Lustiger était un prince de l'Église mais il n'était plus juif article de Josy Eisenberg* paru dans Le Figaro, édition des 8 et 9 septembre 2007 : Le XX siècle aura été pour le peuple juif celui des plus extrêmes contrastes. Côté cour : l'apocalypse de la Shoah, la plus ignoble et la plus sanglante hé cat ombe d'une longue histoire de persécutions et de massacres perpétrés en Occident. Côté jardin : deux événements. Tour d'abord, la renaissance d'un État juif, qui constitua pour le croyant la concrétisation d'un rêve bimillénaire: l'an prochain à Jérusalem. L'autre bonne nouvelle - une expression jadis traduite par « évangile » -, c'est le nouveau regard jeté sur les Juifs par le christianisme de l'après-Shoah ; il a donné naissance à une vaste floraison de recherches historiques et théologiques, de parutions de tous ordres, de création d'associations, à commencer par la très féconde Amitié judéo-chrétienne et sa revue Sens. Ce qui est le plus frappant dans cet ensemble de faits, et notamment dans les rencontres, c'est l'absence totale de toute polémique et un respect mutuel sans faille. Il se trouve que, dans l'euphorique évolution des rapports entre les deux communautés, le rôle joué par le cardinal Lustiger, qui se voulait chrétien sans cesser d'être juif, est totalement atypique et a créé des équivoques. Jean-Marie Lustiger fut un grand prince de l'Église. Il lui a rendu d'éminents services. Du point de vue du christianisme, sa conversion a manifestement été bénéfique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'est un point de vue qu'un rabbin peut et doit partager. Je suis, depuis longtemps, de ceux qui regardent avec tristesse et appréhension la déchristianisation de la France. Du point de vue du judaïsme, les choses sont plus compliquées. Si, selon la loi rabbinique, la conversion d'un Juif au christianisme constitue une faute grave, on pourrait cependant considérer celle du cardinal, vu tous les aspects positifs de son ministère pour la foi, comme une felix culpa. C'est sans doute ce que la communauté juive aurait pu penser si le cardinal s'était contenté purement et simplement de se convertir au christianisme. Mais c'est là que le bât blesse: il a obstinément soutenu que, ce faisant, il restait juif. Or cette prétention est tout simplement insupportable pour deux raisons majeures. La première relève du bon sens. Il n'est pas possible de se réclamer de l'identité d'un groupe lorsqu'on cesse d'en observer les règles. Surtout lorsque ce groupe proclame urbi et orbi qu'on a franchi la limite au-delà de laquelle on n'en fait plus partie. Or, sur ce point, le consensus au sein du peuple juif est sans faille, et c'est lui faire injure que de refuser d'en tenir compte. La doctrine Juive est à cet égard sans équivoque. D'un côté, elle est extrêmement ouverte. Les Juifs sont appelés dans la Torah « peuple de prêtres » (Exode. XIX, 6). Cette élection est irrévocable. C'est le concept de « sacerdos in aeternitatem » que d'ailleurs l'Église a emprunté au judaïsme pour qualifier l'irréversibilité de l'engagement de ses prêtres. Ce principe a été fixé, une fois pour toutes, par la loi rabbinique. « Un Juif, même pécheur, reste juif » Sauf, dit la loi, et c'est la limite de son champ d'appli cat ion, si ce Juif commet - qu'on me pardonne - la seule faute disqualifiante : adhérer à une autre religion. Il ne s'agit point là seulement d'un dogme mais bien plus : l'affirmation du poids des réalités historiques et psycho-sociologiques. En témoigne un arrêté célèbre de la Cour suprême de l'État d'Israël. Peu après la fin de la guerre, un Juif polonais. Daniel Rufeisen, s'était converti et était devenu prêtre sous le nom du père Daniel. Il émigra en Israël et demanda à être naturalisé israélien en vertu de la loi de Retour, arguant qu'il était juif de père et de mère. Sa demande fut rejetée, et portée devant la Cour suprême, qui proclama dans ses attendus que « la conscience collective du peuple juif considérait comme intolérable que l'on puisse encore se prétendre juif lorsqu'on est au service d'une autre religion ». On ne saurait mieux dire. La seconde raison, elle, est d'ordre purement théologique; mais elle est absolument fondamentale. Elle concerne ce qui fut pendant près de deux millénaires, outre le christianisme, la principale pierre d'achoppement entre l'Église et la synagogue. Il s'agit de ce qu'il est convenu d'appeler a la théologie de la substitution ». En quelques mots : le christianisme n'abolit pas le judaïsme, il l'accomplit. Il est le « meilleur du judaïsme possible ». Il est « verus Israël »: le vrai Israël. Le juif nouveau. Or, les Juifs peuvent tout à fait admettre qu'une nouvelle religion se soit greffée, comme disait saint Paul , sur l'ancien olivier ; qu'il y ait là une nouvelle forme de la relation à Dieu, et deux voies parallèles de salut : juive pour les juifs, chrétienne pour les chrétiens. Mais que ce soit là l'avatar ultime du judaïsme, le plus accompli, le vrai judaïsme, condamnant ainsi les juifs à rester attachés à une forme archaïque et dépassée de leur propre foi, voilà qui est totalement inadmissible pour la conscience juive. C'est cependant ce que, par l'exemple de sa personne, le cardinal voulait démontrer. On prête à de Gaulle, apprenant la conversion de Maurice Schumann au cat holicisme, la boutade suivante : « Cela fera un chrétien de plus : cela ne fera pas un Juif de moins. » On saisit bien ce que le général a voulu dire. Mais, pour le judaïsme, c'est exactement le contraire. Le cardinal était un chrétien de plus, mais bien un Juif de moins. Étrange paradoxe d'un homme si proche du peuple de ses ancêtres et si peu disposé à prendre en compte le rejet viscéral par le judaïsme de toute tentative d'annexion. Aussi proches qu'ils soient, le judaïsme et le christianisme restent deux religions profondément dissemblables de par leur contenu et leur vo cat ion. Mais c'est une autre histoire. * Rabbin, historien, producteur et réalisateur de télévision Semaine du jeudi 12 décembre 2002 - n°1988 - Les débats de l'Obs Édouard Belaga Le 11 novembre 2007 Strasbourg Lustiger, Juif qui fit un grand prince de l'Église La lettre ouverte au M. Josy Eisenberg, à l'occasion de la parution de son article dans Le Figaro, édition des 8 et 9 septembre 2007, « Lustiger était un prince de l'Église mais il n'était plus juif ». C'est avec la plus grande satisfaction que j'ai trouvé dans votre article, Monsieur Eisenberg, cette belle définition : “Jean-Marie Lustiger fut un grand prince de l'Église”. On ne saurait mieux dire pour cet homme récemment décédé. Cependant, ce n’est pas pour cela qu'il m'a fallut attendre presque un mois pour compléter votre intervention par mon témoignage du sentiment que j’ai éprouvé après la disparition du Cardinal. La chose étonnante : la mort du Cardinal Lustiger a été célébrée en France dans l’ambiance générale d’une fête, avec beaucoup de charme et de curiosité, sans aucune trace ou presque de deuil ni même de tristesse — fait presque unique dans l’histoire moderne française quand il s’agit de la mort d’un homme d’une telle envergure publique. Et si nous parlons de la fête, ce fut évidemment la fête de la foi catholique, mais aussi — permettez moi d’expliciter cette formule, probablement sacrilège, voire blasphématoire d’après certains critères rabbiniques qui sont les vôtres, — de la foi judéo-chrétienne. On peut se demander — pourquoi cette transformation, si rare et si précieuse, de deuil en joie, et plus précisément en joie toute chrétienne : "Mort, où est ta victoire ?" La réponse, je pense, est triple. D’abord, il ne subsiste aucun doute que Jean-Marie Cardinal Lustiger l’ait voulu ainsi, — malgré les souffrances de sa maladie, les inévitables souffrances physiques mais aussi certainement les souffrances psychologiques, morales et spirituelles. On devine facilement, en se souvenant des apparitions publiques du Cardinal pendant les derniers jours, semaines, mois de sa vie, qu’il a conçu le projet de sa mort comme le dernier acte pastorale de sa vie mortelle de prêtre et de directeur spirituel des âmes. Je dis sa vie mortelle, et sûrement pas sa vie tout court car elle n’a pas de fin, et rien ne nous empêche d’espérer que l’âme du Cardinal, comme les âmes de tous les saints trépassés, veillera sur nous, les vivants, depuis ses ultimes demeures auprès de notre Père qui est au Cieux. Lustiger fut le premier à témoigner de cette espérance. Vous connaissez bien ces charmantes paroles adressées aux collègues de l’Académie que je cite ci-dessous. Et si nous parlons du programme de ce dernier acte de sa vie, il est aussi évident qu’il fût conçu par Lustiger comme l’acte d’une réconciliation universelle : la réconciliation entre noncroyants et croyants des trois religions monothéistes, mais aussi entre les croyants de ces trois religions et même à l’intérieur de ces religions, tout particulièrement, entre les Juifs et les chrétiens — car il s'est cru et s’est proclamé Juif malgré le lourd et contrariant tamponnage rabbinique occasionnel. Il s’est ainsi servi de sa dernière visite à l'Académie française, le Jeudi 31 mai 2007, pour la première tâche, la tâche la plus universelle et la plus difficile de la réconciliation. Ensuite, le Cardinal a programmé ses funérailles comme “l'exercice pratique sur le terrain” de sa deuxième tâche, celle de la réconciliation, tout particulièrement, entre l'Église et la Synagogue. Le public français a bien compris et bien apprécié, à en juger par l’énorme assistance et par des nombreuses et riches réactions publiques, laïques, chrétiennes, juives, musulmanes, à la fois les généreuses intentions de Lustiger et de sa façon de dire au revoir, noble, cordiale et se cachant derrière une légère ironie d'une savante référence littéraire, comme par exemple pendant sa dernière visite à l'Académie: « Au ciel les premiers sont les derniers, donc je pense que je serai là-bas le premier à m'occuper, à prier, à avoir tous les soins possibles et tous mes voeux vis-à-vis de l'Académie ». Or, à part ces intentions et desseins du Cardinal, il y a eu aussi deux autres raisons objectives pour cette ambiance peu douloureuse. La première fut son double destin d’orphelin et de célibataire consacré dont la mort ne serait accompagnée ni par les pleurs de ses parents, ni par de ceux de ses enfants, ni par des membres de sa belle famille ou de son clan familial plus large. Car avec la perte de sa mère morte à Auschwitz avec toute sa grande famille polonaise, Lustiger a aussi perdu l’histoire vivante de sa famille, les liens existentiels et vitaux qui nous unissent par notre famille la plus proche à notre famille plus large, à notre peuple — le peuple juif dans le cas de Lustiger. Pour ressentir tout cela, il nous suffit d’imaginer un Breton de son âge, un orphelin perdu, disons, en Argentine. C’est pourquoi, pendant son enfance et sa jeunesse, Lustiger fut privé de toutes racines culturelles et spirituelles juives. Pourtant, les personnes qui l’ont connu pendant les années de sa prêtrise, témoignent qu’il n’a jamais douté de ses origines, ses sensibilités et ses responsabilités juives. C’est ce dernier trait de la personnalité de Lustiger qui nous explique bien la deuxième et la dernière raison objective, la raison peu glorieuse, de l'ambiance bon enfant de ce touchant collectif au revoir au Ciel qui l’a aussi facilement emporté sur la tristesse. Car on sait bien que pour une certaine catégorie de catholiques français élevés autrefois dans l’ambiance d’une certaine méfiance, voir mépris de tout juif, le Cardinal est devenu une pierre d’achoppement justement à cause de ses origines et ses sensibilités juives. Autrement dit, parce que témoin authentique de Jésus, Juif comme Lui et comme Sa Mère, et comme Lui et Elle aimant son peuple jusqu'à la mort, — et comme le dit l'Apôtre Paul, à la mort jusqu'à croix, — à l’épicentre même du scandale d’une générosité qui se refuse de se plier aux formules confortables et politiquement correctes de ses compatriotes et confrères, fusent-ils français catholiques ou français juifs. Cette ombre, cette petite tache noire sur la lumineuse et ultime appréciation de Lustiger par le public français, — ce vestige d’un antisémitisme chrétien désavoué par l’Église et spirituellement caduc depuis un demi siècle, cette ignorance et ces préjugés occultés par notre laïcité sourde, muette et aveugle quant aux problèmes de fond de la foi judéo-chrétienne, — tout cela fut maladroitement instrumentalisé par vous, Monsieur le Rabbin, pour annoncer au milieu de cette fête des éternels adieux votre troublant mais parfaitement rabbinique rappel à l'ordre: « Ne dites pas “Le Juif”, mais “Cet homme a dit: Je suis Juif.” » Le rappel qui, d’après l'Évangile de saint Jean, reproduit presque littérairement une autre et très ancienne contestation concernant un certain Roi des Juifs ... Pourtant, soyons clairs : moi, je n’y conteste pas votre arrêt rabbinique, Monsieur Eisenberg. Et pourquoi devrais-je le contester ? Par contre, ce que je peux contester, c'est d’abord votre choix du moment et de la cible: de votre adversaire de toujours, d’un homme récemment décédé et qui donc ne peut pas vous répondre. Je conteste également votre instrumentalisation gratuite de la Shoah, face au destin d’une de ces victimes les plus consciencieux et respectés, ainsi que l’esprit militant et presque médiéval de votre dangereuse provocation “religieuse” — dangereuse pour des Juifs mais aussi pour des chrétiens. Finalement, il me faut contester la pertinence de votre référence à la décision de la cour suprême d’un jeune état, dont les fondements même ont été posés, il y a cent ans, dans l’atmosphère d’une révolte implacable contre tout ce qui portait une empreinte de la loi rabbinique, — la révolte dont des répercussions souvent imprévisibles sont toujours d’actualité. En revanche, la nationalité israélienne n’est plus interdite aujourd’hui à des milliers de Juifs chrétiens, messianiques, russes orthodoxes, catholiques ou autres. Mais laissons à vous, Monsieur le Rabbin, la tache peu enviable d’harmoniser avec les réalités politiques, culturelles et morales françaises et israéliennes votre condescendance religieuse déplacée et votre contestation légale précipitée, peu courtoise et encore moins charitable. En ce qui concerne le Juif Aaron Jean-Marie Cardinal Lustiger, le héros de ce témoignage, ce fut un homme profondément humble face à son peuple Israël, un homme de paix, le seul prince de l’Église jamais invité avec ses prêtres et catéchistes à passer quelques semaines dans une importante communauté hassidique aux État Unis, pour vivre au milieu d’Israël qui sait prier, qui sait espérer, qui sait pardonner, et la chose la plus importante de tout et tellement naturelle, qui sait répondre à l’amour fraternel sans des formalités préalables. Bref, Lustiger et ses confrères catholiques furent invités pour vivre avec Israël en frères cadets, d’après la belle formule du Pape Jean-Paul II, pour se retrouver en frères face à face, à la maison même d’Israël, pour le connaître et l'aimer à leur tour. Le Cardinal Lustiger a réussi son pari judéo-chrétien, Monsieur Eisenberg. Prions que nous réussissions le nôtre. Édouard Belaga Ancien dissident soviétique d'origines russe et juive, exilé et naturalisé en France Disciple et ami du Père Alexandre Men' — martyre de sa vocation judéo-chrétienne Chercheur du CNRS, père de famille nombreuse 11, rue Marguerite Perey, 67000 Strasbourg