Primary Care Développement professionnel continu PrimaryCare 2002;2:132–135 Suicide d’un patient: le médecin doit-il y participer? Réflexions sur le «suicide médicalement assisté» «Le plus beau cadeau que la vie nous offre, c’est la possibilité d’en sortir quand bon nous semble» François Mottu 132 Dr François Mottu 6, chemin Vandelle CH-1290 Versoix E-Mail: [email protected] Aragon Résumé: Chaque semaine, des publications débattent d’euthanasie et de suicide médicalement assisté. Néanmoins, peu d’articles sont publiés sur les sentiments d’un médecin pris dans une telle situation. A l’occasion du suicide d’une patiente, trois axes de réflexions sont proposés: – Lors de l’assistance au suicide, les sentiments du médecin sont forts et contradictoires: ils passent de la satisfaction à l’angoisse tenace d’outrepasser des règles déontologiques fondamentales. – Dans le traitement d’un patient, il arrive que l’on vive un étonnant «chassé-croisé» entre les projections du soignant et la réalité du patient. – Enfin, une question doit être posée. Quelle doit être la participation du médecin au suicide: un accompagnement au nom d’une continuité thérapeutique, ou simplement la signature d’un certificat de décès? Il paraît difficile d’édicter des consignes contraignantes pour le médecin. Zusammenfassung: Jede Woche wird in der Presse über Euthanasie und ärztlich begleiteten Suizid diskutiert. Dennoch werden wenig Artikel über die Empfindungen eines Arztes in einer solchen Situation geschrieben. Im Zusammenhang mit dem Suizid einer Patientin werden drei Gedankenachsen dargelegt: – Während der Begleitung eines Suizids sind die Gefühle eines Arztes stark und widersprüchlich: Sie gehen von Befriedigung bis zur Angst, fundamentale deontologische Pflichten zu verletzen. – Während der Behandlung eines Patienten kann es passieren, dass man in erstaunlichem Masse zwischen den Projektionen des Heilenden und der Realität des Patienten hin und her gerissen ist. – Zuletzt muss eine Frage gestellt werden. Was soll die Beteiligung des Arztes an einem Suizid sein: eine Begleitung im Sinne einer therapeutischen Kontinuität oder einfach das Unterzeichnen eines Totenscheines? Es erscheint schwierig, zwingende Richtlinien für den Arzt zu erlassen. Introduction Sentiments et questions Une de mes patientes s’est donné la mort il y a quelques jours. La particularité de ce suicide est qu’elle m’a demandé d’être actif aux côtés de l’Association Exit (ordonnance pour la substance fatale, présence lors du geste suicidaire). Cette demande a ébranlé mes certitudes (que j’ai apprises et enseignées), à savoir que d’excellents soins palliatifs permettent d’éviter les demandes des patients pour le suicide ou l’euthanasie. Fallait-il pour autant refuser d’entrer en matière? La participation au suicide de ma patiente a réveillé chez moi des sentiments variés, qui sont autant de questions que j’aimerais partager avec mes collègues, afin de susciter le débat. 1. J’ai ressenti un certain plaisir dans cette situation, celui d’avoir pu assumer une grande audace, d’avoir pu franchir un tabou de mon éducation hippocratique … et d’en sortir vivant! Je pourrais rapprocher ce sentiment de celui qui m’avait submergé après une réanimation réussie dans le cadre de mon activité au cardio- Développement professionnel continu mobile: une fascinante impression de toute puissance! La question immédiatement liée surgit: ce sentiment paranoïde est-il sain? L’abolition (ou la mise en discussion) des règles déontologiques est-elle vivable, pour moi et pour la société? 2. Mon second sentiment était celui d’une extraordinaire proximité avec la patiente et sa famille. Mais ai-je su garder la bonne distance? Ne me suis-je pas laissé embarquer dans la dépression de cette personne (complicité morbide)? 3. Dans cette situation très particulière, très dure émotionnellement, j’ai ressenti la force du guidage offert par la représentante d’Exit. Celle-ci a fait preuve d’un grand professionnalisme, et beaucoup reposait sur elle. Lorsqu’un tel pouvoir est pris par une association, beaucoup de questions doivent être posées. Quelles sont les motivations, les formations et les soutiens des membres actifs d’Exit; comment accompagner plusieurs «auto-délivrances» sans devenir froid ou cynique? Comment l’activité de ces personnes est-elle contrôlée, quelle supervision leur estelle offerte? Histoire d’une patiente Il est temps, ici, de résumer l’histoire de la prise en charge de la patiente, où les projets thérapeutiques – basés sur les idées préconçues du médecin (encadrées) – ont souvent été mis en échec … J’ai fait la connaissance de Madame A, âgée de 70 ans, et de son mari en 1996. A part une cholécystectomie dans le passé, son problème essentiel était une hypertension artérielle. Elle offrait un bon contact, pouvait même sourire (!), et se plaignait surtout de relations difficiles avec les médecins, d’intolérance aux médicaments, et d’excès pondéral (101 kilos pour 166 centimètres). Face à des traits dépressifs évidents (insomnie, mise en route difficile le matin, pleurs incessants, bilan de vie négatif), je propose un traitement de SSRI à doses prudentes. «Un traitement antidépresseur bien conduit aide les patients à reprendre pouvoir sur leur corps …» La patiente interrompt le traitement après avoir lu la notice accompagnant les comprimés. Par la suite, elle souffrira même Vol. 0 No 0/2000 1.9.2000 Primary Care d’une hépatite médicamenteuse suite à l’introduction d’un autre antidépresseur. Même le millepertuis est essayé, sans aucun effet … En 1999, Madame A souffre d’un malaise de type ictus amnésique. Un scanner cérébral révèle alors la présence d’un méningiome parasagittal supérieur gauche de 3,5 sur 4,5 centimètres. «La découverte d’une affection grave permet souvent au patient de se recentrer sur l’essentiel, et l’aide à sortir de la dépression.» Le méningiome est totalement excisé en novembre 1999, et il ne récidivera pas. Une semaine après cette opération réussie survient une crise épileptique de type grand mal, associée à un état d’angoisse et de désorientation aiguë. «L’épilepsie, ça se traite sans trop de difficulté!» Malgré un traitement bien conduit, une nouvelle crise épileptique majeure motive une hospitalisation en urgence (avec hélicoptère!) et elle tombe en coma de profondeur Glasgow 6. Elle en émerge progressivement, mais garde des séquelles: difficultés à la parole (de type aphasie de Broca) et faiblesse du membre inférieur droit. Son moral est toujours catastrophique: en mars 2001, de retour à la maison – après une brève hospitalisation pour un nouvel état de mal épileptique – elle se tranche la gorge dans sa cuisine au milieu de la nuit, heureusement relativement superficiellement. Elle est alors à nouveau longuement hospitalisée en milieu psychiatrique, puis en neurologie. Depuis cette tentative de suicide, elle me demande sans arrêt de lui faire une piqûre pour mourir, jugeant sa qualité de vie trop mauvaise. Après son retour à domicile, je consulte des collègues experts, et je discute avec Madame A des possibilités offertes par la loi. «En parlant avec le patient de suicide médicalement assisté, on lui redonne sa liberté de choix, et la demande s’éteint d’elle même.» En fait, l’entourage familial et la patiente avaient déjà pris contact avec l’association Exit, avant même que je ne leur en parle. Deux semaines après ma discussion ouverte avec la patiente, j’apprends indirectement le lundi qu’elle mettra fin à ses jours le samedi à venir. 133 Développement professionnel continu Primary Care «Face à un suicide programmé, l’entourage doit paniquer, se culpabiliser, chercher toute autre solution.» La dernière semaine fut très calme. J’ai fait, à la demande de la personne de référence d’Exit, une ordonnance de pentobarbital, et n’ai reçu que deux téléphones angoissés d’un gendre. «Au dernier moment, elle renoncera à boire la potion létale.» La patiente n’a pas exprimé le besoin de voir un curé, alors qu’elle avait connu une jeunesse très religieuse. Elle demande cependant à l’église une cérémonie d’inhumation, «ne voulant pas partir comme une sauvage». Elle boit elle-même, en quelques minutes, le produit amer, et s’endort très sereinement. Son mari et sa fille présents me disent: «on préfère mille fois la voir comme cela plutôt que comme il y a six mois, étendue dans la cuisine, dans son sang, et criant: – finissez-moi, finissez-moi!». Pourquoi raconter tout cela? La relation thérapeutique doit reposer sur un projet commun au patient et au médecin. Parfois, comme on le voit dans cette situation, ça ne marche pas bien: malgré des liens forts et une relation chaleureuse, on assiste à un «chassé-croisé» entre les projections et les programmes du médecin et la réalité de la patiente. Comprendre et accepter cela relativise le côté «missionnaire» de l’intervention du médecin. La patiente a elle-même contacté Exit, a bu elle-même le produit mortel. A aucun moment j’ai eu le sentiment d’assister ou de participer à un meurtre. Par contre, je reste troublé par une complicité au suicide (ordonnance, présence aux côtés de la représentante d’Exit). Je pense que mes gestes ont représenté un double mouvement: – Le respect complet de la patiente, dans sa réalité brutale. – L’abandon d’un axiome fondateur de mon activité: mettre la vie et sa sauvegarde au-dessus de tout. 134 Conclusion La loi ne condamne pas l’assistance au suicide, s’il n’y a pas de mobile égoïste. Elle ne demande pas la participation d’un médecin, mais les médicaments ne peuvent être prescrits que par les médecins. Comment ceux-ci vivent-ils une telle responsabilité? Dans la situation décrite ici, la demande de la patiente a prévalu, au nom de la continuité des soins. Mais il y a également une tendance de la société à beaucoup déléguer aux médecins qui souvent adorent cela, se laissant (sur)charger dans une dynamique de pouvoir. Respecter la liberté du patient, l’accompagner à travers les obstacles, être confronté avec lui à la mort: tout cela fait partie de mon métier de médecin. Mais bien entendu, ces exigences (respect de la liberté d’autrui, relation de soutien à l’autre, confrontation à la mort) n’ont rien de spécifiquement médical: elles appartiennent au genre humain. Dès lors, pourquoi ne pas proposer à des gens d’église, à des juristes, ou à toute personne du genre humain qui se sentirait motivée, l’assistance au suicide de leur prochain? En tous les cas il me semble qu’aucun médecin ne devrait se sentir contraint d’accompagner une «auto-délivrance», même s’il est nécessaire d’en parler pour démystifier cet acte, et mieux réagir face à la demande de certains patients. Développement professionnel continu Pour ouvrir la discussion: réactions de spécialistes en médecine légale (IUML, Genève) Publier un tel article est audacieux. En effet, la vision de la société face à l’assistance au suicide est en pleine mutation: du refus complet d’entrer en matière, on passe à une certaine acceptation sous de strictes conditions. Cependant, même si un important débat se déroule actuellement au niveau du gouvernement, suite au «postulat Ruffy», rien n’a été encore décidé par l’ensemble du politique et du peuple. La législation en vigueur n’a pas encore été modifiée: le 11 décembre 2001, au Conseil National, les initiatives Cavalli et Vallender ont été refusées. La déontologie et les lois sont claires – Dans le code de déontologie de la FMH [http://www.fmh.ch], on peut lire au paragraphe 2.2 des directives sur l’accompagnement des patients en fin de vie, datant de 1995: «(Pour un patient capable de discernement), l’assistance au suicide n’est pas une activité médicale. Le médecin s’efforce de soulager, de soigner et de guérir les douleurs physiques et morales pouvant amener un patient à des intentions suicidaires.» Mais dans les faits, la loi précise que seul celui qui est «poussé par un mobile égoïste» est condamnable. – Dans l’article 11 de la loi sur les stupéfiants [http://www.admin.ch/ch/f/rs/81.html# 812], il est bien spécifié que: «Les médecins (…) sont tenus de n’employer, dispenser ou prescrire les stupéfiants que dans la mesure admise par la science.» (donc de ne pas faire d’ordonnance de substance à dose létale). L’interprétation de cette disposition reste ouverte. Actuellement, le vaste débat en cours sur les problèmes de l’euthanasie commence à assouplir les positions: – L’Académie suisse des Sciences Médicales [http://www.samw.ch] déclare dans son communiqué de presse du 1 octobre 2001 que: «Contrairement à sa position antérieure, (elle) considère aujourd’hui que, dans certains cas, l’assistance au suicide peut être considérée comme faisant partie de l’activité du médecin: un soutien compétent et compréhensif sur la voie vers le dernier grand pas de la vie à la Vol. 0 No 0/2000 1.9.2000 Primary Care mort. Ce pas, le mourant ne le délègue pas au médecin, mais l’effectue lui-même selon son libre choix.» Enfin, trois précisions 1. Dans une telle situation, il est fondamental de s’assurer de la pleine capacité de discernement du patient, quitte à demander l’intervention d’un confrère psychiatre. 2. En aucun cas on peut signer un simple «certificat» de décès: la mort est considérée comme «non naturelle», et la police doit être informée. Il s’agit alors d’un «constat» de décès, qui va nécessiter l’ouverture d’une enquête. Si c’est le médecin qui a assisté le patient qui rédige le constat, il faut qu’il dise à la police qu’il s’agit d’un suicide et que c’est lui qui a prescrit les médicaments. 3. Le médecin qui prête son assistance au suicide d’un patient doit lui expliquer la procédure qui suivra le décès (constat de décès, information de la police, enquête, éventuelle autopsie médico-légale). Comme on le voit, le sujet de l’assistance au suicide est loin d’être bien balisé et codifié: la plus grande prudence est de rigueur dans ces situations, face auxquelles les médecins peuvent se trouver confrontés. Un soutien de la société clairement exprimé (par une mise à jour des codes et des lois) est plus que jamais indispensable. 135