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Editions Hatier
Corrigé complet
Introduction1
Communément, on croit que la connaissance scientifique consiste à passer d’une collection de faits isolés, que l’on
regroupe sous le nom d’“ expérience ”, à une loi générale. À la question : “ Comment s’opère la connaissance
scientifique ? ”, on est donc tenté de répondre qu’elle s’effectue par la collaboration extérieure de “ l’expérience ”
(celle des faits bruts) et de l’intelligence.
C’est cette thèse que Bergson s’emploie à réfuter dans le texte qui nous est proposé ici, pour affirmer au contraire
qu’“ une observation scientifique ” est “ toujours la réponse à une question, précise ou confuse ”. S’il est vrai que
nous ne nous bornons pas à enregistrer passivement les faits, par conséquent, pour en tirer une loi par généralisation,
est-ce à dire que la pensée et le réel ne sont pas séparés ou hétérogènes l’un à l’autre ?
Quelle conception de la connaissance peut-on alors dégager de l’analyse de ce texte ?
1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
1. D’après une conception communément admise, l’intelligence s’élèverait des faits bruts aux lois
Dans la première partie (du début jusqu’à “ en serait une autre ”), Bergson expose la thèse qu’il critiquera dans un
second temps : selon une conception communément admise en effet (“ Trop souvent... ”), l’intelligence s’élèverait
des faits bruts aux lois. Expliquons cette idée : “ Trop souvent nous nous représentons encore l’expérience comme
destinée à nous apporter des faits bruts. ” Communément, on pense l’expérience comme radicalement séparée de
l’intelligence : elle aurait pour seule fonction de nous livrer des morceaux détachés du réel, des faits d’abord
étrangers à l’esprit, “ bruts ” en ce sens.
“ L’intelligence, s’emparant de ces faits, les rapprochant les uns des autres, s’élèverait ainsi à des lois de plus en plus
hautes. ” Ainsi passe-t-on, par exemple, de la loi de la chute des corps, énoncée par Galilée, à la loi, formulée par
Newton, de l’attraction terrestre − loi “ plus haute ”, c’est-à-dire à la fois plus générale et plus précise : les
mouvements des corps ne sont plus relatifs à une force qui leur serait inhérente, mais à l’attraction exercée par la
masse de la Terre sur la masse des autres corps. Cela suppose que soit faite une distinction conceptuelle nouvelle
entre la masse (soit la quantité de matière) d’un corps et son poids, confondus par Galilée : pour Newton en effet, la
masse reste constante tandis que le poids d’un corps varie en fonction de l’attraction.
Or, communément, on croira volontiers que l’intelligence a simplement rapporté les unes aux autres les observations
éparses et successives faites sur la chute des corps, pour parvenir à ces lois. D’où la conclusion qu’en tire Bergson : “
Généraliser serait donc une fonction, observer en serait une autre. ” L’intelligence généraliserait, la sensibilité
observerait (accumulerait des faits) : de la collaboration de ces deux “ fonctions ” ou facultés de l’esprit naîtrait la
connaissance.
2. On croit donc qu’il y aurait un intérêt scientifique à assembler des faits en attendant un esprit
capable de les soumettre à des lois
Dans la deuxième partie du texte (depuis “ Rien de plus faux ” jusqu’à “ des lois ”), l’auteur montre la fausseté de
cette conception à travers l’absurdité de la conséquence qui en découle.
“ Rien de plus faux que cette conception du travail de synthèse, rien de plus dangereux pour la science et pour la
philosophie. ” Le “ travail de synthèse ” désigne ici l’activité par laquelle l’intelligence unifierait une diversité de
phénomènes qui lui seraient hétérogènes. Le terme semble ici emprunté au vocabulaire kantien : selon Kant, en effet,
la synthèse désigne la fonction propre de l’entendement, lequel ramène à l’unité une diversité sensible − la diversité
des représentations fournies par l’intuition (Critique de la raison pure − Analytique transcendantale).
Or, cette conception du travail de synthèse, où celle-ci est présentée comme artificielle et extérieure, est non
seulement fausse, mais elle est encore “ dangereuse pour la science et pour la philosophie ” : en science, comme en
philosophie, la tentation est donc la même, de considérer la connaissance ou l’intelligibilité du réel comme un
système de pensée abstrait et coupé de l’expérience − pur produit de l’intelligence qui prétendrait s’appliquer aux
faits d’expérience changeants et multiples : ainsi Platon édifie-t-il une philosophie qui évacue la réalité des
phénomènes sensibles en les rapportant à leur modèle idéal. Ainsi la science et la métaphysique se développent-elles
en systèmes abstraits, incapables de s’ajuster au réel, d’en saisir l’essence − en un mot, en systèmes vides de contenu.
Bergson considère alors la conséquence négative d’une telle conception : “ Elle a conduit à croire qu’il y avait un
intérêt scientifique à assembler des faits pour rien, pour le plaisir, à les noter paresseusement et même passivement,
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en attendant la venue d’un esprit capable de les dominer et de les soumettre à des lois. ” L’intérêt de la connaissance
ne réside pas dans le fait de collecter au hasard (“ pour rien, pour le plaisir ”) des faits dont on se bornerait à recevoir
l’impression sensible, sans effort, voire même sans les rechercher − “ paresseusement et même passivement ”.
Cette idée d’une passivité supposée dans la science est d’ailleurs renforcée par la suite de la phrase : “ en attendant la
venue d’un esprit... ” L’attitude est donc ici celle, infantile, qui consiste à croire que les lois et, par conséquent, la
vérité, scientifiques, sont données par le savant, à partir de l’expérience commune.
3. En réalité, des observations relevées passivement ne peuvent prendre sens rétrospectivement
La troisième partie (depuis “ Comme si ” jusqu’à la fin) développe les conséquences de la position critiquée et
introduit celle de l’auteur.
La série des exclamations introduites par l’expression “ Comme si... ” semble avoir pour fonction de souligner le
caractère fictif ou illusoire, absurde en ce sens, de la position en question. “ Comme si une observation scientifique
n’était pas toujours la réponse à une question, précise ou confuse ! ”
Ici Bergson commence par indiquer ce que positivement il pense être l’observation scientifique : toute observation,
lorsqu’elle est scientifique, répond à une intention, une recherche, une “ question ” préalable. Autrement dit, elle
obéit à une hypothèse dont on cherche par elle la confirmation ou l’infirmation ; loin de précéder le travail de
l’esprit, elle s’offre donc bien comme réponse à une question clairement formulée ou, à défaut, à une intuition ou
question “ confuse ”.
C’est pourquoi Galilée suppose que la nature ne parle au savant et ne lui révèle ses lois que si celui-ci l’interroge au
moyen de questions bien posées ; ainsi peut-on reprendre ici, pour l’illustrer, l’exemple que donne Claude Bernard
de l’hyperacidité occasionnelle de l’urine des lapins soumis au jeûne : l’observation que des lapins, rapportés du
marché, ont les urines claires et acides, ne prend sens que grâce à l’idée expérimentale ou hypothèse, selon laquelle il
existerait un lien entre l’acidité exceptionnelle de l’urine chez le lapin et son état d’abstinence alimentaire : dans cet
état, il vivrait de son propre sang et aurait occasionnellement, pour cette raison, des urines de même nature que celles
d’un carnivore.
Remarquons, pour finir, que cette observation n’est faite, précisément, que parce que le physiologiste a le sentiment
ou l’intuition de l’intérêt qu’elle présente pour répondre à une question qu’il s’est déjà, au moins “ confusément ”,
posée. La preuve en est que le phénomène serait passé inaperçu dans l’expérience courante, pour un observateur non
instruit.
Voilà pourquoi des observations relevées sans intention (“ notées passivement ”), successives plutôt qu’ordonnées
par une hypothèse directrice (“ à la suite les unes des autres ”), ne constituent que “ des réponses décousues à des
questions posées au hasard ”. En d’autres termes, elles ne sauraient fournir une réponse unique et cohérente (ayant “
un sens plausible ”) à une série de faits fortuitement observés et sans lien les uns avec les autres − “ à un discours
incohérent ” par conséquent.
Il y a bien une sorte de langage de la réalité, mais comme tel, celui-ci a d’emblée un sens pour nous.
4. Quelle est la portée de la critique de Bergson ?
Il reste cependant à déterminer quelle est la portée exacte de la critique de Bergson, quant à la nature de la
connaissance. La question se pose en effet car dans les deux dernières phrases du texte, mais aussi un peu plus haut,
dans les affirmations concernant la séparation indue de l’expérience et de l’intelligence, Bergson semble renvoyer
dos à dos, par sa critique, empirisme et rationalisme.
Expliquons-nous : tout d’abord, la phrase “ Comme si des observations notées passivement à la suite... ” condamne
l’empirisme, lequel consiste à poser que toute connaissance repose exclusivement sur l’expérience.
Selon Hume, cette expérience est externe − c’est alors celle des sens −, ou interne et psychologique : il s’agit dans ce
dernier cas de la croyance subjective, produite par l’observation de l’association répétée de deux phénomènes
naturels (l’éclair et le tonnerre par exemple), en leur lien nécessaire ou lien de cause à effet. La loi scientifique
reposant sur cette croyance en la causalité serait donc bien, de ce point de vue, obtenue par la généralisation
machinale d’une succession d’expériences semblables et fortuites.
Ensuite, les phrases : “ Généraliser serait donc une fonction, observer en serait une autre ” et “ Comme si le travail de
généralisation consistait à venir, après coup, trouver un sens plausible à ce discours incohérent ” constitueraient
plutôt une critique du rationalisme ou de l’idéalisme : pour celui-ci, en effet, l’entendement dispose de concepts par
le moyen desquels il ordonne “ après coup ” un donné incohérent par lui-même, mais chronologiquement premier.
Le problème est alors le suivant : comment l’empirisme et le rationalisme, soit deux prises de position opposées
quant au problème de l’origine de la connaissance, peuvent-ils faire l’objet d’une critique commune ?
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En effet, à la question de savoir quelle est la source de la connaissance l’empirisme répond qu’elle se trouve dans
l’expérience, et le rationalisme dans la raison organisatrice de l’expérience au moyen de cadres abstraits ou concepts.
Néanmoins, dans les deux cas, une hétérogénéité radicale de l’esprit et du donné sensible, de l’acte par lequel s’opère
la généralisation d’un côté, et de l’observation sensible, de l’autre, est postulée.
C’est précisément ce dualisme que condamne ici Bergson, dualisme auquel il substitue implicitement l’idée d’une
affinité de la pensée et du réel, d’un réel toujours déjà traversé par l’esprit.
Conclusion
Bergson critique dans ce texte une attitude mentale commune, qui consiste à concevoir les rapports de l’expérience et
de l’intelligence sur le mode de la séparation et de l’extériorité : il montre, du même coup, que la connaissance qui
devrait en résulter apparaît alors nécessairement comme incompréhensible.
Ce qu’en particulier nous appelons l’expérience, dans la science, n’est donc pas un donné brut des sens, mais une
expérience pensée, c’est-à-dire sélectionnée en fonction des questions que nous cherchons à élucider sur le réel.
Ouvertures
LECTURES
− Bergson, La Pensée et le Mouvant, Éd. Du Centenaire-PUF.
− Hume, Enquête sur l’entendement humain, Garnier-Flammarion.
− Kant, Critique de la raison pure, “ Esthétique transcendantale ”, PUF.
− Platon, La République, livre 7, Bordas.
− Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Garnier-Flammarion.
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