Date: dimanche 8 décembre 2013 Benjamin Beaugé ANALYSE DE PRATIQUE Stage 5B • Lieu: Chambre de Mme F, service C1 de l’hôpital Dugoujon • Date: 2 décembre 2013, 10h • Acteurs: Infirmières, Stagiaire Infirmier, la patiente Mme F. • Situation: Mme F, 89 ans est veuve, et mère de 5 filles. Elle a été diagnostiquée en 2011 avec une anémie sur adénocarcinome du cæcum. En juin 2013, elle est hospitalisée pour les mêmes raisons avec une anémie à 78g. La patiente sera alors transfusée avec 3 poches en plusieurs fois. En novembre 2013, elle sera adressée en HDJ pour une hémoglobine oscillant entre 80 et 90g. Elle sera alors transfusée avec 2 culots le 5/11. Suite à cela, elle montre des signes de surcharge en fin de transfusion avec une désaturation et une dyspnée. La patiente est mise sous diurétiques et gardée chez nous en observation. Elle est aussi sous coumadine en traitement préventif car elle possède des valves mithrale et aortique mécaniques. L’avis gériatrique est plutôt en faveur d'une prise en charge palliative. La famille ne veut toutefois pas tenir au courant la patiente de son diagnostic (cancer) et du pronostic. Elle est plutôt pour une abstention thérapeutique. Sachant cela, les infirmières du service ne peuvent pas répondre aux angoisses de la patiente, celleci demandant souvent ce qui lui arrive et pourquoi elle s’affaiblit comme ça. A la place, il lui a été prescrit du Xanax®. Elle est de plus en plus dans une posture de replis et s’amaigris beaucoup. Ce jour, je me rends dans sa chambre pour lui administrer un culot de CGR pour une anémie à 75. Elle me dit qu’elle en a marre, et qu’elle a très peur de la transfusion. En effet, la dernière qu’elle a reçue a provoqué une surcharge avec un œdème pulmonaire. J’essaye de la rassurer en disant que je reste avec elle un moment, et que je repasserai souvent pour voir comment elle va, et lui prendre ses constantes. Au moment ou elle me demande pourquoi on lui donne autant de poches de sang, je ne sais pas quoi lui répondre, et fini par lui dire qu’on ne sait pas mais que cette poche va lui redonner des forces. Je reste un moment avec elle pour discuter et essayer d’apaiser ses angoisses, elle me parle de sa jeunesse dans son pays natal, et finit par sourire en m’apprenant des mots en polonais. Elle semble un peu rassurée. % % % % 1 • Observation, étonnement: Le fait que la famille ne veuille pas que l’on parle à la patiente de son diagnostic et surtout du pronostic de ce cancer du cæcum fait que l’équipe et moi même sommes dans une relation de soin plutôt froide et distante. L’équipe étant mal à l’aise vis-à-vis de cette situation, les soins se font la plupart du temps dans la plus pure technicité, et les échanges de mots sont très brefs. En effet, les soins administrés à cette patiente sont quasi tous en rapport avec ce cancer, et l’équipe détourne toujours la conversation quand il s’agit de lui expliquer le but des traitements et des prélèvements sanguins. Je suis étonné de voir que sous prétexte de ne pas angoisser la patiente, tout le monde doit ne pas répondre aux angoisses de celle-ci. Je suis d’autant plus étonné que ces angoisses sont prises en charge de façon médicamenteuse. Tout cela ne me semble pas congruent avec les formations à l’humanitude que le personnel reçoit dans cet hôpital. • Difficultés et points à approfondir: Cette situation me met mal à l’aise et je n’ai pas su comment me comporter avec cette patiente. J’ai essayé de la réconforter en discutant avec elle un moment, mais la relation ne me semblait pas équilibrée. Je savais quelque chose qu’elle ne savait pas. J’ai eu du mal à la rassurer sachant qu’il me fallait éviter certains sujets concrets concernant sa maladie. J’ai l’impression que cette patiente offre son corps au corps médical et que celui-ci ne lui dit pas du tout ce qu’il fait avec. La patiente présente un début de maladie d’Alzheimer, ce qui complique encore un peu la situation. En effet, on ne sait pas s’il est bénéfique ou pas de tenir au courant la patiente de son diagnostic. Que fera-t-elle de cette information, sachant que l’issue est inéluctable? J’avais besoin de prendre un peu de distance avec cette situation de soin particulière. Il me fallait faire quelques recherches pour me permettre de mieux gérer à l’avenir ce type de situation, qui peut être assez fréquent en gériatrie ou dans tout autre secteur où le patient est dépendant, tel que le handicap ou la psychiatrie. 2 • Le concept de Déontologie et le code de déontologie Médicale • Selon la définition académique, la déontologie est un mot qui apparait dans la langue française en 1825 sous la plume du philosophe anglais Jeremy Bentham 1. Il est donc emprunté de l’anglais, et formé à l’aide du grec deon, deontos (devoir) et logos (science). On peut donc dire que c’est la théorie des devoirs. La morale dit ce qui est BIEN et MAL, le droit dit ce qui est PERMIS et ce qui ne l’est pas, et la déontologie dit comment SE CONDUIRE en toutes circonstances. • Ce mot définit l’ensemble des règles de bonne conduite et de morale, et est souvent utilisé dans le champ de la morale professionnelle, en particulier dans le domaine médical et paramédical. • Ainsi, selon l’Encyclopédie collaborative en ligne Wikipédia: ❖[...] Aujourd'hui la déontologie rassemble les éléments d'un discours sur les devoirs. La déontologie médicale concerne le médecin qui exerce une profession - au sens strict du terme, qui suppose une certaine autonomie de pratique et de régulation - à laquelle les lois françaises donnent depuis longtemps un monopole dans le domaine de la santé. Elle sert de référence aux instances juridictionnelles de l'Ordre des médecins, mais d'abord de guide aux médecins dans leur pratique quotidienne, au service des patients. ❖Le code de déontologie précise ainsi des dispositions réglementaires concernant un exercice professionnel. Elles sont subordonnées à d'autres textes plus importants, la Constitution et les lois ; elles doivent être compatibles avec d'autres décrets et commandent d'autres textes de moindre portée, en particulier les arrêtés. • Dans le Code de Déontologie Médicale, on retrouve: ❖Art. 35: Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. Tout au long de sa maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. [...] ❖Art. 46: Lorsqu’un patient demande à avoir accès à son dossier médical par l’intermédiaire d’un médecin, celui-ci remplit cette mission en tenant compte des seuls intérêts du patient et se récuse en cas de conflits d’intérêts. 1 BENTHAM, Jeremy. Essai sur la nomenclature et la classification des principales branches d’Art et Science. Bossange frères, 1823. 239p. 3 • Le concept de l’Humanitude • L’humanitude est un concept qui peut paraitre obscur ou alambiqué, surtout si l’on s’en tient aux définitions que l’on peut trouver ça et là: ❖Wikipédia: Capacité d’un être humain à prendre conscience de son appartenance à l’espèce humaine comme membre à part entière. • La définition du Dictionnaire de la langue française de l’Internaute nous apporte tout de même un peu plus de pistes de réflexion: ❖Prise de conscience d’un individu de son appartenance à l’ensemble de l’espèce humaine, au regard de l’ensemble des particularités propres à son espèce: habit, rire, conscience, verticalité, etc. • Pour mieux comprendre ce concept, il faut revenir à sa création. C’est un néologisme tout d’abord créé en 1980 par le suisse Freddy Klopfenstein. Ce mot est ensuite repris par Albert Jacquard, dans son ouvrage Cinq Milliards d'hommes dans un vaisseau. Ce n’est qu’en 1989 que le concept est appliqué au milieu du soin par le gériatre Lucien Mias. Enfin, en 1995, Rosette Marescotti et Yves Gineste développent ce terme en baptisant leur concept clé: «La philosophie de l’Humanitude®» 2. Elle visait à redonner à la personne âgée sa dignité lorsque celle-ci est atteinte de maladies neurodégénératives de type Alzheimer. Ce concept est donc étroitement lié au concept de bientraitance. • Selon eux, l’apprentissage de l’Humanitude nous permettrait d’amener plus facilement un patient à accepter une aide à la toilette ou encore pour le déplacement. Il s’agirait aussi de repérer les gestes qui apaisent afin de les utiliser quand cela est nécessaire, en particulier chez la personne âgée présentant ou non une démence. Ces gestes sont toutefois applicables chez tout type de patient dépendant, que ce soient les personnes souffrant de handicaps mentaux ou moteurs, ou encore des personnes souffrant de maladies psychiatriques. • Le patient est ainsi remis au cœur de la relation de soin, afin que celui-ci puisse agir au lieu de subir les soins. Cette philosophie vise donc à recréer une relation avec une personne qui perdrait la raison, et ce même si la communication se trouve fortement entravée. GINESTE, Yves et PELLISSIER Jérôme. Humanitude: Comprendre la vieillesse, prendre soin des Hommes vieux. 4 Nouvelle éd (7 mars 2007). Armand Colin. 319p. 2 • Dans leur ouvrage, Yves Gineste constate: «Les personnes âgées ne reçoivent en moyenne que 100 à 120 secondes de paroles par jour et 10 secondes de regards [...] Et encore: il s’agit de regards balayeurs, qui ne fixent pas mais réduisent au néant.» • Les 4 piliers sur lesquels repose la philosophie de l’Humanitude sont donc: ❖La Parole: le premier moyen d’entrer en contact avec un patient. Le fait que soignants et patients utilisent la parole comme moyen d’entrer en contact rappelle notre appartenance commune à l’humanité. Il est de ce fait nécessaire de parler avec le patient, de lui accorder du temps de cette façon, même si celui-ci ne répond pas. De cette façon, on fait comprendre à celui-ci qu’on le considère comme égal, comme un être humain. En pratique, le soignant doit entre autres paroles de courtoisie, annoncer et expliquer chaque geste. ❖Le Regard: Même si le patient ne peut plus communiquer verbalement, des moyens de communication non verbale existent, tel que le regard. C’est par ce même regard qu’avant même l’apprentissage du langage, le nouveau né est en mesure de communiquer avec sa mère. C’est chronologiquement notre premier moyen de communication, et il reste toute la vie bien présent, y compris chez la personne âgée. Il peut être extrêmement expressif si l’on y prête l’attention suffisante. Le soignant doit regarder le patient dans les yeux, être positionné en face de celui-ci et si possible se mettre à sa hauteur. Le regard doit s’accrocher à celui de la personne soignée et s’y arrêter le temps nécessaire afin pour que le patient sente qu’on est la pour lui, et qu’on ne fuit pas la relation. ❖Le Toucher: Dans les soins infirmiers, le toucher est souvent fait à la hâte, et se concentre pour être technique et s'exécuter avec dextérité. C’est le toucher dit «utilitaire». L’humanitude propose de remplacer ce toucher froid par un «toucher tendresse» qui serait une troisième manière d’entrer en contact avec les gens. Un toucher calme, doux et posé favorise l’estime de soi chez le patient. Celui-ci sent qu’il n’est pas «juste un malade», mais un être humain que l’on reconnait en tant que tel. Dans notre profession, le matériau de travail (la poutre pour le charpentier, le pétrin pour le boulanger) c’est un être humain au même titre que nous. ❖La Verticalité: Pour les auteurs, la verticalité est une des caractéristiques qui nous distingue des animaux. Dans la même logique que les 3 piliers précédents, il est important de préserver cette verticalité en levant chaque jour la personne. De plus, trois semaines au lit stricte peuvent suffire à rendre grabataire une personne valide par de nombreux mécanismes physiologiques. 5 • En conclusion • Ces apports m’ont conforté dans l’idée que la personne âgée, même avec un début de démence, a le droit, et c’est un devoir pour nous, de respecter sa dignité. Elle devrait avoir le droit à ce qu’on lui explique sa pathologie, et qu’on parle avec elle de la suite des événements à prévoir à court et moyen terme. Cela peut être quelque chose de dur pour la patiente, comme le craint la famille, mais je pense que c’est indispensable. De plus, ne dit-on pas souvent que l’on ne peut pas être plus terrifié que par un ennemi inconnu? La connaissance de sa pathologie et du pronostic pourrait apporter à la patiente un sentiment de maitrise qui pourrait avantageusement contribuer à apaiser ses angoisses, par rapport à l’administration de Xanax®. • D’un point de vue légal, comme nous l’avons vu plus haut, la question ne se pose même pas puisque selon l’article 35 du code de déontologie médicale inscrit au Code de Santé Publique, «le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose.». • Si l’on se focalise sur les piliers du concept de l’humanitude, on s’aperçoit que l’on peut les appliquer de façon plus approfondie dans cette situation. En effet, le fait de devoir cacher quelque chose à la patiente fait que l’on a tendance à ne pas la regarder souvent, et encore moins souvent de façon posée et sereine. De même, on ne passe pas beaucoup de temps avec elle et l’on s’en tient au minimum en ce qui concerne la communication verbale. Pour le toucher, c’est un peu la même chose. Pendant la transfusion, je me suis aperçu que je me concentrais sur le côté technique du soin, entre autre pour ne rien oublier et ne pas faire d’erreur, mais surtout pour se protéger vis à vis de cette situation délicate et de ce qu’elle nous fait vivre. • Cette expérience, agrémentée de mes recherches menées à postériori, m’a permis de savoir comment me positionner sur le plan de la relation dans mon rôle de soignant de demain, si je rencontre à nouveau une situation de ce type. En effet, il est pour moi indiscutable que le patient, quel que soit son état cognitif, a droit à l’information concernant son propre corps. L’hôpital est une structure particulière qui a tendance à influencer le comportement de la personne soignée, mais aussi des soignants. La personne soignée, dès lors qu’elle franchis le seuil de cette institution de blouses blanches, a tendance à abandonner son corps au personnel soignant. Seulement le corps humain n’est pas une voiture qu’on laisserait un ou deux jours chez le garagiste et que l’on récupèrerait fonctionnelle. Il est primordial de replacer le patient au centre du processus de soin. L’humanitude, concept vis à vis duquel j’étais assez sceptique à priori, semble finalement être un outil adapté à cette fin. 6