Quelques éléments d`ethnologie pour aborder la civilisation

publicité
Christiane DUNOYER
Ethnologue réalisatrice
Docteur en Anthropologie Université d'Aix-Marseille I
Quelques éléments d’ethnologie pour aborder la civilisation francoprovençale
Je pars de loin, car il est très important de fixer des petits éléments basilaires afin de bâtir sur du
solide.
Si vous vous êtes inscrits à ce parcours de formation c’est parce que vous avez au fond de vous des
questions sans réponses. Vous êtes un auditoire privilégié qui se pose des questions, qui cherche des
réponses et qui pourra jouer un rôle important, peut-être décisif, dans le paysage culturel valdôtain.
Alors ne soyez pas trop rapides à trouver la réponse, prenez le temps d’écouter et d’observer, et
surtout de vous interroger peut-être pour la première fois sur des faits qui vous paraissaient
normaux jusqu’aujourd’hui : il n’y a rien de normal ni d’anormal, tout est construction.
L’ethnologie n’a rien avoir avec l’œnologie (sic !)
L’ethnologie n’a rien à voir avec la passion pour les choses vieilles : cela c’est de l’archéologie ou
de l’histoire ou de la brocante. L’ethnologie est la science qui étudie le fonctionnement des sociétés,
la relation à l’autre telle qu’elle se construit dans son contexte social, les moyens grâce auxquels les
êtres humains qui habitent un espace social s’accordent sur la manière de le représenter et d’y agir.
Il est important de distinguer trois stades dans la discipline ou trois degrés différents
d’approfondissement d’un même thème :
« Le passage de l’ethnographie à l’ethnologie puis à l’anthropologie révèle à la fois un emboîtement
apparemment technique voire théorique et un processus de généralisation et de comparaison de plus
en plus ample. » (Jean Copans)
Ethnographie : description soi-disant objective et neutre d’une population
Ethnologie : réflexion plus systématique et comparative à partir des matériaux de l’ethnographie
Anthropologie : méditation abstraite et universelle sur le devenir des cultures
Non seulement pour être anthropologue mais aussi pour être ouvert aux découvertes que
l’anthropologie faite par quelqu’un d’autre peut vous offrir, il est indispensable de se libérer des a
priori : non pas ajouter du savoir à votre savoir mais effacer tout et repartir sur de nouvelles bases,
en sachant que ce que vous croyez savoir ce ne sont pas des faits sociaux ou culturels mais votre
représentation de cette culture et de cette société.
Un exemple : les Alpes sont devenues un terrain de prédation et d’assujettissement culturel. C’est
un fait moderne. Alors quand on analyse le langage et que l’on trouve un mot dans la plaine et dans
les Alpes, on pense que c’est un mot qui a été imposé par la plaine : en réalité il fut une époque où
le savoir alpin dévalait les pentes, jusque dans les plaines.
Voilà un exemple pour porter un petit bémol à la théorie diffusionniste utilisée à tout bout portant.
Vous êtes porteurs ici d’un mini savoir local, je ne dis pas cela pour vous rabaisser, moi j’ai été
toujours confrontée à la multiplicité des formes, je n’ai pas cette sécurité linguistique due à l’unicité
d’une variante, j’ai trop réfléchi à la langue pour parler sans penser à comment dire : il s’agit de
bribes d’un parler conséquent et exhaustif qui suffisait à lui-même et qui n’est plus suffisant, à
cause de la concurrence des grandes langues de communication, de la hâte caractéristique de notre
temps, de la conviction qui s’est insinuée dans la tête des locuteurs de moins en moins maîtres de la
langue qu’il s’agissait d’une langue incomplète et inadaptée à la réalité qui nous entoure. Ce mini
savoir local dont vous êtes les dépositaires devra se nourrir de nouvelles compétences linguistiques,
dans une optique dynamique et toujours perfectible.
Tout est représentation. Plus vous serez compétents en la matière et plus vous saurez prendre du
recul, mieux vous pourrez transmettre et devenir un relai. Plus vous resterez dans vos
représentations, plus vous aurez du mal à transmettre quoi que ce soit : sans le recul, pas de
médiation possible entre deux visions du monde.
Un code linguistique ne sera jamais autre chose qu’une vision du monde : si on n’accepte pas cette
idée, on pourra transmettre du vocabulaire, des règles grammaticales, mais pas le souffle vital sans
lequel une langue comme un organisme vivant vit, se propage et fait jaillir des émotions. Ce que je
viens de dire n’est pas anodin car chaque langue véhicule sa propre vision du monde et à son tour
elle façonne les représentations de ses locuteurs.
Tout est représentation, on l’a vu. Et tout est dans la méthode :
-
Il n’est pas de parole qui ne soit à contextualiser
Il n’y a aucun fait qui aille de soi : tout demande une explication (arrêtons-nous sur le mot « explication »…)
Pour ce faire, il faut avoir les connaissances théoriques nécessaires (la littérature existante sur
un certain nombre de thèmes, tout se rejoint en ethnologie, sans cloisonnements de sorte,
transdisciplinaire, avec une vision le plus possible comparative).
Tenez, la notion de pureté. Chacun de nous a une idée de ce qui est pur. Mais la pureté existe-telle? Qui parle une variante pure ? Combien sont-elles les variantes ? A-t-on le droit de décider
qu’une variante est meilleure qu’une autre ? Qui est un bon locuteur ?
Un ethnologue ne juge pas, ne porte pas de jugement moral : il constate et il explicite le non-dit,
il contribue à la prise de conscience de ce ressenti qui n’a pas encore été dit. Un autre exemple :
nous sommes dans une société travaillée par la passion antiquaire : tout ce qui est vieux vaut
« parce que c’est vieux » et le prestige des choses vieilles retombe aussi sur ceux qui s’en
occupent. Au cours des années 60 et 70 les vieux, ceux que quelqu’un pourrait définir les vrais
Valdôtains, n’avaient pas cette passion antiquaire : ils avaient tellement trimé, connu la
privation, la fatigue harassante, la peur, la mort, la maladie, la douleur, ils ont tourné le dos
massivement au passé, ils ont parfois vendu leur terre, ils ont refusé de transmettre un métier qui
voulait dire fatigue et désormais misère, ils ont préféré une table en formica plutôt qu’une vieille
table en noyer toute vermoulue, ils regardaient de l’avant, ils voulaient le mieux pour leur
progéniture. Avaient-ils tort ? Ce n’est pas du ressort d’un ethnologue de formuler un jugement
de ce type, ce que fait un ethnologue c’est de mettre en exergue qu’à chaque génération les
choses changent beaucoup plus qu’on ne le croit.
Le mythe du passé parfait, immuable. Le passé d’avant les transformations que nous avons
connues, n’était ni immuable, ni « parfait », ni « authentique », il était différent et surtout il
différait de lui-même de génération en génération.
Un exemple beaucoup plus vieux : les tenues vestimentaires. A chaque génération la mode
changeait dans nos campagnes.
Se tourner vers le passé est un choix parmi d’autres : le passéisme qui caractérise notre époque
est une réaction à un sentiment d’insécurité, c’est un refuge pour pallier au manque de réponses
sue les questions d’actualité, c’est une manière pour ne pas s’impliquer dans le présent,
exactement comme la passion pour l’exotique. Le passé devient un ailleurs.
Mais la question de l’identité valdôtaine aujourd’hui est là, sans réponse et les questions sans
réponse sont un stimulant quand on a l’outillage pour aller chercher les réponses, mais si on ne
dispose pas d’outils, c’est différent.
La représentation de la tradition qui a été enfantée ici comme ailleurs est certainement une
réaction à ces questionnements sans réponse. La culture valdôtaine a subi des attaques
prolongées et profondes, mais elle s’est doté aussi d’instruments pour se protéger : elle s’est
dite, décrite, codifiée pour RESISTER, mais résister ce n’est encore pas exister.
La vie n’est pas facile lorsqu’on devient un emblème. Vivre, c’est-à-dire changer, contient une
menace implicite, dans ce cas : ne va-t-on pas perdre le statut acquis ? Le vivre quotidien
s’accroche à l’emblématisation qui en a fait l’ethnographie, la tentation du musée est
omniprésente, la tradition devient dogme… Le discours identitaire ne prend plus son essor dans
l’entrelacs des pratiques et des savoirs, mais dans un espace imaginaire se rétractant toujours
plus de la réalité, toujours plus en contradiction avec celle-ci, engendrant une absence troublante
de systèmes référentiels crédibles.
Un nouvel élan dans les études ethnologiques est à préconiser, afin de jeter des ponts entre des
systèmes de représentations soumis à la cristallisation et le vécu quotidien.
Encore un exemple : la notion de surnaturel n’est pas universelle, elle s’est imposée dans la
civilisation occidentale en même temps que le concept de sciences naturelles. Au domaine de la
nature, observable par les méthodes scientifiques, s’opposerait celui de l’imaginaire, des mythes
et des superstitions. Depuis, l’Occident éprouve quelques difficultés à affronter la part
irrationnelle de l’homme. Il y arrive grâce à l’œuvre des artistes, à quelques philosophes, à la
psychanalyse et aux autres formes de rationalité proposées par l’anthropologie. Et nous, qui
avons une des ces formes différentes de rationalité, juste derrière nous, peut-être encore
partiellement chez nous, que voulons-nous en faire ? La regarder de haut en bas comme une
charmante tradition de famille, tout en croyant encore au mensonge de la supériorité de la
pensée rationnelle occidentale ? L’anthropologie n’est pas conciliable avec l’eurocentrisme.
« Dans l’anthropologie prérelativiste, les Occidentaux se représentaient comme supérieurs à
tous les autres peuples. Le relativisme a remplacé cette détestable barrière hiérarchique par un
aparatheid cognitif : si nous ne pouvons pas être supérieurs dans un même univers, que chaque
peuple vive dans son univers à soi. (…) Ils protègent ainsi le sentiment de leur propre identité »
(Dan Sperber, Le savoir des anthropologues, p.83)
Selon Sperber il y a deux types de croyances, à savoir les croyances factuelles et les croyances
représentationnelles. Ces deuxièmes, ce sont des croyances culturelles, « des représentations
acquises par le biais de la communication sociale et acceptées en fonction de l’affiliation
sociale » (p78). Le contenu des croyances apparemment irrationnelles est bien semipropositionnel. Dans certains ce sont bien les indigènes eux-mêmes qui le disent, plus souvent
le caractère semi-propositionnel est reconnu implicitement : « considérer que la bonne
interprétation des croyances est un secret perdu, un secret à découvrir, ou les deux à la fois, c’est
distinguer la croyance de son interprétation. » (p.79)
Anthropologie du langage
Le langage peut se lire et s’interpréter comme un fait social à part entière.
-
Ce qu’on dit…
Un article paraît en 1903 « Les classifications primitives », signé Durkheim et Mauss, qui attire
l’attention sur les mises en ordre intellectuelles du monde.
Sous l’influence de la linguistique, on parlera bientôt de codifications symboliques : tous les
peuples classent les espèces (végétales et animales), les éléments et les substances de la nature, les
phénomènes climatiques, etc en différentes catégories.
L’hypothèse émise au cours des années 50 par Sapir et Whorf (qui étaient linguistes et
anthropologues) fait encore discuter de nos jours. Selon eux, il existe une relation nécessaire entre
les catégories et la structure du langage et la manière dont les humains appréhendent le monde.
Ainsi la langue des Indiens Hopi s’intéresserait au mouvement plutôt que, à l’image des principales
langues européennes, aux choses.
De nombreux autres chercheurs ont poursuivi dans cette direction.
-
… et comment on le dit
Parler ou écrire ce n’est pas la même chose. Sauf exceptions, exceptions méritoires certes, mais ça
reste des exceptions, et récentes qui plus est, le francoprovençal est une langue orale, ce qui
n’empêche bien sûr pas d’en faire une langue écrite, mais cela est du ressort de la volonté des
locuteurs ou des politiques, moi, je me borne à analyser.
Parler, implique un interlocuteur qui écoute et qui est censé parler à son tour. Ecrire implique
l’espoir plus ou moins fondé qu’il y aura un lecteur, mais on ne peut pas savoir qui lit ni quand,
parce que dans l’écriture il y a une notion de durabilité qui n’existe pas dans le langage parlé (verba
volant…). Parler est lié à un contexte, l’écriture décontextualise : on écrit pour quelqu’un qui n’est
pas à côté de nous, qui ne voit pas ce que nous indiquons, qui a ou n’a pas nos mêmes systèmes de
références, nos mêmes systèmes de valeurs.
Donc, dans un échange en francoprovençal il se passe certainement quelque chose de différent que
ce qu’on pourrait enregistrer si la langue parlée était une autre. Les systèmes de références
changent, de même que les pratiques allusives, les jeux de mots…
Un village du pays d’oc, dans les Alpes maritimes : les bistrots étaient très vivants, il se pratiquait
un genre d’humour très typé, qui faisait partie de la convivialité de l’endroit, de la sociabilité
villageoise, une marque identitaire balayée du jour au lendemain avec l’occitan, parce que les
mêmes locuteurs en passant au français ne pouvaient pas reproduire les mêmes stratégies de
communication.
Dans la communication, en plus du message brut, il y a deux composantes présentes à chaque fois
dans un dosage différent : moi et l’autre. Le locuteur veut, bien sûr, faire passer un message
principal, mais il veut aussi exprimer une certaine idée de soi-même et de celui auquel le message
est adressé.
En parlant patois, étant donné sa richesse de variétés locales, on peut dire beaucoup plus sur soimême qu’en langue standard: voilà la plus grande richesse du patois, qui dévoile d’une manière
incroyablement profonde l’identité de celui qui s’exprime (je dirais même le « feuilletage
identitaire » du locuteur qui ne se contente pas de se dire «valdôtain », mais veut affirmer son
identité communale, parfois son identité villageoise). En choisissant une certaine variante locale
(communale, parfois, d’un village) on dit qui on est, d’où l’on vient, à quelle micro-communauté on
appartient, à quelle famille parfois. On peut aussi choisir une variante à l’intérieur d’une
communauté pour déclarer qu’on appartient à celle-ci ou bien pour être en syntonie avec celle-ci
tout en mettant en avant qu’on n’appartient pas à celle-ci. Ou bien on va utiliser une variante locale
pour s’approprier une identité locale qui pour n’être pas la nôtre a été quand-même privilégiée pour
une question affective ou d’opportunisme.
D’ailleurs peut-on simplement choisir une identité ou bien faut-il forcément être accepté par les
détenteurs de cette identité ? Qu’est-ce qui fait la légitimité d’un détenteur et la légitimité de son
jugement, de son ouverture à l’étranger ou de son refus ? Comment faut-il agir pour ne pas être un
usurpateur, dans une communauté tellement généreuse et pourtant devenue méfiante à force
d’usurpations, et à force de mépris ? Faut-il toujours attendre d’être coopté, quand on sait qu’on ne
le sera pas (simplement parce qu’on ne peut pas croire qu’on s’intéresse à tel point à cette culture ou
bien parce qu’on continue à percevoir une distance qu’on ne sait pas nommer, mais qui dérange,
offense ou nous met mal à l’aise) qu’on attend et qu’on désire au plus haut point qu’on vous ouvre
les bras et qu’on sera vraiment reconnaissant ?
Parfois, c’est l’interlocuteur qui est mis en avant dans les choix linguistiques : dans le but d’établir
une complicité plus forte, ou bien inversement dans le but de refuser une complicité naturelle, due
au partage d’un code linguistique ou de normes culturelles ou d’un sentiment d’appartenance
communautaire qu’on ne veut pas prendre en compte.
Parfois c’est le souci de se faire comprendre qui prime, alors on privilégie le message principal et la
possibilité de communiquer facilement au plus grand nombre, alors le locuteur peut gommer ces
micro-différences, ces informations sur le moi, au profit de formes plus générales, voire au profit de
la forme parlée par son interlocuteur, mais toujours selon ses compétences linguistiques, ses
expériences, sa sensibilité.
Ces différents états d’esprit, qui règlent la communication en francoprovençal, selon les locuteurs,
selon les circonstances, peuvent coexister et doivent être identifiés, reconnus et légitimés, car cette
gamme de choix, qu’il est toujours possible d’activer, représente un plus dans la communication à
l’échelle francoprovençale, en particulier à l’échelle valdôtaine où tous les parlers locaux sont
vivants où en se rencontrant dans le train ou à Aoste ou ailleurs on bavarde en tentant de deviner de
quelles communes est originaire notre interlocuteur.
Les nouveaux patoisants
Je suis maître en ethnologie et docteur en anthropologie, je ne suis pas sociologue. Cependant
comme l’ethnologie se trouve au carrefour de plusieurs disciplines, on ne peut souvent pas faire
l’impasse sur les données de la sociologie là où elles sont disponibles.
Une enquête sociolinguistique du francoprovençal prendrait en compte tout le domaine
francoprovençal et apporterait des données numériques à des questions de ce type :
-
Combien de locuteurs francoprovençaux ont moins de 20 ans en 2012 ?
Combien de jeunes au-dessous de 20 ans ont des compétences passives en francoprovençal en
2012 ?
Combien de ceux-ci passeront à l’acte un jour ?
Combien de ceux-là, les locuteurs actifs, ne parleront pas francoprovençal avec leur famille future ?
Avons-nous envie de connaître ces nombres ? peut-être pas sinon des enquêtes sociolinguistiques
auraient été organisées, comme cela existe auprès de nombreuses minorités linguistiques
européennes.
Une enquête promue par la Fondation Chanoux en 2002 nous fournit quelques données
intéressantes, mais c’est loin d’être complet et surtout cela date désormais de 10 ans.
En 2010 je me suis intéressée de près à un phénomène social qui me paraissait très intéressant ici : il
s’agit du phénomène des nouveaux locuteurs francoprovençaux dont je veux vous entretenir car
vous serez amenés à vous confronter à des apprenants, à leurs motivations et à leurs attentes.
Après la stigmatisation des locuteurs francoprovençaux, les interdictions, les complexes
d’infériorité, lorsque la globalisation battait son plein, dans un panorama en pleine transformation,
dans la mouvance de sauvegarde du patrimoine culturel et de résistance au temps qui passe et à
l’oubli, un phénomène nouveau marque une petite et timide inversion de tendance au sein des
pratiques quotidiennes et des représentations autour de la langue autochtone.
Des alloglottes, natifs ou non natifs, ont commencé à manifester un intérêt pour la culture
valdôtaine et pour son patrimoine linguistique, en influençant de retour le regard du locuteur natif
sur sa propre tradition linguistique.
Certes, l’existence d’apprentis locuteurs de francoprovençal (le terme de nouveaux patoisants que
nous avons proposé traduit assez fidèlement la réalité que nous vivons, où le terme de patoisant est
tout simplement synonyme de locuteur de francoprovençal, sans connotation négative) n’est pas
une nouveauté absolue : au fil des siècles des étrangers s’installaient parfois dans les villages et
s’adaptaient au parler local probablement, comme le prouvent l’étude des généalogies et des
patronymes ainsi que l’histoire des mouvements migratoires, mais les systèmes de représentation de
la langue parlée, du village, de l’étranger ont radicalement changé avec l’avènement de la
modernité, si bien que ces nouveaux patoisants diffèrent totalement de leurs prédécesseurs, par leur
statut, leurs motivations et leur manière de se représenter leur parcours d’apprentissage et la langue
qu’ils apprennent.
Description de l’enquête.
Les résultats
C’est probablement à partir des années 90, que l’approche au francoprovençal se transforme,
notamment en ce qui concerne le statut du locuteur et les représentations de la langue. L’école
populaire de patois a certainement joué son rôle, mais plutôt que le déclencheur du processus, il
nous semble plus correct de l’envisager comme l’aboutissement d’une tendance auparavant
dispersée et peut-être comme l’élément décisif ayant accéléré la définition du processus.
Un exemple : il y a 15 ans, en s’adressant systématiquement en francoprovençal à des inconnus on
recevait souvent une réponse piquée du type « parli italiano che non capisco », maintenant une
réaction de ce type est rare, tandis qu’il arrive souvent de sentir le regret de l’autre côté et une envie
de s’approcher « mi dispiace, lo capisco ma non lo parlo, pero lei parli pure patois, se le fa
piacere ».
Toute pratique langagière, n’étant jamais finalisée à elle-même, constitue un point de départ dans un
mécanisme de construction de l’individu qui dialogue avec les représentations d’une collectivité dans
laquelle il veut fusionner en partageant certaines valeurs communes.
Si autrefois le nouveau locuteur risquait de se faire railler violemment pour avoir voulu tenter de prononcer
quelques mots en francoprovençal, en se faisant ainsi rejeter dans le camps adversaire, le point de vue des
locuteurs a évolué : au dire des apprenants ayant fait l’objet de l’enquête, les locuteurs apprécient
visiblement l’effort et même se réjouissent de voir quelques petits signes qui laisseraient imaginer une
contre-tendance par rapport à la perte de vitesse que connaît le francoprovençal depuis quelques
décennies. Il existe tout de même, dans certaines franges de la population, une idée du cloisonnement de
cette culture, une notion de langue interne à un groupe : alors, parler patois équivaut avant tout à une
affirmation identitaire plutôt qu’à l’exercice d’une communication verbale, parler serait transmettre un
message, mais ce dire quelque chose serait surtout un dire quelque chose sur soi-même, ayant un rapport
avec son identité plutôt qu’avec le message explicite.
En effet, un choix linguistique n’est pas qu’une pratique langagière, mais répond à des questions d’une plus
vaste portée.
La question de l’intégration, par exemple. Est-il légitime de parler d’une société au singulier avec tous ces
différents cas de figure, compétences linguistiques différentes, identités différentes, ancestralités
différentes, ce qui affecte plus ou moins la vie au quotidien, dans la perception du territoire et des rapports
interpersonnels ? A l’heure actuelle, l’italien est l’élément fédérateur : c’est la langue véhiculaire à
l’intérieur de l’école depuis la maternelle et connue de tout le monde, dans toute la société, le français est
perçu comme un choix idéologique, donc parfois mal reçu, très peu parlé, tandis que le patois, auparavant
méprisé, chargé maintenant d’une idéologie positive, légitimé par l’usage dans la vie quotidienne de
relation, devient l’exutoire par lequel s’exprime l’identité valdôtaine pour un certain nombre
d’informateurs (pour quelqu’un d’autres, le patois ne parvient pas à lui seul à tout exprimer de l’identité
valdôtaine).
Une nouvelle société, qui est le produit de la modernisation et de l’urbanisation des mœurs et des
brassages culturels de ces dernières décennies, est peut-être en train de naître, à condition qu’elle sache
créer une unité dans le partage et que toutes les parties puissent jouir des mêmes droits, sans jamais se
sentir minorisées.
Si les Valdôtains cessaient de se sentir attaqués, ils arrêteraient leur démarches défensives et au lieu
d’investir leurs énergies dans la résistance, ils pourraient les placer dans quelque chose de plus créatif, afin
d’exister.
Une société capable de faire une cohésion en fusionnant des valeurs nouvelles et des éléments liés au
territoire, en allant chercher dans le patrimoine ancestral ce qui paraît plus vrai et plus authentique à une
lecture contemporaine, plus facile à amadouer, plus facile à bricoler parce que sans connotations négatives.
Le francoprovençal n’est plus guère pratiqué (ni probablement praticable) comme langue véhiculaire
exclusive, comme le voudrait peut-être une catégorie de locuteurs francoprovençaux qui dit être à son aise
en parlant le francoprovençal plus que toute autre langue et qui ne peut véritablement concevoir des
relations interpersonnelles par le biais d’une autre langue sans avoir le sentiment de faire une concession à
l’interlocuteur et de sacrifier par là une partie de sa puissance expressive. Il s’agit de locuteurs actifs, ayant
fait le choix de parler exclusivement le francoprovençal à leurs enfants s’ils en ont, ayant un cercle d’amis
et de connaissances dont la langue véhiculaire est massivement le francoprovençal, qui disent avoir recours
au francoprovençal en tant que moyen privilégié d’exprimer exactement leur pensée et leur sentiment du
moment, sans filtres, « sans que l’idée doive transiter par le cerveau avant de sortir», selon l’expression de
l’un d’eux.
Nous assistons donc probablement à la naissance d’une catégorie de locuteurs ou d’apprentis locuteurs
envisageant le francoprovençal comme un moyen de communication complémentaire à leur
épanouissement personnel, leur permettant de pénétrer dans un certain environnement social, de
renforcer leur identité, d’atteindre certaines valeurs culturelles. Comme si le francoprovençal devenait un
peu la clé pour sortir de l’individualisme des relations urbaines (l’urbanisation des mœurs ayant atteint le
sommet des montagnes, tout le monde est concerné), du vide identitaire provoqué par la globalisation, du
manque de repères stables typique de la société de consommation, une sorte de promesse d’évasion à
laquelle on peut faire appel de temps en temps ou plus souvent, à son gré, ce qui nous suggère une autre
question, éthique cette fois : a-t-on le droit d’entrer et de sortir à son gré d’une communauté de langue,
quand elle serait aussi une communauté d’esprit ?
Il ne s’agit pas de composer un hymne de victoire en l’honneur du francoprovençal, au moment
même où la société valdôtaine globalisée et la société globale tout court s’apprêtent à sonner le glas
de cette langue vieille de siècles, tout en la considérant massivement comme le symbole le plus
parlant de la tradition valdôtaine, au même moment où les locuteurs francoprovençaux avouent leur
impuissance face à l’avancée des grandes langues de communication. Malgré ce recul indéniable, il
est possible que le francoprovençal sache se découper un nouveau rôle dans le panorama social et
culturel à venir, dans la vie quotidienne d’individus de plus en plus confrontés au plurilinguisme
dès leur plus jeune âge.
Seule l’ouverture au partage permet le dialogue et seul dans le dialogue le francoprovençal, comme
tout autre patrimoine culturel, puisera cette énergie nouvelle qui lui permettra peut-être de demeurer
vivant en poursuivant une trajectoire qui lui appartient complètement. A la société valdôtaine de
choisir le rôle qu’elle voudra jouer dans la détermination de son propre avenir.
De nouvelles modalités de transmission.
Un nouveau statut est à préconiser pour ces langues qui ne sont pas parmi les grandes langues de
communication : d’un monolinguisme généralisé on évolue vers un plurilinguisme sélectif et
volontaire.
Conclusion
Ne vous cantonnez pas à ce cours, si le cœur vous en dit, sachez qu’il faut aller plus loin si on veut
aller en profondeur et seul une formation académique rigoureuse et prolongée dans le temps pourra
vous donner les instruments pour maîtriser ces problématiques. On ne peut s’improviser ethnologue
pas plus qu’on peut s’improviser spécialiste en aucune autre matière.
Celui qui connaît sa culture de l’intérieur ne sera pas meilleur ethnologue car il n’aura pas le recul
nécessaire pour pratiquer l’étonnement, s’il n’aura pas au moins fait ses preuves sur un terrain
lointain (ce genre d’expérience scientifique étant fondateur).
Sachez cependant que le Centre d’Etudes francoprovençales que je préside et qui a son siège à
Saint-Nicolas est là pour soutenir et pour répondre à vos questions et à vos attentes. Au Centre nous
n’avons pas peur de donner et de partager :
La lumière de la chandelle ne diminue en rien encore que plusieurs y viennent allumer leurs
flambeaux
Téléchargement