Profession 68 K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2014 Un nouveau rôle infirmier La pratique infirmière avancée: de quoi parle-t-on? La pratique infirmière avancée est très prisée à l’heure actuelle, cependant ce concept n’est pas toujours bien compris par l’ensemble des acteurs du système de santé. Cet article vise à décrire la vision de la pratique infirmière avancée qui prévaut actuellement en Suisse, ainsi qu’à illustrer les propos avec des exemples en Suisse romande. Texte: Marie-José Roulin, Patricia Borrero, Elisabete Iori / Photos: Catia Guedes Queiros; màd. La pratique infirmière avancée s’appuie sur les valeurs et les fondements des soins infirmiers, il ne s’agit pas d’une nouvelle profession, mais d’un développement de la profession infirmière qui a pour but de mieux répondre aux besoins actuels en matière de santé. Le Conseil international des infirmières (CII) définit une infirmière de pratique avancée comme «Une infirmière spécialiste/experte diplômée d’Etat ou certifiée qui a acquis les connaissances théoriques, le savoir-faire nécessaire aux prises de décisions complexes, de même que les compétences cliniques indispensables à la pratique avancée de son métier, pratique Les auteurs Marie-José Roulin, membre du comité du GIC SwissANP, directrice adjointe des soins, Hôpitaux Universitaires de Genève, chargée de cours à l’Institut Universitaire de Formation et Recherche en Soins, Université de Lausanne. Contact: [email protected] Patricia Borrero, infirmière spécialiste clinique en tabacologie, Hôpitaux Universitaires de Genève. Contact: [email protected] Elisabete Iori, infirmière clinicienne, Centre Neuchâtelois de Psychiatrie. Contact: [email protected] avancée dont les caractéristiques sont déterminées par le contexte dans lequel l’infirmière est autorisée à exercer. Une formation de base de niveau maîtrise est recommandée.»1 Pratique clinique et expertise La pratique avancée est axée sur la pratique clinique à l’interface entre l’infirmière et le patient/famille. Elle suppose une spécialisation, c’est-à-dire un élargissement des compétences et le développement d’habiletés dans un domaine spécifique des soins infirmiers tel que les soins aux personnes âgées. Il s’agit aussi d’une pratique experte, qui selon Hamric et al. (2014) ne doit pas être confondue avec la pratique experte décrite par Patricia Benner. En effet, Patricia Benner a décrit une expertise basée sur l’expérience clinique et non sur un rôle spécifique. Cette expertise de l’infirmière de pratique avancée (IPA) est dite «avancée», car elle implique non seulement une expertise pratique, mais aussi des compétences acquises lors d’études académiques post-graduées qui permettent une autonomie de pratique et de repousser les frontières professionnelles traditionnelles. Il s’agit de compétences cliniques étendues, notamment dans le domaine de l’évaluation et de la prise en soins des situations complexes, ainsi que la capacité de développer des soins basés sur des fon- dements théoriques et des données probantes. L’élargissement du champ de compétence peut se faire vers d’autres champs professionnels comme la médecine, ce qui correspond au rôle d’infirmière praticienne avancée; ou dans le champ des soins infirmiers, ce qui correspond au rôle d’infirmière spécialiste clinique ou d’infirmière clinicienne spécialisée. Toutefois, quel que soit le rôle des IPA, les compétences essentielles sont similaires et attendues de chaque IPA. Les compétences des IPA En Suisse, les différentes associations professionnelles et les institutions de formation ont conceptualisé la pratique infirmière avancée à l’aide du modèle proposé par Hamric et al. (2014). Dans 1 Conseil international des infirmières. (2002). Définition et caractéristiques des rôles des infirmières spécialistes / expertes. Disponible sur http://icn-apnetwork.org/ www.sbk-asi.ch >Pratique infirmière avancée >Expertise >Leadership K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2014 Sonja Vincent Suter est infirmière spécialiste clinique dans le domaine du VIH et titulaire d'un Master. ce modèle, la pratique infirmière avancée est centrée sur le patient et/ou la famille avec la pratique clinique directe comme compétence centrale. Cette compétence influence et détermine l’ensemble des six compétences clefs du rôle. Ces six compétences sont le coaching, la consultation, la pratique basée sur des données probantes, le leadership, la collaboration et la prise de décision éthique. Le coaching et la consultation touchent aussi bien les patients que les membres de l’équipe interdisciplinaire. Pour ce faire, les IPA se basent sur des approches qui ont fait leurs preuves et adaptées au contexte dans lequel elles exercent. Le témoignage de Patricia Borrero (lire encadré p. 70) montre bien cette nécessité pour offrir des interventions infirmières pertinentes en tabacologie auprès de la personne avec une maladie coronarienne en milieu hospitalier ou pour développer de nouvelles offres de soins. «Les six compétences clefs de l’IPA sont le coaching, la consultation, la pratique basée sur des données probantes, le leadership, la collaboration et la prise de décision éthique.» Le développement de pratiques basées sur des données probantes est probablement la compétence la plus reconnue chez les IPA. Elle se traduit notamment dans la rédaction de protocoles de soins, dans l’élaboration de standards de bonnes pratiques ou dans l’animation de projets de développement des soins. Les IPA créent des ponts entre théorierecherche et pratique en synthétisant les résultats de recherche pour les cliniciens. Elles favorisent l’adoption des innovations dans les milieux de pratique par un travail quotidien de proximité, dans le cadre des formations continues ou de colloques, comme l’illustre le témoignage d’Elisabete Iori (lire encadré p. 71). Des travaux récents au Canada et en Irlande montrent que les IPA avec une formation académique post-grade favorisent l’introduction de pratiques basées sur des données probantes dans les services de soins (Killpatrick et al., 2013; Gerrish et al., 2012). En effet, les IPA avec un master sont bien outillées pour analyser les résultats de recherche 69 Profession 70 K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2014 pertinents au milieu de soins concernés et plus crédibles que leurs collègues sans formation universitaire. Une réelle plus-value Patricia Borrero «J’accompagne le changement» J’ai commencé il y a 28 ans ma carrière d’infirmière et depuis 1999, j’occupe un poste d’infirmière spécialiste clinique en tabacologie. Après plusieurs formations, j’ai souhaité approfondir mes compétences dans le domaine infirmier avec un master en sciences infirmières. En lien avec mon champ d’expertise, je fais des consultations auprès des patients fumeurs qui souhaitent profiter de leur hospitalisation pour arrêter de fumer. Mon rôle est aussi de sensibiliser les équipes de soins à saisir cette opportunité qu’est l’hospitalisation pour offrir au patient un soin de prévention. J’anime également des sessions sur le tabagisme auprès de groupes de patients en psychiatrie et dans le programme de réadaptation cardiovasculaire. Je mets en place des formations-actions adaptées aux demandes du terrain comme la prise en charge du patient fumeur en orthopédie, où le tabagisme du patient a des conséquences sur le processus de cicatrisation et la consolidation osseuse. Travail interdisciplinaire Au niveau institutionnel, j’exerce la présidence du Groupe Tabac ou Santé des HUG, ce qui m’amène à travailler en interdisciplinarité avec des architectes, des agents de sécurité, le service de communication, des médecins, des infirmières, le service de médecine du personnel, le service d’exploitation, la direction et le réseau externe. Une vision transversale et institutionnelle est donc indispensable pour cette mission, où j’ai pu développer des compétences en gestion de projet et comme agent de changement. Par exemple, j’ai constitué, avec le groupe tabac, un dossier basé sur des données probantes qui a permis à la direction de l’établissement de prendre des mesures de protection contre le tabagisme passif. Je constate que le regard des interlocuteurs change lorsque l’infirmière se positionne avec des données solides, contribuant ainsi à un changement culturel de la perception des infirmières comme des partenaires crédibles au niveau scientifique. De nouveaux outils Le Master en sciences infirmières m’a permis d’acquérir des outils pour critiquer une recherche et pouvoir appliquer ses résultats en tenant compte du contexte. Ainsi, une étude menée au sein des HUG a montré que la prise en charge systématique du patient fumeur coronarien hospitalisé était plus efficace qu’une prise en charge à la demande. Cette nouvelle donnée renvoyait l’équipe soignante à un problème éthique: n’allait-on pas ôter au patient son libre arbitre? Les compétences acquises dans les cours d’éthique au Master m’ont permis d’accompagner l’équipe dans cette réflexion. Hormis mon champ d’expertise, j’ai de nouveaux mandats comme l’enseignement de la pratique infirmière basée sur des données probantes ou l’animation de journal-clubs sur des articles scientifiques. La connaissance des fondements de la discipline infirmière me permet de travailler avec l’équipe de soins sur le contenu de cette future consultation: sur quelles valeurs vontelles fonder la consultation infirmière? Quelles compétences doivent-elles développer pour répondre aux besoins de cette population, souvent âgée, qui souffre d’une maladie chronique asymptomatique? Quels indicateurs seraient pertinents pour évaluer cette consultation? Le leadership clinique et professionnel est l’une des compétences clefs des IPA. Au niveau micro, les IPA peuvent, grâce à leur expertise, aider les équipes de soins à développer la réflexion autour des situations de soins et à choisir les soins optimaux pour un patient donné. Au niveau meso, les IPA sont des agents de changements qui œuvrent en interdisciplinarité pour transformer les systèmes de soins, afin de mieux répondre aux besoins de santé des individus et de leur famille. Au niveau macro, elles sont actives dans la politique sanitaire et professionnelle pour défendre les intérêts des bénéficiaires et des infirmières. Au niveau éthique, les IPA facilitent les échanges autour de questions éthiques en utilisant des modèles basés sur des principes éthiques. Elles vont aussi au-delà en développant une éthique préventive pour prévenir les dilemmes et la détresse morale chez les soignants. Par exemple, en initiant une réflexion en équipe interdisciplinaire aboutissant à une stratégie d’équipe autour du retrait thérapeutique, comme l’illustre le travail réalisé par Valérie Gardaz (2011). Il existe de nombreux travaux qui exposent la plus-value et les résultats pour les patients et leurs familles de la pratique infirmière avancée (Newhouse et al., 2011, Donald et al., 2013). Ils sont cependant essentiellement centrés sur le rôle d’infirmière praticienne et comparent les résultats des IPA avec ceux des médecins. Il existe peu de travaux sur les résultats pour les patients liés à la présence d’une IPA dans un rôle d’infirmière spécialiste clinique. Finalement, il est parfois difficile d’identifier qu’une IPA est l’initiatrice et le leader d’un projet d’innovation. La pratique infirmière avancée en Suisse En Suisse, il y avait environ 400 infirmières formées au niveau master à la fin 2013. Les résultats d’un questionnaire, envoyé à l’ensemble des infirmières titulaires d’un master en sciences infirmières en 2013, montrent qu’environ 51% de ces infirmières occupent un poste d’IPA et 69% sont employées dans des institutions de soins2. Il est intéres- K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2014 sant de relever que la majorité des IPA sont employées dans des hôpitaux de soins somatiques et 27% dans le domaine de l’oncologie. Par contre, seules 3% des IPA interrogées sont actives dans les soins à domicile, alors que c’est un secteur de soins en pleine expansion. Plusieurs institutions de soins ont développé des cahiers des charges pour les IPA, où énoncé des visions du rôle. Les IPA sont souvent appelées à occuper des postes d’infirmières spécialistes cliniques, ou d’infirmières cliniciennes spécialisées, et font évoluer ces fonctions. Cependant, on retrouve aussi en Suisse des IPA avec des profils d’infirmières praticiennes qui effectuent des actes médicaux définis, adaptent les ordonnances, prescrivent et interprètent des tests diagnostiques (voir l’article Bögli, Staudacher et Ziegler dans la partie allemande de Soins infirmiers 1/2014). Il s’agit à l’heure actuelle de délégation de tâches médicales qui sont le fruit d’un accord individuel entre le médecin répondant et l’IPA. En effet, il n’existe pas de bases légales dans ce domaine en Suisse ni de financement prévu via les DRG pour les soins aigus ou de l’ordonnance sur les prestations des soins (OPAS). Un modèle à développer La pratique infirmière avancée se développe actuellement en Suisse, c’est pourquoi il devient important de définir un cadre législatif permettant de clarifier les conditions d’obtention du titre d’infirmière de pratique avancée pour garantir la qualité des prestations et protéger les patients. D’autre part, l’ASI demande un registre professionnel actif distinct pour ces professionnelles, car les IPA disposent de davantage de compétences et il y a donc un risque plus important en cas de mauvaise pratique. Finalement, un groupe d’intérêts communs (Swiss ANP) s’est même constitué au sein de l’ASI dans le but de promouvoir la pratique avancée et d’offrir une communauté de pratique aux IPA. Au niveau conceptuel, le modèle de pratique avancée d’Hamric a été développé aux Etats-Unis et certains éléments sont peu adaptés à la Suisse. Il est donc probable qu’un modèle Suisse se développe ces prochaines années. 2 Association Suisse des infirmièrs et infirmiers (2013). Masterumfrage 2013. Disponible sur http://swiss-anp.ch/w/media/Akutelles/2013_ 05_20_Masterumfrage_2013_Bericht_4S_final.pdf Elisabete Iori «Je dois faire ma place» J’ai obtenu ma licence en soins infirmiers au Portugal en 2007 et un master en sciences infirmières en 2013. Après une expérience de 4 ans comme infirmière en EMS, suivie de deux ans en psycho-gériatrie aiguë, je suis employée, depuis janvier 2014, comme infirmière clinicienne au sein du Centre Neuchâtelois de Psychiatrie. Je travaille auprès d’équipes en charge de patients âgés avec des affections psychiatriques en milieu hospitalier, EMS, hôpital de jour et consultation ambulatoire. Développer les pratiques Dans mes nouvelles fonctions, je suis active sur plusieurs projets de développement des pratiques. Je collabore actuellement à la révision du système d’infirmier référent dans une équipe de soins pour rechercher des pistes de solution, afin que ce mode de dispensation des soins soit plus efficient. J’ai identifié les besoins et les difficultés de l’équipe, puis, en collaboration avec les responsables des soins, proposé un autre mode d’organisation. J’anime une fois par mois une séance d’analyse de la pratique, dont l’objectif est de réfléchir autour de situations de soins perçues comme problématiques par les soignants. C’est une opportunité de développer une approche réflexi- ve chez les soignants tout en intégrant des données issues de la recherche. Finalement, je développe aussi des sessions de formation continue à l’intention de l’ensemble du personnel des soins de mon institution sur des thématiques comme les soins et l’accompagnement de la personne démente ou l’examen clinique de l’aîné. Je suis la première avec un master en sciences infirmières dans mon institution et je dois faire ma place. Mes partenaires, aussi bien les soignants que le corps médical, sont curieux et découvrent ce nouveau rôle. Dans l’ensemble, il est bien accepté et je commence à être perçue comme une ressource par tous. Cependant à l’heure actuelle, je développe surtout des pratiques de soins indirects, il me reste à développer ma pratique clinique directement auprès des patients pour pleinement occuper mon rôle d’IPA. Références Donald F., Martin-Misener R., Carter N., Donald EE., Kaasalainen S., Wickson-Griffiths A., Lloyd M., Akhtar-Danesh N., DiCenso A. (2013). A systematic review of the effectiveness of advanced practice nurses in longterm care. J Adv Nurs. 69(10): 2148–61. Gardaz V, Doll S, Ricou B. (2011). Accompagnement de fin de vie aux soins intensifs. Rev Med Suisse. 7: 2440–3. Gerrish K, Nolan M, McDonnell A, Tod A, Kirshbaum M, Guillaume L. (2012). Factors influencing advanced practice nurses’ ability to promote evidence-based practice among frontline nurses. Worldviews Evid Based Nurs. 9(1): 30–9. Hamric A. B., Hanson C. M., Tracy M. F., & O’Grady E. T. (2014). Advanced Practice Nursing: An Integrative Approach. (5e ed.) Elsevier Health Sciences. Kilpatrick K., DiCenso A., Briant-Lukosius D., Ritchie D., Martin-Misener R., Carter N. (2013). Practice patterns and perceived impact of clinical nurse specialist roles in Canada: Results of a national survey. Int. J. Nurs. Stud. 50(11): 1524–36. Newhouse R.P., Stanik-Hutt J., White K.M., Johantgen M., Bass E.B., Zangaro G., Weiner J. (2011). Advanced Practice Nurse Outcomes 1990–2008: a systematic review. Nursing Economics, 29(5), 230–250. 71