Position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE CONCEPTS ET LANGAGES
Équipe d’accueil 3553 Métaphysique : histoires, transformations, actualité
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Présentée et soutenue par
Maxime CHÉDIN
le 25 février 2012
L’idéalisme de Fichte et la question de la
philosophie comme science
Sous la direction de M. Jean-François COURTINE
Sorbonne)
JURY:
M. Jean-François COURTINE
M. Jean-Christophe GODDARD
M. Jean-Marie LARDIC
M. Alexander SCHNELL
Sorbonne)
(Professeur, Université de Paris-
(Professeur, Université de Paris-Sorbonne)
(Professeur, Université de Toulouse Le Mirail)
(Professeur, Université de Nantes)
(Maître de conférences HDR, Université de Paris-
Position de thèse
« Ce que l’on choisit comme philosophie dépend
de l’homme que l’on est ; un système
philosophique n’est pas, en effet, un instrument
mort, que l’on pourrait prendre ou rejeter selon son
bon plaisir ; mais il est animé par l’esprit de
l’homme qui le possède »
Ce travail se propose d’interroger le lien entre l’idée de science et l’idéalisme. L’entreprise
peut paraître étrange : quel sens y a-t-il à associer deux concepts si éloignés ? Pour l’opinion,
l’« idéaliste » est celui qui nie les contraintes du monde effectif, un rêveur qui prend ses désirs pour
des réalités. Réciproquement, le sens commun tient pour évident que la connaissance scientifique,
étant essentiellement objective et utilisable, est par définition « réaliste ».
Au point de vue philosophique pourtant, il en va autrement, et le lien entre ces deux concepts
s’avère essentiel. Voyons pourquoi. Que la connaissance scientifique soit objective n’est pas nié par la
philosophie, mais sous son regard, cette objectivité devient problématique. En effet, celui qui réfléchit
à la transformation d’une opinion en science, trouvera qu’elle ne peut avoir lieu que par la production
soit d’une démonstration logique, qui rend raison du contenu et de la forme de la proposition (qui rend
nécessaire, donc objectif, un contenu d’abord appréhendé comme contingent), soit d’une preuve de sa
correspondance avec la norme de ce qui est effectivement réel, l’expérience sensible. Le premier cas
est celui d’une science que l’on pourrait qualifier d’axiomatique, connaissance qui ne se préoccupe
que de la correction formelle et de la cohérence interne de ses déductions, sans se soucier d’un accord
avec l’expérience sensible ; le second, celui des sciences dites expérimentales. Or concernant la
science démonstrative (essentiellement logique et mathématique), la philosophie s’avise assez tôt du
fait qu’il ne peut exister de démonstrations sans des principes qui demeurent en leur sein
indémontrables, et en conséquence, que toute connaissance démonstrative doit finalement reposer sur
des principes qu’elle ne peut objectiver à partir d’elle-même et qui demeurent pour elle injustifiables.
Au commencement de chaque science, il y a donc quelque chose de subjectif, d’arbitraire, à savoir la
décision de postuler certaines propositions et de les tenir pour des axiomes non interrogeables,
évidents. De là naît la question de savoir si ces principes, qui ne peuvent être fondés ni justifiés à
l’intérieur des sciences particulières, peuvent l’être dans une autre science, qui aurait spécialement
pour tâche de reproduire leur genèse à partir d’un principe supérieur et réellement absolu, et ainsi de
conférer à ces postulats la nécessité et l’objectivité qui leur font défaut tant qu’ils demeurent des
principes, c’est-à-dire des postulats arbitraires et subjectifs. Ce qui ne signifie pas que la philosophie
soit une simple « épistémologie », qui n’aurait pour fonction que de justifier après-coup les principes
des sciences particulières. Le projet a un sens plus radical : retrouver la source première de l’évidence,
du savoir certain, déjà voilée et recouverte quand débute l’enquête des sciences particulières. Cette
science possible, Platon la nomme « dialectique » et l’oppose qualitativement aux autres sciences : elle
est la seule à être anhypothétique, c’est-à-dire à partir non pas d’une évidence donnée – comme c’est
le cas des sciences particulières –, mais de la source vivante de toute évidence donnée. Au contraire,
on appelle science particulière un savoir qui ne peut commencer à démontrer sans admettre au moins
un principe dont l’évidence n’est pour lui que factuelle, c’est-à-dire obscure, et au fond
incompréhensible. Ainsi, lorsque je trouve que quelque chose est à l’évidence ainsi, sans qu’il me soit
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possible de comprendre pourquoi, ni de garantir que cela ne pourra être autrement (par exemple
lorsque je trouve que l’espace que j’intuitionne et dans lequel je me meus a évidemment trois
dimensions et seulement trois dimensions). Autrement dit, les sciences particulières – ce que l’on
nomme aujourd’hui simplement « la science » – ne sont pas auto-fondatrices, elles ne sont pas en
mesure de justifier pleinement leur prétention à une validité objective, car les principes dont elles
partent ne produisent pas une évidence absolue ou, comme le dit Fichte, génétique, mais seulement
une évidence « factuelle », c’est-à-dire reçue de l’extérieur par un « hiatus irrationnel », donc
contingente.
Jusqu’ici, nous n’énonçons rien que l’on ne puisse tirer d’une tradition dont Fichte, sans la
connaître directement, hérite par l’intermédiaire de Jacobi – celle du livre VII de la République et des
Seconds Analytiques. Mais il faut aller plus loin. Car ce défaut d’objectivité intrinsèque (ou d’autoobjectivation) ne concerne pas seulement les sciences démonstratives formelles, il frappe aussi bien les
sciences expérimentales ou empiriques, c’est-à-dire les sciences modernes, qui prétendent non
seulement à une objectivité interne (cohérence hypothético-déductive), mais encore à une validité
objective externe, et qui l’établissent en exhibant la coïncidence de leur théorie avec l’expérience
sensible. Une théorie scientifique est si l’on veut une théorie qui peut être falsifiée par l’expérience. Or
en même temps que prend naissance avec Galilée la science expérimentale moderne, qui prétend
découvrir les lois de la nature, la philosophie s’avise avec Descartes de ce que l’expérience sensible
n’est pas objective en soi, mais seulement pour le Moi. Cette intuition, qui ouvre l’époque de la
philosophie moderne et se développe jusqu’à Fichte, pose un problème majeur, qui préoccupe la
réflexion philosophique jusqu’à Nietzsche et la phénoménologie : celui du subjectivisme. En effet la
philosophie adresse à la science aussi bien qu’à elle-même la question suivante : s’il n’y a d’être,
d’objet, de monde, ou de nature, que pour le Moi, n’est-ce pas parce que rien n’existe que par le Moi,
autrement dit, qu’à travers les objets et toute la nature, je n’ai jamais affaire qu’à moi-même et ne
connais jamais rien d’autre que moi-même, sans atteindre l’être tel qu’il est en lui-même ? « En toute
perception [d’une chose extérieure], tu ne perçois jamais que ton propre état » ; ou encore : « le
monde n’est rien de plus que le Moi intuitionné dans ses limites originaires », résume Fichte de façon
lapidaire.
Encore faut-il s’entendre sur le contenu de ce que nous avons appelé « Moi ». En l’expliquant,
nous serons conduit à clarifier l’autre concept central de notre travail, celui de l’idéalisme. Pour
appréhender l’unité de la pensée moderne, il faut entendre le mot « Moi » en un sens d’abord
indéterminé, nom commun de toute activité informatrice, de toute instance productrice de sens et de
représentation. Et remarquer que l’éventualité que cette instance puisse coïncider avec le moi
individuel ou subjectif de chacun n’a en réalité jamais retenu l’attention d’un seul philosophe, encore
moins celle des sciences humaines, tant elle est spéculativement pauvre. En revanche, comprise
comme une subjectivité au sens large, cette instance a pu être identifiée, en philosophie, à la Raison, à
une volonté de puissance, à un sujet transcendantal, à un Dasein, à un champ transcendantal
impersonnel, etc. Dans les sciences humaines, à une structure collective (la société comme contrainte
extérieure), à un inconscient psychique structuré, etc. Le point commun de ces démarches, c’est
d’admettre que l’être objectif du « monde » (par exemple celui de la structure sociale pour le
sociologue, du « caractère » psychique de l’individu pour le psychanalyste), qui apparaît à la
conscience commune comme indépendant d’elle et subsistant par soi, est en réalité constitué et
produit, ou du moins conditionné, par une instance que l’on peut qualifier de subjective, non pas au
sens où elle serait identifiable à l’activité consciente et volontaire des individus particuliers, mais au
sens où elle est une activité productrice de sens et de représentation. Par suite, même si elle est pensée
comme une structure ou comme un champ impersonnel, cette activité ou cette instance, une fois
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admise comme principe (et quelle que soit la façon dont on détermine son contenu), pose la question
de savoir si l’homme peut accéder à une autre sphère de réalité que celle des représentations et des
interprétations qui émanent d’elle. Une telle impossibilité définirait alors le subjectivisme, non pas au
sens solipsiste où chaque individu particulier, enfermé dans son monde, serait « la mesure de toutes
choses », mais au sens d’un subjectivisme de la forme ou de la structure, d’un subjectivisme
« transcendantal » en quelque sorte. Radicalisant l’hypothèse de Nietzsche, qui affirmait dans le §374
du Gai savoir que l’existence est un acte continu d’interprétation, Foucault ira par exemple jusqu’à
dire que si connaître c’est interpréter, et si l’interprétation est devenue pour nous, modernes, une tâche
infinie, impossible à achever (c’est-à-dire s’il n’y a pas de savoir absolu), c’est au fond parce que nous
reconnaissons qu’il n’y a rien à interpréter : « Il n’y a rien d’absolument premier à interpréter, car au
fond, tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui-même non pas la chose qui s’offre à
l’interprétation, mais déjà interprétation d’autres signes. »
C’est ici que s’opère la jonction qui nous intéresse entre l’interrogation sur l’objectivité du
savoir scientifique et la signification philosophique moderne de l’idéalisme, qui s’élabore de Descartes
à Kant, et que Fichte va porter à son achèvement. Car ce que nous avons appelé « subjectivisme » – de
façon impropre, puisque l’instance productrice de sens, d’interprétation ou de représentation, n’a
jamais été identifiée par les philosophes au sujet individuel – c’est en fait ce que la philosophie a
proprement appelé, à partir de Kant et de Fichte, idéalisme. Pour ce dernier, l’idéalisme est
l’affirmation selon laquelle le réel est idéel (plus tard : représentation, interprétation, langage, sens,
etc.). Cette affirmation, selon laquelle idéalité et réalité sont une seule et même chose considérée à
deux points de vue différents, ne signifie pas que la « matière » est une illusion ni que le monde qui
nous entoure ne serait qu’un songe creux, « irréel » – malentendu d’où provient l’opposition politique
triviale de « l’idéaliste » qui ignore les contraintes du réel et du « réaliste » qui sait s’accorder avec
elles pour les modifier. La thèse selon laquelle le réel est idéel cherche seulement à traduire
conceptuellement l’intuition selon laquelle nous ne saisissons comme réel que ce que nous pouvons
penser, nous représenter. Ou si l’on préfère, que nous ne saisissons comme effectivement réel que ce
dont nous pouvons parler, ce qui a une forme. Dans l’idéalisme de Fichte, cette forme, la seule
possible, c’est celle de la conscience ou du savoir, ou encore, mais cela est indissociable, celle de la
parole, du dire (Istsagen). L’idéalisme est l’affirmation que la forme de l’être (i.e. la forme du est qui
me permet de dire que « ce mur est » et ce qu’il est, la forme de toute parole qui parle de quelque
chose, quel que soit son mode d’être) est la forme de la conscience, ou plutôt est la conscience ellemême. La conscience elle-même : non pas au sens subjectif du mot, par où j’oppose ma conscience
individuelle à celle de mes semblables (ma personne aux autres personnes), mais au sens de la
conscience générale de soi, par laquelle je me distingue et me sépare, non pas d’autres « moi », mais
de la « chose » sans forme et sans nom que « je » serais moi-même sans cela, cet « être en soi »
insaisissable qui pour le savoir est égal au néant. Cette conscience est ce que Fichte nomme au début
de son œuvre l’« égoïté » (Ichheit) ou le « Moi absolu » (das absolute Ich, par opposition au moi
« empirique », qui est celui de ma personnalité ou de mon individualité).
Pour comprendre ce que désigne ce mot « moi », pris au sens absolu, Fichte demande, de
façon paradoxale, que l’on « produise l’abstraction de son propre moi [personnel] ». Dans la suite de
son œuvre, découragé par les malentendus incessants générés par cet emploi il est vrai contre-nature
du mot « moi », Fichte désignera plus volontiers son principe par les termes de savoir (Wissen), de
raison (Vernunft), ou encore d’Idée (Idee), au sens grec. Il n’y a pas d’être absolument « en soi » :
l’être n’est, ou si l’on préfère, n’apparaît (n’existe), que dans et pour le Moi (que dans et pour un
savoir). « La conscience de l’être, c’est-à-dire le est par rapport à l’être, est immédiatement l’existence
de l’être (Dasein des Seins) », c’est-à-dire la révélation ou manifestation de l’être en lui-même sans
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nom et insaisissable. Mais la conscience n’est pas qu’un des modes possibles par lesquels l’être se
donne ou apparaît : elle est « la seule forme et le seul mode possible de l’existence de l’être, si bien
qu’elle est en fait elle-même, de façon immédiate et absolue, l’existence de l’être », écrit Fichte en
1806. La conscience ou l’Idée (ou encore la parole, logos), est l’existence de l’être, ce qui fait que
l’être est là pour nous (Da-sein), c’est-à-dire ce qui fait qu’il peut être interprété, représenté, recevoir
un sens. Ainsi défini, l’idéalisme est donc sans rapport avec ce que vise le sens commun : ce n’est pas
une attitude psychologique consistant à refuser de voir le réel, à rêver d’un avenir impossible. C’est
une position ontologique, c’est-à-dire une compréhension et une détermination de l’essence du réel.
Tout ce qui est, est nécessairement pour le Moi (au sens défini). Nous ne pouvons rien dire, ni rien
savoir, d’une chose « en soi » ; l’existence de l’être, et la seule qui soit possible, est la conscience ou le
savoir de l’être. Voilà pour ce qui concerne la forme générale du principe de l’idéalisme moderne – ce
qui n’est encore rien dire du contenu spécifique de l’idéalisme fichtéen.
Résumons. La connaissance scientifique est une connaissance objective ou elle n’est rien.
Mais cette quête d’objectivité se heurte à deux obstacles, invincibles pour la science : le statut de ses
principes d’abord, qui ne seraient pas principes si elle pouvait les objectiver ; la possibilité et le sens
d’un accord ou d’une correspondance de nos représentations avec la réalité extérieure (l’expérience
sensible), ensuite. La connaissance scientifique ne peut pas prouver théoriquement son objectivité, elle
ne peut progresser sans tenir pour évidents, non seulement ses propres principes, mais encore
l’existence d’un accord général de notre représentation avec ce qui est hors de notre représentation. Or,
au regard d’une conception conséquente de l’évidence rationnelle, ces deux présupposés sont tout sauf
évidents, puisqu’ils ne sont que factuellement évidents. La connaissance scientifique est ainsi
constamment menacée de se voir ravalée à n’être qu’une simple interprétation, une vision du monde
sans valeur de vérité, une « interprétation d’interprétation », qui n’a au fond rien de réel ni d’objectif à
interpréter.
Or c’est précisément la considération de ces deux obstacles qui introduit la connexion entre
l’idéalisme philosophique et la science. Poussée par la logique idéaliste, la philosophie tente avec
Fichte de résoudre cette double difficulté en se constituant à son tour comme science : une science qui
aurait pour objet précisément ce qui ne peut jamais devenir l’objet des sciences particulières. C’est à
cette hypothèse que Fichte donne le nom de « science de la science » ou « Doctrine de la science »
(Wissenschaftslehre). La philosophie idéaliste moderne exige de résoudre en son sein, de façon
autonome, cette double aporie dont les sciences particulières ne pourraient se charger sans renoncer à
leur objet propre et à leur fécondité. Kant formule la première face du problème en demandant
comment il est possible que l’entendement forme tout à fait a priori des concepts des objets, avec
lesquels les objets de l’expérience doivent pourtant nécessairement s’accorder. L’autre face trouve
chez Fichte et chez Hegel une expression tranchée : si la philosophie doit être la Science (i.e. la
science qui a pour objet la source de toute science, donc le développement du savoir, de la
conscience), son objet ne peut pas être un objet immédiat, autrement dit un objet donné par
l’expérience, qui pourrait être observé et contrôlé par la représentation ; il est bien plutôt « opposé à la
manière de connaître procédant de la représentation ». En conséquence, pour dégager le fondement
ultime du savoir, la philosophie doit paradoxalement commencer par renoncer à présenter un
« fondement », c’est-à-dire un principe que l’on pourrait se représenter et qui appartiendrait au genre
de ceux que la science reconnaît comme seuls scientifiques. La philosophie ne peut commencer (c’està-dire se procurer un objet) sans susciter de la part de la conscience représentative le soupçon qu’elle
n’est pas une science, mais plutôt une pseudo-science, une considération subjective et arbitraire. Ce
qui en un sens est vrai, car la philosophie ne pourrait pas être la science qu’elle vise à être, si elle était
une science à la manière des sciences particulières.
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La transposition au sein de la philosophie de ce double problème (garantir l’objectivité du
savoir – c’est-à-dire sa conformité avec le monde de l’expérience –, garantir l’objectivité des premiers
principes), semble d’abord ne faire que déplacer l’aporie. Kant pose ainsi comme principe l’acte de la
conscience comme conscience en général (« l’unité transcendantale de l’aperception »). Mais –
demandent les premiers lecteurs de Kant – comment garantir alors que le monde qui se constitue sur
cette base, le monde de « l’expérience possible » comme être-pour-une-conscience, soit davantage
qu’un monde phénoménal coupé du monde réel, « en soi » ? N’est-ce pas admettre que la
connaissance (les formes a priori) sépare à jamais l’homme de la nature authentique, celle qui,
substantielle et indépendante, n’a pas attendu la conscience pour commencer à vivre ? Comment un tel
idéalisme ne déboucherait-il pas sur une forme de dualisme dans lequel les formes de la conscience
nous enferment dans un monde de représentations et de pensées coupé de la réalité en soi originelle ?
C’est alors qu’il faudrait donner raison au misologue qui affirmait que « l’homme qui médite est un
animal dépravé », autrement dit que l’exigence de penser et de soumettre nos sentiments – cette nature
en nous, que nous éprouvons d’abord comme informe et ineffable – à la force de la pensée, nous
éloigne de la vraie vie. Concernant le second point, l’opinion nous dit que le principe de la philosophie
(la pensée par laquelle elle commence), s’il est scientifique, doit, comme n’importe quel autre
principe, pouvoir être objectivé, démontré – sans quoi il ne serait qu’une chimère personnelle, une
Schwärmerei. A quoi le philosophe répond qu’il ne peut pas l’être sans cesser d’être principe et
retomber à l’intérieur de la sphère de la représentation, alors qu’il doit au contraire lui être extérieur.
Hegel exprime cette difficulté en disant que le commencement de la philosophie ne peut, sous peine de
se contredire, être ni subjectif ni objectif, ni immédiat ni médiat. Alors il doit être l’un et l’autre à la
fois, en même temps. Comment penser cet « en même temps » contradictoire pour le savoir
représentatif ? Ce problème est commun à Fichte et à Hegel : c’est le problème de la philosophie
comme système.
Au fond, ce problème est la manière dont Fichte et Hegel, inquiets de la destination et de la
nature distinctive du « savoir désiré », ont à leur époque posé la question de la philosophie. A quoi bon
la philosophie ? Ne faut-il pas ou qu’elle dépérisse ou qu’elle abandonne l’incertitude de son nom grec
pour déterminer de façon intelligible quel est ce savoir qui manquera toujours aux autres sciences et
qu’elle aspire à être ? Chez Fichte, ce problème prend la forme d’une contradiction assumée et
poursuivie jusqu’à sa source. En effet, ce sont sans cesse deux concepts en apparence antinomiques
qui s’entrechoquent et se chevauchent pour définir la Doctrine de la science. D’une part, elle est
définie comme un système de la science, donc une théorie pure, affectivement neutre, du savoir
scientifique et de ses présupposés (une théorie, intuitive et conceptuelle, de l’évidence génétique, du
savoir absolu). Mais d’autre part, Fichte la définit aussi comme « le premier système de la liberté » et
même, ainsi qu’il le dit parfois, « comme l’unique façon de penser morale en philosophie ». La tension
entre ces deux faces du concept fichtéen de la philosophie a été remarquée par bien des
commentateurs, mais elle a généralement conduit à des interprétations unilatérales, reconstruisant
l’ensemble du système à partir d’une seule de ces deux exigences. Le but de la première partie de notre
travail est de développer de façon complète chacun de ces deux aspects à part, puis de cerner la nature
de la synthèse du théorique et du pratique que la doctrine de la science se propose de réaliser.
La caractéristique de l’idéalisme de Fichte est en effet d’être indissociablement théorique et
pratique, ou si l’on préfère, ontologique et éthique (au sens large du mot, englobant les dimensions
politique, morale et religieuse de l’action humaine). On a dit en quel sens l’idéalisme est la thèse selon
laquelle l’existence de l’être est l’Idée (die Idee, das Gesicht), c’est-à-dire le savoir ou la raison. Mais
pour Fichte, l’idéalisme est aussi, corollaire de la précédente, la thèse selon laquelle le monde sensible,
forgé par et pour le monde du sens (le monde moral et politique), n’est que le « reflet » (Widerschein)
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que doit s’opposer le savoir pour pouvoir se rendre visible à lui-même, c’est-à-dire prendre conscience
de soi, se déployer et se saisir. Or il nous a semblé que cette tension entre l’ambition scientifique ou
systématique et la vocation pratique de la philosophie est la contradiction (au sens fichtéen – positif –
du terme, c’est-à-dire au sens où Fichte dit qu’il ne peut pas y avoir de synthèse si des opposés absolus
ne se présentent pas à la conscience) la plus à même d’éclairer le sens et la spécificité du projet
fichtéen.
En effet, si la philosophie doit devenir cette science qu’elle vise à être, elle ne peut se
contenter d’être une connaissance naïvement « objective », sans se heurter aux mêmes apories que les
sciences particulières. Il faudrait donc qu’elle soit une connaissance pour ainsi dire « auto-objective ».
Fichte conçoit la Doctrine de la science comme la connaissance d’un objet (le Moi) qui n’a pas besoin
du philosophe pour se connaître lui-même, d’un objet qui devient continûment à soi-même sujet. La
philosophie tente de se réaliser comme une science du savoir ou de la raison. Au commencement de
cette science, il y a bien quelque chose de subjectif, car elle est initiée par l’acte-de-pensée d’un
philosophe, donc d’un sujet particulier qui se met à philosopher. Mais par ce premier acte libre,
contingent, le philosophe met en mouvement un objet dont il n’a ensuite plus qu’à observer l’autodéveloppement spontané. La raison ou comme le dit Fichte, le Moi, objet vivant de la science
philosophique, se développe ensuite lui-même selon ses propres lois, indépendamment de la
subjectivité du moi philosophant.1 Avant Hegel, Fichte est le premier à distinguer clairement, le
commencement subjectif du système de son commencement objectif, c’est-à-dire la série des pensées
du moi philosophant de la série des actes ou pensées du moi observé par le moi philosophant (« Moi »
observé qui n’est pas le moi personnel du philosophe, mais le Moi absolu, la subject-objectivité, c’està-dire la raison elle-même). L’objectivité de la science philosophique tient à ce que le moi de la
première série, le moi du philosophe, n’est que le témoin, l’observateur ou, comme le dit une fois
Fichte, « l’historiographe » de cette auto-construction de la raison qui reproduit de façon idéelle une
auto-construction qui pour Fichte, n’a jamais réellement eu lieu. Le théoricien de la science ne pense
donc à proprement parler rien, il n’émet pas d’« opinions ». Son seul office est de recueillir et de
traduire sous forme conceptuelle, c’est-à-dire d’exprimer avec des mots, la circulation des actes par
lesquels la raison, partant de son action la plus originaire, la plus fondamentale, pose et déploie pour
elle-même son propre être. « Le vrai philosophe », écrit Fichte dans le Fondement du droit naturel,
« doit observer la raison dans sa démarche originaire et nécessaire, par laquelle son moi et tout ce qui
est pour celui-ci existent. »
Toutefois, cette conception radicale et neuve de la scientificité philosophique, si fortement
exprimée au début de la 8e conférence de la doctrine de la science de 1804, semble pour ainsi dire
contredite et court-circuitée par une autre thématique – mais une thématique tout aussi fondamentale,
puisqu’elle en est le corollaire – à savoir l’idée qu’il est impossible de faire l’expérience objective de
ce concept de la raison ou de la subject-objectivité originaire. Ce qui revient à dire que l’acte de
pensée libre par lequel débute le système est irréductible au système, irrécupérable par la science : il
ne peut pas être objectivé sans être anéanti. Autre façon de formuler cette difficulté : l’acte absolu
d’auto-position qui constitue le point de départ du développement du système de la raison, et par
conséquent du système de la philosophie (car celui-ci ne prétend pas être plus qu’une reproduction,
1
C’est chez Fichte, note Jean-François Marquet, qu’apparaît « pour la première fois l’idée du système absolu,
d’une vérité qui se tient debout par ses propres forces, d’une expérience où je n’ai pas affaire à ma seule pensée
[subjective], mais à quelque chose d’autonome qui, à travers elle, s’édifie, se révèle et prend conscience de soi.
Le système "vulgaire" est un produit purement passif de l’activité de mon esprit ; le système "absolu", au
contraire, se produit lui-même sous mes yeux et je n’interviens dans sa construction que comme le physicien
intervient dans l’appareillage d’un processus expérimental. » (J.-F. Marquet, « Système et sujet chez Hegel et
Schelling », in Restitutions. Etudes d’histoire de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 2001, p. 153)
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une image, de cette auto-construction originaire), n’est pas un fait de la conscience et ne peut pas le
devenir : il ne peut être ni trouvé, ni perçu, ni représenté, ni même, ajoute Fichte, être conçu. Mais
alors, comment accédons-nous au commencement objectif du système, comment accédons-nous au
point de vue spéculatif, c’est-à-dire à la raison ? Autrement dit, dans quelle mesure peut-on garantir
que le commencement subjectif du philosopher (l’acte par lequel un sujet particulier accède au
principe objectif du système) ne cause pas la ruine de la prétention du système à l’objectivité ?
Comment convertir le commencement subjectif en commencement objectif, comment garantir que le
premier coïncide bien avec le second, qu’il est la reproduction fidèle, dans le temps et par un sujet
particulier, de « l’acte le plus originaire du sujet » qui est à la source de tout savoir et de toute
conscience ? Fichte résume cette difficulté dans le même passage du Fondement du droit naturel :
« Comme le philosophe ne trouve pas ce moi agissant [le Moi absolu, la raison] dans la conscience
empirique, il le pose à son point de départ au moyen de l’unique acte de l’arbitre qui lui soit permis et
qui est à proprement parler la libre décision de vouloir philosopher, et il le laisse ensuite sous ses
yeux développer son activité selon ses lois propres, bien connues du philosophe. »
Or cette « libre décision de vouloir philosopher », condition exclusive de l’accès au principe de
la doctrine de la science, c’est-à-dire au commencement objectif du système de la philosophie, Fichte
montre qu’elle repose en définitive sur une croyance, et plus précisément sur la croyance, elle-même
fondée sur la conscience de notre destination morale, en la liberté de la raison. Je ne peux pas prouver
que la raison est active, libre, c’est-à-dire que je pense parce que je le veux, et non parce que la nature
inconsciente agit en moi et me détermine. Alors je l’affirme, car je veux être libre. Sans cette
affirmation, il est impossible de se faire un concept de la raison (Moi ou Ichheit) qui est le principe de
la doctrine de la science. Mais alors, qu’est-ce que cette croyance ? N’est-elle qu’un sentiment, une
conviction subjective, déterminée par des conditions socio-historiques ou psychologiques qu’il serait
facile au sociologue ou au psychanalyste de faire apparaître ? En ce cas, le système de la doctrine de la
science ne serait au mieux que le déploiement d’une « vision du monde » cohérente, mais toute
subjective, et donc privée de valeur scientifique. Cette conséquence, Fichte ne l’a jamais admise, mais
au contraire toujours combattue. Il maintient avec force ces deux exigences, qui paraissent impossibles
à concilier : la doctrine de la science est une science, au sens indiqué (elle a affaire à un objet
nécessaire, indépendant du philosophe : la Raison, le savoir) ; et en même temps, l’accès à cet objet, à
ce principe objectif, repose sur l’effectuation par le sujet philosophe, d’un acte libre, et même affectif,
et sur la croyance en la validité objective de cet acte.
Déterminer comment ces deux affirmations peuvent être conciliées est le but de ce travail. Par
là, nous apercevrons peut-être ce qui distingue le plus profondément Fichte de Hegel, et en même
temps, le point essentiel qui, dans le système de Fichte, demeure invulnérable à la critique hégélienne.
La thèse que nous défendrons, et à laquelle nous parviendrons dans notre troisième partie (notamment
en ses chapitres II et IV) est que cette croyance du philosophe, qui est le commencement subjectif du
système de la Doctrine de la science, n’est pas condamnée à demeurer une donnée arbitraire : elle peut
recevoir une valeur objective dès lors qu’elle se démontre être la croyance de la raison en elle-même,
l’intérêt par lequel la raison se pose et s’affirme comme telle. Ce qui revient à admettre qu’on ne peut
philosopher sans intérêt, mais sans admettre la conséquence relativiste que tous les intérêts sont, au
moins d’un point de vue théorique, équivalents (car quelle raison peut-on opposer à un intérêt vital ?).
Si l’on voulait s’exprimer avec des mots qui ne sont pas ceux de Fichte, on pourrait dire que pour lui,
toutes les valeurs n’ont pas la même valeur, et cela non pas seulement sur le plan pratique de la vie,
comme Nietzsche l’admet, mais encore sur le plan théorique. Fichte dira que l’idéaliste ne peut certes
pas convaincre le réaliste – mais qu’il peut sans peine le réfuter, ce dont le réaliste ne sera jamais
capable.
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La deuxième partie de notre travail suit le fil conducteur du concept de science pour
s’interroger sur la réalisation effective du système : si le commencement subjectif de la philosophie,
c’est-à-dire l’acte de pensée que l’individu qui s’initie à la science philosophique doit d’abord
accomplir pour s’extraire du point de vue de la conscience naturelle (point de vue des sciences
particulières) et accéder au point de vue transcendantal, si ce commencement donc, est véritablement
un acte, une pensée libre et absolument nouvelle (la décision de vouloir philosopher, de prendre le
penser ou le savoir lui-même pour objet du penser), une question se pose : comment garantir
l’objectivité du savoir qui se construit sur une telle base – la philosophie ? Autrement dit, puisque le
philosophe doit commencer par penser « quelque chose » qui n’existe pas, quelque chose qui n’est pas
« donné » de façon empirique, qui n’est pas et ne pourra jamais être un « fait » observable, mais
quelque chose qui n’apparaît que si le philosophe produit librement une certaine pensée, comment
écarter l’éventualité qu’un tel point de départ subjectif ne produise rien d’autre qu’une « vision du
monde » tout aussi subjective, qui ne serait que l’idéalisation ou la sublimation sous une forme
conceptuelle des penchants et des intérêts personnels de son auteur, et non un savoir objectif ? Tel est
le problème qui est au cœur de cette partie, dans laquelle la confrontation avec la méthode
phénoménologique de Husserl d’une part, avec la critique hégélienne du commencement immédiat
d’autre part, joue un rôle déterminant pour cerner par contraste la position spécifique de Fichte. Nous
tentons en effet de montrer, en nous appuyant sur une mise en perspective de la position de Fichte
avec la critique que Michel Henry fait de la méthode phénoménologique, que le principe de
l’intentionnalité, en tant que concept éminemment théorique, est précisément ce que Fichte se propose
de dépasser pour accéder au fondement du savoir. D’autre part, la fin du système est bien, chez Fichte
comme chez Hegel, une reprise du commencement subjectif qui sert à en manifester l’objectivité :
mais chez Fichte, cette reprise n’abolit pas la libre subjectivité du commencement ; elle la conçoit
seulement de façon rationnelle, comme une « hypothéticité catégorique » (§§17-20). C’est de cette
façon que Fichte pense pouvoir résoudre le paradoxe d’un « système de la liberté ».
La troisième partie est pour l’essentiel consacrée à l’explication de l’un des ouvrages
théoriques les plus importants de Fichte, la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre de 1794. Le
but de ce commentaire est d’établir de façon concrète dans le texte même de Fichte le point
d’unification de la double problématique développée dans les parties précédentes. C’est surtout
l’examen de la partie pratique (en particulier le §5 de la Grundlage) qui doit permettre de montrer
comment peut se concilier la thèse du système, de la circularité (donc de la philosophie comme
science, à même de prouver rétroactivement l’objectivité de son commencement subjectif) et la thèse
de l’idéalisme, d’après laquelle la WL tout entière repose sur une « croyance », sur une décision, donc
sur quelque chose qui ne peut pas être objectivé sans être anéanti (la liberté comme affect).
Contrairement à ce que soutiennent certains commentateurs, le cercle systématique est bel et bien
présent à l’intérieur même de l’exposé de la Grundlage, dès lors que l’on comprend que le Moi
pratique du §5, qui ne peut être et prendre conscience de soi qu’en exigeant la réalisation de l’idée du
Moi absolu, occupe précisément la même position que le moi philosophant à l’égard du Moi absolu
dans le §1.
L’originalité de ce travail tient, nous l’espérons, à deux choses. En premier lieu, nous avons
tenté de dégager la philosophie de Fichte de l’emprise parfois réductrice de l’historiographie
hégélienne, non pour confirmer la réputation d’étrangeté que l’on a parfois faite à la Doctrine de la
science, mais en vue d’indiquer la place plus riche qu’elle doit occuper dans l’histoire de la
philosophie. La conviction, maintes fois formulée par Fichte, selon laquelle la doctrine de la science
serait une science absolument neuve, sans rapport ni attaches avec le reste de l’histoire de la
philosophie doit plutôt être regardée comme une marque du génie de son auteur que comme une vérité
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objective. Nous avons donc essayé de replacer Fichte dans l’histoire de « l’idéalisme », au sens où
Heidegger prend par exemple ce mot dans son article sur La doctrine platonicienne de la vérité, aussi
bien que dans celle du rationalisme et des philosophies de la subjectivité de Descartes, de Kant et de
Husserl. Les confrontations avec la tradition phénoménologique d’une part, avec Hegel d’autre part,
ont été conçues comme des moyens de cerner les solutions originales que Fichte apporte à des
problématiques communes, comme celle de la sortie hors du point de vue de la conscience naturelle et
de l’accès au point de vue transcendantal. En second lieu, nous avons tenté, notamment dans la
troisième partie, de considérer et d’expliquer la Grundlage en tant que système, selon le critère de la
circularité défini par Fichte dans le §4 de son ouvrage Sur le concept de doctrine de la science, c’est-àdire en montrant en quel sens, original, la fin de la Grundlage fait retour à son commencement (donc
au moi absolu du §1). C’est cette exigence qui permet de comprendre comment la doctrine de la
science peut constituer un système achevé et cohérent, et pourtant autre que le système hégélien.
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