2 - Livret - La philosophie de la Renaissance

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DIXIÈME SUJET
RABELAIS ET LA SATIRE PHILOSOPHIQUE
Quand Utopia rencontre Carnaval
Mais parce que, selon le sage Salomon,
sapience n’entre point en âme malivole,
et science sans conscience n’est que ruine de l’âme,
il te convient servir, aimer et craindre Dieu.
Gargantua
I
PRÉSENTATION
1 - François Rabelais, humaniste, médecin et fondateur de l’humanisme terrestre
2 - Un auteur de la Renaissance française
3 - L’époque de Rabelais, la France de François 1er
4 - Une vie souvent légendarisée de manière gargantuesque et pantagruelique
5 - La tentation de reconstruire Rabelais d’après Gargantua et Pantagruel
II
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES (1494 ?-1553)
1 - Sa naissance près de Chinon en Touraine
2 - Son placement vers 9 ou 10 ans dans une abbaye de Seuilly
3 - Vers 1510, novice au couvant franciscain de la Baumette, puis à celui de Fontenay-le-Comte
4 - Il reçoit les ordres vers 1520
5 - 1521-1524, il se passionne pour l’humanisme, sa rencontre avec Guillame Budé
6 - En 1524, la Sorbonne ordonne qu’on lui retire ses livres grecs
7 - En 1525, il passe chez les bénédictins et devient secrétaire de Geoffroy d’Estissac
8 - Vers 1528, il prend l'habit de prêtre séculier pour se rendre dans diverses universités
9 - À Paris, il fait des études de médecine et a femme et enfants
10 - En 1530, il s’inscrit à la faculté de Montpellier
11 - En 1532, il s’installe à Lyon et est nommé médecin de l'Hôtel-Dieu
12 - À partir de 1532, le début de sa carrière d’écrivain avec la publication de Pantagruel
13 - Ses voyages à Rome entre en 1534 et 1535-1536, sous la protection de Jean Du Bellay
14 - En 1536, il repasse par Montpellier et devient un des médecins les plus célèbres de son temps
15 - En 1545, il obtient un privilège royal de François Ier pour ses livres
16 - En 1546, séjour à Metz où il devient médecin de la ville après la publication du Tiers Livre
17 - En 1547, séjour parisien auprès de Jean du Bellay après la mort de François 1er
18 - En 1547, son troisieme voyage à Rome
19 - En 1550, privilège du roi pour l’édition de ses œuvres
20 - En 1551, le cardinal Du Bellay lui fait attribuer la cure de St-Martin de Meudon
21 - En 1552, parution du Quart Livre, immédiatement condamné par le Parlement
22 - Sa mort à Paris en 1553
III
SON ŒUVRE
1 - L’œuvre littéraire de Rabelais : 5 livres ou 1 livre ?
2 - Une œuvre à la fois burlesque, satirique et critique, entre conte et parodie
3 - Une œuvre à la confluence de la culture populaire et savante
4 - Oeuvre sérieuse ou œuvre pour rire ? Rire d’abord, même des choses sérieures à l’occasion
5 - Ses œuvres principales : le cycle Gargantua-Pantagruel
A - Pantagruel : Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé
Pantagruel, Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant Gargantua (1532)
B - Gargantua : La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, fils de
Grandgousier (1534)
C - Le Tiers Livre des faicts et dicts héroïques du noble Pantagruel (1546)
D - Le Quart Livre (1548-1552)
E - Le Cinquième et dernier livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel (1564)
6 - Ouvrages mineurs : éditions savantes médicales et œuvres littéraires secondaires
7 - Son ouvrage principal : le Pantagruel
8 - L’abbaye de Thélème, anti-abbaye et abbaye utopique humaniste
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IV
PRINCIPALES THÈSES DE LA PENSÉE DE RABELAIS
1 - Ni libre penseur, ni incroyant, ni athée, mais un esprit libre de son époque
2 - En philosophie, un humaniste érasmien éclectique
3 - En religion, un représentant de l’évangélisme érasmien critiquant le fonctionnement de l’église
4 - Ce qui va expliquer ses démélés avec l’église catholique et les protestants
5 - Un tenant de l’éducation humaniste érasmienne, dont le programme d’étude de Pantagruel est
le modèle
6 - En politique, les positions classiques de l’érasmisme
7 - L’attention au corps et à un certain naturisme, Rabelais est bien médecin
8 - Le rabelaisianisme, un humanisme terrestre, un humanisme de la corporalité et du plaisir
V
CONCLUSION
1 - Le fondateur d’un nouvel humanisme, l’humanisme terrestre venant compléter les précédants
2 - La philosophisation du rire et la désacralisation de la philosophie
3 - Sa réception à la Renaissance, une grande audience
4 - Une descendance triple : philosophique, littéraire et festive
5 - L’humanisme terrestre, intégré aujourd’hui dans l’humanisme moderne classique
ORA ET LABORA
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Document 1 : Portrait anonyme de François Rabelais (1483?-1559).
Document 2 : Aquarelle anonyme de l’Hôtel-Dieu de Lyon et le pont de la Guillotière à la fin du XVIIIe
siècle, où enseigna Rabelais.
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Document 3 : Portraits de relations de François Rabelais. À gauche, son ami médecin de la faculté de
Montpellier, Guillaume Rondelet. À droite, Guillaume Budé (1467-1540). En bas à gauche, son premier
protecteur, Geoffroy d’Estissac. À droite, son deuxième protecteur le cardinal Jean du Bellay.
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Document 4 : À gauche, frontispice de l’édition de Pantagruel à Lyon 1532 (BNF, réserve des livres rares).
À droite, celle de Gargantua, de 1534.
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Document 5 : Pantagruel raconte les prouesses du fils de Gargantua ; ayant reçu une éducation humaniste,
le géant exécute maints exploits avec son ami Panurge. Après avoir évoqué sa naissance et sa généalogie,
Rabelais décrit le tour de France de son héros, Puis Pantagruel étudie à Paris : la lettre de Gargantua
illustre les ambitions intellectuelles de l'époque.
Mais, encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eût adonné tout son
étude (1) à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique et que mon labeur
et étude correspondît très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu
peux bien entendre, le temps n'était tant idoine (2) ni commode ès lettres comme est de
présent, et n'avais copie (3) de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore
ténébreux et sentant l'infélicité et calamité des Goths (4) qui avaient mis à destruction
toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge
rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la
première classe des petits grimauds (5), qui (6), en mon âge viril étais (non à tort) réputé
le plus savant dudit siècle.
Ce que je ne dis par jactance vaine, encore que je le puisse louablement faire en
t'écrivant, comme tu as l'autorité de Marc Tulle en son livre de Vieillesse, et la sentence
de Plutarque au livre intitulé Comment on se put louer sans envie, mais pour te donner
affection de plus haut tendre.
Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans
laquelle c'est honte qu'une personne se dise savant ; hébraïque, chaldaïque, latine. Les
impressions (7) tant élégantes et correctes, en usance (8), qui ont été inventées de mon
âge par inspiration divine, comme, à contre-fil (9), l'artillerie par suggestion diabolique.
Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies (10)
très amples, qu'il m'est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien (11)
n'était telle commodité d'étude qu'on y voit maintenant ; et ne se faudra plus dorénavant
trouver en place ni en compagnie, qui (12) ne sera bien expoli (13) en l'officine de
Minerve (14) . Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers(15), les palefreniers de
maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps.
Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne
doctrine. Tant y a (16) qu'en l'âge où je suis, j'ai été contraint d'apprendre les lettres
grecques, lesquelles je n'avais contemné (17) comme Caton, mais je n'avais eu loisir de
comprendre (18) en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de
Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités
d'Atheneus, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu mon créateur m'appeler et commander
issir (19) de cette terre.
Par quoi (20), mon fils, je t'admoneste (21) qu'emploies ta jeunesse à bien profiter en
étude et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon (22), dont l'un (23) par
vives et vocales (24) instructions, l'autre (25) par louables exemples, te peut endoctriner.
J'entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement, premièrement la grecque,
comme le veut Quintilien, secondement la latine, et puis l'hébraïque pour les saintes
lettres, et le chaldaïque et arabique pareillement, et que tu formes ton style, quant à la
grecque, à l'imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron, qu'il n'y ait histoire que tu ne
tiennes en mémoire présente (26), à quoi t'aidera la cosmographie (27) de ceux qui en
ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique (28), je t'en donnai
quelque goût quand rit étais encore petit, en l'âge de cinq à six ans ; poursuis le reste, et
d'astronomie saches-en tous les canons (29). Laisse-moi l'astrologie divinatrice et l'art de
Lullius (30) comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par coeur les
beaux textes et me les conféres (31) avec philosophie.
Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t'y adonnes curieusement
(32), qu'il n'y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les
oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et fructices (33) des forêts, toutes les herbes de
la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et
Midi, rien ne te soit inconnu.
Puis, soigneusement revisite (34) les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans
contemner les talmudistes et cabalistes(35), et par fréquentes anatomies (36) acquierstoi parfaite connaissance de l'autre monde qui est l'homme. Et par (37) quelques heures
du jour commence à visiter (38) les saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau
Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme (39),
que je voie un abîme de science, car dorénavant que (40) deviens homme et te fais
grand, il te faudra issir de cette tranquillité et repos d'étude et apprendre la chevalerie et
les armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en tous leurs affaires contre les
assauts des malfaisants. Et veux que, de bref (41), tu essaies combien tu as profité, ce
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que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions (42) en tout savoir, publiquement,
envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme
ailleurs.
Mais parce que, selon le sage Salomon (43), sapience (44) n'entre point en âme malivole
(45), et science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te convient servir, aimer et
craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de
charité, être à lui adjoint, en sorte que jamais n'en sois désemparé (46), par péché. Aie
suspects (47) les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité (48) car cette vie est
transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes
prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis les compagnies de
gens esquels tu ne veux point ressembler, et, les grâces que Dieu t'a données, icelles
(49) ne reçois en vain. Et quand tu reconnaîtras que auras tout le savoir de par-delà (50)
acquis, retourne vers moi afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir.
Mon fils, la paix et grâce de Notre-Seigneur soit avec toi, amen.
D'Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars.
Ton père,
Gargantua
François Rabelais
Pantagruel, Chapitre VIII
Éditions Petits Classiques Larousse
(1) consacré tout son zèle - (2) apte - ( 3) abondance - (4) les gens du Moyen Âge, les
barbares - (5) écoliers des petites classes - (6) moi qui - (7) ouvrages imprimés - (8)
(sont) en usage - (9) à l'opposé - (10) bibliothèques - (11) Papinien : juriste romain - (12)
si on - (13) poli, perfectionné - (14) dans l'atelier de Minerve (déesse de la sagesse) (15) soldats irréguliers réputés vivre de pillage - (16) à tel point - (17) méprisées ; Caton
avait refusé d'apprendre le grec par Fidélité à Rome - (18) d'étudier dans leur ensemble (19) sortir - (20) c'est pourquoi - (21) je t'engage - (22) nom grec signifiant «savant» (23) Épistémon - (24) orales - (25) Paris - (26) présente à la mémoire - (27) géographie (28) Les lois de composition musicale sont analogues aux lois mathématiques - (29)
règles - (30) l'alchimie, à laquelle s'est intéressé l'Espagnol Raymond Lulle, au XIIIè
siècle - (31) compares - (32) soigneusement - (33) petits arbres - (34) étudie souvent (35) médecins juifs, très renommés qui se fondent sur deux ouvrages fondamentaux le
Talmud et la Cabbale - (33) dissections - (37) pendant - (38) examiner - (39) bref - (40)
maintenant que - (41) rapidement - (42) soutenant des conclusions de thèses sur toute
question - (43) citation du Livre de la sagesse de Salomon - (44) sagesse - (45)
malveillante - (46) sépare - (47) considère comme suspects - (48) ne te consacre pas à
des choses vaines - (49) celles-ci - (50) de là-bas, de Pari
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Document 6 : Prologue au Gargantua.
Buveurs très illustrés, Alcibiades, au dialogue de Platon intitulé le Banquet, louant son
précepteur Socrates, sans controverse prince (1) des philosophes, entre autres paroles le
dit être semblable ès (2) Silènes. Silènes étaient jadis petites boîtes, telles que voyons de
présent ès (3) boutiques des apothicaires, peintes au-dessus de figures joyeuses et
frivoles, comme de harpies satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs
volants, cerfs limonniers et autres telles peintures contrefaites à plaisir. Pour exciter le
monde à rire (quel (4) fut Silène, maître du bon Bacchus) ; mais au dedans l'on réservait
les fines drogues, comme baume, ambre gris, amomon (5), musc, civette, pierreries et
autres choses précieuses. Tel disait être Socrates, parce que, le voyant au-dehors et
l'estimant par l'extérieure apparence, n'en eussiez donné un coupeau 6) d'oignon tant laid
il était de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage
d'un fol (7) simple en mœurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune [...], inepte(8) à
tous offices de la république (9) toujours riant, toujours buvant d'autant à un chacun (10)
toujours se guabelant (11), toujours dissimulant son divin savoir ; mais, ouvrant cette
boîte, eussiez au-dedans trouvé une céleste et impréciable (12) drogue : entendement
plus que humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobresse(13) non pareille,
contentement certain, assurance parfaite, déprisement (14) incroyable de tout ce
pourquoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.
À quel propos, en (15) votre avis, tend ce prélude et coup d'essai ? Pour autant que (16)
vous, les bons disciples et quelques autres fols de séjour (17), lisant les Joyeux titres
d'aucuns (18) livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte (19)
Des Pois au lard cum commento (19) etc., jugez trop facilement n'être au-dedans traité
que moqueries, folâtreries et menteries joyeuses : vu que l'enseigne extérieure (c'est le
titre), sans plus avant enquérir (20) est communément reçue à dérision et gaudisserle
(21) . Mais par (22) telle légèreté ne convient estimer les œuvres des humains : car vousmêmes dites que l'habit ne fait pas le moine et tel est vêtu de cape espagnole qui en son
courage nullement affiert à l'Espagne. C'est pourquoi faut ouvrir le livre et soigneusement
peser ce qui est déduit (24), lors connaîtrez que la drogue dedans contenue est bien
d'autre valeur que ne promettait la boîte. C'est-à-dire que les matières ici traitées ne sont
tant folâtres comme le titre au-dessus prétendait.
François Rabelais
Gargantua, Prologue
(1) premier - (2) aux - (3) dans les - (4) ainsi - (5) gingembre - (6) morceau - (7) fou - (8)
inapte - (9) l'État - (10) autant que chacun des autres - (11) se moquant - (12)
inappréciable - (13) sobriété - (14) indifférence pour - (15) à - (16) parce que - (17) fous
d'oisiveté - (18) certains - (19) ouvrages probablement imaginaires (20) sans chercher
plus loin - (21) plaisanterie - (22) avec - (23) ne convient à l'Espagne - (24) raconté.
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Document 7 : Le début du Gargantua est consacré à la naissance et à la petite enfance de Gargantua.
Rabelais en vient ensuite à l’enseignement que Garganua reçoit à Paris. Celui-ci est dans un premier temps
soumis à l’autorité de précepteurs qui lui donnent une éducation “à l’ancienne”, c’est-à-dire inspirée de celle
qu’on recevait dans les écoles médiévales.
Il dispensait donc son temps de telle façon que, ordinairement, il s’éveillait entre huit et
neuf heures, fût jour ou non (1), ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques (2),
alléguants ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere (3). Puis se gambayait,
penadait, et paillardait parmi (4) le lit quelque temps, pour mieux esbaudir (5) ses esprits
animaux (6), et s’habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue
robe de grosse frise (7), fourrée de renards ; après se peignait du peigne d’Almain (8),
c’était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement
peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.
Puis fientait, pissait, rendait sa gorge (9), rotait, pétait, baîllait, crachait, toussait,
sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et
mauvais air : belles tripes frites, beles carbonnades (10), beaux jambons, belles
cabirotades (11), et force soupes de prime (12). Ponocrates lui remontrait que tant
soudain ne devait repaître(13) au partir du lit, sans avoir premièrement fait quelque
exercice. Gargantua répondit :
“Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours parmi le lit
devant que me lever. N’est-ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisait par la conseil de
son médecin juif, et vécut jusques à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres
m’y ont accoutumé, disants que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant y buvaient
les premiers (14). Je me trouve fort bien, et n’en dîne que mieux. Et me disait maître
Tubal, qui fut premier de sa licence à Paris, que ce n’est tout l’avantage de courir bien tôt,
mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est-ce la santé totale de notre humanité
boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin ; unde versus (15) :
Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur.”
Après avoir bien à point déjeuné, allait à l’église, et lui portait-on, dedans un grand panier,
un gros bréviaire empantouflé (16), pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin,
poi plus poi moins(17), onze quintaux six livres. Là oyait(18) vingt et six ou trente messes.
Cependant venait son diseur d’heures en place(19) empaletoqué comme une dupe(20),
et très bien antidoté son haleine à force sirop vignolat(21). Avec icelui marmonnait toutes
ces kyrielles(22), et tant curieusement(23) les épluchait qu’il n’en tombait un seul grain en
terre. Au partir de l’église, on lui amenait, sur une traîne(24) à bœufs, un farat de
patenôtres de Saint-Claude(25) aussi grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet, et,
se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, en disait plus que seize ermites.
Puis étudiait quelque méchante demie heure, les yeux assis dessus son livre : mais,
comme dit le Comique(26), son âme était en la cuisine.
François Rabelais
Gargantua, CH. XXI
Éditions Petits Classiques Larousse
(1) selon qu’il faisait jour ou non - (2) il s’agit de ses précepteurs de la Sorbonne,
hommes d’Église - (3) C’est pour vous vanité de vos levant le jour (verset du Psaume
CXXVII, détourné de son sens) - (4) dans - (5) animer - (6) éléments porteurs de
l’énergie vitale - (7) laine - (8) jeu de mots sur le nom d’un théologien du début du XVIe
siècle, Jacques Almain - (9) vomissait - (10) grillages de viande - (11) grillades de
chevreau - (12) tranches de pain trempées dans du bouillon et que l’on mangeait, dans
les communautés religieuses, à prime (6 heures du matin) - (13) manger - (14) par
conséquent ils étaient les premiers à y boire - (15) “d’où les vers” - (16) enveloppé dans
un sac comme dans une pantoufle - (17) plus ou moins - (18) entendait - (19) lecteur en
titre du livre de prières - (20) enveloppé comme une huppe - (21) ayant modifié son
haleine en buvant du vin - (22) longue suite ininterrompue, ici de prières dites avec un
chapelet - (23) soigneusement - (24) sorte de char - (25) tas de chapelets ; SaintClaude : la localité était connue pour ses bois travaillés - (26) Térence, auteur de
comédies latines
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Document 8 :
Comment était réglé le mode de vie des Thélémites
Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur
volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient,
mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul
ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé
Gargantua. Et leur règlement se limitait à cette clause :
FAIS CE QUE TU VOUDRAS
parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, conversant en bonne société, ont
naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à
agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand ils sont affaiblis et asservis par une vile
sujétion ou une contrainte, ils utilisent ce noble penchant, par lequel ils aspiraient
librement à la vertu, pour se défaire du joug de la servitude et pour lui échapper, car nous
entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu'on nous refuse.
Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d'efforts pour faire tous ce qu'ils voyaient plaire à un
seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : «buvons», tous buvaient ; si on disait: «jouons»,
tous jouaient ; si on disait: «allons nous ébattre aux champs», tous y allaient. Si c'était
pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées, avec leur
fier palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un
émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ou aucune d'entre eux qui ne sût lire,
écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et s'en servir
pour composer en vers aussi bien qu'en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux,
si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes
les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si
mignonnes, moins désagréables, plus habiles de leurs doigts à tirer l'aiguille et à
s'adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là.
Pour ces raisons, quand le temps était venu pour un des membres de l'abbaye d’en sortir,
soit à la demande de ses parents, soit pour d'autres motifs, il emmenait avec lui une des
dames, celle qui l'avait choisi pour chevalier servant, et on les mariait ensemble. Et s'ils
avaient bien vécu à Thélème dans le dévouement et l'amitié, ils cultivaient encore mieux
ces vertus dans le mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours
qu'aux premiers temps de leurs noces.
Gargantua, CH. LVII (langue modernisée)
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Document 9 : L'abbaye de Thélème évoque par son architecture plus un château de la Renaissance, tel
Chambord, qu’un monastère médiéval. Rabealis se serait inspiré de l’architercture du chateau de Bonnivet,
à Vendeuvre-du-Poitou dans le département de la Vienne à une vingtaine de kilometres de Poitiers. C’était
un chateau de style Renaissance construit en 1516 et 1525 par un proche de François 1er, Guillaume
Gouffier. Ce fut le projet le plus ambitieux de la première Renaissance française, précédant le château de
Chambord. Il mesurait 98 mètres de longueur et 30 mètres de hauteur (voir gravure ci-dessous). Il se
composait d'une façade encadrée de deux tours d'angle. une de ses particularité était qu’avoir à peu près au
centre du corps de logis un escalier en vis qui était logé dans une cage ouverte sur les deux grandes
façades par des baies en plein cintre qui formaient une sorte de cabinet à claire-voie. Ce château fut
malheureusement détruit peu avant la révolution en 1788.
Gravure imaginaire de l’abbaye de Thélème.
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Document 10 : Le rire de Rabelais, le rire rabelaisien, plonge ses racines dans une culture populaire
médiévale, qui bien qu'imprégnée de religion et hantée par la mort, n'hésitait pas à tourner les choses les
plus sérieuses en dérision.
À l'opposé du rire, le sérieux médiéval était imprégné intérieurement par des éléments de
peur, de faiblesse, de docilité, de résignation, de mensonge, d'hypocrisie, ou au contraire
de violence, d'intimidation, de menaces, d'interdits. Dans la bouche du pouvoir, le sérieux
visait à intimider, exigeait et interdisait; dans celle des sujets, par contre, il tremblait, se
soumettait, louangeait, bénissait. C'est la raison pour laquelle il suscitait la méfiance du
peuple. C'était le ton officiel, et on le traitait comme on le faisait pour tout ce qui était
officiel. Le sérieux opprimait, terrorisait, enchaînait ; il mentait et biaisait ; il était avare et
maigre. Sur les places publiques, pendant les fêtes, devant une table bien garnie, on
jetait bas le ton sérieux comme un masque, et on entendait alors une autre vérité qui
s'exprimait sous la forme comique, par des plaisanteries, des obscénités, des
grossièretés, des parodies, des pastiches, etc. Toutes les peurs, tous les mensonges se
dissipaient devant le triomphe du principe matériel et corporel. [...].
L'homme du Moyen Âge était parfaitement capable de concilier la présence pieuse à la
messe officielle et la parodie du culte officiel sur la place publique. La confiance dont
jouissait la vérité burlesque, celle «du monde à l'envers», était compatible avec une
sincère loyauté. La joyeuse vérité proférée sur le monde, et fondée sur la confiance dans
la matière et dans les forces matérielles et spirituelles de l'homme que devait proclamer
la Renaissance, s'affirmait de manière spontanée au Moyen Âge dans les images
matérielles, corporelles et utopiques de la culture populaire, tandis que la conscience des
individus était loin de pouvoir s'affranchir du sérieux qui commandait la peur et la
faiblesse. La liberté offerte par le rire n'était souvent pour eux qu'un luxe permis
seulement en période de fête.
Ainsi, la méfiance vis-à-vis du ton sérieux et la foi en la vérité du rire étaient spontanées.
On comprenait que le rire ne dissimulait jamais la violence, qu'il n'édifiait aucun bûcher,
que l'hypocrisie et là duperie ne riaient jamais, mais au contraire revêtaient le masque du
sérieux, que le rire ne forgeait pas de dogmes et ne pouvait être autoritaire, qu'il était
signe non point de peur, mais de conscience de la force, qu'il était apparenté à l'acte
d'amour, à la naissance, à la rénovation, à la fécondité, à l'abondance, au manger et au
boire, à l'immortalité terrestre du peuple, qu'enfin il était lié à l'avenir, au nouveau à qui il
déblayait la voie. C'est pour cette raison que, spontanément, on se défiait du sérieux et
on ajoutait foi au rire de la fête.
Mikhail Bakhtine
L'Œuvre de François Rabelais, «Rabelais et l'histoire du rire», NRF Gall. 1970
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Document 11 : Depuis 1921, buste de François Rabelais dans le Jardin des plantes de Montpellier. Cette
œuvre du sculpteur Jacques Villeneuve a été inauguré le 21 octobre 1921 à l'occasion des fêtes marquant le
VIIème centenaire de la Faculté de médecine de Montpellier. Noter à droite de la statue, un rajout : un
faluchard statufié le salue de la main.
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Document 12 : Dans la Faluche, créée en 1888, l'hommage à Rabelais est toujours présent dans leur serment.
Le Serment du Faluchard
Devant Bacchus, dieu du vin
Gambrinus, héros du houblon,
François Rabelais, notre illustre prédécesseur
Et les Anciens, ici présents,
Je jure :
Reconnaissance à mes parrains et marraines,
Respect pour le savoir qu'ils me prodiguent
De porter la faluche avec la foi des traditions
Et de mettre mes talents au service
De ceux qui n'en ont pas,
Aussi bien à la faculté
Que dans les soirées estudiantines.
D'apprécier selon mes compétences
Et avec correction la dive bouteille,
De faire profiter les futurs faluchards
Du savoir hérité des Anciens,
Que ceux-ci m'accordent leur estime
Et le titre de digne faluchard
Si je suis fidèle à mes promesses
Que je sois recouvert d'opprobres
Et méprisé de mes semblables
Si j'y manque.
Document 13 : Dans les Dialogues philosophiques de 1765, Voltaire mettra en scène une rencontre
imaginaire entre Lucien, Érasme et Rabelais, où trois écrivains satiriques confrontent les accueils reçus à
leur époque. Preuve s’il en est de l’importance de la référence rabelaisienne dans la tradition philosophique
française. Voltaire, dans une certaine mesure reprendra en partie cette tradition de la satire philosophique,
un peu comme Swift en Angleterre.
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES
LUCIEN, ÉRASME ET RABELAIS DANS LES CHAMPS-ÉLYSÉES
LUCIEN fit, il y a quelque temps, connaissance avec Érasme, malgré sa répugnance
pour tout ce qui venait des frontières d’Allemagne. Il ne croyait pas qu’un Grec dût
s’abaisser à parler avec un Batave ; mais ce Batave lui ayant paru un mort de bonne
compagnie, ils eurent ensemble cet entretien :
LUCIEN. — Vous avez donc fait dans un pays barbare le même métier que je faisais
dans le pays le plus poli de la terre ; vous vous êtes moqué de tout ?
ÉRASME. — Hélas ! je l’aurais bien voulu ; c’eût été une grande consolation pour un
pauvre théologien tel que je l’étais ; mais je ne pouvais prendre les mêmes libertés que
vous avez prises.
LUCIEN. — Cela m’étonne : les hommes aiment assez qu’on leur montre leurs sottises
en général, pourvu qu’on ne désigne personne en particulier ; chacun applique alors à
son voisin ses propres ridicules, et tous les hommes rient aux dépens les uns des autres.
N’en était-il donc pas de même chez vos contemporains ?
ÉRASME. — Il y avait une énorme différence entre les gens ridicules de votre temps et
ceux du mien : vous n’aviez affaire qu’à des dieux qu’on jouait sur le théâtre, et à des
philosophes qui avaient encore moins de crédit que les dieux ; mais, moi, j’étais entouré
de fanatiques, et j’avais besoin d’une grande circonspection pour n’être pas brûlé par les
uns ou assassiné par les autres.
LUCIEN. — Comment pouviez-vous rire dans cette alternative ?
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ÉRASME. — Aussi je ne riais guère ; et je passai pour être beaucoup plus plaisant que je
ne l’étais : on me crut fort gai et fort ingénieux, parce qu’alors tout le monde était triste.
On s’occupait profondément d’idées creuses qui rendaient les hommes atrabilaires. Celui
qui pensait qu’un corps peut être en deux endroits à la fois était près d’égorger celui qui
expliquait la même chose d’une manière différente. Il y avait bien pis ; un homme de mon
état qui n’eût point pris de parti entre ces deux factions eût passé pour un monstre.
LUCIEN. — Voilà d’étranges hommes que les barbares avec qui vous viviez ! De mon
temps, les Gètes et les Massagètes étaient plus doux et plus raisonnables. Et quelle était
donc votre profession dans l’horrible pays que vous habitiez ?
ÉRASME. — J’étais moine hollandais.
LUCIEN. — Moine ! quelle est cette profession-là ?
ÉRASME. — C’est celle de n’en avoir aucune, de s’engager par un serment inviolable à
être inutile au genre humain, à être absurde et esclave, et à vivre aux dépens d’autrui.
LUCIEN. — Voilà un bien vilain métier ! Comment avec tant d’esprit aviez-vous pu
embrasser un état qui déshonore la nature humaine ? Passe encore pour vivre aux
dépens d’autrui : mais faire vœu de n’avoir pas le sens commun et de perdre sa liberté !
ÉRASME. — C’est qu’étant fort jeune, et n’ayant ni parents ni amis, je me laissai séduire
par des gueux qui cherchaient à augmenter le nombre de leurs semblables.
LUCIEN. — Quoi ! il y avait beaucoup d’hommes de cette espèce ?
ÉRASME. — Ils étaient en Europe environ six à sept cent mille.
LUCIEN. — Juste ciel ! le monde est donc devenu bien sot et bien barbare depuis que je
l’ai quitté ! Horace l’avait bien dit, que tout irait en empirant : Prigeniem vitiosiorem.
ÉRASME. — Ce qui me console, c’est que tous les hommes, dans le siècle où j’ai vécu,
étaient montés au dernier échelon de la folie ; il faudra bien qu’ils en descendent, et qu’il
y en ait quelques-uns parmi eux qui retrouvent enfin un peu de raison.
LUCIEN. — C’est de quoi je doute fort. Dites-moi, je vous prie, quelles étaient les
principales folies de votre temps.
ÉRASME. — Tenez, en voici une liste que je porte toujours avec moi ; lisez.
LUCIEN. — Elle est bien longue.
Lucien lit et éclate de rire.
Rabelais survient.
RABELAIS. — Messieurs, quand on rit, je ne suis pas de trop ; de quoi s’agit-il ?
LUCIEN et ÉRASME. — D’extravagances.
RABELAIS. — Ah ! je suis votre homme.
LUCIEN, à Érasme. — Quel est cet original ?
ÉRASME. — C’est un homme qui a été plus hardi que moi et plus plaisant ; mais il n’était
que prêtre, et pouvait prendre plus de liberté que moi qui étais moine.
LUCIEN, à Rabelais. — Avais-tu fait, comme Érasme, vœu de vivre aux dépens d’autrui ?
RABELAIS. — Doublement : car j’étais prêtre et médecin. J’étais né fort sage, je devins
aussi savant qu’Érasme ; et voyant que la sagesse et la science ne menaient
communément qu’à l’hôpital ou au gibet ; voyant même que ce demi-plaisant d’Érasme
était quelquefois persécuté, je m’avisai d’être plus fou que tous mes compatriotes
ensemble ; je composai un gros livre de contes à dormir debout, rempli d’ordures, dans
lequel je tournai en ridicule toutes les superstitions, toutes les cérémonies, tout ce qu’on
révérait dans mon pays, toutes les conditions, depuis celle de roi et de grand pontife
jusqu’à celle de docteur en théologie, qui est la dernière de toutes : je dédiai mon livre à
un cardinal, et je fis rire jusqu’à ceux qui me méprisaient.
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LUCIEN. — Qu’est-ce qu’un cardinal, Érasme ?
ÉRASME. — C’est un prêtre vêtu de rouge, à qui l’on donne cent mille écus de rente
pour ne rien faire du tout.
LUCIEN. — Vous m’avouerez du moins que ces cardinaux-là étaient raisonnables. Il faut
bien que tous vos concitoyens ne fussent pas si fous que vous le dites.
ÉRASME. — Que M. Rabelais me permette de prendre la parole. Les cardinaux avaient
une autre espèce de folie, c’était celle de dominer ; et comme il est plus aisé de
subjuguer des sots que des gens d’esprit, ils voulurent assommer la raison qui
commençait à lever la tête. M. Rabelais, que vous voyez, imita le premier Brutus, qui
contrefit l’insensé pour échapper à la défiance et à la tyrannie des Tarquins.
LUCIEN. — Tout ce que vous me dites me confirme dans l’opinion qu’il valait mieux vivre
dans mon siècle que dans le vôtre. Ces cardinaux dont vous me parlez étaient donc les
maîtres du monde entier, puisqu’ils commandaient aux fous ?
RABELAIS. — Non ; il y avait un vieux fou au-dessus d’eux.
LUCIEN. — Comment s’appelait-il ?
RABELAIS. — Un papegaut. La folie de cet homme consistait à se dire infaillible, et à se
croire le maître des rois ; et il l’avait tant dit, tant répété, tant fait crier par les moines, qu’à
la fin presque toute l’Europe en fut persuadée.
LUCIEN. — Ah ! que vous l’emportez sur nous en démence ! Les fables de Jupiter, de
Neptune et de Pluton, dont je me suis tant moqué, étaient des choses respectables en
comparaison des sottises dont votre monde a été infatué. Je ne saurais comprendre
comment vous avez pu parvenir à tourner en ridicule avec sécurité des gens qui devaient
craindre le ridicule encore plus qu’une conspiration. Car enfin on ne se moque pas de
ses maîtres impunément : et j’ai été assez sage pour ne pas dire un seul mot des
empereurs romains. Quoi ! votre nation adorait un papegaut ! Vous donniez à ce
papegaut tous les ridicules imaginables, et votre nation le souffrait ! Elle était donc bien
patiente ?
RABELAIS. — Il faut que je vous apprenne ce que c’était que ma nation. C’était un
composé d’ignorance, de superstition, de bêtise, de cruauté et de plaisanterie. On
commença par faire pendre et par faire cuire tous ceux qui parlaient sérieusement contre
les papegauts et les cardinaux. Le pays des Welches, dont je suis natif, nagea dans le
sang ; mais, dès que ces exécutions étaient faites, la nation se mettait à danser, à
chanter, à faire l’amour, à boire et à rire. Je pris mes compatriotes par leur faible ; je
parlai de boire, je dis des ordures, et avec ce secret tout me fut permis. Les gens d’esprit
y entendirent finesse, et m’en surent gré ; les gens grossiers ne virent que les ordures, et
les savourèrent : tout le monde m’aima, loin de me persécuter.
LUCIEN. — Vous me donnez une grande envie de voir votre livre. N’en auriez-vous point
un exemplaire dans votre poche ? Et vous, Érasme, pourriez-vous aussi me prêter vos
facéties ?
(Ici Érasme et Rabelais donnent leurs ouvrages à Lucien, qui en lit quelques morceaux,
et, pendant qu’il lit, ces deux philosophes s’entretiennent.)
RABELAIS, à Érasme. — J’ai lu vos écrits, et vous n’avez pas lu les miens, parce que je
suis venu un peu après vous. Vous avez peut-être été trop réservé dans vos railleries, et
moi trop hardi dans les miennes ; mais à présent nous pensons tous deux de même.
Pour moi, je ris quand je vois un docteur arriver dans ce pays-ci.
ÉRASME. — Et moi je le plains ; je dis : Voilà un malheureux qui s’est fatigué toute sa vie
à se tromper, et qui ne gagne rien ici à sortir d’erreur.
RABELAIS. — Comment donc ! n’est-ce rien d’être détrompé ?
ÉRASME. — C’est peu de chose quand on ne peut plus détromper les autres. Le grand
plaisir est de montrer le chemin à ses amis qui s’égarent, et les morts ne demandent leur
chemin à personne.
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Érasme et Rabelais raisonnèrent assez longtemps. Lucien revint après avoir lu le
chapitre des Torcheculs et quelques pages de l’Éloge de la folie. Ensuite ayant rencontré
le docteur Swift, ils allèrent tous quatre souper ensemble.
Lucien, Érasme et Rabelais dans les Champs-Elysées
Dialogues philosophiques, 1765
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POUR APPROFONDIR CE SUJET, NOUS VOUS CONSEILLONS
Livres sur le contexte historique de l’époque de Rabelais
- La bataille du grec à la Renaissance, Jean-Christophe Saladin, Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2004
- La médecine à Lyon des origines à nos jours, Alain Bouchet, Éditions Hervas, 1987
- Histoire de Lyon : des origines à nos jours, André Pelletier, Jacques Rossiaud, Françoise Bayard et Pierre
Cayez, Éditions Lyonnaises d'Art et d'Histoire, Lyon, 2007
Livres sur Rabelais
- Rabelais, Gilles Henry, Perrin, 2000
- Rabelais, Guy Demerson, Fayard, 1991
- Le roman de Rabelais, Michel Ragon, Albin Michel, 1993
- Rabelais par lui-même, Manuel de Diéguez, Seuil, 1960
Livres sur la pensée de Rabelais
- Anthologie des humanistes européens de la Renaissance, Jean-Claude Margolin, Gallimard, 2007
- Le rire de Rabelais, dans Le Monde, Les Dossiers et documents littéraires, n°53, Octobre 2006
- «Un chien sans maître», Lucien Febvre et l’athéisme de Rabelais, Laurent Gerbier, Actes de la Société
chauvinoise de philosophie, 2004-II, Chauvigny, 2004
- L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Mikhaïl
Bakhtine, Paris, 1970
- Le problème de l'incroyance au xvi' siècle. La Religion de Rabelais, Lucien Febvre, Albin Michel, 1942
Livres sur la descendance de la pensée de Rabelais
- La réception de Rabelais en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Marcel De Grève, Honoré Champion, 2009
- Balzac et l'héritage de Rabelais, Michel Brix, PUF, 2002-2005
- Rabelais et Balzac, Michel Lécuyer, Éditions Les Belles lettres, 1956
Webographie
- Site du Musée Rabelais (maison natale de Rabelais) :
- http://www.musee-rabelais.fr/
- Site sur Rabelais et la Renaissance :
- http://www.renaissance-france.org/rabelais/
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