La gouvernance par les nombres – Cours au Collège de France

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Piste de lecture
La gouvernance par les nombres – Cours au Collège
de France (2012-2014)
Alain Supiot, Fayard, 2015, 520 p.
Résumé et commenté par
Roger Gervais, Ph.D., Département des sciences humaines, Université Sainte-Anne, Nouvelle-Écosse
La gouvernance par les nombres. À lire le titre, on pourrait se croire devant un livre qui critiquerait, un
peu à la Toqueville, les conséquences d’un gouvernement démocratique, d’un gouvernement guidé par la
majorité. Toutefois, ce n’est pas le cas. Supiot a plutôt choisi d’étaler, pour le lecteur, les conséquences d’un
gouvernement qui s’instruit à partir des structures scientifiques et économiques, anciennement dénoncées
par les marxistes, aujourd’hui la cible des anti-néolibéralismes et des critiques de la nouvelle gestion publique1.
On y retrouve un texte qui étudie l’évolution politique depuis Hobbes et Rousseau jusqu’à l’écroulement
de l’Union soviétique et à l’arrivée d’un nouvel ordre mondial déterminé par l’informatique, le culte de la
performance et le néolibéralisme. Son approche est téléologique, parce que, comme Marcuse, pour se faire
militant, il annonce une fin ultimement horrible : « Comme toute idéologie ayant perdu le sens de la limite,
l’anarcho-capitalisme est condamné à trouver sa limite catastrophique » (: 409). L’implosion financière de 2008,
la violence partout dans le monde et la destruction planétaire en sont un avant-goût (: 303), nous dit Supiot.
Et, toujours en tandem avec les auteurs qui adoptent une approche téléologique, Supiot offre aux lecteurs des
lieux de résistance, des pistes qui empêcheront le déraillement total de la société, comme la solidarité sociale2
ou encore le « ré-encastrage » des marchés3.
Le livre est divisé en deux parties. La première, « Du règne de la Loi à la gouvernance par les nombres »,
compte huit chapitres. Au sein de ces chapitres, Supiot décrit comment l’appréciation de la machine (chapitre 1)
et celle de la pensée scientifique (chapitre 2) se sont infiltrées dans notre conception du gouvernement.
Il discute de la fascination qu’ont les humains à structurer la vie selon les nombres (chapitre 4)4 et montre
comment cette fascination mène à la quantification des sphères privées et publiques (chapitre 5) au sein des
régimes libéraux-capitalistes et communistes (chapitre 3 et 6). L’assujettissement aux nombres, nous dit Supiot,
est la conséquence d’une société qui associe marché, comptabilité, personnalité juridique et gestion étatique
(chapitre 6). Cette société se justifie par les théories de l’acteur, les théories qui remplacent les jugements par le
calcul, qui font de l’humain et de leurs réalisations le résultat d’une pensée calculée, d’une pensée informatisée.
Selon Supiot, si la gouvernance par les nombres supplante la gouvernance par les lois, c’est en raison d’une
trop grande appréciation de la révolution numérique et de la gouvernance par objectifs. Il nous donne des
exemples de ces manifestations5 en gouvernance individuelle (: 220), en gouvernance de l’entreprise (: 221),
ainsi qu’en gouvernance étatique nationale (: 228) et mondiale (: 232).
1. Aussi connue comme le Nouveau management public ou New Public Management.
2. « Le principe de solidarité est aujourd’hui le principal obstacle auquel se heurte le Marché pour s’imposer totalement face à l’ordre
juridique » (: 414).
3. « Le problème qui se pose alors est de “ré-encastrer” les marchés dans la société et de cesser de réduire la vie humaine à la vie
économique, et la vie économique à l’économie de marché » (: 414). Voir aussi le chapitre 14.
4. « L’essor de la gouvernance par les nombres n’est pas un accident de l’histoire. La recherche des principes ultimes qui président à
l’ordre du monde combine depuis longtemps la loi et le nombre au travers de la physique et des mathématiques, s’agissant de l’ordre
de la nature; et du droit et de l’économie, s’agissant de l’ordre social » (: 103).
5. « Le management par objectifs est aujourd’hui le paradigme de l’organisation scientifique du travail, aussi bien dans le secteur public
que dans le secteur privé. Au lieu d’assujettir le travailleur au respect de règles qui définissent sa tâche en avance, on l’associe
à la définition des objectifs assignés à cette tâche, objectifs en principe quantifiés, qui déclinent à son niveau les buts communs de
l’organisation. Chaque travailleur ainsi “objectivé” est en état de mesurer et réduire l’écart entre les objectifs fixés et sa performance
réelle, selon un processus d’autocontrôle qui, selon Drucker, s’identifie absolument avec la liberté, puisqu’il satisfait “le désir de
donner toute sa mesure au lieu de se contenter de faire tout juste ce qu’il faut” » (: 218-219).
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La seconde partie du livre s’intitule « De la gouvernance par les nombres aux liens d’allégeance ». On y
retrouve les conséquences de la gouvernance par les nombres sur la structure managériale (des modèles du
taylorisme à l’évaluation sur mérite) (chapitre 9), sur l’érosion de l’État providence (chapitre 10), sur l’évasion
juridique des multinationales (law shopping) (: 284), et sur de nombreuses autres situations juridiques et
contractuelles qui voient le jour depuis le summum de cette forme de gestion : contrat zéro heure (: 356),
contrat de travail de force obligatoire (: 359-369), garanties collectives (: 372), pour n’en nommer que quelques
exemples. Le nouvel ordre mondial, nous dit l’auteur, cherche des individus et des gouvernements réactifs,
indéterminés, individualisés (: 218-219). Toujours selon Supiot, ce nouvel ordre ne veut ni des individus
réfléchis, axés sur les valeurs et la solidarité, ni des individus détenteurs de droits et de libertés.
Si ces idées sont en vogue depuis très longtemps, ce qui démarque le travail de Supiot est son intérêt
pour le droit. Dans ce livre, sa réflexion se fait toujours en lien avec le système politico-juridique, offrant au
lecteur, qu’il soit étudiant ou pas, un contexte historique dans lequel on peut saisir les tendances observées
par l’auteur. Ce faisant, l’accent est placé sur l’influence des normes sociales et non pas sur un groupe de
capitalistes malfaiteurs : Supiot n’accuse pas seulement les scientifiques ou les informaticiens, les penseurs
néolibéralistes américains et européens ou les banquiers et les gestionnaires; il ne blâme pas seulement les
Américains ou les pays occidentaux ou démocratiques. Si la gouvernance par les nombres a vu le jour, c’est
par l’évolution des mentalités, des valeurs et des normes sociales et politico-juridiques de manière générale.
Étant donné que les traces de la gouvernance par les nombres se trouvent au sein de nombreuses structures
étatiques et de pensées mondiales, Supiot nuance de façon appréciable l’influence de la mondialisation
occidentale. En dépit du fait qu’il se permet des glissements sémantiques, confondant parfois la « gouvernance
par les nombres » et le « Marché » ou « l’américanisation » (par exemple à la page 22), il y a une bonne leçon à
tirer de son travail, soit que le capitalisme et le libéralisme ne sont pas les seules structures à vouloir gouverner
par les nombres : le communisme et les dictatures peuvent aussi recourir à cette structure de gouvernance.
L’idée qui veut que la mondialisation soit tout simplement une américanisation ou une européanisation est
mise à l’épreuve grâce à l’analyse de Supiot.
Il importe également de relever la capacité de l’auteur à résumer les idées d’un nombre important de
penseurs et d’auteurs dans le domaine. Le lecteur peut y retrouver de nombreuses citations et références,
tant parmi les Européens que parmi les Américains ou les non-Occidentaux, tant parmi les classiques que
parmi les contemporains. Il est vrai que Supiot aurait pu enrichir cette érudition en reconnaissant des contretendances ou des contre-exemples6, mais cela n’est habituellement pas la pratique pour ce genre de texte.
Enfin, La gouvernance par les nombres a pour objectif de nous renseigner sur la société où « […] les
nombres ont acquis une force normative universelle » (: 141-142). Dans une thèse qui ressemble beaucoup
à ce qu’ont exprimé des auteurs critiques de la postmodernité tels que Baudrillard, Touraine, Klein et Beck,
Supiot présente, avec de nouveaux exemples à l’appui, sa critique de la société contemporaine.
6. Pensons par exemple aux pays comme la Suède ou la Norvège qui préfèrent maintenir leur État providence ou au fameux
« Obamacare », une tentative d’offrir un programme de santé universel dans un pays qui résiste depuis toujours à de telles initiatives.
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