Troubles affectifs bipolaires et dégénérescence cérébrale : à propos d’une observation T. GALLARDA (1), M. KAZÈS, D. WILLARD Ce cas clinique permet d’illustrer les problématiques posées par les troubles affectifs bipolaires et la dégénérescence cérébrale. Il s’agit d’un homme de 73 ans, adressé dans notre service à la demande d’un consultant pour une évaluation diagnostique, étiologique et une orientation thérapeutique pour ce patient qui souffrirait d’un trouble affectif bipolaire débuté à l’âge de 59 ans. Dans la littérature actuelle, on considère les troubles bipolaires qui ont un début au-delà de 55-60 ans comme des troubles bipolaires d’installation tardive. Cet homme est marié et a deux enfants. Il est important de préciser qui est l’entourage parce que c’est souvent l’entourage dans ces situations qui est à l’origine de la demande de soins. Ce patient vit en province et il est issu d’une fratrie de 6 enfants. Il a fait des études supérieures, une licence, un DEA. Il perd son emploi alors qu’il a une cinquantaine d’années dans un contexte qui s’apparente à un épisode dépressif. Quand on essaye de reconstituer l’histoire, il semble que le trouble ait débuté avant l’âge de 59 ans soit sous la forme d’une personnalité prémorbide de type cyclothymique, soit par véritables épisodes constitués que la famille avait jugulés pour éviter, comme ils disent toute hospitalisation en psychiatrie. Il est donc peu évident de reconstituer dans le détail la date précise du début de la maladie. Néanmoins le patient identifie clairement un épisode dépressif qui a eu pour conséquence son licenciement. Le problème thérapeutique est lié à la résistance aux thérapeutiques, en particulier aux thérapeutiques thymorégulatrices. De même, la réponse aux thérapeutiques antipsychotiques prescrites pour traiter la symptomatologie hypomaniaque reste très partielle. La deuxième question que pose le praticien qui adresse le patient est celle de l’intrication du trouble affectif avec une affection dégénérative. Enfin la famille est très inquiète et demande quel est le pronostic évolutif et quelles sont les stratégies médico-sociales à anticiper dès à présent. Les antécédents sont : – poids = 115 kg (185 cm) ; – tabagisme interrompu en 1994 (1 paquet de tabac à pipe/semaine) ; – syndrome des apnées du sommeil (avec ventilation nocturne) ; – appendicite rétrocoecale avec péritonite appendiculaire (1981) avec fistule du grêle, occlusion sur bride opérée (1994) ; – hernies inguinales bilatérales opérées ; – résection transuréthrale de prostate en 1989 ; – cataracte bilatérale opérée ; – psoriasis. Ce qui frappe en premier lieu, c’est la liste des antécédents, bien évidemment plus longue à 73 ans qu’à 17 ans. Cette comorbidité introduit un facteur de complexité dans la prise en charge des patients âgés, d’une part du fait des interactions pharmacologiques des psychotropes avec leurs autres thérapeutiques et d’autre part parce que certaines affections somatiques peuvent avoir un retentissement sur l’autonomie du patient dans la vie quotidienne. Les antécédents importants à rechercher sont surtout les facteurs de risque vasculaires et cérébrovasculaires qui font actuellement l’objet d’une littérature très abondante dans ce contexte de bipolarité et de vieillissement. Notamment émerge une littérature sur les manies vasculaires en miroir des dépressions vasculaires depuis plus longtemps étudiées avec des études en imagerie cérébrale qui documentent les hyperintensités de la substance blanche en lien avec ces troubles affectifs du sujet âgé. Notre patient a finalement assez peu de facteurs de risque cérébrovasculaires, il n’a pas de diabète, pas d’hypertension ni d’angor malgré une obésité. Par contre, il a des antécédents de tabagisme important interrompu depuis une dizaine d’années. Les antécédents psychiatriques personnels sont assez difficiles à reconstituer en partie du fait d’une sorte de réserve familiale possiblement renforcée par de récents (1) SHU, Hôpital Sainte-Anne, 75014 Paris. S 48 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 48-50, cahier 2 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 48-50, cahier 2 Troubles affectifs bipolaires et dégénérescence cérébrale : à propos d’une observation troubles du comportement sexuel. La question est de savoir si ces manifestations comportementales relèvent d’une hypomanie chronique ou du registre dégénératif. Il y a également la notion d’une personnalité prémorbide que la famille et le patient qualifient de cyclothymique. La première prise en charge a eu lieu lorsque le patient était âgé de 60 ans pour un épisode dépressif majeur caractérisé. Le patient exprime facilement qu’il a eu « l’impression de couler », « de laisser filer ». Très vite le psychiatre qui le soigne à ce moment-là lui propose des sels de lithium qu’il va poursuivre jusqu’à l’hospitalisation actuelle. Ensuite il y a eu de nombreux épisodes thymiques, plus souvent dépressifs et hypomaniaques mais aussi probablement des épisodes maniaques plus sévères mais limités dans leur expression par des auto-prescriptions d’halopéridol et par le souci familial d’éviter absolument les hospitalisations en psychiatrie. Le patient n’a jamais fait de tentatives de suicide, et il n’a jamais été hospitalisé avant l’hospitalisation actuelle. Sur le plan des antécédents psychiatriques familiaux : une sœur qui s’est suicidée à l’âge de 40 ans en se noyant dans sa baignoire après avoir ingéré des psychotropes et cela dans un contexte de séparation conjugale ; un frère âgé de 75 ans a un syndrome parkinsonien pour lequel il est hospitalisé. On avait initialement parlé de maladie de Parkinson idiopathique mais que ce diagnostic a évolué et l’on parle maintenant de syndrome parkinsonien, répondant mal à la Dopa, extrêmement invalidant et rapidement évolutif. Par ailleurs, le père du patient est décédé dans le grand âge d’une démence de type Alzheimer mais là également le diagnostic est incertain. Depuis 2 ans, le patient manifeste un dérèglement chronique de l’humeur qu’il qualifie d’état mixte parce qu’il intrique une jovialité alternant avec des moments de morosité, une grande apathie (son épouse décrit de longs moments au domicile assis sur un fauteuil), une logorrhée, des idéations suicidaires, une insomnie nocturne (il ne dort que quelques heures par nuit), une désinhibition instinctuelle modérée que le patient et sa famille essaient de contenir, une intolérance à la frustration bien décrite par l’épouse ainsi que des bouffées d’agressivité. Le patient se décrit comme un « clown triste ». Quand on lui pointe en effet qu’il est assez jovial, il répond bien sûr mais dit qu’il se défend contre des moments plus dépressifs et contre un pessimisme foncier. En dehors de ce dérèglement de l’humeur, le patient se plaint de troubles mnésiques également remarqués par la famille. De plus, la fille signale des épisodes de désorientation temporelle transitoire. Il existe par ailleurs une très mauvaise tolérance aux neuroleptiques instaurés depuis deux ans : l’halopéridol avec lequel il s’auto-médicait, entraîne un syndrome extrapyramidal majeur, de même que le sulpiride et l’olanzapine ont entraîné des symptômes extra-pyramidaux. Un essai récent de traitement par valproate de sodium a également suscité l’apparition d’un syndrome extrapyramidal nécessitant l’interruption rapide du traitement. Finalement, ce dérèglement chronique de l’humeur retentit depuis deux ans de manière majeure sur les acti- vités de la vie quotidienne que ce soit l’habillage, les soins d’hygiène, les déplacements en transports suscitant un épuisement de l’entourage majoré par les errances diagnostiques et aléas thérapeutiques. Quand il est reçu à la consultation du service, le patient apparaît jovial, ironique avec une hypersyntonie évocatrice d’un état hypomaniaque. Il existe également une désinhibition contrôlée. Il évoque aussi une hypersexualité installée dans les dernières années qui est allée en croissant et lui a valu la prescription par un psychiatre d’acétate de cyprotérone. Il a une conscience de ses troubles même s’il minimise ses troubles cognitifs. Quel bilan réalise-t-on dans ces cas intriquant trouble bipolaire et vieillissement ? Le bilan comprend un bilan biologique standard, un bilan thyroïdien, des sérologies syphilitiques et VIH, un électroencéphalogramme, une imagerie structurelle par tomodensitométrie ou par résonance magnétique (IRM) couplée avec des imageries de perfusion, soit une tomoscintigraphie cérébrale. Pour ce patient, nous n’avons pas encore les résultats de la tomoscintigraphie cérébrale. Par contre, il a eu deux IRM, une en janvier 2004 sur son lieu de résidence et plus récemment une deuxième à l’hôpital Sainte-Anne. Les deux IRM mettent en évidence une atrophie cérébrale marquée pour l’âge, des modifications discrètes de la substance blanche à l’arrière des cornes occipitales ; par contre les noyaux gris centraux sont sans anomalie. Pour évaluer la dimension comportementale, deux grandes échelles sont utilisées : l’Inventaire de neuropsychiatrie (NPI) (2) comportant 12 items qui évaluent l’apathie, la dysphorie, le suicide, les hallucinations, le comportement moteur et l’Échelle de Dyscomportement Frontal (EDF) (4). Ces deux échelles mettent en évidence des scores élevés pathologiques. Pour évaluer l’atteinte cognitive, on réalise un Mini Mental State Evaluation (MMSE), pour lequel le patient obtient un score de 28/30 donc un bon score. On lui demande de faire le test du cadran de l’horloge (il s’agit dans ce test de donner un cadran d’horloge vierge au patient et de lui demander d’inscrire les horaires de l’horloge et d’indiquer quatre heures moins vingt avec les aiguilles) : le patient le réussit parfaitement avec cependant une certaine lenteur. Dans ce contexte d’hypomanie et de vieillissement, on suspecte toujours une dégénérescence frontale que l’on évalue par la réalisation de la Batterie Rapide d’Évaluation Frontale (BREF) qui a été développée par l’équipe de Bruno Dubois à la Pitié-Salpêtrière (3) : des anomalies à l’évocation lexicale sont retrouvées chez ce patient ; lorsqu’on lui demande de dire en moins de 1 minute le maximum de mots commençant par la lettre S, il produit les mots suivants : souris, en disant « je suis bloquée sur la souris », la soif, la saleté et sinécantrope. Quatre mots est un score largement inférieur au score habituel surtout chez un patient de bon niveau intellectuel. Un bilan neuropsychologique a été réalisé mettant en évidence un quotient intellectuel verbal supérieur à la normale avec un score de 117, des fluences dissociées, avec une chute des performances pour la fluence évoquée. Le S 49 T. Gallarda et al. test de Grober et Buschke qui est sensible au syndrome amnésique et peut orienter vers une maladie d’Alzheimer, n’est pas très contributif pour ce patient. En effet, l’existence d’une amélioration des performances grâce à l’indiçage est en faveur d’un trouble affectif, tandis que la présence d’intrusions est en faveur d’une maladie d’Alzheimer. À l’échelle de la mémoire de Wechsler, ce patient présente des troubles de la mémoire visuelle ; de la même manière, à la figure de Rey, la mémoire est déficitaire. Aux tests cognitifs plus spécifiquement frontaux, comme le test de classement de cartes de Wisconsin ou le Trail Making Test (TMT), les performances sont là aussi dissociées : pour le test de classement de cartes, le patient est très vite gêné par la consigne et il jettera les cartes dans un mouvement d’humeur tandis que les performances sont normales au TMT. On relève en outre une très grande fluctuation des performances cognitives du patient d’un jour à l’autre. Un avis neurologique est souvent sollicité dans ces situations intriquant trouble bipolaire et vieillissement. Ici, l’examen neurologique met en évidence une marche à petit pas, des chutes fréquentes, une micrographie, un syndrome extrapyramidal globalement symétrique avec une sensibilité importante aux antipsychotiques. Cette sensibilité aux antipsychotiques est caractérisée par un syndrome extrapyramidal disproportionné, par des épisodes confusionnels sous olanzapine notamment et par l’apparition d’œdèmes faciaux sous halopéridol. L’examen neurologique souligne l’absence d’hallucinations. Quels diagnostics doivent être évoqués, quels sont les traitements pharmacologiques que l’on peut proposer sachant que cet homme est actuellement traité par lithium après qu’un essai de dépakine ait été mal toléré, alors que les neuroleptiques le rendent invalidé. Quel est le pronostic et quelle prise en charge envisager ? Devant ce tableau clinique, le premier diagnostic à envisager est celui de maladie à corps de Lewy : détérioration cognitive avec une nette fluctuation des performances, associée à un syndrome extrapyramidal et une hypersensibilité aux neuroleptiques, existence de chutes. Ce diagnostic peut d’autant plus être évoqué que l’intrication entre maladie à corps de Lewy et trouble bipolaire est fréquente. Par contre, l’absence d’hallucinations visuelles est peu en faveur de ce diagnostic. La conséquence thérapeutique de ce diagnostic est la mise en place d’un traitement anticholinestérasique et éventuellement de la Dopa en évitant les neuroleptiques dont on sait qu’ils sont très délétères dans cette maladie. Le pronostic est mauvais, en tout cas largement plus négatif que celui d’un trouble bipolaire indemne d’affection dégénérative. Un deuxième diagnostic à évoquer est une dégénérescence fronto-temporale d’installation assez tardive. En faveur de ce diagnostic : antécédents familiaux de détérioration également mal étiquetés. Dans cette hypothèse, les anticholinestérasiques ne sont pas actifs et ce sont des traitements par anticonvulsifiants ou par inhibiteurs de la recapture de la sérotonine qui sont proposés afin d’agir S 50 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 48-50, cahier 2 notamment sur les dimensions de desinhibition. Le pronostic est là aussi péjoratif. Quant à la prise en charge médico-sociale, elle est un point crucial dans la gestion de ces situations complexes où on a à la fois le cumul du handicap lié à la maladie bipolaire et le cumul du handicap lié à la maladie dégénérative avec les perspectives d’une institutionnalisation nécessaire à terme. Une autre stratégie thérapeutique qui peut être envisagée, et que nous avons récemment utilisée à plusieurs reprises dans ces situations associant éléments dépressifs ou mixtes chroniques : les électronarcoses. On a récemment eu dans le service plusieurs patients qui avaient des maladies à corps de Lewy ou des dégénérescences fronto-temporales avec des troubles thymiques très invalidants qui ont été extrêmement améliorés par des électronarcoses. En conclusion, plusieurs facteurs vont entrer en ligne de compte dans le processus du vieillissement chez le patient bipolaire. Premièrement, les comorbidités somatiques et en particulier les facteurs de risque cardio-vasculaire peuvent favoriser la résistance aux traitements psychotropes. Les processus de vieillissement vont-ils affecter la symptomatologie des sujets bipolaires chez lesquels préexistent des anomalies neurocognitives et neurodéveloppementales ? Les processus de vieillissement sont-ils accélérés ? Peu de données existent à l’heure actuelle pour répondre à cette question. L’effet au long cours de l’environnement, de l’expérience de vie lorsque l’on a un trouble bipolaire interagit de façon évidemment complexe avec les phénomènes de vieillissement. La personnalité prémorbide est très importante à prendre en considération, de même que les comorbidités psychiatriques et en particulier la comorbidité avec les abus de substances qui interfèrent dans l’évaluation du déficit cognitif. Évidemment doit aussi être pris en compte l’effet au long cours des psychotropes. Il s’agit là d’un chapitre important parce que les psychotropes ont probablement des effets délétères, (effet anticholinergique délétère des antidépresseurs par exemple) mais ce qui est beaucoup plus intéressant c’est que l’on montre actuellement que le lithium et d’autres psychotropes, antidépresseurs ou antipsychotiques pourraient au contraire avoir des effets positifs, c’est-à-dire des effets neuroprotecteurs et neurotrophiques (1). Références 1. BAUER M, ALDA M et al. Implications of the neuroprotective effects of lithium for the treatment of bipolar and neurodegenerative disorders. Pharmacopsychiatry 2003 ; 36 (Suppl 3) : S250-4. 2. CUMMINGS JL, MEGA M et al. The Neuropsychiatric Inventory : comprehensive assessment of psychopathology in dementia. Neurology 1994 ; 44 (12) : 2308-14. 3. DUBOIS B, SLACHEVSKY A et al. The FAB : a Frontal Assessment Battery at bedside. Neurology 2000 ; 55 (11) : 1621-6. 4. LEBERT F, PASQUIER F et al. Frontotemporal behavioral scale. Alzheimer Dis Assoc Disord 1998 ; 12 (4) : 335-9.