PRÉVENIR LES RUPTURES STRATÉGIQUES Du bon usage des signaux faibles ~ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-07358-6 EAN : 978229607358-6 Alexandre RAYNE PRÉVENIR LES RUPTURES STRATÉGIQUES Du bon usage des signaux faibles L'Harmattan Intelligence économique Collection dirigée par Ludovic François Déjà parus Pierre LARRAT (sous la dir.), Benchmark européen de pratiques en intelligence économique, 2008. Frédérique PERIGUüN, L'intelligence économique au service des acteurs de l'université. La question du partage de l'information sur les campus, 2008. Cet ouvrage est issu d'une thèse professionnelle dirigée par le Pr Ludovic François soutenue le 10 juin 2008 à HEC Paris dans le cadre de la Majeure Strategie Management. De nombreux entretiens ont été menés lors de ce travail, mais compte tenu de la sensibilité du sujet, nous avons choisi de ne pas publier les comptes rendus d'entretiens ainsi que l'identité des personnes interrogées. Les entretiens ont été menés auprès de professionnels de la finance appartenant à différents établissements bancaires: La Banque Postale, Le Crédit Agricole, Royal Bank of Scotland et Swisslife, ainsi que de dirigeants d'entreprises. Nous tenons tout particulièrement à remercier: Eric Bourdais de Charbonnière, Président du Directoire de Michelin, Jean-François Henin, Président Directeur Général de Maurel & Prom, Gilles Delapalme, intervenant à HEC Paris pour leur avis éclairé, amsI que M. Ludovic François, directeur de thèse, pour aVOlr aiguillé, guidé et corrigé ce travail de réflexion recherche. et de « Une intelligence, même surhumaine, ne saurait dire où l'on sera conduit, puisque l'action en marche crée sa propre route, crée pour une forte part les conditions où elle s'accomplira et défie ainsi le calcul. On poussera donc de plus en plus loin; on ne s'arrêtera, bien souvent, que devant l'imminence d'une catastrophe» Henry Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion. Préliminaire Le concept de signal faible a été introduit dans le domaine des sciences de gestion par Igor Ansoff en 1975 et plusieurs auteurs en management s'en sont saisi par la suite pour le développer et l'opérationnaliser. On trouve derrière ce terme issu des sciences dures la définition d'une information précoce et de ce fait incertaine, non vérifiable, non recoupée et dont le message ne peut être analysé avec le regard critique et le recul que l'on porte à une information à disposition de tous, comparable, familière et identifiable. Ces caractéristiques posent alors les bases du débat quant à la pertinence de ce concept, c'est-à-dire son utilité et sa capacité à fournir au manager les outils nécessaires à la construction d'un avantage concurrentiel durable dans son secteur. En effet, la détention d'une information précoce permet de développer les stratégies les mieux adaptées aux évolutions du marché en anticipant les menaces ou les opportunités dont elles sont porteuses et en adaptant ainsi la réponse à apporter, tant en termes de positionnement que d'offre produit ou encore d'orientation des politiques de recherche et développement. Cependant, quel crédit accorder à une information dont le message est incertain, fugace et non vérifiable? Faut-il vraiment le croire? Et quand bien même nous voudrions écouter ces signaux faibles, se poserait alors la question de l'opérationnalisation et de la mise en œuvre des structures adaptées à leur détection et à leur prise en compte. Ainsi, la pertinence de ce concept risque-t-elle d'être amoindrie par l'incapacité du manager ou de l'organisation tout entière à détecter et intégrer cette information au moment de la décision finale. Afin d'éclairer cette problématique, nous confronterons dans la première partie d'une part les auteurs en sciences de gestion qui reconnaissent la pertinence des signaux faibles en ce qu'ils fournissent un avantage concurrentiel important à qui les détecte et les exploite et qui plaident donc pour l'adaptation des structures de l'entreprise pour mieux les identifier et les intégrer au processus de décision, et d'autre part les auteurs issus de disciplines comme les sciences cognitives, les théories de la prise de décision ou encore la théorie des organisations qui décèlent des freins multiples à l'intégration des signaux faibles à la décision finale sous l'effet de biais psychologiques, mentaux ou organisationnels. C'est l'ensemble de ces freins que nous confronterons dans la deuxième partie à la réalité des crises financières, lieu privilégié d'apparition de signaux annonciateurs des crises, d'enchaînements prévisibles de faits qui par effet de dominos expliquent a posteriori la crise, mais aussi lieu privilégié de comportements irrationnels qui influent sur la perception et la prise en compte de l'information disponible. 14 PREVENIR LES RUPTURES STRATEGIQUES Du bon usage des signaux faibles Sommaire 17 Introduction Partie l : Discussion sur la pertinence des signaux faibles comme outils d'anticipation des ruptures stratégiques. 27 Chapitre I: L'ensemble de la littérature converge vers une prise de conscience de la puissance de ce concept et plaide pour une implémentation des structures nécessaires au sein des organisations pour en tirer partie. Chapitre Il : La pertinence 27 du concept de signal faible est à nuancer du fait de nombreux obstacles touchant aux difficultés de détection et d'interprétation mais aussi et surtout à la capacité d'intégration dans la 65 décision finale. Partie II: Crises fin an cières et signaux d'alerte: crise de 29 et de la crise des subprimes. les exemples de la Chapitre I : Les mécanismes de formation des crises financières sont récurrents et l'enchaînement des crises est annoncé par une série de signaux rationnels. 99 101 Chapitre Il : La non-détection et la non-prise en compte des signaux faibles rationnels donnent la prédominance aux signaux faibles comportementaux. 109 Conclusion 127 Introduction «L'inaperçu émet pourtant un signal faible qui, s'il est collecté et traité, est de nature à alerter l'organisation lui donnant la possibilité d'anticiper la rupture à venir» I. Cette assertion résume tout à la fois la définition et la difficulté conceptuelle des signaux faibles. En effet, si ces informations sont porteuses des ruptures à venir, ce qui en fait un matériau précieux pour construire un avantage concurrentiel, elles n'en demeurent pas moins difficiles à détecter et à analyser. Cela conduit de nombreux auteurs à travailler sur la façon d'adapter l'organisation pour lui donner les moyens de les capter. Néanmoins, il convient de mettre en exergue une série d'obstacles tout à la fois liés à l'organisation et aux individus qui nuisent à une détection et une analyse rationnelles des signaux faibles. Al L'apport de Igor Ansoff et des autres auteurs en management. Le terme de signal faible semble avoir été pour la première fois employé par un cadre de l'entreprise américaine Philips, M. W.W. Bryant. Mais c'est bel et bien à Igor Ansoff (1918-2002), professeur d'administration industrielle au Graduate School of Industrial Administration du Carnegie Institute of Technology, que l'on en doit la vulgarisation. C'est dans un article2 paru en 1975 dans la California Management Review qu'il développe ce concept et propose les premières pistes de son exploitation dans l'entreprise pour rendre le processus de veille stratégique plus pertinent et approprié aux changements de plus en plus rapides de l'environnement dans lequel elle évolue. Pour introduire cette notion, 1 Olivier Mevel, thèse en Sciences de gestion: De l'impact des signaux faibles sur la reconfiguration des processus de la chaÎne de valeur de l'organisation, l'exemple d'une centrale d'achat, décembre 2004. 2 Igor Ansoff, Managing Strategic Surprise by Response to Weak Signals, California Management Review, 1975. Igor Ansoff emprunte de nombreux exemples au domaine militaire ou géopolitique. Il cite ainsi volontiers les cas du Cheval de Troie ou de Pearl Harbor pour montrer que la surprise est un élément constitutif de la rupture et de la crise auxquelles sont confrontées les entreprises. Bien plus, avec l'exemple de la crise pétrolière de 1973, il montre que si l'événement en lui-même peut constituer une surprise, l'information pour le prévenir se trouve pourtant à disposition et parfois même en abondance. Ainsi, les grandes entreprises américaines confrontées à la crise pétrolière se sont trouvées face à une « discontinuité» majeure alors même que les informations sur les intentions des pays arabes étaient publiques et parfois même en possession des managers et présidents des firmes impliquées, par ailleurs tout à fait dotées de structures internes de veille stratégique performantes. Dès 1975 Igor Ansoff anticipe une ProDt Opportunité ./. / /' Évolution des profits Par simple / extrapolation desdonnéesp~s '.'. """ Menace Temps Figure 1 : Impact de la menace/opportunité accélération du rythme auquel les crises et les ruptures vont intervenir. C'est pourquoi il est le premier à plaider pour une réorganisation des structures de l'entreprise en faveur d'une meilleure détection et intégration des signaux faibles, notamment grâce à l'apport de la technologie moderne. Pour Ansoff, une «discontinuité stratégique» vient heurter la tendance de développement de l'entreprise, que l'on pourrait simuler par une extrapolation plus ou moins linéaire des résultats passés (concernant tout aussi bien le chiffre d'affaires que la rentabilité ou le retour sur investissement). L'impact est soudain et peut aller dans le 18 sens d'une amélioration comme d'une détérioration de la performance de l'entreprise. C'est ce qu'il représente par le schéma de la Figure 1. Celuici nous permet de dresser une première typologie de signaux faibles, entre ceux porteurs de menaces causant une crise, nuisibles à l'entreprise et ceux porteurs d'opportunités, pouvant lui donner l'occasion de renforcer son avantage concurrentiel. Cette distinction, quoiqu'évidente, n'est cependant pas sans conséquence pour l'interprétation du débat théorique que nous présenterons par la suite. D'ailleurs, Ansoff est bien conscient de cette difficulté en soulignant que bien souvent il n'est pas simple de dire a priori si la discontinuité sera une menace ou une opportunité. Igor Ansoff apporte donc la première définition des signaux faibles: « Such events are strategic surprises: sudden, urgent, unfamiliar changes in the firm's perspective which threaten either a major profit reversai or loss of a major opportunity ». Nous avons ici, résumées en une phrase, toutes les caractéristiques de ce nouveau concept qui seront par la suite reprises et étoffées par d'autres auteurs. Dans le sillage d'Igor Ansoff, plusieurs auteurs en management et sciences de gestion s'attachent à creuser et définir plus avant la notion de signaux faibles. Olivier Mevel donne une définition claire et intuitive du concept de signal faible. Pour lui, « les signaux faibles ont trait à des informations fragmentaires puisque relatives à des événements fragmentés, petits, souterrains, non redondants et non repérés et souvent négligés, pouvant cependant annoncer des grands changements économiques et »3 financiers mais aussi stratégiques. L'équipe d'Humber Lesca, au CERAG de Grenoble4 est un des principaux groupes de recherche sur le thème de la veille stratégique. Il se saisit du concept de signaux faibles, en référence à l'œuvre d'Igor Ansoff, et accentue l'orientation que ce concept porte «vers 3 Voir note p.17 4 Le Centre d'Etudes et de Recherches Appliquées à la Gestion est une unité mixte de recherche rattachée à l'Université Pierre Mendès France de Grenoble et au CNRS. L'équipe Lesca réalise des interventions dans diverses organisations afin de mener des actions de sensibilisation et de mise en place des dispositifs de veille stratégique. 19 l'anticipation et plus précisément vers l'attention portée aux éventuelles discontinuités et ruptures pouvant se produire dans l'environnement de l'entreprise »5. Pour ces chercheurs les signaux faibles ne constituent pas des connaissances « actionnables» car elles reposent sur une sensation proche de l'intuition, « intuition déclenchée par une donnée qui aura été perçue et examinée avec attention ». Le signal faible joue le rÔle de déclic à la suite duquel le manager porte son attention sur un thème ou une piste d'investigation qu'il n'avait au préalable pas intégrés à sa réflexion. L'équipe de recherche résume les caractères principaux des signaux faibles dans le tableau suivant. OUI X Incomplet X X Incertain, fiabilité possiblement faible Imprécis X Ambigu, signification apparemment faible X Utilité apparemment faible ou nulle X Anticipation (*) ? ? Intentionnalité du signal ? ? possible de la part de l'émetteur Subjectifle plus souvent X Visibilité faible, disséminée dans une multitude de données qui "font bruit", passe inaperçu X Aléatoire, flux faible, irrégulier X Non répétitive, familiarité faible ou nulle X Captation faible, noyée dans du bruit, fugace (sensation, un mot entendu, une odeur, un goût.. .) X (*): Tout signal faible n'a pas nécessairement anticipatif mais la réciproque n'est pas vraie. 5 NON Fragmentaire www.veille-strategique.eolas-services.com/vasic/signal.htm 20 un caractère