia, dérivé de existere. On trouve déjà dans Saint-Thomas d'Aquin le verbe existere au sens d'exister, mais le plus souvent Saint-Thomas d'Aquin dit pour l'existence ipsum esse. Le mot existentia se trouve néanmoins chez Chalcidius et chez Marcus Victorinus dès le Ne siècle. En français contemporain, exister dit à la fois le fait d'être (et parle donc le langage de la réalité) et le fait de vivre, ce dernier sens étant manifestement plus récent et ayant une résonance temporelle qui sera au coeur de ce qu'entendra Kierkegaard par existence. Existere ou plutôt exsistere se décompose en ex et sistere, de sisto dont le participe passé est status, de la racine stare: être debout. Exsistere veut donc dire se - tenir ex, se dresser, c'est-à-dire se tenir en sortie par rapport à son origine. Exister signifie aussi en latin se manifester, se montrer; ainsi Cicéron dit: "Timeo ne existam crudelior": je crains de me montrer trop sévère. La racine est la même ici que celle du sistere de existere: stare, être debout, du grec sténai, infinitif aoriste d'istémi, placer debout, du sanscrit stha, auquel s'apparente aussi le verbe allemand stehen, le verbe polonais stac, le français statue, etc. Pour Heidegger, existastai veut dire sortir de l'être, ne pas être, puisque le propre de l'être est la permanence et la stabilité exprimées par la phusis et l'ousia. Se servir du mot existence pour désigner l'être atteste "l'aliénation à l'égard de l'être et à l'égard d'une interprétation qui à l'origine était puissante et nette" (Introduction à la métaphysique, p.74). 16 1113.L'onto-théologie La métaphysique est déterminée à partir d'Aristote comme ontothéologie. L'ontologie et la théologie sont, en effet, d'une certaine façon mêlées dès le monde grec. Ontologie est le nom de ce qui s'occupe de "l'être en tant qu'être", c'est-à-dire la métaphysique. Par ailleurs, ce n'est qu'à partir de l'être interprété comme idéa qu'il peut y avoir une théologie dont le propre est de penser le dieu comme "cause" de l'étant. L'onto-théologie caractérise donc la pensée de l'étant dans son être qui prend, comme être à son sommet, l'autre nom de Divin. La métaphysique est alors la pensée de l'étant dans son être, c'est-à-dire de la manière dont il est étantement étant, son être étant la propriété commune de l'étant et le sommet de tout. L'onto-théologie est ainsi pour Heidegger la structure fondamentale de la métaphysique. Avec la latinisation se fonde pour la métaphysique la visée de l'étant comme réel qui restera de règle pour l'entente postérieure de l'étantité de l'étant. Là se transforment les concepts clés de la métaphysique. L'essence est entendue comme possibilitas et l'existence comme actualitas. Exister veut dire alors "être réellement". De même, la vérité devient adéquation de la chose à l'intellect: à l'intellect divin, dans un premier temps, et, dans un deuxième temps, à l'intellect humain qui se règle sur l'intellect divin, lui-même, dira Kant, intuitus originarius. Cette nouvelle visée de la vérité, pensée par Descartes comme certitude du sujet, est ellemême pensée, bien qu'à travers un écran latin, à partir de l'idéa platonicienne. 17 IV) Descartes Pour Descartes, élève des Jésuites de la Flèche disciples de Suarez, et contre Saint-Thomas, l'essence et l'existence ne sont pas à proprement parler des modes d'être différents d'une même chose, mais des attributs qu'on donne à la chose, c'est-à-dire des points de vue sur la chose. Descartes distingue dans l'être deux "modes" (modi essendi): l'essence et l'existence. Le philosophe français pense ici sur la base de seize siècles de christianisme durant lesquels se fit une longue symbiose de la philosophie et de la foi chrétienne. Ce qui s'est développé et a mûri, c'est un formidable appétit de certitude qui procède de la sotériologie chrétienne. La vie humaine se trouve dominée de part en part par la question: comment s'assurer du salut? Avec Descartes, l'homme comme sujet devient le point archimédique de l'univers. Tout part, en effet, de la phrase: "cogito ergo sum", je pense donc je suis. Ici, "je pense donc je suis" veut dire "je pense donc j'existe". Dès lors, exister marque, en tout premier lieu, le subjectum par excellence qu'est l'ego. A partir de l'ego se détermine tout exister, même celui de Dieu. Dieu et l'homme sont alors dans une espèce de concurrence: d'un côté Dieu donne l'exister à l'étant, de l'autre côté c'est à l'homme qu'il échoit de déterminer l'exister de l'étant, c'est-à-dire la réalité du réel. Les attributs de Dieu passent de Dieu à l'homme comme sujet. Dieu, qui détenait l'actualitas, semble donner à l'homme son pouvoir qui devient alors perception et représentation en tant qu'actes de conscience. Si ces actes ne sont pas créateurs d'étants, ils sont créateurs de la présence de l'étant. L'étant devient, dans son fond, représentation et c'est dans l'ego que se fonde sa réalité; non pas certes sa réalité "matérielle", mais sa réalité pour l'homme. Tout comme l'existence était pour la théologie chrétienne essentielle à Dieu, elle est chez Descartes essentielle à l'homme. L'homme est ce qui existe par excellence et qui par là même détermine l'existence de son "en face" qu'est le monde. Descartes, riche malgré qu'il en ait de toute la tradition scolastique, distingue, comme allant de soi, l'existence de l'essence. 18 Mais il donne un autre statut à l'être de l'étant et par là un autre site à l'homme qui devient le fondement dernier de l'univers. TO Kant V I. L'existence de Dieu L'homme est certain qu'il existe. Ce n'est qu'à partir de cette assertion que Dieu et le monde peuvent prendre une certaine figure. Kant se demande, dès lors, ce que veut dire précisément exister. Dans De l'unique fondement possible d'une preuve de l'existence de Dieu (1763), Kant remarque qu'il est plus radical de poser la question de l'existence tout court. L'opuscule commence par le chapitre "de l'existence en général", en allemand Vom Dasein uberhaupt. Dans le langage kantien Existentia et Dasein (être-là) sont équivalents . Exister, c'est non plus être en sortie mais beaucoup plus être-là. L'existence mérite pour Kant une définition comme la condition préalable à toute décision relative à l'existence de Dieu. Par une démarche critique, Kant, sans proposer une définition dogmatique de l'existence, va essayer, en s'appuyant sur des bases indubitables, c'est-à-dire vraies et certaines, de remonter jusqu'à l'existence de Dieu. Tout d'abord, Kant établit que pour aucune chose l'existence" n'est prédicat ou détermination. On ne doit pas dire, par exemple, "le narval est un animal existant" mais "à un certain animal marin existant conviennent les attributs dont, par la pensée, je compose le narval". On peut donc dire que le narval comme pur possible a une "existence" indépendante du narval existant. Si l'existence n'est pas un attribut, c'est qu'elle est quelque chose d'autre, ou plus exactement quelque chose de plus. C'est pourquoi "l'existence est la position absolue d'une chose, elle se distingue par là de tout attribut, lequel en tant qu'attribut n'est jamais appliqué à une autre chose que d'une manière purement relative". Et Kant poursuit: "le concept de position ou placement est absolument simple et tout à fait équivalent à l'idée d'être". Il y a donc, d'une part, l'existence comme 19 position absolue qui fait partie du domaine de la réalité et, d'autre part, le prédicat comme position relative qui fait partie du domaine de la possibilité. On trouve ici deux sens de l'être: être comme existence et être comme relation entre sujet et prédicat. Kant se différencie de ses prédécesseurs car, chez lui, l'existence n'est plus un attribut qui prend sa place dans la proposition prédicative, c'està-dire le jugement, mais un sens de l'être compris comme tel et qui ajoute quelque chose à la simple position de la copule est, comme la réalité ajoute quelque chose de plus à la simple possibilité. Ainsi, "Dieu est tout puissant" demeure nécessairement une proposition exacte, même aux yeux de l'homme qui n'admet pas l'existence de Dieu. Cette dernière ne découlant point de ses attributs, il ne faut pas dire "Dieu est existant" mais "quelque chose qui existe est Dieu". Le sujet doit être posé absolument: c'est ce qui fait la nouveauté dans le concept d'existence pour le Kant de 1763. V. 2. Entendement et sensibilité Avec la Critique de la Raison pure, il en va tout autrement. Ecrite en 1781 puis rééditée en 1787 avec quelques changements, la Critique de la Raison pure se propose de limiter les prétentions de notre raison, par exemple celle de déterminer avec certitude l'existence de Dieu. Dès lors, la question des limites de notre raison va se transformer en la question de notre possibilité de connaître notre "en face" qu'est le monde comme objet. Il s'agit ici, non pas d'une simple "théorie de la connaissance", mais, plus profondément, de la recherche d'un site possible de l'homme. La question de la validité objective de nos connaissances va prendre une allure tout à fait technique avec la question: "comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?", c'est-à-dire comment d'avance pouvons-nous connaître avec certitude quelque chose? La réponse sera: "les conditions de la possibilité de l'expérience en général sont aussi les conditions de la possibilité des objets de notre expérience". Nous ne pouvons pas connaître les choses en ellesmêmes, mais seulement les choses telles qu'elles nous apparaissent, 20