Le Francoprovençal Jean-Baptiste Martin - Ingénieur CNRS Institut Pierre Gardette C’est le linguiste italien G. Ascoli qui, à la fin du siècle dernier (1873)1, découvrit l’originalité des parlers gallo-romans du centre-est. Il s’aperçut en effet que ceux-ci comportaient des caractéristiques qui empêchaient de les classer dans la langue d’oïl comme dans la langue d’oc. Cependant la dénomination de francoprovençal, qu’il donna au groupe que constituaient ces parlers, n’apparut pas très heureuse, car elle semblait indiquer que le francoprovençal était une langue hybride formée en partie de français ou langue d’oïl et en partie d’occitan qu’on appelait à l’époque provençal. Aussi les linguistes suivants créèrent-ils de nouvelles appellations capables, à leurs yeux, de mieux faire apparaître l’originalité de ce groupe. Parmi les plus célèbres, signalons celle de moyen-rhodanien qu’utilisèrent Suchier et Philipon et celle de français du sud-est qu’adopta Meyer-Lübke. Cependant ces nouvelles dénominations, qui avaient peut-être le mérite d’être moins ambigües sur le plan linguistique, n’étaient pas plus heureuses que celle d’Ascoli, car la représentation géographique qu’elles évoquaient concordait mal avec le domaine qu’elles devaient désigner. Aussi, pour représenter cet espace dont la base est seulement linguistique, est-on revenu à une dénomination de nature purement linguistique. On a repris le terme de francoprovençal que tout le monde emploie actuellement. Mais, pour mieux montrer que ce groupe linguistique constitue un ensemble original à l’intérieur du galloroman, on a pris l’habitude, à la suite de P. Gardette, de réunir les deux parties du mot en supprimant le trait d’union qui les séparait (francoprovençal). DÉLIMITATION ET REPRÉSENTATION GÉOGRAPHIQUES Bien que les caractéristiques du francoprovençal ne soient pas uniquement d’ordre phonétique (cf. traits typologiques), c’est d’après des critères phonétiques que se définit et se délimite ce groupe dialectal. Pour tracer la limite, c’est-à-dire pour distinguer le francoprovençal de la langue d’oïl, on s’est d’abord servi du traitement du A tonique libre non précédé de consonne palatale. Ainsi étaient considérés comme francoprovençaux les points qui, pour AMARE et PRATU, par exemple, disaient ama et pra, et d’oïl ceux qui disaient aimer et pré. Mais ce critère a dû être abandonné car, dans une partie du nord-ouest du francoprovençal touchant la Bourgogne, il y a eu une avancée récente de l’évolution a > é dans la partie attenante de la Franche-Comté de lan28 gue d’oïl il s’est produit, en sens inverse, une évolution récente de é tonique en a2. Aussi, pour procéder à la délimitation entre la langue d’oïl et le francoprovençal, les dialectologues ont-ils dû recourir à un autre critère. À la suite de B. Hasserlot, ils ont considéré que la différence essentielle entre les deux familles était la place de l’accent. Alors que dans la langue d’oïl, par suite de la chute des voyelles atones finales, tous les mots sont accentués sur la dernière syllabe (prononcée), en francoprovençal l’accent peut porter sur la dernière syllabe (phénomène appelé oxytonisme) ou, en raison du maintien de voyelles atones finales, sur l’avant-dernière syllabe (phénomène appelé paroxytonisme). Ainsi le mot latin PORTA a donné port(e) (une seule syllabe) en français, alors qu’il a donné porta (deux syllabes) en francoprovençal. Une opposition telle que chanta (2e personne du singulier de l’impératif = « chante ») - chanta (2e personne du pluriel de l’impératif =« chantez ») existe en francoprovençal, mais elle est impossible en français où l’accent ne peut changer de syllabe. Le phénomène du paroxytonisme ne peut intervenir pour distinguer le francoprovençal de l’occitan puisque ces deux groupes dialectaux connaissent les voyelle atones finales. La différence entre les deux familles, que l’on considère comme essentielle, repose sur l’évolution du A, qu’il soit tonique ou atone. En effet, tandis que l’occitan conserve le A dans tous les cas, le francoprovençal a fait évoluer différemment le A, selon qu’il était, ou non, précédé de consonne palatale (ex, ch, j, y). L’opposition principale entre francoprovençal et occitan se réalise de la façon suivante : A tonique frpr A cons. non pal. A cons. pal. a ié A atone frpr oc oc A cons. non pal. a a A cons. pal. i,é a 29 Les enfants visitent l’exposition des travaux du Concours Cerlogne 1983 30 (photo Andreetto) Les exemples suivants illustrent l’opposition actuelle entre les parlers francoprovençaux et occitans : CANTARE MANDUCARE BARBA VACCA frpr shanta manzhie barba vashi oc c(h)anta manja barba vac(h)a Ainsi, pour donner du francoprovençal une définition simplifiée, on peut utiliser la formule de B. Hasselrot qui définit le francoprovençal « comme l’ensemble des parlers où A final précédé de palatale devient i (é, e) mais se conserve dans tous les autres cas »3. Le domaine francoprovençal est représenté sur la carte ci-jointe. La limite nord du francoprovençal qui est constituée par l’isoglose de l’oxytonisme, c’est-à-dire la limite au-delà de laquelle le a atone final - comme toutes les autres voyelles finales d’ailleurs - n’existe pas, suit approximativement une ligne Roanne-Mâcon-Louhans-Poligny-Pontarlier-Neuchâtel. Mais entre Roanne et Mâcon, c’est-à-dire au nord du Lyonnais, il y a une zone de transition. En effet, dans cette région, le a atone final s’est amuï récemment dans la plupart des mots (ex. BARBA > barb, ROSA > roz ou rouz), mais il substiste dans les mots où il était devenu tonique par suite du recul de l’accent de la voyelle tonique en hiatus sur la voyelle finale primitivement atone (hiatus consécutif à l’amuïssement d’une consonne intervocalique) : ex. VITA > via > via > vya, ROTA > roa > roa > rwa. Par ailleurs l’accentuation paroxytonique subsiste encore à la 3e personne du pluriel à l’amuïssement de la consonne Y intervocalique et au recul de l’accent de la voyelle finale initialement atone. Il s’agit donc d’une aire francoprovençale récemment francisée. Sur la carte, cette zone est signalée par des hachures constituées par des tirets obliques. La limite ouest et sud du francoprovençal, qui est constituée par l’isoglosse de la palatalisation du A précédé de consonne palatale, a un tracé peu rectiligne. La raison de ce manque de régularité est que cette limite traverse des régions géographiquement très tourmentées et qu’en pays de montagne le tracé suit généralement les vallées. Cette ligne part de Roanne qui est le carrefour du francoprovençal, de la langue d’oïl et de l’a détermination du montant à payer pour l’expropriation des terrains nécessaires à l’aménagement et agrandissement des routee l’occitan et du piémontais. À l’est, le francoprovençal touche les parlers alémaniques (Suisse) et les parlers piémontais (Italie). Le domaine francoprovençal est politiquement très divers puisqu’à l’heure actuelle, il s’étend sur trois États. En France, il comprend les départements sui31 LE DOM AIN E F RANCOPROVE NÇAL vants : la plus grande partie de la Loire, le Rhône, l’extrémité sud-est de la Saôneet-Loire, le Sud du Doubs, la plus grande partie du Jura, l’Ain, la HauteSavoie, la Savoie, la plus grande partie de l’Isère, l’extrémité nord de la Drôme. En Suisse sont francoprovençaux les cantons de Neuchâtel, Vaud, Genève et la partie romande des cantons de Fribourg et du Valais (toute la Suisse romande à l’exception du Jura bernois). En Italie, le domaine francoprovençal comprend la Vallée d’Aoste (71 communes) et les petites vallées montagnardes au sud du Grand-Paradis (Orco, Stura, Viù) ainsi que les quatre communes de la vallée de la Cenischia entre le Mont-Cenis et Suse. Il n’y eut pas davantage d’unité politique dans le passé puisqu’au domaine francoprovençal ont correspondu un certain nombre de pays plus au moins indépendants, tels que la Savoie, les comtés du Forez, de Lyon, de Bresse et du Bugey, et des parties d’autres pays telles que le nord du Dauphyné, le sud de la FrancheComté, etc. Aux complexités administratives héritées du Moyen Age est venue s’ajouter une segmentation artificielle au moment de la Réforme : Genève, véritable métropole qui servait de centre-directeur à la Haute-Savoie, au pays de Gex et à une partie du Jura, a perdu son influence sur ces régions qui se sont ainsi trouvées dépourvues de centre-directeur urbain. 32 La division du francoprovençal est aussi prononcée sur le plan géographique. Il y a en effet bien peu d’unité entre les différentes régions naturelles qui composent cet ensemble : plaines de la Loire et de la Saône, vallée du Rhône, monts du Lyonnais, montagnes du Jura, massifs des Alpes. Pas plus que l’histoire médiévale ou moderne, la géographie ne peut expliquer la langue francoprovençale. GENÈSE DU FRANCOPROVENÇAL Pour expliquer l’originalité du francoprovençal, à la suite de W. von Wartburg4, on a d’abord fait intervenir l’influence burgonde. Selon cette théorie, le superstrat burgonde aurait joué dans la création du francoprovençal un rôle analogue à celui qu’a exercé le superstrat francique dans la formation du français. Actuellement cette explication est abandonnée, car l’influence burgonde ne semble pas avoir joué de rôle décisif sur la phonétique, les seules traces évidentes se trouvant dans le lexique et les toponymes5. L’explication la plus vraisemblable est celle qu’a proposée M. Tuaillon dans Le francoprovençal : progrès d’une définition (dans Travaux de linguistique et de littérature, t. X, p. 336) : « Le francoprovençal est le proto-français resté à l’abri de certaines innovations septentrionales ». L’auteur démontre en effet que le francoprovençal représente l’état ancien du français avant que ce dernier ne perde les voyelles atones finales, ne remplace a tonique libre par é et ne palatalise U en u. Il estime qu’au début de la romanisation-toute la partie septentrionale de la Gaule restait unie et que la segmentation de ce domaine (langue d’oïl - francoprovençal) a commencé à la fin de l’époque mérovingienne ou au début de l’époque carolingienne. À partir de cette séparation, le francoprovençal est resté conservateur alors que le français n’a cessé d’innover. Ce conservatisme a permis au francoprovençal de garder quelques traits qui le rapprochent de l’occitan (ex. maintien de l’accentuation paroxytonique, maintien du A tonique). L’origine et le destin du francoprovençal ont été étroitement liés au sort de sa capitale Lyon. La latinisation de cette partie de la Gaule s’est faite à partir de Lugdunum6, capitale des Gaules, et autour des deux principaux axes de communication qui reliaient cette cité à l’Italie à travers les Alpes. C’est de Lyon que sont partis les grands courants linguistiques (innovations ou refus d’innovations) qui sont à la base du francoprovençal, car, jusqu’à la fin du Moyen Age, Lyon joua un rôle directeur très important. La fragmentation du francoprovençal doit remonter à la fin du Moyen Age lorsque Lyon perdit son rôle politique et adopta le français. Comme aucune autre cité administrative ne se substitua à Lyon, le francoprovençal privé de centre directeur se fragmenta. Chacune des régions, isolées des autres par une politique peu unitaire et une géographie tourmentée, évolua librement. 33 Arnad. Les enfants à la fête du patois 34 (photo Andreetto) PRINCIPAUX TRAITS TYPOLOGIQUES7 1. Phonétique A tonique libre L’évolution de A tonique libre constitue, comme il a été dit précédemment, une des caractéristiques essentielles. A tonique évolue différemment selon la nature de la consonne qui le précède. A tonique non précédé de consonne palatale, reste a ou se vélarise en o (ex. CANTARE > shanta, shanto « chanter »). Précédé de consonne-palatale, A tonique se palatise et le résultat actuel de cette palatalisation est, selon les régions ou les cas, ie, i, ia, é (MANDUCARE > manzhie, manzhi, manzhé « manger » ; MANDUCATU > manzhia, manzhi « mangé »). A atone final A atone final se maintient, mais, comme le A tonique, il a connu deux évolutions différentes. Précédé de consonne non palatale, A atone final est resté a ; précédé de consonne palatale, il s’est palatalisé en i, é (ex. BARBA > barba « barbe » mais VACCA > vashi, vashe « vache »). Le A atone final du pluriel (désinence latine -AS) s’est affaibli en e sous l’influence du S et, dans certains parlers, e a fini par disparaître (ex. FABAS > fave, fav « fèves », VACCAS > vashe, vash « vaches »). U atone final U atone final, désinence du masculin, se maintient dans les proparoxytons et comme voyelle d’appui sous la forme ou ou o (ex. CUBITU > codou, codo « coude »). Il en est de même pour O désinence verbale de la première personne du singulier (ex. TREMULO > tremblo « (je) tremble »). Diphtongaison de E bref, O bref, E long, O long Ces voyelles ont connu la diphtongaison spontanée en syllabe libre, mais les résultats actuels de ces diphtongaisons varient considérablement d’une région à l’autre. Palatalisation de U U s’est palatalisé en u à date récente, mais il conserve encore son timbre vélaire (ou) dans quelques buttes-témoins dont les plus importantes sont le Bugey et l’est du Valais. La palatalisation n’a pas eu lieu lorsque U était suivi de consonne nasale (ex. UNU > on « un »). Dans beaucoup de régions, la palatalisation ne s’est pas exercée non plus lorsque U se trouvait en hiatus (ex. VENUTA > venoua, venwa). Cette évolution a entraîné pour les participes passés en UTU UTA... une opposition supplémentaire entre les formes du masculin et celle du féminin : ex. p. p. de venir masc, venu f.s. venoua, venwa f.p. venoue, venwe 35 Nasalisation Les voyelles sont ordinairement nasalisées dans les mêmes contextes qu’en français, c’est-à-dire lorsqu’elles sont suivies d’une consonne nasale intérieure devant consonne ou finale (EX. CANTARE > shanta « chanter », PANE > pan « pain »). Mais le francoprovençal a conservé les voyelles nasales placées devant consonne nasale intervocalique (ex. LANA > lanna « laine »). Par ailleurs, le francoprovençal se distingue du français parce qu’il a, le plus souvent, gardé à la voyelle nasalisée son timbre originel. Les différences par rapport au français se produisent dans les cas suivants : A + N final (PANE) E ouvert + N cons. (VENTU) E ouvert + N devenu final (VENIT) E fermé + N + cons. (VENDERE) U + N final (UNU) frpr an (pan) ein (vein) ein (vein) ein (veindre) on (on) fr ain (pain) en (vent) ien (vient) en (vendre) un (un) Formation de néo-oxytons Le francoprovençal manifeste une nette tendance à créer de nouveaux oxytons par recul de l’accent de la pénultième sur la finale (ex. farina > farina, farna « farine », soupa > soupa, spa « soupe », codo > codo « coude »). Ce phénomène se rencontre dans tout le domaine, mais les foyers de néo-oxytonisme les plus importants sont la région de Grenoble et la Haute-Savoie. Les formes les plus touchées sont ordinairement les formes de trois syllabes (ex. farina > farina, farna « farine », fourcheta > fourchta « fourchette »). Affaiblissement des occlusives intervocaliques Le francoprovençal a affaibli les consonnes occlusives intervocaliques dans les mêmes conditions que le français, l’affaiblissement allant jusqu’à l’amuïssement pour T et D. ex. SAPONE FABA PACARE PLAGA VITA PEDATA 36 > savon « savon » > fava « fève » > payie « payer » > playi « plaie » > vya « vie » > pya « traces de pas » Palatalisation de C et G + A Le francoprovençal a palatalisé fortement le C et G initiaux ou intérieur derrière consonne, comme le français ou l’occitan du nord, mais le résultat actuel (les consonnes interdentales notées ici sh et zh) singularise le centre du francoprovençal (ex. CATTU > sha « chat », LARGA > larzhi « large »). 2. Morphologie a) Non verbale L’article défini présente, dans une grande partie du domaine, une structure à quatre formes différentes qui détermine le genre et le nombre. Ex. m. s. lo f.s. la m.p. lou f.p. le L’adjectif possessif masculin singulier « notre », « votre » présente une forme particulière notron, votron, analogique de mon, ton, son. Les formes du pronom personnel neutre (sujet et complément) sont ordinairement différentes de celles du pronom personnel masculin singulier : ex. sujet complément neutre o, é o, i ≠ ≠ mas. sing. i lo Le pronom démonstratif neutre présente une forme accentuée sein qui comporte une voyelle nasalisée, remontant probablement au latin INDE. La forme francoprovençale s’oppose aux formes des autres familles gallo-romanes (français ce, occitan aquo) qui remontent au latin HOC. b) verbale À la 1e personne de l’indicatif présent, le francoprovençal a conservé la désinence o de la 1e conjugaison latine et il l’a étendu à l’ensemble des verbes (ex. shato « je chante », veno « je viens ») et à d’autres temps (ex. shantavo « je chantais »). Au singulier de l’indicatif présent des verbes des groupes II et III le francoprovençal possède une structure 1e p. ≠ 2e p. = 3e p. (ex. verbe « venir » veno ≠ vein = vein), différente à la fois de la structure française (1e p. = 2e p. = 3e p.) et de la structure occitane (1e p. ≠ 2e p. ≠ 3e p.). 37 À la 5e personne de l’indicatif présent du groupe I, le francoprovençal emploie généralement deux types de désinences : a (ou o) pour le groupe la (ex. shanta « vous chantez »), ie (ou i) pour le groupe lb (ex. manzhi « vous mangez ») Cette caractéristique n’est qu’une conséquence de la phonétique du francoprovençal. Par ailleurs, à la 5e personne de l’indicatif présent, le francoprovençal a conservé de nombreuses formes issues de proparoxytons latins (ex. DICITIS > dites et dides « vous dites », SAPITIS > sètes et sèdes « vous savez »), de sorte qu’en certaines régions la finale de des formes fortes s’est ajoutée à la désinence accentuée des autres groupes (ex. amade « vous aimez », venide « vous venez »). À l’indicatif imparfait, le francoprovençal, comme l’occitan, fait une distinction entre les verbes du groupe I, qui comportent un suffixe en v issu des formes latines en -ABAM (ex. shantavo « je chantais », manzhivo « je mangeais »), et les verbes des groupes II-III, qui normalemet ne comportent pas de suffixe car il sont issus des formes vulgaires en -EA (M), -IA (M) (ex. fazien « je faisais », venyein « je venais »). Mais dans la plupart des régions, le suffixe en v, plus expressif, s’est, par analogie, introduit dans de nombreux imparfaits des groupes II-III (ex. venivo « je venais », fazivo « je faisais »). À l’indicatif imparfait des formes sans suffixe, la 1e personne comporte une désinence nasalisé -ein ou -yein (ex. venyein « je venais », voulien « je voulais »). La forme de la 2e personne de l’indicatif imparfait est entièrement ou partiellement analogique de celle de la 5e personne (ex. shantava ou shantava « tu chantais » - shantava « vous chantiez », veindia « tu vendais » - veindia « vous vendiez »). Au passé simple, les désinences les plus fréquentes étaient en i : i au singulier, ir-an -a, -a au pluriel (ex. shanti « je chantai », veindi « tu vendis »). À l’heure actuelle, ce temps a disparu de la plus grande partie du domaine. Au subjonctif, l’opposition présent-impératif a pratiquement disparu dans les patois actuels. Alors que l’ouest a conservé la forme du présent sans suffixe (ex. shant « (que je) chante » ou « (que je) chantasse »), l’est a gardé la forme de l’imparfait avec suffixe is, es, as (ex. shantiso « que (je) chante » ou « que (je) chantasse ») ou la forme du présent avec suffixe ez ou ey (ex. shantazo ou shanteyo). Cette dernière forme est propre à certaines régions du francoprovençal. À l’infinitif, les verbes du premier groupe comportent deux désinences différentes. En effet, conformément à la phonétique francoprovençale -ARE a évolué différemment selon qu’il était, ou non, précédé de consonne palatale (ex. CANTARE > shanta (shanto) « chanter », mais MANDUCARE > manzhie « manger »). Au participe passé masculin du groupe I, on observe les mêmes évolutions qu’à l’infinitif (ex. CANTATU > shanta (shanto) « chanté », mais MANDUCATU > manzya « mangé ». À noter que dans la majeure partie du francoprovençal palatale + ATU a donné ya, alors que palatale + ARE a donné ie, i, é. L’infixe inchoatif est -es- (fineso « je finis »). 38 3. Lexique Le francoprovençal emploie quelques mots qui lui sont propres. Pour résumer très brièvement l’origine de ces mots, on peut dire que certains remontent au latin classique qui était parlé dans la région de Lugdunum (ex. molar « tertre, monticule » issu de MOLARIS, fré m. « fraise » issu du neutre FRAGUM), d’autres sont dus au superstrat burgonde (ex. broji <*BRUGDIAN « penser », fata <*FATT « poche, morceau d’étoffe », d’autres enfin sont des créations locales (ex. polalyi « poulaille » employé avec le sens de poule). 4. Fragmentation linguistique L’énoncé des principaux traits typologiques a mis en évidence des caractéristiques importantes que l’on peut considérer comme communes à l’ensemble du francoprovençal. Il masque en partie une particularité de ce groupe dialectal, qui est une grande fragmentation, surtout sur le plan phonétique. La lecture des cartes de l’Atlas linguistique de la France ou des ouvrages régionaux (Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais, Atlas linguistique et ethnographique du Jura et des Alpes du nord. Tableaux phonétiques des patois suisses romands) permet de se rendre compte de cette fragmentation. Des différences phonétiques nombreuses et relativement importantes séparent les patois des différentes régions, rendant l’intercompréhension difficile ou même impossible. Ainsi, par exemple, un Stéphanois éprouve bien de la difficulté à comprendre un Bressan ; il en va de même entre un Lyonnais et un Savoyard de Maurienne ou de Tarentaise, un habitant du Jura et un habitant du Valais ou du Val d’Aoste. Mme l’assesseur M. Ida Viglino et Mme Maïté Trossello se félicitent avec une petite patoisante (photo Andreetto) 39 Ce manque d’unité linguistique est la conséquence d’un manque d’unité historique. Depuis le Moyen Age, aucun des deux centres urbains Lyon et Genève, qui forment l’axe autour duquel s’est constituée la langue francoprovençale, n’a eu un rôle directeur assez fort pour imposer une unité. La géographie tourmentée des régions qui forment ce domaine a favorisé cette fragmentation en isolant les gens des différentes régions. Malgré cette fragmentation, il n’est pas possible d’opposer valablement entre elles certaines parties du francoprovençal. La distinction entre un francoprovençal du nord et un francoprovençal du sud qu’avait cru reconnaître O. Keller8 n’a pas été retenue9. De même, les dénominations de francoprovençal de l’ouest, du centre et de l’est, qu’on utilise parfois, ne sont que des facilités de langage dont en se sert pour désigner le Lyonnais (ouest), la partie suisse et italienne (est), et la partie française située entre les deux aires précédentes (centre). Ces dénominations n’ont aucun fondement scientifique, car, s’il est vrai qu’il existe des différences entre certaines parties du francoprovençal, elles ne suivent jamais ces frontières artificielles que sont pour la linguiste le couloir Saône-Rhône à l’ouest et les frontières politiques actuelles à l’est. Par ailleurs, il n’existe aucune différence importante qui permette d’isoler une région de l’ensemble. 5. Textes francoprovençaux Les plus anciens textes écrits en francoprovençal datent du xiiie siècle. Deux volumes publiés récemment10 fournissent l’ensemble des textes d’archives recensés en Forez et en Lyonnais. Ces textes font apparaître une scripta ayant pour base un francoprovençal commun, ce qui a permis à P. Gardette d’affirmer11 qu’« il y avait en domaine francoprovençal la conscience d’une unité linguistique assez forte pour être opposée à l’unité française et à l’unité provençale. On s’est parfois demandé si le francoprovençal est une langue. Qu’il en ait été une au Moyen Age, il ne peut y avoir une meilleure preuve que cette conscience des hommes qui écrivaient en francoprovençal ». La langue francoprovençale était utilisée pour la rédaction de chartes, de terriers, de censiers, de livres de comptes. Elle a également été employée pour la rédaction de textes juridiques (ex. La somme du code, texte écrit en 1232 à Grenoble) ou de méditations personnelles (ex. Les œuvres de Marguerite d’Oingt, moniale à la chartreuse de Polenteins, près de Lyon) Mais elle n’a pas été employée comme langue de culture, au même titre que le furent le français et l’occitan. Au Moyen Age, il n’y eut pas de littérature francoprovençale proprement dite parce que le francoprovençal n’était pas senti comme une langue littéraire. Ainsi, pour donner du retentissement à son œuvre (Florimont), le poète d’origine lyonnaise Aimon de Varennes a utilisé le français, tout en employant 40 Le chœur des élèves de Valgrisenche (photo Andreetto) quelques mots francoprovençaux12. Le manque de considération pour la langue locale est confirmé par les deux faits suivants : à Lyon, le prestige de la langue d’oïl se faisait sentir dès le xiie siècle et, dès la fin du xive, le français remplaçant le dialecte dans tous les actes officiels13. À partir du xvie siècle, il y eut un certain renouveau de la langue vernaculaire, car aux quatre coins du domaine fleurirent un certain nombre d’ouvres littéraires écrites en dialecte. Parmi les plus célèbres, on peut citer celles des Stéphanois Chapelon et Thiollière, des Grenoblois Jean Millet et Blanc-la-Goutte, du Savoyard Nicolas Martin, des Bressans Bernardin Uchard et Philibert Leduc. D’autres œuvres intéressantes écrites en dialecte nous sont parvenues sans nom d’auteur : c’est le cas de la pièce La bernarda buyandiri écrite en patois lyonnais, des poèmes La plaisante pronostiquation d’un astrologue de Chambéry et La moquerie savoyarde écrite en patois de la région de Chambéry, ou encore de La chanson sur l’escalade de Genève. 6. Situation actuelle de la langue Actuellement le francoprovençal n’est parlé que par un très petit nombre de personnes. Dans les agglomérations urbaines et dans les villes, il n’est même pas connu. Dans la plupart des villages, il n’est vraiment connu et employé que par les gens ayant au moins la soixantaine, de sorte que les conversations en dialecte sont 41 l’exception. Le dédain pour le patois, dans la partie politiquement française tout au moins, est encore vivace. Le francoprovençal ne semble pas profiter d’un regain d’intérêt - dû au renouveau régionaliste - comparable à celui dont bénéficie l’occitan. Il est vrai que la fragmentation du francoprovençal, qui gêne l’intercompréhension, constitue une entrave pour les patoisants et un argument de dénigrement pour les adversaires de la langue vernaculaire. Le déclin du dialecte, général à l’heure actuelle, a été plus précoce dans certaines régions. De manière générale, on peut dire que les régions industrialisées, de passage et de plaine, ont été plus promptes à abandonner le patois que les régions agricoles et montagneuses. Une exception importante doit cependant être signalée : dans le nord de la partie centrale du domaine, le patois est encore bien vivant en plaine (Bresse), car les personnes ayant moins de la cinquantaine le parlent couramment, par contre il a pratiquement disparu dans la partie montagneuse (Jura), car seuls quelques octogénaires le connaissent encore. La situation est différente dans la Vallée d’Aoste. Dans cette région, la ville d’Aoste mise à part, toutes les personnes y compris les jeunes, connaissent le dialecte et l’emploient. Le dialecte jouit même d’un certain prestige : les autorités de la Région autonome d’Aoste encouragent la connaissance et la pratique du dialecte à l’école et les hommes politiques prononcent eux-mêmes des discours en dialecte ; On retrouve certaines traces du substrat dialectal dans le français actuellement parlé dans cette région. En phonétique, il y en a assez peu. Cependant, l’accent d’un vieux Lyonnais descendant de Guignol14, d’un bon Stéphanois ou d’un Genevois est nettement différent de celui d’un Parisien ou d’un Méridional. L’influence du dialecte sur la grammaire du français régional semble plutôt faible. La survivance la plus typique est celle du pronom personnel neutre y en face du pronom masculin singulier le (ex. j’y vois = je vois cela, je le vois = je vois Pierre). La raison du manque d’osmose entre le dialecte et le français est que la phonétique et la morphologie des deux langues sont nettement différentes. Il y a deux registres - l’un dialectal, l’autre français - et les gens ont parfaitement conscience de passer de l’un à l’autre. C’est au niveau du lexique que l’influence du dialecte sur le français a été le plus forte. Il est certain que le français régional comprend un nombre important de lexèmes issus du dialecte, mais revêtus d’une phonétique française. Bien que, dans cette région, les recherches sur le français régional ne soient qu’à leur début, on peut penser que les parties du lexique les plus riches en lexèmes patois concernent les domaines techniques15 et les particularités régionales (par ex. le vocabulaire de la haute montagne, le vocabulaire administratif en usage en Suisse). Lorsque les derniers patoisants se seront éteints, les termes de français régional resteront sans doute les traces les plus visibles du francoprovençal, cet idiome qui, sans avoir connu le destin du français ou l’éclat de l’occitan, présente néanmoins un intérêt considérable sur le plan linguistique. 42 NOTES 1 Cf. « Schizzi franco-provenzali » dans Archivio glottologico italiano, vol. III, p. 61-120. Cf. C. Dondaine, Les parlers comtois d’oïl, Paris, 1972, p. 230-232. Cette évolution a touché les a en toutes positions (ex. « avril » évri, « vache » vèch). 2 3 Cf. « Sur l’origine des adjectifs possessifs nostron et vostron en francoprovençal » dans Mélanges Walberg, Studia neophilologica, XI, p. 80. 4 Cf. la partie réservée au francoprovençal dans Fragmentation linguistique de la Romania, Paris, 1967. Cf. E. Schüle, « Le problème burgonde vu pas un romaniste » dans Actes du colloque de dialectologie francopovençale de Neuchâtel, Neuchâtel-Genève, 1971, p. 27-55. 5 Le latin de Lugdunum était un latin plus classique (mots littéraires ou poétiques) que celui qui était parlé dans les autres parties de la Gaule. Cf. P. Gardette « Romanisation du domaine francoprovençal » dans Actes du colloque de dialectologie francoprovençale de Neuchâtel, Neuchâtel-Genève, 1971, p. 1-26. 6 7 Les exemples sont pris dans les patois modernes. Cf. Der Genferdialekt, dargestelt auf Grung der Mundart von Certoux, Zurich, 1919, et La flexion du verbe dans le patois genevois, Genève, 1928. 8 Cf. notamment la critique de B. Haselrot dans « Le francoprovençal se compose-t-il de deux groupes principaux, un septentrional et un méridional ? » dans Studia neophilologica, VII, p. 1-17. 9 10 Documents linguistiques de la France, série francoprovençale : I Forez par M. Gonon, II Lyonnais par P. Durdilly, Paris, 1974 et 1975. Cf. « Le francoprovençal écrit au Moyen Age » dans Revue de linguistique romane, XXXII, p. 88. 11 12 Cf. B. Horiot « Traits Lyonnais dans Aimon de Varennes » dans Travaux de linguistique et de littérature, VI, 1, p. 169-185. 13 Cf. notamment A. Brun, Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du midi, Paris, 1923, p. 61-62 et P. Durdilly « Écrivait-on encore en dialecte à Lyon vers la fin du xive siècle ? » dans Revue de linguistique romane, XXXVI, p. 276-283. Célèbre personnage de marionnettes créé à Lyon au xviiie siècle. La langue de Guignol - qu’essaie de faire survivre la Société des amis de Guignol - est l’utilisation, pour le théâtre, du français dialectal parlé à Lyon depuis la fin du xviiie siècle jusqu’au début du xxe siècle. 14 15 Un récent colloque sur le français parlé dans les villages de vignerons a montré que, dans les villages francoprovençaux, bon nombre de termes dialectaux ayant trait à la technique sont passés dans le français régional (cf. divers articles se rapportant au francoprovençal dans Travaux de linguistique et de littérature, Strasbourg, t. XV, 1). 43 BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE 1. Études générales Colloque de dialectologie francoprovençale (actes), Neuchâtel-Genève, 1971. Devaux A., Essai sur la langue vulgaire du Dauphiné septentrional au Moyen Age, Paris-Lyon, 1892. Duraffour A., Phénomènes généraux d’évolution phonétique des dialectes franco-provençaux, d’après le parler de Vaux-en-Bugey (Ain), Grenoble, 1932. 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