NDL – SUPIOT A. L`esprit de philadelphie 25 mars 2012

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¯¯¯¯¯¯¯Des
NOTES de LECTURE¯¯¯¯¯
…¯¯¯¯¯ 31 mars 2012 ¯¯¯¯¯¯…
« Notes » réalisées par Henry Colombani – ancien délégué national à la FCSF, membre de
« Mémoires Vives Centres sociaux » - au simple titre d’un retraité, bénévole
associatif qui, souhaitant approfondir ses lectures, propose de les partager avec
ceux qu’elles intéresseraient. Elles sont donc subjectives, selon les intérêts du
moment et les choix de l’auteur, et n’engagent aucune institution. En espérant
qu’elles inciteront à lire, à nourrir le travail et les réflexions des acteurs bénévoles
et professionnels, dans l’accord comme dans le débat contradictoire !
Les
ouvrages retenus sont répertoriés et classés à la FCSF.
Site : http://www.centres-sociaux.fr/ - rubrique : « Ressources / Notes de lecture »
. Alain SUPIOT, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total,
Seuil, 2010, 184 p. 13 €
« La République doit résister ! » Les grands anciens de la Résistance montent au front… !
Après son « Indignez-vous ! » - devenu best-seller - Stéphane HESSEL cosigne avec Claude
ALPHANDERY et Raymond AUBRAC un communiqué vigoureux dans Le Monde du 1er avril
20121. L’ouvrage d’Alain SUPIOT vient très utilement compléter ces cris d’alarme chargés
de courages et de convictions. Eminent spécialiste du Droit social2, il aborde l’analyse en
juriste et apporte une analyse aiguë des processus théoriques et pragmatiques qui ont
conduit, au cours des trente dernières années, à une déconstruction des fondamentaux de
nos systèmes sociaux, avec la montée en position hégémonique de l’ultra libéralisme ou
des néo-libéralismes.
1
« La République doit résister. Le contrat social écrit après la guerre est aujourd’hui relis en
cause. Seul l’engagement citoyen permettra de le sauver ». Ce texte cosigné également par Michel
DINET (Président du Conseil général de Meurthe et Moselle, mérite lecture attentive : il n s’agit pas
seulement d’in témoignage nostalgique, encore moins d’une restauration de c e qui avait fait sens
dans le passé, mais d’un appel à prendre conscience et à relire les fondamentaux à partir desquels
inventer et construire un futur possible, à travers les crises et mutation de notre temps… Voir
www.lemonde.fr du 31 mars. On pourra compléter l’approche, en l’appliquant plus précisément à la
situation française et selon une thèse démontrant un certain mal français produisant une sorte de
cercle vicieux lié au couple que forment les excès du corporatisme et de l’étatisme du modèle
français, créant une méfiance de chacun envers tous, diminuant les capacités au développement,
voir au bonheur… : se reporter au petit ouvrage de Yann ALGAN et Pierre CAHUC : La Société de la
défiance. Comment le modèle français social s’autodétruit, Editions de l’Ecole nomale supérieur,
Rue d’Ulm, 2008. Eude développée par les mêmes auteurs, avec André Zylberberg, dans leur récent
La fabrique de la défiance…et comment s’en sortir, Albin Michel, février 2012.
2
Professeur à l'Université de Nantes - Membre de l'Institut Universitaire de France. Directeur de
l'Institut d'études avancées de Nantes, USR 3491 Maison des Sciences de l'Homme Ange Guépin
(MSH) Notamment : Alain Supiot, Homo juridicus : essai sur la fonction anthropologique du droit,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005, 333 p. (ISBN 978-2-02-067636-6) Tisser
le lien social : florilège de dix années de conférences à la Maison des sciences de l'homme AngeGuépin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2004, 370 p. M. E. Casas, J. de
Munck, P. Hanau, Au-delà de l'emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en
Europe :
rapport
pour
la
Commission
des
Communautés
européennes,
Paris,
Flammarion, coll. « Flammarion Documents et Essais », 1999, 321 p.
1
A côté des premières « Indignations » de Stéphane HESSEL – lancées pour faire front à la
démolition du contrat social issu de la Résistance3, parallèlement à l’ouvrage récent de
Michel CHAUVIERE4, plus spécifiquement situé dans le champ des politiques sociales (aide,
assistance, action sociales), il s’agit bien de cerner la déconnexion entre l’économie et le
social, d’un côté, redoublée dans la rupture entre l’économie et la finance, de l’autre.
Voici un ouvrage de fond qui éclaire d’une lumière crue ce qu’il en est devenu des
principes de dignité, justice et solidarité humaine à travers les transformations de
l’économie mettant à mal le droit social et le droit du travail. Il faut, tout d’abord,
réentendre, aujourd’hui, les déclinaisons de ces principes sur lesquels s’appuie l’OIT
(organisation internationale du travail), adoptant à Philadelphie, en sa vingt-sixième
session, le 10 mai 19445, la Déclaration des buts et objectifs de l’Organisation
internationale du travail, ainsi que des principes dont devrait s’inspirer la politique de ses
membres.
I. La Conférence affirme à nouveau les principes fondamentaux sur lesquels est fondée
l’Organisation, à savoir notamment :
a) le travail n’est pas une marchandise ;
b) la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ;
c) la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ;
d) la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation
et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs
et des employeurs, coopérant sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements, participent à
de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien
commun...
… et aussitôt s’interroger sur les processus qui ont abouti à ce que de si fortes déclarations
n’aient pu se transformer plus longtemps en « bonnes pratiques » mais se soient peu à peu
dégradées. Ou pire, qu’elles aient été explicitement condamnées par les tenants d’un
autre ordre et économique et social, dont le Président des Etats-Unis R. Reagan et le
Premier Ministre britannique M. Thatcher ont été les acteurs majeurs dans les années
1980. Citons, comme expression, certes outrancière, mais hautement significative, la
formule du Vice président d’alors du MEDEF en 2007 : « Il est grand temps de réformer le
modèle social français qui est le pur produit du Conseil national de la Résistance (…) Vous
voulez la liste des réformes ? C’est simple : prenez tout ce qui a été mis en place de 1944
à 1952, sans exception. Elle est là.6»
L’ouvrage est ainsi structuré en deux grandes parties :
1 – Le grand retournement, qui explore l’histoire de la déconstruction essentiellement
sous l’angle du Droit du travail et analyser tout particulièrement ce qui correspond à une
double
poussée, d’une
extrême
violence,
aux
enjeux
internationaux
:
. d’un côté la montée de la révolution ultralibérale anglo-américaine – véritable ‘contre3
Il s’agit de la référence à ce qu’on a désigné comme le Programme d’action de la Résistance,
adopté par le Conseil national de la résistance (CNR) le 15 mars 1944, et qui a inspiré l’essentiel
des grands axes de la politique sociale : Sécurité sociale, Retraites, allocations familiales, comités
d’entreprise, statut de la fonction publique, représentation syndicale et droit de grève inscrit dans
la Constitution de 1946…
4
Voir notre récente note de lecture sur « L’intelligence sociale en danger… » :
http://www.centres-sociaux.fr/2012/02/21/note-de-lecture-lintelligence-sociale-en-danger-parmichel-chauviere/
5
noter que c’est deux mois avant que le Conseil de la Résistance adoptait, le 15 mars, son propre
programme !
6
Revue Challenges, 4 octobre 2007.
2
révolution’ vis-à-vis par exemple du New Deal des années de l’entre deux guerres
instaurant un Etat providence (Welfare State) ou des mesures travaillistes ayant introduit
avec Lord Beveridge un système de protection sociale britannique… Une contre révolution
dont sont ici rappelées et analysées avec acuité les thèses portées par leurs inspirateurs :
notamment Friedrich A. HAYEK (Nobel d’économie en 1974) pour qui l’expansion d’une
« démocratie illimitée » introduit l’ingérence des politiques dans l‘économie et vient
porter atteinte à « l’ordre spontané du marché… De même que « la revendication d’une
juste distribution… est un atavisme fondé sur des émotions originelles… qui ne peut que
conduire à la ruine de l’ordre spontané du marché7 ;
. de l’autre, après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’ouverture généralisée de la
« globalization » (en français : mondialisation…), ce qui concerne essentiellement la
conversion des pays communistes à l’économie de marché, jusqu’à la République populaire
de Chine qui se désigne, dans sa Constitution, comme une « économie de marché
socialiste »…
2 – L’actualité de la justice sociale – qui développe en cinq chapitres des pistes qui
permettraient de s’éloigner du mirage du Marché total et d’inventer les voies nouvelles de
la justice sociale : les titres de ces chapitres correspondent à des « valeurs » à prendre en
compte pour une telle réorientation :
- V : L’art des limites– VI : Le sens de la mesure – VII : La capacité d’action – VIII : La charge des
responsabilités – IX : les cercles de la solidarité.
Parmi les points forts qui, à notre sens, donnent à mesurer l’ampleur du processus en cours
par-delà les approches idéologiques et convictionnelles (légitimes, certes !), on peut
retenir :
- il s’agit d’un programme non de dépérissement mais bien de déconstruction du Droit :
il y a disqualification de la justice par les thèses ultralibérales. On assiste à « une véritable
pulvérisation du Droit en droits subjectifs » [p. 48-49]8
La finalité de cette lecture est de réduire l’être humain pour la disponibilité économique –
en le débarrassant de ses émotions et épaisseurs non scientifiquement établies – à l’état
de « monade contractante et calculante » et ne le soumettant qu’à deux sorte de règles :
celle qui ont une base scientifique, et celle qu’il se fixe librement. Ici, on le voit, la thèse
appartient à un nouveau positivisme scientiste, et à un individualisme doctrinal.
- les conséquences sont lisibles : un nouvel utilitarisme qui permet de gérer les gens
comme des choses, calquant la régulation des sociétés humaines sur celle de la régulation
des mécanismes biologiques et cybernétiques, et produisant un univers
totalement programmable et calculable… Et notre auteur de dénoncer avec vigueur, à
partir des fondamentaux du Droit qui s’appuient sur des normes extérieures qui ne peuvent
être que postulées, montrées et célébrées, en aucun cas démontrées, « Un monde qui
marche à la communication et non à la conversation, où l’univers des signes pourra être
entièrement rabattu sur l’univers des choses et où la question du sens de la vie humaine
sera enfin privée de sens. » [p. 76-79]
7
Cité par SUPIOT, p. 31-33.
Exemples donnés : « le Droit du logement se délite mais apparaît alors le droit individuel
opposable au logement… on instaure des contrats de responsabilité parentale… le statut salarial se
fracture démantelant le principe d’égalité mais on multiplie la liste des discriminations prohibées
par le Code du travail…, p. 49.
(…) La privatisation de l’Etat Providence ne conduit donc pas à faire disparaître les droits sociaux
mais à en concentrer le bénéfice sur ceux qui en ont le moins besoin. Par référence à un verset
célèbre de l’Evangile selon Matthieu (« A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans
l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris… » (Matthieu, XXV, 29), les spécialistes
parlent d’effet Matthieu pour designer la capacité des forts à devenir les premiers bénéficiaires
des dispositifs visant à améliorer la vie des faibles… » p. 50. Le « bouclier fiscal » instauré en
France en 2007 par la Loi TEPA, et récemment supprimé, en est un bel exemple ! (cf. p. 51-52).
8
3
On vise à remplacer le gouvernement par les lois – qui repose sur la faculté de juger,
donc de qualifier et d’interpréter par la connaissance et le débat, donc l’échange - par
un gouvernement par les nombres, qui repose sur la faculté de calculer, donc d’opérer
par quantification et de programmation9 avec étalonnage des performances…
L’instauration d’un marché total suppose cette réduction de tout chose et de la diversité
des êtres à une quantité mesurable, et ce, d’autant plus que l’exponentielle puissance des
algorithmes de l’informatisation permet au calcul de devenir la gouvernance
hégémonique !
- Ainsi, la crise des marchés financiers de 2008, selon A. SUPIOT – et c’est un point
essentiel et original de son propos - « n’est que le symptôme d’une crise profonde, qui est
fondamentalement une crise du Droit…»
Or, estime l’auteur, « le problème n’est pas de ‘réguler’ les marchés, comme on régule
son chauffage central. Le problème est de les réglementer, ce qui oblige à revenir sur le
terrain politique et juridique afin d’y rétablir l’ordre des fins et des moyens entre les
besoins des hommes et l’organisation économique et financière…» [p. 94-95] .
Les éléments de pistes déclinés au cours de cette seconde partie méritent une lecture
attentive, même s’il s’agit cette fois de démarches plus techniques et précises. Par
exemple, sur le plan du droit du travail, sont décortiquées les notions d’employabilité, de
flexisécurité, de sécurité sociale professionnelle, ou de capacité, relativement à la notion
d’action collective des salariés… [p. 135-144] Egalement, ce qui concerne le champ de la
sécurité sociale au regard du principe de solidarité10 : ce que suppose cette mutualisation
des risques et des redistributions, avant même l’apparition du contrat, qui lui, dissout la
solidarité parce qu’il réponde à une logique de calculs d’intérêts [p. 159sq.]
Les travaux d’Alain SUPIOT nous appellent à faire front et à remettre les choses à
l’endroit : l’humain, la solidarité, l’éthique individuelle et collective, avec une forte
conscience que l’économie au sens fort du terme suppose la compréhension de la
complexité des rapports humains, à travers la vie en société et la régulation des forces
dans la cité. Si le retour à l’esprit de Philadelphie est une démarche nécessaire, ce chemin
n’est pas celui de la nostalgie, encore moins d’une nouvelle réaction ou restauration !
Il s’agit de se souvenir des conditions et contextes qui ont présidé à la naissance de ce
protocole, après deux guerres mondiales… et de réaliser lucidement que les dangers ne
sont pas seulement relégués dans le passé.
Henry COLOMBANI
Pour une étude plus détaillée, se reporter à l’excellente analyse proposée par la Revue du MAUSS :
- David Alves da Silva, « L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total », Revue
du MAUSS permanente, 17 mars 2010 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?
article667
Voir : l’entretien vidéo d’Alain Supiot avec Mediapart à propos de L’esprit de Philadelphie :
http://www.dailymotion.com/video/xc15hj_justice-sociale-entretien-avec-alai_news
9
On peut poursuivre cette analyse en l’appliquant au domaine de l’évaluation, certes plus restreint,
mais combien important dans la détermination des jugements en politiques sociales… et en choix
de principe sur la considération des résultats !
10
Est-il nécessaire de bien relire l’article qui fonde la « Sécu » ? - « L’organisation de la Sécurité
sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. » (art. L.111-1 du Code français de la
Sécurité sociale)
4
***
5
Un entretien vidéo d’Alain Supiot avec Mediapart à propos de L’esprit de Philadelphie
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