Fiche faite par Laure Lacan, pour la question d’agrégation “ expliquer/comprendre ” Année 2002-2003 Ens Ulm Patrick Pharo : “ le sens de l’action et la compréhension d’autrui ” Avertissement : j’avais été mandatée pour une fiche sur Le sens de l’action et la compréhension d’autrui. En réalité, j’ai résumé les premiers chapitres essentiellement. Pour ce qui est de la fin du livre, à la place de l’exposé théorique complet de la thèse de refondation de la sociologie compréhensive par la sémantique, j’ai cru bon d’en donner seulement les linéaments et de le faire suivre de l’exposé de deux articles de Patrick Pharo que j’ai trouvé par hasard et qui m’ont semblé pouvoir être un peu plus utiles à notre sujet et/ou illustrer la façon dont une telle sociologie peut être mise en œuvre. P. Pharo est chercheur au CNRS (sociologie de l’éthique). Il a également écrit : Le civisme ordinaire (1985) ; Politique et savoir-vivre (1991) ; Phénoménologie du lien civil, Sens et légitimité (1992). Le sens de l’action et la compréhension d’autrui. L’Harmattan, Logiques sociales, 1993. Ce livre est un essai visant à refonder la pertinence de la sociologie compréhensive (ou “ comprenante ” - l’auteur aurait préféré cette traduction) de Max Weber. Il considère que la question centrale dans l’œuvre de M.Weber est “ celle des conditions de possibilité d’une compréhension de l’action sociale suivant son propre sens ” : or la compréhension d’autrui est à la fois ce qui fonde la vie sociale et le cœur des sciences de l’homme. La différence entre la perception d’une personne et celle d’un objet est que derrière la personne que nous percevons est supposée être une conscience morale analogue à la notre. Cependant, rien dans notre appareil perceptif ne nous oblige à prendre en compte cette conscience. Et c’est cette constatation qui sous-tend une grande partie de la pensée contemporaine qui a travaillé à imaginer une humanité dotée de langage, d’intentionnalité et de représentation et pourtant sans conscience. Patrick Pharo étudie successivement les objections ainsi adressées par diverses théories à la sociologie compréhensive avec l’idée que les apories auxquelles elles aboutissent amènent à reconsidérer comme légitime la question du sens : “ Tout l’effort de cet ouvrage consiste à montrer, après d’autres, que cette question peut faire l’objet d’une investigation scientifique, sans qu’on puisse dire à l’avance quelles seront les limites de l’investigation. Le sens, c’est-à-dire le contenu intelligible d’une expérience subjective, n’est pas une catégorie empirique. Ceci suffit sans doute à le rendre inconnaissable par les moyens usuels de la science expérimentale. Mais cela ne suffit pas à le rendre inconnaissable purement et simplement. ” Cette refondation, l’auteur la réalise dans un cadre phénoménologique et en empruntant des éléments à la philosophie analytique. L’intuition de départ est la simple constatation que le sens d’une activité fait l’objet d’une certaine connaissance ordinaire sur 1 laquelle on s’appuie pour mener la plupart des activités sociales, jointe à la remarque logique que l’on ne peut constituer des êtres sensés si l’on ne range pas certaines au moins de nos actions ou inactions dans des catégories sémantiques. Par exemple, pour savoir si Marie aime Pierre, on peut observer la série de ses actes (un don, un pardon, un soutien) et si l’hypothèse de l’amour nous paraît sémantiquement cohérente avec cette série, on conclura plutôt à l’amour. Les données empiriques sont ainsi prises en compte non pas telles quelles mais par rapport aux contraintes conceptuelles qui sont attachées à chacune des interprétations possibles de ces données : “ On voit que la méthode suivie est ici sémantique, et non pas empirique, ni même à proprement parler psychologique. Pour être encore plus précis, on doit même dire que cette méthode est socio-sémantique, car elle suppose le partage social d’un fonds commun de significations possédant une certaine stabilité et objectivité. ” Les fondements wébériens de la sociologie compréhensive Dans le chapitre I, l’auteur reprend “ les fondements wébériens de la sociologie compréhensive ” et les critiques que Weber adressait déjà à sa propre théorie. Rappelons que l’idée de sociologie compréhensive vient de la définition de l’objectif de la sociologie par Weber comme “ comprendre par interprétation les actions orientées significativement ” (Économie et société). La sociologie compréhensive cherche donc à répondre à la question fondamentale de savoir si l’on peut accéder au sens des activités sociales, ou plus précisément s’il est possible de faire coïncider le sens établi par une théorie, un discours et le sens endogène (le sens réel). L’ “ activité sociale ” est pour Weber “ l’activité qui, d’après son sens visé, par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. ” Et par sens (Sinn), Weber entend - le sens visé subjectivement en réalité par un agent ou en moyenne par des agents ; - ou le même sens visé subjectivement dans un type pur. Il ne s’agit pas d’un sens objectivement juste tel que cherchent à l’établir les sciences dogmatiques (la juristique, l’éthique). L’objectivité sociologique, elle, passe par la construction de concept de sens idéal-typique (même si la sociologie doit rester consciente des écarts de ces types à la réalité). Mais se pose alors le problème de la vérification de la validité de ces types. L’analyse wébérienne se rattache à la problématique allemande du Verstehen. Cependant, elle ne dissocie pas la compréhension de l’explication (la citation donnée ci-dessus est en fait : “une science qui se propose de comprendre l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ”). En effet, la compréhension du sens de l’activité, par définition, permet d’expliquer les enchaînements significatifs : “ en raison d’un principe de conversion de la forme moyens / fins de l’action du point de vue de l’agent agissant, à une forme causes / conséquences de cette même action du point de vue d’une observation a posteriori. ” Le caractère finalisé de l’action sociale est ce qui rend possible l’union de la compréhension et de l’explication. La compréhension du sens visé, la construction de types idéaux et l’imputation causale sont ainsi les moments indissolubles de l’analyse wébérienne. Mais Weber lui-même relève les difficultés : la différence possible entre le motif invoqué par l’agent et le motif véritable, la coexistence de plusieurs motifs éventuellement en conflit accompagnant l’activité Surtout, dit-il, “ dans la grande masse des cas, l’activité réelle se déroule dans un obscure semi-conscience. ” La connaissance sociologique est donc 2 toujours essentiellement fragmentaire et hypothétique ; et c’est même en cela que réside sa spécificité. Schütz a essayé de reprendre le projet wébérien à la lumière de la phénoménologie d’Husserl. Weber a tenté de permettre la compréhension en réduisant l’activité humaine à des formes élémentaires de comportement individuel. Or Schütz pense que ces formes élémentaires résident dans des actes de conscience : il faut transférer au cas de “ l’attitude naturelle ” les résultats obtenus dans la sphère de la réduction phénoménologique : “ ce que nous cherchons est la structure invariante, unique, a priori de l’esprit ” Schütz remarque que : - nous avons tendance à faire une confusion entre la connaissance que nous avons de l’autre et l’expérience qu’autrui a de lui-même ; - nous ne pouvons donner un sens à notre expérience dans le moment même où elle se déroule : “ le sens ne réside pas dans l’expérience. Les expériences ont du sens lorsqu’elles sont saisies réflexivement. ” Le Verstehen apparaît ainsi comme une donnée de base de l’attitude naturelle dans le monde social. C’est même le “ phénomène ” (au sens husserlien) de l’investigation sociologique. Et la compréhension d’autrui se donne au sens commun sous la forme de typifications (qui s’enracinent dans l’appartenance à une culture et à une histoire biographique particulière). Les types idéaux de Weber deviennent ainsi la chose la mieux partagée au monde. Le scientifique procède à une typification de second ordre qui réclame une mise en suspens de certaines croyances, de certains savoirs. En plus des critères de scientificité classique, Schütz avance la possibilité d’obtenir un accord de l’agent sur l’interprétation de son action par l’observateur. Mais la sociologie ne semble alors plus avoir le choix qu’entre - une description des mécanismes généraux de la typification sociale ; - une approche des conditions locales et contingentes des typifications de sens commun. Les fondements phénoménologiques de la sociologie compréhensive Dans le chapitre II, Patrick Pharo cherche alors à approfondir “ les fondements phénoménologiques de la sociologie compréhensive ”. A partir, de La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, il cherche à affiner la notion de sens endogène de l’action, c’est-à-dire d’intentionnalité (dans le sens qu’Husserl donne à ce mot). Le projet de Husserl est d’éclaircir les fondements de la connaissance. La science est en crise du fait des succès même de la science moderne qui l’amènent progressivement à se réduire à une science des faits. Le fondement sensé a été oublié. Il s’agit de surmonter le scepticisme ambiant pour découvrir le sol apodictique universel de la connaissance : “ La critique de l’objectivisme à laquelle se livre Husserl ne vise pas à dénoncer des “ erreurs ” ou un “ manque de vérité ”, mais à restituer les fondements intentionnels sur lesquels repose, selon lui, toute objectivité ” (p35) L’objectivation, qu’elle soit scientifique ou pré-scientifique (de la vie quotidienne) dilue le sens intentionnel de cette objectivation, qu’il faut rétablir : “ tout ce qui est objectif est sous le coup d’une exigence de compréhensibilité ” (Husserl) Ce qui est premier, ce n’est pas l’être du monde, mais au contraire la subjectivité. Il y a une prestation subjective fondamentale ; les concepts d’intentionnalité et de “ cogitatio ” (avoir conscience de quelque chose) mettent en évidence la croyance, la certitude dont nous sommes porteurs : la conscience est une conscience du monde, que ce soit dans l’activité scientifique ou dans l’activité quotidienne (induction, anticipation, intuition sont des modes universels de constitution du monde). 3 “ Il en résulte que la doxa et le sens commun, tout en étant à interroger sur leur naïveté, se trouvent finalement revalidés dans leur sens d’être fondamental puisque c’est finalement la croyance qui assure la permanence du monde. ” (p. 42) La notion d’intérêt est chez Husserl importante. Il ne s’agit pas de l’intérêt entendu au sens courant, c’est-à-dire ce qui nous fait prisonnier des choses matérielles, mais l’intérêt compris comme ce en quoi nous sommes orientés-vers. Ce concept d’intérêt assure le passage d’une pure théorie de la connaissance à une théorie du “ faire ” à l’intérieur du monde : “ l’intérêt n’assure pas seulement le monde comme ce sur quoi nous avons des visées, mais aussi le caractère potentiellement agentif de toutes les visées que nous avons sur le monde. ” (p.43) Husserl parle d’“habitus ” en avançant que l’origine de l’habitus est l’explication : c’est de l’explication oubliée, entrée en sommeil. L’habitus n’est pas la simple impression du monde sur l’“ ego ” ; ce n’est pas un processus mécanique mais ce qui est disponible des connaissances et explications acquises plus tôt. Dans toute perception, il y a un “ horizon ” visé : on retient ce qui n’est déjà plus et on anticipe ce qui va venir ; c’est ainsi que tout est pris dans la validité, dans l’un ; c’est ainsi que la chose est constituée. C’est l’“ a-priori universel de corrélation ” entre la conscience des choses et les choses. Le concept d’intersubjectivité vient alors en complément : les expériences des autres s’ajoutent aux miennes comme la série de mes expériences passées : “ il se produit une cohérence intersubjective de la validation. ” (Husserl) L’intersubjectivité n’est donc pas, ici, l’objet d’une science de la culture mais l’autre face de la corrélation de la conscience des choses et des choses, qui permet de poser un “ ego absolu ” unique et universel. L’analyse husserlienne de la corrélation implique qu’il est impossible de séparer l’esprit humain et le monde physique ou social – et c’est sur cette impossibilité, précisément, qu’est construite la sociologie compréhensive : on ne peut étudier un objet sociologique (une institution par exemple) en réduisant son apparaissant à l’apparaître de l’objectivation du sociologue si c’est son apparaître dans l’action de l’agent qui en spécifie les propriétés reconnaissables : “ Le détour par la conscience qu’ont les agents des choses que l’on examine est, dans cette optique, une exigence incontournable de la méthode sociologique. ” (p.49) Par contre, l’analyse husserlienne n’aide pas à penser l’intersubjectivité. On l’accuse facilement d’hypertrophier l’ego, même si Husserl souligne que l’ego absolu n’est pas un ego privé ; il peut être l’ego d’une communauté. Le but serait alors, pour P.Pharo, dans la lignée d’Husserl, de se demander : “ quelles sont les propriétés stables et invariantes de la corrélation intersubjective qui, du fait qu’elles sont identiques à celles de la corrélation égologiques, peuvent rendre compte de la permanence, de l’objectivité, de l’indépendance d’un monde physique et social pour toute intentionnalité humaine, et permettre en particulier de juger de la vérité ou de la fausseté de nos phrases d’action intentionnelle. Rattachée aux structures sémantiques invariantes de l’intersubjectivité, la réalité de l’expérience subjective ou égologique a toutes chances d’apparaître alors comme beaucoup moins douteuse. ” (p.51) Ceci devrait également permettre de réintroduire un principe de réalité : un monde tel qu’il est et non tel que je crois qu’il est. Le principal bénéfice d’une transposition des principes phénoménologiques à la sociologie est d’écarter le relativisme culturel et d’y réintroduire une perspective universaliste. C’est une réflexion sur les structures formelles qui permettent aux êtres humains d’avoir sur le monde des visées intentionnelles suffisamment identiques pour être communicables. P. Pharo conclut : 4 “ Désormais, la sociologie ne peut plus prétendre étudier les “ forces ” qui structurent l’activité, mais paraît condamnée à regarder de près comment l’action se structure elle-même, par le fait qu’elle se mène suivant des formes communes de compréhensibilité, lesquelles sans doute sont culturelles, ce qui pourtant ne les empêche pas de relever de structures beaucoup plus universelles et générales de la compréhension pratique. ” (p.54) Les objections Un chapitre est ensuite consacré à la critique de l’ethnométhodologie, qui repose sur la croyance en une indexicalité généralisée ; à l’origine de l’idée d’indexicalité, il y a l’établissement par les logiciens d’une différence entre des énoncés tels que “ j’ai froid ” et d’autres tels que “ la glace flotte sur l’eau ” : le premier n’est vrai qu’en fonction des circonstances de l’énonciation. Garfinkel passe de l’idée d’indexicalité des expressions à celle d’indexicalité des actions : en effet, c’est le langage qui permet d’exhiber ce qui ne peut exister indépendamment des descriptions – d’où le corrélat entre indexicalité des expressions et indexicalité des actions. Cette théorie de l’indexicalité amène Garfinkel à insister sur le caractère d’accomplissement continu, “ en train de se faire ” de l’activité pratique. Ainsi, les “ structures formelles de l’action pratique ” ne sont disponibles pour les membres qu’en tant qu’accomplissements pratiques et non par rapport à ce qu’elles dénotent ou à ce qui les typifie. Cela revient à scier la branche sur laquelle la sociologie est assise : il n’y a plus d’objet ici, ni de construction de l’objet, mais seulement “ la pratique en train de se faire comme fondement irréductible de l’ordre social ” (p.63). P. Pharo fait remarquer que l’ethnométhodologie n’a pu avoir de postérité qu’en sacrifiant à sa version forte, radicale. Et pour ce qui est de cette version forte, il juge qu’elle ne repose que sur une confusion entre un problème d’ordre logique et un problème d’information disponible. Les énoncés les plus objectifs ne sont jamais indépendants de certains index (l’eau ne bout à 100° que si l’eau dont il est question est bien H20) ; et les énoncés indexicaux font bien référence à quelque chose même si ce quelque chose est abrégé par un déictique ; d’où : le manque d’information qu’on peut avoir sur le “ je ” qui parle n’obscurcit pas davantage le sens et la référence que le manque d’information qu’on peut avoir sur l’eau. “ ce qui est en cause dans la compréhension du sens par le contexte, ce ne sont pas des propriétés du langage plus ou moins magiques, mais seulement la quantité d’informations disponibles ” (p.65) De l’ethnométhodologie, P. Pharo retient cependant son intention de restituer à l’action la part de liberté qui la fonde : “ Il y a certainement ici une innovation importante dans la mesure où l’ethnométhodologie restitue à l’action ses propriétés d’indécidabilité et renoue ainsi peut-être avec l’analyse kantienne de la liberté. La sociologie durkheimienne avait réintroduit le social dans le domaine des lois naturelles au prix d’un renoncement à la prise en compte des propriétés essentielles de l’action, en particulier celle d’être à elle-même sa propre cause. L’ethnométhodologie récuse cette réduction à laquelle elle préfère encore un renoncement à l’explication : si la pratique ne peut pas elle-même être expliquée, c’est parce qu’elle est fondamentalement elle-même d’où toute explicitation d’origine ” (p.79) Suivant la critique de Garfinkel, le projet wébérien d’une explicitation causale juste est ainsi invalidé car de telles descriptions causales ne sont en fait que des reconstructions interprétatives. Mais si P. Pharo reconnaît une avancée dans le fait de restituer ses 5 propriétés d’indécidabilité à l’action, il ne souscrit pas pour autant à l’abandon de l’explication causale ; cependant, il la déplace : “ Simplement, ce lien causal n’est pas de nature historique mais de nature sémantique : ce n’est pas l’événement antérieur qui cause ce qui se passe actuellement, mais le sens intemporel que peut avoir cet événement antérieur (…) Si par exemple un sujet souffre encore aujourd’hui d’un événement de sa petite enfance, il est possible que cet événement cause son comportement, non pas directement – à moins d’imaginer un dépôt neuronal aux effets complexes, ce qui nous ramène aux illusions du physicalisme -, mais sémantiquement, par le sens de sa souffrance. ” (p.80) Le projet de l’auteur est alors bien résumé par ces quelques lignes : “ L’embarras des sociologues de n’avoir d’autre ressource pour comprendre et analyser les phénomènes sociaux que celles utilisées par les agents pour accomplir et reconnaître leurs actions, n’est pas une nuisance dès lors qu’on se propose de reconnaître de façon aussi systématique que possible la nature de ces ressources. L’action sociale ne peut s’orienter intelligemment vers autrui que sur la base de certaines structures sémantiques comme le temps, les personnes, les intentions, le bien et le mal, la liberté ou la contrainte… C’est pourquoi l’orientation vers autrui qui doit à la contingence de ses usages la multiplicité de ses traits particuliers, présente aussi, du point de vue des ressources sémantiques qui la rendent possible, un certain nombre de caractères stables. C’est à la généralisation de ces caractères que peut viser la démarche de la sociologie compréhensive, laquelle est moins soucieuse de dégager les régularités empiriques qui relient par exemple les croyances, les comportements et les positions sociales des agents, que de mettre en évidence les propriétés sémantiques de l’action et de la rencontre sociales qui rendent possible, parce qu’elles font partie d’une compétence humaine universelle, le développement d’une action sensée dirigée vers autrui. ” (p. 112) A ce niveau, vient une réflexion sur la “ pragmatique de la communication ” de Habermas. P. Pharo critique la distinction entre action communicationnelle et action rationnelle instrumentale ou stratégique, car elle aboutit à cette affirmation de Habermas : “ nous comprenons un acte de parole lorsque nous savons ce qui le rend acceptable ” (cité p.133). A cela, P. Pharo répond que “ ce qui rend possible la compréhension immédiate, c’est la disposition de structures sémantiques plus générales, ayant déjà été appliquées à des situations analogues, ayant donc déjà donné lieu à des jugements. ” (p.137) La compréhension n’est pas une saisie de toutes les raisons de ce qu’on comprend. “ On ne peut donc éviter quoiqu’en dise Habermas, de faire une distinction entre le niveau sémantique de la grammaire qui permet de comprendre les actes d’autrui et le niveau de la validation rationnelle qui suppose la mise en parallèle du plus grand nombre possible de données. ” (p.137) Ce n’est pas parce qu’un acte est communicationnel qu’il est vertueux et inversement. Remarquons ici que Patrick Pharo est spécialiste de sociologie de l’éthique. Sa recherche sur la sociologie compréhensive va de pair avec une réflexion sur l’éthique, le jugement… J’ai ainsi trouvé un article intitulé “ Peut-on avoir des raisons d’être raciste ? ” qui 6 m’a semblé devoir nous intéresser car le premier sous-titre était “ Problèmes de la compréhension et de l’explication. “ Peut-on avoir des raisons d’être raciste ? ” par Patrick Pharo, in La xénophobie en banlieue. Effets et expressions, sous la direction de Florence Haegel, Henry Rey et Yves Sintomer, L’Harmattan, 2000. Cet article se veut une “ réflexion critique sur les différentes façons d’expliquer les positionnements racistes tels qu’ils s’expriment en France depuis les années 80 dans le vote Front National. ” Le titre, qui peut paraître provocateur, a été choisi de façon à souligner la difficulté qu’il y a à construire des explications sociologiques indépendamment de tout point de vue normatif. Pour en arriver à cette conclusion, l’auteur commence par “ envisager certains problèmes généraux relatifs à l’explication ou la compréhension des positions pratiques moralement douteuses et des mauvaises actions en général. ” Le racisme est défini ici par “ une position d’hostilité à l’égard des membres d’un groupe humain qui ne se fonde pas sur leurs actes mais sur leur génération dans le cadre de ce groupe. ” Le terme peut faire peur car il renvoie à d’autres contextes comme celui du fascisme et peut être récusé par ceux qu’il sert à désigner. Pourtant c’est celui que l’auteur trouve le plus juste ; car les électeurs du Front National ne sont pas xénophobes ou ethnocentristes ; il parlent de “ Noirs ” ou d’ “ Arabes ”. Il souligne aussi que compte tenu de l’importance du thème ethnique dans les discours de ce parti, on ne peut nier que, par delà la diversité des motivations du vote FN, il y a bien un positionnement raciste non ambigu. Cette difficulté de désignation constitue un aspect du problème normatif soulevé. Par ailleurs, parler de “ mauvaises actions ” comme on l’a fait peut paraître illégitime car le FN est un parti légal ; cependant, rejet du racisme et de l’autoritarisme politique sont selon lui liés à l’extension moderne de la culture démocratique et sont davantage que des normes culturelles particulières, des acquis de la civilisation. : Il y a un dilemme qu’on peut exposer comme suit : l’explication cherche les causes des phénomènes ; or ces causes ne disent rien de la responsabilité des agents et peuvent même la dégager : “ Si les explications statistiques, pour utiles qu’elles soient, paraissent toujours insuffisantes en sociologie, c’est précisément parce qu’elles n’explicitent pas les conditions qui permettent à un sujet de s’inscrire par lui-même dans une tendance sociologique donnée. ” Quant à la compréhension, elle cherche les raisons qu’avaient les sujets d’agir comme ils l’ont fait ; d’où un certain rapprochement normatif vis-à-vis des actions comprises, qui peut paraître complicité ou complaisance. “ Ce dilemme ne constitue peut-être pas une aporie indépassable mais il oblige au moins à soumettre l’explication et la compréhension sociologiques à un examen des modalités normatives par lesquelles les sujets sociaux peuvent s’orienter dans le système de données qui environne leurs actions. ” Sont alors répertoriées les “ raisons du vote Front National ” : - l’explication historique : l’itinéraire politique de Le Pen, la médiatisation, … ou encore la thèse de N. Mayer : les mouvements d’extrême-droite réussissent mieux dans les pays qui n’ont pas réglé leurs problèmes avec leur propre histoire politique L’auteur note que lorsqu’on nous dit comment les choses se sont passées, “ elles prennent immédiatement 7 - - - - le cours naturel et évident qu’ont toutes les choses de la vie et on a effectivement l’impression de comprendre quelque chose. ” Mais de telles explications ont le défaut de paraître ad hoc et surtout, si elles permettent des expériences de pensée (sur ce que se serait passé en l’absence de telle circonstance, cf Weber), pour pouvoir tirer parti des intuitions alors acquises, il faudrait en savoir plus sur “ les enchaînements en termes de logique pratique des agents ”. les variations concomitantes : on a là le tableau connu de l’électeur du FN = jeune, masculin, devenu plus populaire au fil des années, ancré à droite, etc. Mais “ la difficulté, dans le cas du vote Front National, est précisément d’expliquer comment une sensibilité d’extrême-droite, qui est en effet assez ancienne, a pu diffuser vers des secteurs beaucoup plus larges de la société ”. Les variations concomitantes ne font rien de plus que donner de nouveaux détails sur le phénomène et n’explique pas la diffusion d’idées anciennes vers de nouvelles couches de la société. L’explication par des raisons : les difficultés classiques exposées à l’instant sont la raison pour laquelle la plupart des sociologues adoptent aujourd’hui la méthode compréhensive à un moment au moins de leur recherche. P. Pharo traite ici du modèle boudonien des bonnes raisons. Il lui oppose qu’il est indispensable de faire la distinction entre des pensées qui causent l’action et peuvent aussi la justifier et des pensées qui causent l’action et ne peuvent pas la justifier. D’où : “ si les raisons qui causent l’action n’ont aucune validité normative-axiologique, on doit se demander quelles causes ou raisons non morales ont pu éclipser ou mettre en sommeil des raisons dont la validité était supérieure. ” L’explication cognitive : P. Pharo rattache au courant d’“ écologie cognitive ” le consensus qui s’est établi sur une sorte de causalité des circonstances douloureuses : le chômage, la crise économique, les incivilités et violences d’enfants immigrés … feraient le vote FN. On explique ainsi le vote par des raisons qui ne peuvent convaincre l’analyste lui-même mais qui sont supposées toucher des personnes plus fragiles ou localement plus exposées. L’explication sémantique : “ Or, ce qu’on observe, en termes de chaînes causales, ce n’est pas du tout un lien direct de cause à effet entre la présence des immigrés, les nuisances des banlieues et le vote FN (…) mais un lien qui est pour le moins fortement médié par l’expression idéologique du FN. On peut même faire l’hypothèse que la chaîne causale principale est plutôt celle qui part de l’expression médiatique du FN pour entraîner une sensibilisation accrue aux problèmes des banlieues et de l’immigration. ” Rappelons nous la fameuse “ question juive ” : de la même façon on peut se demander si l’immigration serait encore considérée comme un “ problème ” si elle n’était pas stigmatisée. Si les procédés rhétoriques ont un effet sans doute éphémère, plus efficaces sont les “ procédés de caractère sémantique, c’est-à-dire relatifs à la vérité de certains prémisses de raisonnement ”, qui fixent durablement les croyances à force d’être répétés et de rencontrer un semblant de validité dans “ la possibilité pour certains sujets de trouver dans leur propre environnement des sources perceptuelles susceptibles de vérifier des propositions qui occupent largement l’attention publique. ” Le pouvoir de certaines phrases vient de leur caractère de pseudo-vérification objective. Pour P. Pharo, la vérité est une norme constitutive du lien civil ; mais ce qui apparaît ici, c’est que la norme de vérité n’est jamais définie une fois pour toutes et peut aussi servir contre la vérité (ainsi, le mensonge a besoin de la norme de vérité pour pouvoir exercer son pouvoir de fausseté). La souffrance ne peut servir de cause explicative du vote FN : il faut de plus que les gens qui souffrent voient dans le FN le moyen de soulager leur souffrance et il y a là sous-jacent “ un choix de croyance en faveur de certains prémisses sur les causes de la souffrance et les moyens de la faire 8 disparaître. “ Lorsqu’on cherche à expliquer l’extension du vote Font National, il semble donc recommandé de préférer aux raisons morales ou cognitives ou aux causes culturelles profondes, des raisons instrumentales plus prosaïques et des effets de manipulation de la vérité susceptibles de rendre cognitivement acceptable un positionnement pratique moralement douteux. ” Sociologie compréhensive et sémantique de l’action La question du pourquoi C’est parce que P.Pharo prône l’étude des faits sémantiques qu’il en vient logiquement à parler de morale. Dans un chapitre intitulé “ La question du pourquoi ” (in Le sens de l’action et la compréhension d’autrui) , il explique comment la sociologie qu’il appelle de ses vœux doit s’appuyer sur la philosophie analytique et en particulier sur ce qu’il qualifie de version réaliste de cette philosophie : les travaux d’Élisabeth Anscombe ( qui a en particulier publié Intention en 1957) : “ Il se trouve que depuis une quarantaine d’années, la philosophie du langage a renouvelé le problème classique de l’explication en étudiant les liens qui rattachent le langage de l’action dépositaire des signification communes et la réalité physique et psychologique de celle-ci. ” (p.166) Il n’est ainsi pas possible de répondre à la question du pourquoi en invoquant un enchaînement de faits sociaux et physiques sans passer par la médiation des faits psychiques. “ L’objectivité particulière de l’action est un ordre sémantique qui assure l’unité dans la réalité et dans la description des faits physiques et psychologiques. ” La philosophie d’Anscombe cherche à résoudre le paradoxe de l’intentionnalité : lorsqu’un quelqu’un ne réalise pas ce qu’il avait dit qu’il ferait, est-ce parce qu’il a menti ou parce qu’il a commis une erreur de prédiction (il n’a pas prévu tout ce qui se passerait) ? Anscombe fait remarquer que le concept d’intention implique un ordre que l’on se donne à soi-même ; ce qu’il faut étudier, ce sont moins des conditions de vérité (on se focalise trop sur la question de savoir s’il y a mensonge ou pas) que des conditions d’exécution : on met ainsi l’accent sur l’aspect performatif. Il s’agit alors de définir un critère de l’action intentionnelle. Une telle action est à distinguer d’une cause mentale. Il existe des causalités de ce type, à rapprocher de stimuli ; c’est l’exemple de l’enfant effrayé parce qu’on lui a parlé d’un “ bout de satin ” et qu’il a compris “ bout de satan ”. Mais les intentions, elles, sont des motifs, et : “ Ce qui, selon Anscombe, confère aux motifs leur statut de raisons et les distingue radicalement de simples causes mentales, c’est qu’ils ont en commun le caractère d’impliquer le bien et le mal. ” (p.187) En effet, on ne peut se venger sans chercher à faire mal, se dévouer sans chercher à faire le bien, etc. On voit donc à quel niveau se noue un lien entre sémantique et morale. C’est aussi chez Anscombe que l’auteur puise l’idée de tests sur lesquels s’appuyer pour définir les contours de ces principes sémantiques stables qui permettent la compréhension d’autrui. Voyons en une application. 9 Un exemple : “ Les conditions de légitimité des actions publiques ”, par Patrick Pharo, in Revue Française de sociologie, (il me manque les références précises ; je vous les communiquerai à la rentrée) L’article s’oppose à la notion de contrat social (qui selon lui revient actuellement en force à travers une sorte de néo-républicanisme) qui explique et légitime l’ordre social par le respect de règles préalablement consenties. On contraire, il y est fait l’hypothèse que la légitimité d’un ordre dépend d’un série (infinie) de tests de validité rendus possibles par l’idéal d’intercompréhension inhérent aux principes rationnels des sociétés humaines. Les actions publiques sont prises comme formes privilégiées de manifestation d’un ordre civil et politique. “ il s’agit d’une démarche qui s’inspire de la phénoménologie et de la sociologie compréhensive et qui s’efforce de rendre compte des actions sociales par l’analyse de leurs structures formelles, c’est-à-dire de leur logique interne de déroulement temporel et de distribution interpersonnelle. La recherche de ces structures prend alors le pas sur l’analyse de contenu traditionnelle, car celle-ci suppose un type de construction catégorielle qui risque de faire violence à l’intelligibilité interne des phénomènes considérés. ” Toute prétention à la légitimité dans un espace public s’inscrit dans un cadre de contraintes morales et co-construit ce cadre avec les autres participants. On considèrera donc une action publique comme légitime aussi longtemps qu’elle passe les tests induits par ce cadre sans que personne puisse démontrer son incohérence normative. La voie ici empruntée conduit à une sociologie qui ne se veut pas limitée à un cadre culturel précis mais au contraire “ contribuer à une anthropologie générale ”, par-delà les grandes théories sociologiques de la légitimité (Weber, Bourdieu, …) qui rapportent la légitimité à un ensemble culturel précis, et contre les théories du contrat social. On ne peut en effet, dit P. Pharo, avoir une prétention à l’objectivité et à l’universalité et assortir cette prétention d’une clause culturelle. De plus, une étude n’est dite scientifique que si elle se propose d’examiner rationnellement les procédés et les méthodes pratiques de son objet ; or, ce faisant, elle obéit à des idéaux rationnels tels que le présupposé d’honnêteté dans la recherche de la vérité qui transcendent tout ensemble culturel particulier. Les tests de validité opérés par le sens commun sont loin d’être eux-mêmes toujours valides ; mais ils peuvent servir de point de départ. Ainsi, P. Pharo prend trois exemples de légitimités discutées dans des débats publics : - une interview à Europe où Jean-Pierre Soisson répond à Jean-pierre Elkabach à propos de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Il y voit un exemple de légitimité qui se décide à la fois sur la pertinence morale des arguments et sur leur valeur de vérité par rapport à des faits extérieurs au débat. - Une interview de F. Mitterrand par Anne Saint-Clair. Le Président répond à une interruption de la journaliste en rétorquant “ vous me demandez comment je l’ai connu je vous le dis ”. L’auteur remarque que précisément, la journaliste ne lui a pas posé une telle question. F. Mitterrand se répond à lui-même. Le test de validité qui se révèle négatif ici porte sur la valeur de vérité d’un énoncé qui fait référence à un événement de l’interlocution. On ne sait pas si le public réel a fait ce test, mais cela est possible et contribue à l’ “ image ” (négative) des personnages publics. - L’intervention de Michel Noir sur un plateau télévisé lors de l’émission “ L’heure de vérité ”. On y voit Michel Noir se débattre entre le désir de défendre une rénovation de la droite et donc adopter une ligne critique et celui de promouvoir l’union, contre les traditionnelles querelles, soit de se garder de critiquer ses collègues. L’exemple sert à Patrick Pharo à définir la langue de bois comme “ la difficulté qu’ont certains hommes politiques, du fait d’engagements plus ou moins ritualisés sur certaines lignes ou alliances objectives, à se soumettre, quoi qu’ils en aient, de façon honnête et objective 10 aux contraintes de vérité et de cohérence que font surgir les procès d’intercompréhension. ” Le problème de la légitimité publique est énoncé en quatre points : - dans l’espace publique, toute action publique exhibe une certaine prétention à la légitimité. Le cynisme ne peut jamais se présenter comme premier mais se place à l’intérieure d’une certaine forme de civisme. - Prétendre à cette légitimité signifie aussi satisfaire à une contrainte d’objectivité et de moralité. Il ne s’agit pas d’un masque derrière lequel les agents se dissimulent mais bien la contrepartie nécessaire des tests de validité. La prétention à l’objectivité passe dans le débat par l’énoncé de faits dont on s’évertue à tirer des conséquences pratiques (ex : la plupart des étudiants ne terminent jamais leurs études, donc…). La contrainte de moralité prend trois formes : parler et agir au nom d’une autorisation (une instance donnant le droit de) ; au nom d’une obligation, d’engagements antérieurs ; au nom d’une utilité. - La légitimité est suspendue tant qu’autrui n’accepte pas de reprendre à son compte les raisons données. D’où une certaine civilité dans le débat qui prend cependant des degrés divers. - Lorsque des raisons ne sont pas acceptables par un autrui présent, on fait comme si un autrui absent pouvait les accepter. Toute acteur public prend garde à se réserver un public potentiel. A partir du problème ainsi défini, P. Pharo dégage les tactiques utilisées : nier l’évidence, accepter d’avoir tort, trouver un autre terrain de débat (solution privilégiée par les hommes politiques), etc. L’analyse menée jusque là ne nous aide cependant pas à sortir du cercle relativiste. D’où une deuxième étape de la réflexion. La thèse du contrat social ne résout qu’en apparence le problème auquel elle s’attaque. En effet, elle s’enferme nécessairement dans un cercle : ou bien elle considère l’autorité du Prince comme sacrée (Kant), ou bien elle reconnaît le droit à la rébellion lorsque le souverain ne recherche plus le bien public ; mais précisément, ce qu’on a pu voir jusqu’ici nous permet de comprendre qu’aucun souverain ne prétendra jamais se moquer du bien public ou ne pas respecter les règles. Par ailleurs, l’existence d’une loi quelconque est loin d’épuiser les possibilités de conflits de légitimité. Un contrat préalable ne pourra donc jamais fonder un ordre civil. Les travaux des sociologues de terrain sur la dimension “ courte ” de l’ordre social ont permis de penser cet ordre comme la multiplicité coordonnée d’actes toujours instituants. Toute règle, loi, norme laisse aux états futurs une certaine liberté pour qu’à chaque fois soient cherchées dans le passé ou créées de toute pièces des règles les rendant légitimes. Pour comprendre la légitimité des règles ainsi construites, il faut alors se tourner vers l’interactionnisme qui dépeint “ l’incorporation dans l’action individuelle d’une attente de compréhension de cette action par autrui et du caractère moral de cette attente. ” Les notions classiques de rôle et d’attentes de rôles soulignent la dimension inévitablement morale de la compréhension. L’auteur présente alors quelques éléments d’analyse des “ conditions interlocutoires de la légitimité ”. Pour l’exemple, il s’en tient ici aux interactions directes mais l’analyse pourrait selon lui être étendue aux interactions fortement médiées. - les jeux interlocutoires : l’intercompréhension est un processus temporel qui s’opère de façon séquentiellement ordonnée ; il y a des moments de silence de la part de chacun des interlocuteurs ; une pression normative à double sens oblige à chaque fois à donner la réplique tout en lançant les instructions. Cette pression s’inscrit dans un univers référentiel précis – décrit ou présupposé. Les jeux interlocutoires sont ainsi “ des structures régulatives provisoires, mises en place de façon concertée par les 11 - interlocuteurs à des fins de repérage des contraintes normatives communément acceptées ” ; la mésentente est un facteur de déstabilisation de ces jeux. le cadre éthique : la contrainte morale rend malvenues certaines justifications qui, compte tenue de l’interlocution présente, ne valent pas ce qu’elles pourraient valoir isolément. Ce cadre se reconfigure dès qu’un nouveau partenaire fait entendre sa voix. Conclusion : La sociologie compréhensive que l’auteur envisage s’appuie sur l’idée qu’il n’y aurait pas de psychologie s’il n’existait des catégories sémantiques capables de transcender les singularités psychologiques : catégories de sentiments, d’actions, de relations, de rôles, de vertus… “ qui appartiennent à la société et au langage ordinaire, et sans lesquelles il n’existerait pas de sens commun. ” (p 241) Il s’agit de répondre à la question simple : comment faire pour ne pas prêter indûment aux agents, actions, situations des significations ? Une procédure expérimentale classique ne permet pas de résoudre le problème. Mais du fait de la situation commune des êtres humains dans le monde sensible, on en vient à faire l’hypothèse que “ la conscience du sujet pensant et agissant se réalise sous les mêmes structures sémantiques qui autorisent la compréhension de ce premier sujet par un autre sujet. ” (p 246) Le rôle de la sociologie est alors de mettre en évidence les contraintes qui pèsent sur la compréhension et qui ne sont pas seulement culturelles, conventionnelles… mais plutôt sémantiques ; ces contraintes permettent à la fois aux actions de suivre un cours sensé et aux compréhensions externes de les saisir dans leur signification interne. Finalement, la possibilité d’une sociologie compréhensive et d’une connaissance des autres esprits repose sur l’existence d’une norme de vérité et d’intelligence commune. Cette norme est certes souvent violée, mais même ces violations ne sont rendues possibles que par l’existence de la norme. P. Pharo termine sur la description de quelques principes sémantiques mais souligne qu’il faut plutôt les comprendre comme des projets de recherche. Surtout, le travail sémantique dont il est question consiste finalement en un approfondissement conceptuel ; on peut toujours détailler les catégories. Ce n’est pas un travail dont on peut envisager l’achèvement. M. Weber disait le caractère fragmentaire et hypothétique de la sociologie ; c’est d’après Pharo le propre de toute connaissance ; si un test physico-expérimental n’est pas possible ici, d’autres types de tests peuvent être mis à l’œuvre. La compréhension d’autrui “ est une authentique possibilité théorique ”. 12