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Peut-on se fier au prix d’une marchandise pour en connaître la valeur ?
Jean le Bienheureux rentre chez sa mère avec un bloc d’or « aussi gros que sa tête », fruit de sept années de labeur. Il
est lourd, et Jean accepte bien vite de l’échanger contre un cheval. Au hasard des rencontres sur sa route, son gain est
converti en une vache, puis un cochon, une oie, une pierre à aiguiser qui finit par tomber au fond d’un puits. Jean finit sa
route les mains vides, heureux des transactions qui se sont opportunément présentées.
La signification de ce conte est mystérieuse : faut-il admirer le détachement matériel de Jean ou rire de sa naïveté ?
Paru en 1818, soit un après les Principes de l’économie politique et de l’impôt de David Ricardo, il met en exergue le lien
problématique entre prix et valeur. Les termes des trocs successifs nous donnent le prix des marchandises. Sept années de
travail = un bloc d’or ; un bloc d’or = un cheval ; un cheval = une vache etc… Le prix est la contrepartie, le coût
d’acquisition d’une marchandise lors d’une transaction. La monnaie en est désormais l’unité de compte, ce qui ne fait que
renforcer son pouvoir à établir des équivalences paraissant immédiates, transparentes entre des marchandises
hétérogènes. D’ailleurs, nous disons bien souvent indifféremment que le prix d’une marchandise est X euros, qu’elle
coûte ou qu’elle vaut X euros.
Mais la transitivité de ces équivalences peut poser problème : une pierre à aiguiser ne saurait « valoir » sept années de
labeur ! Nous portons d’ailleurs ainsi quotidiennement des jugements sur les marchandises selon qu’elles nous paraissent
valoir ou non leur prix. La valeur d’une marchandise se définit au premier abord par ses propriétés, ses qualités
intrinsèques qui permettent de la jauger. Les frères Grimm en étayent la polysémie : la valeur du bloc d’or peut être défini
par les sept années de labeur qu’il a permis de commander, les animaux par les services que Jean entend en retirer. Cette
polysémie peut rendre la valeur aussi évanescente que la rétribution de Jean, et jette le doute sur la condition souvent
refoulée de nos échanges quotidiens en économie de marché, à savoir que les prix reflèteraient plus ou moins fidèlement
la valeur des marchandises.
L’analyse économique conforte-t-elle cette confiance dont nous investissons spontanément les prix, ou bien les doutes
que nous pouvons aussi parfois éprouver ? Comment la connaissance scientifique de la valeur objective-t-elle
l’articulation par les échangistes du prix à la valeur ?
I) Comme le prix d’une marchandise est déterminé par sa valeur, elle en est un indicateur fiable
I-A) On peut se fier au prix d’une marchandise pour connaître sa valeur-travail
- La science économique contemporaine est née de la réflexion sur le prix et la valeur. Pour résoudre le paradoxe de
l’eau et du diamant, A. Smith distingue valeur d’usage et valeur d’échange (Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations, 1776). C’est la valeur d’échange qui est l’objet de l’analyse économique, et elle est fondée sur la
valeur travail. C’est bien la valeur d’échange que nous permet de connaître le prix.
- L’instabilité des prix pose alors problème. Peut-on se fier à un prix instable pour connaître la valeur d’une
marchandise ? Si la marchandise tire sa valeur d’attributs intrinsèques, et plus particulièrement de son contenu en travail,
cette valeur doit être stable. Pour A. Smith, le prix de marché gravite autour du prix « naturel », dont le niveau permet
tout juste de rémunérer le travail, le capital et la terre dans des conditions normales. Ce n’est donc pas le prix courant
observable à chaque instant qui nous renseigne sur la valeur, mais son niveau tendanciel.
- L’économie politique classique hérite d’A. Smith la théorie de la valeur travail. Pour A. Smith, la valeur d’une
marchandise est le travail qu’elle commande. Ainsi les comparaisons de prix d’une marchandise à travers l’histoire nous
renseignent sur l’évolution de la valeur des marchandises, lorsqu’on les rapporte au coût du travail. A partir du prix des
marchandises et du prix du travail, on peut exprimer la valeur d’une marchandise en heures de travail, et observer ainsi la
chute de la valeur des biens au cours des Trente Glorieuses (J. Fourastié, 1979) suite aux gains de productivité, alors que
la valeur-travail commandé des services se maintient.
- Selon l’approche classique, le travail n’est pas seulement l’unité de la valeur dont émane le prix, il en est aussi la
substance, comme le développe D. Ricardo (Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817) par la théorie de la
valeur-travail incorporé. Même si les marchandises sont de prime abord produites en combinant travail et capital, les
machines ne seraient que du « travail congelé ». Le prix et la valeur d’une marchandise se décomposent alors en travail
direct et travail indirect :
Vt = w Lt + (1 + r) w Lt-1
Vt : valeur d’une marchandise vendue en t
w : taux de salaire
Lt : quantité de travail utilisée en t. C’est le travail directement nécessaire pour produire la marchandise
Lt-1 : quantité de travail utilisée en t-1. C’est le travail indirectement nécessaire pour produire la marchandise, pour
produire les consommations intermédiaires et le capital mobilisés en t.
r : taux de profit
I-B) On peut se fier au prix d’une marchandise pour connaître sa valeur-utilité.
- Comme A. Smith, Turgot considère que l’analyse économique doit se tenir à une définition de la valeur expurgée de
ses connotations morales, philosophiques et religieuses. La valeur pour l’économiste est « une qualité réelle, intrinsèque à
l'objet et par laquelle il est propre à notre usage » (Valeurs et monnaie, 1769). Mais c’est ici l’utilité qui fonde la valeur. Il
en découle que le prix correspond à la « valeur appréciative », qui se fixe par la confrontation de la « valeur estimative »
attribuée à la marchandise par les échangistes. Le prix d’une marchandise résulte donc d’une négociation, et nous
informe indirectement sur la valeur estimative que lui attribuent l’offreur et le demandeur. Du côté de l’offre, la valeur
estimative est forcément plus faible que le prix, sinon l’offreur n’aurait pas accepté la transaction. Du côté de la demande,
la valeur estimative est forcément plus élevée que le prix.
- Tout ce qui a un prix a alors de la valeur et constitue une richesse. On doit ainsi à J.-B. Say d’avoir reconnu la valeur
des services (Traité d’économie politique, 1803), y compris de la prostitution, sans valeur du point de vue de la morale
mais pas du point de vue de l’économie, puisqu’elle a un prix.
- Négligée par l’économie politique classique, la valeur-utilité fonde la révolution marginaliste. Les lois de Gossen
(Exposition des lois de l’échange, 1854) impliquent que le prix d’une marchandise nous renseigne sur l’utilité marginale
associée à sa consommation. Le prix apparaît alors comme un formidable condensateur d’information sur la valeur,
puisqu’il nous permet de connaître l’utilité marginale procurée par la marchandise à chacun des individus qui l’achètent.
La valeur de la marchandise est subjective, différente pour chacun, mais les individus ajustent la quantité consommée de
sorte à faire correspondre prix et utilité marginale. Plus précisément et formellement, le prix relatif de deux marchandises
est égal à l’équilibre au taux marginal de substitution, et nous donne donc le rapport des utilités marginales associées à
chacune des deux marchandises :
avec :
*
*
PX U X (X , Y )
- X et Y deux marchandises, les astérisques dénotant leur quantité consommée à l’équilibre,

- PX et PY leur prix
PY U Y (X * , Y * )
- U(X,Y) la fonction d’utilité associée à la consommation des deux marchandises
Le paradoxe de l’eau et du diamant peut se résoudre par un raisonnement à la marge. La valeur d’échange de l’eau est
faible en raison de son abondance : son utilité marginale est extrêmement faible en comparaison du diamant. Dans le
désert, la valeur d’échange de l’eau est ainsi plus élevée. (NB : ne pas forcer le trait ici. Même dans le désert, il est peu
probable que la valeur d’échange de l’eau soit plus élevée que celle du diamant)
- L’observation répétée des quantités consommées par un
individu soumis à des prix variables nous fait ainsi connaître Y
la valeur qu’il accorde à une marchandise, en vertu du
principe de révélation des préférences. (P. Samuelson, « A
note on the theory of the consumer’s behaviour »,
1938)Ainsi, le choix du panier A par le consommateur
soumis à la contrainte budgétaire en traits pleins nous révèle
qu’il est préféré à tous les paniers à l’intérieur de la zone
coloriée. Si à la suite d’une baisse du prix de X et d’une
xA
hausse du prix Y impliquant la contrainte budgétaire en
tirets, le consommateur choisit le panier B, alors le panier A
est indirectement révélé préféré à tous les paniers à
xB
l’intéireur de la zone en pointillés. En multipliant les
observations, on peut cartographier les préférences de
l’individu, et connaître de plus en plus précisément la valeur
associée aux marchandises X et Y. Les études de marché
X
cernent ainsi la valeur des marchandises pour les consommateurs.
Prix
offre
P*
demande
Q*
A court terme
- La théorie symétrique de la valeur par A. Marshall parachève la
modélisation du prix fondé sur la valeur. Du côté de l’offre, le prix d’équilibre
P* nous donne la valeur travail de la marchandise. En effet, le prix de vente
doit couvrir le coût de production de la marchandise, et le jeu de la
concurrence le comprime à ce niveau. Du côté de la demande, le prix
d’équilibre nous donne la valeur utilité de la marchandise à la marge, puisque
les consommateurs achètent la marchandise tant que l’utilité marginale est
supérieure à son prix.
quantité
prix
offre
P+
P*
Pdemande
Q*
I-C) L’ajustement du prix des marchandises en équilibre partiel fait
coïncider leur valeur travail et leur valeur utilité
quantité
- A court terme, l’offre est exogène,
déterminée par la quantité mise en
vente par les offreurs sur le marché.
Le prix dépend alors du niveau de la
demande, et nous renseigne plus
spécifiquement sur la valeur utilité.
- A long terme, l’offre peut
indéfiniment s’accroître à un coût
constant grâce à l’extension des
capacités de production et au progrès
technique. Le prix est alors
indépendant du niveau de la demande,
et nous renseigne plus spécifiquement
sur la valeur travail.
A long terme
prix
P*
offre
demande
quantité
II) En se fiant complètement au prix, on méconnaît la valeur d’une marchandise.
II-A) Le prix ne nous donne qu’une connaissance approximative et relative de la valeur-utilité
- La révélation des préférences ne nous fait pas connaître la valeur-utilité d’une marchandise, mais de paniers de
consommation, c’est-à-dire de combinaisons de quantités de marchandises. La microéconomie du consommateur
n’envisage la valeur des différentes marchandises qu’en termes relatifs. Si deux marchandises sont substituables, alors la
valeur de chacune dépend positivement par effet de substitution de la valeur de l’autre. On sait par exemple que la valeur
des énergies renouvelables, et leur développement potentiel, dépendra de l’évolution du prix des énergies traditionnelles.
Si deux marchandises sont complémentaires, la valeur de chacune dépend négativement de la valeur de l’autre. On sait
par exemple que la valeur des automobiles diminuera si le prix de l’essence tend à augmenter. L’élasticité-prix croisée
marque les limites du prix à assigner une valeur stable, intrinsèque aux marchandises.
- Les préférences des agents économiques sont ordinales, et pas cardinales. Par le principe de révélation des
préférences, les prix nous font connaître le classement de paniers par les individus (A≻B) mais ne nous disent pas si la
valeur du panier A est à peine supérieur, deux fois plus élevée ou dix fois plus élevée que la valeur du panier B.
- En équilibre général, les prix relatifs des marchandises ne sont pas strictement ajustés à leur valeur relative, car
l’ensemble des marchés sont interdépendants. La théorie synthétique de la valeur par V. Pareto (Manuel d’économie
politique, 1907) souligne ainsi que la baisse du prix du diamant en 1907 est due à une crise financière, sans lien donc
avec l’utilité que l’on éprouve à posséder un diamant, ni son coût de production.
II-B) Le prix peut s’écarter de la valeur
- Les théories classiques et néoclassiques de la valeur et du prix reposent sur l’hypothèse de marchés concurrentiels.
Dès le Moyen-Age, Saint Thomas d’Aquin remarquait qu’une situation du monopole pouvait entraver l’émergence du
« juste prix ». De nos jours les autorités de la Concurrence s’efforcent d’assurer les conditions de fixation d’un prix
concurrentiel, mais la récurrence des atteintes décelées montre que ces conditions ne sont jamais définitivement acquises.
- La réflexion économique a tôt soulevé également la question de la stabilité de l’étalon monétaire des prix. Le Franc
doit ainsi son nom à la défense par N. Oresme d’une monnaie dont la teneur en métal ne serait pas manipulée, le prix
pouvant alors donner un reflet « franc » de la valeur. (Traité des monnaies, 1355). Les mercantilistes ont été
particulièrement préoccupés par cette question en raison de leur conception bullioniste de la valeur, et découvert que la
relation entre prix et valeur pouvait être faussée non seulement par l’arbitraire du seigneuriage, mais aussi par l’afflux
d’or du Nouveau Monde (J. Bodin, « La réponse aux paradoxes de Malestroit », 1568). Dans les sociétés contemporaines,
l’inflation altère la capacité du prix à quantifier la valeur.
- Lors des bulles spéculatives telle la « tulipomanie » aux Pays-Bas au XVIIème siècle, la hausse du prix semble défier
les lois économiques de la valeur.
II-C) Si fier au prix pour connaître la valeur-travail relève du fétichisme de la marchandise.
- La théorie de la valeur-travail incorporé de D. Ricardo présente une contradiction interne. On attend d’une théorie de
la valeur qu’elle soit le socle stable sur lequel construire une théorie de la répartition, et que donc la valeur soit
indépendante de la répartition des richesses. Or, une augmentation du taux de profit affecte les prix relatifs des
marchandises. Le prix de celles qui incorporent davantage de capital, dont le processus de production est plus long,
augmente, et ce, sans que les conditions de production et le travail incorporé soient modifiés. D. Ricardo laisse de côté
cette difficulté, mais K. Marx en prend toute la mesure (Le Capital, 1867).
- L’exploitation capitaliste induit un écart entre la valeur d’échange du travail, rémunéré au seuil minimum pour que le
prolétaire reproduise sa force de production, et sa valeur d’usage, gonflée par le surtravail. Le prix des marchandises
incorpore donc une plus-value. Le mode de production capitaliste est soutenu par la croyance fausse en la capacité du
prix à indexer la valeur des marchandises. Les prolétaires comme les économistes vulgaires seraient aveuglés par le
fétichisme de la marchandise. C’est en « quittant la sphère bruyante de la circulation pour le laboratoire secret de la
production » que l’économie politique peut accompagner la prise de conscience par le prolétariat de son aliénation et des
rapports sociaux de production. Le système des prix voile la réalité du processus de création de la valeur et son
extorcation par la bourgeoisie.
III) La relation entre prix et valeur permet de reconnaître la valeur comme une construction sociale
III-A) Prix et valeur : un angle mort de la science économique ?
- La révolution marginaliste ne se contente pas de renverser la théorie de la valeur-travail, elle tend également à
relativiser l’importance de la valeur comme question scientifique. Terme surchargé de significations et connotations, il est
de plus en plus évité au profit de concepts nouveaux : la « rareté » chez L. Walras, « l’ophélimité » chez V. Pareto. Les
fluctuations des prix sont désormais objets d’analyse pour elles-mêmes et non pour ce qu’elles nous révèlent de la valeur.
- La relation entre prix et valeur se pose très différemment selon les paradigmes qui se sont succédé dans l’histoire de
la pensée économique. Les réflexions économiques préclassiques envisageant comme des anomalies, des pathologies les
hiatus entre prix et valeur (chrématistique chez Aristote, forces anticoncurrentielles chez Saint Thomas d’Aquin ou
Turgot, manipulations monétaires chez les mercantilistes) en raison de conceptions essentialistes de la valeur, définie par
un contenu, tel l’or pour les bullionistes ou la terre pour les physiocrates. L’économie politique classique fonde la valeur
sur le travail car elle découvre avec les autres sciences humaines la finitude de l’être humain, comme le montre M.
Foucault (Les mots et les choses, 1966) : la relation entre prix et valeur devient alors problématique, et l’enjeu intellectuel
décisif de plusieurs générations d’économistes. La révolution marginaliste puis la microéconomie néoclassique se
focalisent sur le consommateur, dans une société marquée par la montée d’une bourgeoisie oisive et la question des
débouchés pour l’industrie : elle fonderait selon la critique de N. Boukharine une économie politique du rentier (1919).
L’adéquation entre prix et valeur serait devenue secondaire pour les économistes et leur public. Les objets et théories
scientifiques, en économie comme pour d’autres sciences, s’inscrivent dans un contexte socio-historique et répondent à
une demande sociale. En cela, l’intérêt puis le relatif désintérêt des économistes pour la valeur et le prix comme son
éventuel reflet est une construction sociale.
III-B) La valeur est une construction sociale
- Selon A. Orléan, le marginalisme n’a révolutionné l’analyse du prix et de la valeur qu’en apparence (L’empire de la
valeur, refonder l’économie, 2011). Economistes classiques, néo-classiques et marginalistes partagent une conception
substantialiste de la valeur, qui serait contenue à l’intérieur des marchandises, ou des usages qu’en font les
consommateurs. La science économique gagnerait selon lui à intégrer les apports d’autres disciplines, notamment de la
sociologie et de l’histoire, pour éclairer le processus de construction sociale de la valeur. Les interactions forgeant la
valeur ne peuvent être réduites à l’expression désincarnée, abstraite, qu’en offre la microéconomie de l’homo
oeconomicus, il faut considérer leur épaisseur psychologique, sociale, culturelle, historique. L’auteur applique lui-même
cette approche à la valeur et au prix des actifs financiers et à la genèse de la crise des subprimes.
- Ainsi, les comportements d’offre de travail sont genrés. Le modèle microéconomique de base considère que l’offre de
travail est croissante du taux de salaire réel, en postulant que l’effet substitution l’emporte sur l’effet revenu. Or la
division genrée du travail fait que l’offre de travail des hommes présente une plus faible élasticité-prix, et que l’unité
pertinente d’analyse de ces décisions est le ménage plutôt que l’individu : à l’échelle du ménage l’offre de travail peut se
renverser lorsque le taux de salaire réel s’élève. La relation entre le prix du travail et sa valeur est donc genrée du côté de
l’offre, car le coût d’opportunité du travail est plus élevé pour les femmes. Prendre la pleine mesure du caractère genré de
la valeur du travail présente aussi un enjeu politique, car il conditionne l’impact des politiques familiales, telle l’A.P.E.
examinée par T. Piketty (“L’impact de l’allocation parentale d’éducation sur l’activité féminine et la fécondité, 19822002 », Cahiers de l’I.N.E.D., 2005). Par ailleurs, dans les sociétés où le travail professionnel est un vecteur essentiel de
l’intégration sociale, l’offre de travail est d’une manière générale peu élastique à son prix.
- Certains biens sont atypiques du fait de leur élasticité-prix positive, ce qui suggère qu’étrangement la valeur de ces
marchandises s’élève avec leur prix, puisque les consommateurs sont prêts à en acheter davantage lorsqu’elles deviennent
plus coûteuses ! Cette propriété singulière est une construction sociale. Lorsqu’il s’agit de biens de Giffen, elle émane du
statut particulier de marchandises qui constituent l’alimentation de base dans des sociétés marquées par la pénurie,
comme la pomme de terre en Irlande au XIXème siècle. Saisir la valeur comme une construction sociale présente là aussi
un enjeu politique : les travaux du Poverty Action Lab soulignent que la lutte contre la malnutrition ne se fait pas
seulement en réduisant le coût des denrées de base, mais aussi en donnant l’accès à des aliments diversifiés et savoureux
car même pour les plus pauvres, la valeur d’un aliment n’est pas seulement calorique mais aussi gustative.
- Lorsqu’il s’agit de biens de luxe, la relation entre prix et valeur est inversée : la valeur attribuée aux marchandises de
consommation ostentatoire peut elle-même dépendre du prix (T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899). La valeur
d’une marchandise a aussi une dimension symbolique qu’ignorent les approches utilitaristes.
III-C) Quand la science économique reconnaît la valeur de ce qui n’a pas de prix.
- La nouvelle microéconomie du consommateur incorpore la production non-marchande, et reconnaît ainsi la valeur du
travail domestique (G. Becker, « A theory of the allocation of time », Economic Journal, 1965 / K. Lancaster , « A new
approach to consumer theory », Journal of Political Economy, 1966). Lorsqu’on considère que le ménage autoproduit des
commodités en combinant marchandises et temps, le temps extra-professionnel n’est plus simplement du temps de loisir,
il a une valeur économique.
- A. Chadeau et A. Fouquet (“Peut-on mesurer le travail domestique ?”, Economie et statistique n°136, 1981) tentent
ainsi d’attribuer un prix à cette richesse dont la valeur est occultée. Cette entreprise pose des difficultés
méthodologiques : doit-on imputer à ces activités le prix de leur substitut marchand ou leur coût d’opportunité, faut-il
intégrer ou non des cotisations sociales à ces rémunérations fictives, les traiter comme des rémunérations brutes ou
nettes ? Ces difficultés sont l’héritage de la frontière traditionnelle en sciences sociales entre sphère marchande et sphère
non-marchande. En donnant un prix au travail domestique, qui représenterait entre 15% et 70% du P.I.B. selon les
estimations récentes de D. Roy, on valorise ce dont la valeur a longtemps été déniée.
- Cette entreprise peut porter plus largement sur le P.I.B., dont le calcul est calé sur l’équivalence utilitariste entre prix
et valeur. La commission Sen-Fitoussi-Stiglitz a ainsi remis en 2009 un rapport proposant des pistes pour mieux mesurer
et valoriser les activités qui n’ont pas de prix.
La science économique montre que le prix est un indicateur de la valeur des marchandises, mais un indicateur
problématique. Si nous nous fions spontanément au prix des marchandises pour en connaître la valeur, et que nous
percevons comme une anomalie, voire un scandale, un prix trop différent de la valeur supposée, c’est parce que notre
socialisation tend à nous transmettre une conception marchande et utilitariste de la valeur. En réalité, le prix ne saurait
être le simple reflet de la valeur, car la valeur elle-même n’est pas cette substance scrutée par l’économie classique et
néoclassique, mais une construction sociale. Les sciences économiques et sociales contribuent à cette construction.
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