Primes : l`époque Trump

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REVUE MÉDICALE SUISSE
bloc-notes
Primes :
l’époque Trump
n plus des primes elles-mêmes, ce qui
ne cesse d’enfler, d’année en année, c’est
le sentiment d’étrangeté que suscite leur
augmentation. Alors que les chiffres devraient
être présentés de façon simple et accompagnés
d’explications claires, ils semblent appartenir à
un monde inaccessible. Rien n’est détaillé, fouiller
entre les lignes n’apporte que peu de lumière.
C’est comme si toute possibilité rationnelle
d’exercer un jugement et surtout d’agir devait
être tuée dans l’œuf. Bien sûr, l’absence de
données brutes et de détails plausibles ne signifie
pas vide de paroles. Du discours est produit,
dans une logique qui ressemble à un surplus
compensatoire. Comme s’il s’agissait de combler l’ignorance. Ou de rendre inaudible toute
bribe de vérité. Les politiciens et leurs partis,
les journalistes, les assureurs et leur cortège de
communicants, ou encore toute la clique des
semi-spécialistes et experts auto-proclamés,
chacun y va de sa petite théorie. Mais sur les
mécanismes exacts, sur les justifications précises des augmentations des primes – surtout
des chiffres attribués à chaque canton – nous en
sommes réduits aux conjectures. Dans l’un des
systèmes les plus importants pour elle, notre
démocratie éclairée avance comme une taupe.
E
L’argent que les assurances ont perdu en Bourse
(et le détail de leurs placements), combien
coûte leur marketing omniprésent, à quelle
hauteur sont payés leurs chefs et cadres : sur
tout cela, aucun chiffre de source indépendante
(l’OFSP annonce 600 millions de pertes en Bourse
sur les réserves en 2014, mais il s’agit d’un
montant non vérifié). Utilisent-elles une partie
des primes des Romands pour subventionner
celles des Alémaniques, parce qu’ils représen­
tent la majorité de la population suisse, et que
le véritable pouvoir émane d’eux ? C’est probable.
Ce subventionnement a été prouvé pour le passé
et rien ne l’empêche de continuer. Quant aux
sommes qui servent à payer les politiciens pour
de multiples services rendus aux assureurs, qui
sont autant de ménages et de conflits d’intérêts,
c’est un secret total, un tabou à la fois d’un
autre temps et au cœur du système de soins.
Que les coûts réels de la santé augmentent
est certain. Mais de combien ? Et dans quel
domaine ? En médecine ambulatoire, affirment
les assureurs. Et surtout dans les cabinets de
groupe avec spécialistes, ajoutent-ils. Mais on
en reste à des valeurs globales, sans aucune
donnée brute, vérifiable. Le flou, toujours, comme
stratégie de pouvoir.
Ce qu’on sait de manière certaine, en re-
vanche, c’est que les assureurs, eux, savent
tout de nous. Combien gagne chaque médecin,
quel patient est « cher », lequel est un « bon
cas », pour employer leurs termes. Et cette asymétrie de savoir, ce phénomène de transparence-opacité en faveur des assureurs ne cesse
de se renforcer.
Sur le jeu d’échec qu’est la santé, le système
politique est non pas mat, mais pat : il ne peut
plus bouger. Tout a été tenté. L’énergie politique
semble épuisée, les leaders étalent leur lassitude dans les médias, les idées exprimées sont
les mêmes, ou presque, que celles qui ont
mené aux anciennes défaites devant le peuple
– la caisse unique, entre autres – sans parvenir
à trouver les arguments déterminants qui
pourraient réveiller les esprits et entraîner un
renouveau de motivation.
Devant cet état de crise, ce sentiment
­largement partagé que « ça ne peut pas continuer comme cela », le rôle du politique serait
d’ouvrir un champ de débat. Mais le politique
reste sidéré. Sa paralysie traduit une incertitude
sur les buts à atteindre autant que sur les stratégies à utiliser. Il lui faudrait au moins organiser
un système indépendant capable d’établir la vérité
des faits. Mais même pour cela, le courage lui
manque.
Il est temps de reconnaître que les assureurs-maladie sont, de tous les acteurs du système de santé, ceux qui ont le mieux compris
que nous sommes entrés dans une ère de « postvérité ». Voici venue l’époque Trump. Les assureurs sont des champions de la production de
faux savoir, ils savent fabriquer du semblantvrai et le transmettre par viralité. Le principe
est que non seulement la vérité n’est pas ce qui
importe le plus, mais que la nier présente en
plus l’avantage de saper le moral des adversaires.
Même un « fact checking» rigoureux, comme
celui qui a montré que les Romands ont payé
un immense excédent de primes par rapport
aux Alémaniques, ne change rien à l’opinion
des gens. Les mensonges et les insinuations se
montrent mille fois plus efficaces.
En rester à ce constat serait grave. Si l’on
continue avec la pauvre attitude de notre Parlement – laisser faire le marché – sans instiller
des buts et des régulations intelligentes, c’est
tout le monde qui va perdre : les patients, les
soignants, les politiciens et même les assureurs.
Car ce qui va arriver – le scénario se dessine de
plus en plus clairement – c’est une médecine
centrée sur des myriades de données stockées
et interprétées par des entreprises du Big Data.
Le mélange d’un contrôle absolu et d’un marché
total, d’une efficacité accrue et d’une gigantesque tension sur la solidarité (via l’utilisation
du savoir prédictif). Tout cela entraînant, si
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5 octobre 2016
aucun contre-pouvoir politique n’est organisé,
une perte de contrôle de notre destin et un
appauvrissement économique, au profit des
actionnaires des entreprises du Big Data.
Le mécanisme d’arrivée de cette médecine
organisée autour des algorithmes et offrant
des applications plutôt que des soins – d’une
médecine uberisée, pour le dire autrement – a
été bien décrit par Xavier Comtesse dans l’un
de ses blogs.1 Premier élément : la pression liée
à l’augmentation des coûts de la santé va
croître jusqu’à devenir insupportable. Or d’où
vient-elle, cette augmentation ? Des postes de
travail, en très grande partie. Et justement, les
nouvelles technologies d’assistance informatique
(Watson, par exemple) ou de surveillance personnelle (quantified self), s’installent dans le
rôle du soignant, interagissent directement avec
les patients et donc permettent de se passer
d’une partie du personnel de santé.
On avait l’habitude d’une production économique par sous-traitance : un système où
des intermédiaires sont payés et participent à
la chaîne de valeur. Mais au sein de la nouvelle
économie, ce sont des « sur-traitants » qui
­apparaissent : ils organisent eux-mêmes la chaîne
de valeur et « s’attribuent la gestion de l’écosystème et la distribution des marges ». Les
uns après les autres, tous les domaines économiques sont bouleversés : la publicité par Google
et Facebook, la musique par l’Apple store, les
taxis par Uber. La médecine-santé est la prochaine cible. Chaque fois, dans un premier temps,
les entreprises installent un modèle parallèle,
puis l’imposent comme modèle central. Elles
créent l’entier d’un écosystème, dictent la philosophie de son fonctionnement et récupèrent
les marges. Elles changent à la fois l’approche
commerciale et le produit. Surtout, elles remodèlent les comportements et pénètrent les
­esprits au moyen d’une maîtrise ultra-poussée
de l’information et de son interprétation.
C’est pour cela qu’on ne doit pas accepter
les règles d’une époque « post-vérité ». Cessons
de faire comme si l’opacité croissante des caisses
maladie face à la transparence grandissante
des personnes, malades et soignants, était
­admissible. Il est plus important que jamais
d’établir les faits, d’exiger la vérité, de refuser les
bulles idéologiques dans lesquelles les assureursmaladie, et bientôt les entreprises du Big Data,
veulent nous enfermer. C’est de la liberté d’être
soi – donc du sens de l’existence – qu’il s’agit.
Bertrand Kiefer
1www.hebdo.ch/les-blogs/un-tsunami-numérique-révolutionne-la-santé/lémergence-de-nouveaux-modèles-numériques-de
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