Préface de Philippe Simler

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PRÉFACE
En dépit de l’engouement que connaît l’Europe pour le monde chinois
depuis une dizaine d’années, le droit chinois est encore très mal connu et
trop peu enseigné dans nos facultés de droit, ce qui est assurément regrettable,
car la Chine constitue déjà, chacun le sait, un partenaire majeur de l’Europe,
dont l’importance ne peut qu’être amplifiée dans les années à venir, au vu du
taux de croissance de l’une et des difficultés persistantes des autres. Or, de
saines et fructueuses relations économiques impliquent un encadrement juridique approprié, donc une bonne connaissance par les partenaires de leurs
systèmes juridiques respectifs.
Toute démarche de nos étudiants et de nos enseignants dans le sens d’une
meilleure compréhension du système juridique chinois mérite donc d’être saluée
et encouragée. Force est de dresser le constat, cependant qu’à l’exception de
quelques établissements pionniers, l’enseignement du droit chinois en reste
à des balbutiements. Rarissimes sont les Universités proposant un véritable
enseignement de droit chinois, faute, sans doute, d’enseignants connaisseurs
de la matière. Les rares présentations qui sont faites, en troisième cycle, le
sont généralement par des juristes non sinisants. Elles sont alors « de seconde
main » et n’intègrent pas une dimension linguistique qui paraît essentielle à la
bonne compréhension du droit chinois. Une amélioration de la situation peut
être espérée, car les échanges universitaires entre la Chine et l’Europe sont en
nette progression depuis une décennie au moins. Et si nos étudiants ne maîtrisent encore que très rarement le mandarin, en revanche un nombre non négligeable de leurs homologues chinois parlent parfaitement notre langue et sont en
mesure de contribuer à la diffusion de la culture juridique chinoise.
Celle-­ci ne se limite pas à une connaissance du droit écrit – car la Chine est
bien un pays de droit écrit, d’inspiration romano-­germanique. La ­connaissance
des textes ne reflète cependant pas la réalité d’un pays dont ­l’histoire, la culture
et la langue sont fort complexes. Il en est ainsi dans nos pays, où le droit est
proche des citoyens, qui s’y réfèrent très spontanément et ­n’hésitent pas à
en appeler au juge. Très différente est la situation dans les pays d’Extrême-­
Orient, où une certaine distance existe entre la société et le droit qui est
censé en réguler le fonctionnement. Moins, sans doute, parce que ce droit peut
encore être perçu comme un produit d’importation, que parce que la régulation
des relations sociales obéit d’abord à d’autres normes, telles que les traditions,
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à la pensée juridique chinoise
les convenances, les usages, la concertation, voire une certaine philosophie
de l’existence, à laquelle la philosophie confucéenne et quelques autres courants de pensée ne sont pas étrangers. C’est seulement si ces ressources ont
été vainement épuisées qu’il est fait appel à la règle de droit. Le rapport au
droit comporte ainsi des dimensions sensiblement différentes de ce qu’il est
dans les sociétés occidentales.
C’est pourquoi il est non seulement utile, mais même, peut-­être, indispensable, qu’avant d’aborder le droit positif chinois, les juristes sensibilisés à ce
droit et tous les partenaires occidentaux de la Chine prennent conscience de
cette perception particulière du droit par les Chinois. Or la littérature juridique française paraît, à quelques précieux ouvrages près, encore très pauvre
en la matière.
Dans cette perspective, l’ouvrage consacré à la pensée juridique chinoise
que propose Olivier Beydon constituera sans conteste une référence majeure.
L’auteur y offre en effet une solide introduction aux modes de pensée qui,
depuis quelque quatre mille ans, ont participé dans le monde chinois à la formation d’un système juridique singulier et d’une conception du droit fort différente de celle qui domine dans les pays de tradition romano-­germanique.
Or, si le droit de l’ancienne Chine a laissé place il y a un siècle à des institutions et à des codes largement inspirés des droits allemand et suisse, l’esprit
juridique chinois continue en Chine populaire comme à Taïwan d’y imprimer
sa marque. L’étude de cette pensée juridique chinoise permet ainsi au juriste
occidental de replacer les textes du droit positif, d’essence occidentale, dans
leur contexte : dans la mesure où elle restitue un environnement ignoré de
la majorité des juristes non sinisants, elle constitue le complément, sinon un
préalable, nécessaire de toute analyse de la législation ou de la jurisprudence
chinoises contemporaines.
La démarche pour laquelle l’auteur a opté n’est pas celle du droit comparé.
Ce choix s’imposait par la spécificité même du sujet : une logique comparatiste ne pouvait être suivie dans la mesure où les modes de pensée décrits dans
le livre ne possèdent pas de pendants dans la tradition romano-­germanique.
Avec un souci constant de précision scientifique, l’auteur s’attache à replacer
l’évolution de chaque courant de pensée dans le cadre plus général de l’histoire de la Chine. L’analyse qu’il développe offre un paysage assez complet de
l’état de la pensée juridique chinoise et de son impact tant sur le droit ancien
que sur celui de la Chine contemporaine.
Le juriste européen y apprendra, par exemple, que la conception traditionnellement observée dans le monde chinois de la concordance entre règle
morale et norme juridique s’est, à de nombreux égards, largement maintenue
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jusqu’à aujourd’hui. Le refus d’une majeure partie de la population d’en
appeler au droit consacré par les codes reflète la primauté d’une loi morale
davantage fondée sur le devoir que sur l’avantage acquis. L’individualisme
récemment introduit par l’occidentalisation des comportements est encore
bien loin d’avoir pu modifier en profondeur cet état de fait. Le civiliste signataire de ces lignes fut particulièrement intéressé d’apprendre, par exemple,
que les régimes matrimoniaux séparatistes prévus par le Code civil taïwanais, suivant de près les dispositions du droit allemand, ne sont en pratique
que rarement appliqués : nul ne saurait socialement déroger à un régime
communautaire qui, en pratique, correspond au schéma traditionnel de l’enseignement confucéen. Dans certains cas, cependant, c’est la vision romano-­
germanique qui réussit à s’imposer face à l’héritage de l’empire : la théorie
de l’unicité du patrimoine chère à Aubry et Rau, aujourd’hui remise en cause
en France, a ainsi supplanté la vision familiale du régime des biens qui prédominait dans le droit impérial.
Ces quelques exemples tendent à montrer que la mondialisation des
échanges, assimilée par certains auteurs à une occidentalisation à outrance
des normes de droit, n’a pas encore altéré, en Chine, une conception particulière du fait juridique reposant sur plusieurs dizaines de siècles d’histoire.
L’entrée conjointe de la Chine continentale et de Taïwan dans l’Organisation
mondiale du commerce il y a douze ans ne semble donc pas ( pas encore ? )
avoir significativement altéré l’esprit juridique chinois.
L’ouvrage d’Olivier Beydon, dans la mesure où il n’intègre le droit positif
qu’à titre illustratif, se rapproche sans doute davantage d’un traité de sociologie juridique, de philosophie du droit ou d’histoire des idées. Il n’en constitue pas moins une somme fort riche d’informations et de concepts nouveaux
qui intéressent tant le juriste que le sinologue. Le degré de précision stylistique démontré par l’auteur comme l’impressionnante connaissance de la langue et de la culture chinoises dont il fait preuve constituent des guides sûrs
permettant au lecteur d’approfondir un sujet caractérisé par sa complexité et
son extranéité. La volonté de l’auteur d’intégrer à son texte un nombre impressionnant de références chinoises va également dans ce sens. Nul doute que
celles-­ci seront d’un usage précieux à ceux, étudiants, enseignants, avocats
d’affaires ou acteurs économiques confrontés au monde chinois, qui ont débuté
l’apprentissage du mandarin ou qui, possédant une connaissance minimale de
cette langue, ont l’occasion d’étudier ou de pratiquer le droit dans ce pays. Cet
ouvrage leur offrira les repères essentiels à une juste compréhension du droit
chinois, qu’il soit celui de l’ancien régime comme celui appliqué aujourd’hui
de part et d’autre du détroit de Taïwan.
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à la pensée juridique chinoise
Le remarquable travail produit par Olivier Beydon facilitera indéniablement à ses lecteurs la compréhension de l’approche chinoise du droit et par
là-­même l’accès à la connaissance du droit chinois. Il faut espérer aussi qu’il
contribuera à susciter dans nos facultés un intérêt croissant pour ce droit, se
traduisant par la formation progressive d’une doctrine juridique chinoise. Le
soussigné forme le vœu que l’effort pédagogique déployé par l’auteur, qu’il a
eu le plaisir de rencontrer et de voir à l’œuvre à Taïwan, portera rapidement
ses fruits.
Philippe SIMLER
Professeur émérite de l’Université
de Strasbourg
Doyen honoraire de la Faculté de droit,
de sciences politiques et de gestion
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