Genèse - Patrick Dandrey

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Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion
est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com.
Cours2
Genèse
Chroniquedel’invention
Danslecasduthéâtre,leprocessusdecréationd’uneœuvreesttoujoursdouble:
créationlittéraireetcréationscéniquesesuccèdentetneserecouvrentpas.Etencore
faut-ilajouter,avantl’impressiondutextequenouspossédons,l’évolutionquepeutlui
avoirfaitsubirl’épreuvedesreprésentations.DanslecasdeTartuffe,leprocessusfut,
comme on le sait, compliqué et étiré plusieurs années durant par l’interdiction
immédiatedelapremièreversionqueMolièreavaitrisquéedanslecadredesPlaisirsde
l’Îleenchantée,pourfournirdecettematièreuneincongruecedivertissementroyalqui,
prévupourdurertroisjours,seprolongeadu7au13mai1664.Molièrequiyavaitcréé
unePrincessed’Élidecomposéepourlacirconstanceetdontiln’avaitpaseuleloisirde
versifierplusd’unacteoupresquesurtrois,yredonnadeuxautrescomédiesmêléesde
musique et de danse, bien dans l’esthétique des fêtes royales, Les Fâcheux le 11, Le
Mariage forcé le dernier jour. Et puis, on ne sait trop pourquoi, il y risqua le 12 une
première version de Tartuffe. Cette création, peut-être prématurée puisque la pièce
semble n’avoir pas été achevée de ses cinq actes, était en tout cas risquée —le roi
présent pouvait-il laisser passer devant sa cour une œuvre aussi audacieuse envers la
dévotion, qui à la ville aurait peut-être été mieux tolérée? À moins qu’au contraire
Molièrenesesoitimaginéêtreprotégéetfavoriséparcecadreprestigieux,jusqu’àfaire
taire la polémique prévisible, comme ç’avait été le cas pour son Impromptu de
Versailles?Danscecas,lecalculfutdémentietLouisXIV,souspressionsansdoutedu
partireligieuxquiexistaitàsacourautourdelareinemère,interditlapièceaupublic
tout en permettant lectures et représentations privées (dont il profite lui-même peu
aprèschezsonfrère).Laraisondecetteinterdiction,selonlarelationofficielledelafête
de Versailles, était la «conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le
cheminduCieletceuxqu’unevaineostentationdesbonnesœuvresn’empêchepasd’en
commettredemauvaises»:bref,uneredoutable«ressemblanceduviceaveclavertu».
On ne reviendra pas sur les péripéties de la lutte pour achever, édulcorer et
refairejouerTartuffequisemblentavoiroccupél’espritetunepartduloisirdeMolière
jusqu’à la (re)création de l’ouvrage en cinq actes et en vers le 5 février 1669, avec un
retentissant succès en partie imputable à la curiosité pour la chose interdite. Ces
circonstancesetcesdébatséruditssurl‘interprétationdupeudedocumentsquenous
possédonsàcesujetn’intéressentqu’àlamargel’optiqueduconcours.Etlesdéductions
incertaines qu’on prétend tirer de si peu d’information finissent par troubler plus
qu’ellesnepeuventl’éclairerleprocessusd’inventionetsurtoutl’interprétationdutexte
decettecomédietelquenouslepossédonsetlejouonsdepuis.Mêmeleregistredela
troupe tenu par La Grange et la préface des Œuvres complètes de Molière en 1682
peuventêtresuspectésquandilstémoignentquefurentdonnésàVersailles«troisactes
de Tartuffe qui étaient les trois premiers» ou «les trois premiers actes de cette
comédie»; même si d’autres indices, mineurs et pas toujours cohérents entre eux,
laissent tout de même penser comme probable que la version jouée en 1664 était
limitée en effet à trois actes. Et donc, pendant longtemps, on a déduit de ces faibles
témoignagesquecetteversioninachevéedeTartuffefinissaitmal,parlamalédictionde
2
Damis, à la fin de l’actuel acte III. Et puis, comme Molière n’a jamais plaidé que la
versionreprésentéeàVersaillesétaitcelled’uneintrigueincomplète,onaimaginédans
la seconde moitié du XXe siècle que les deux témoignages susdits mentaient, que ces
troisactesétaientgrossomodolesactuelsactesI,IIIetIV,premiersparleurrédaction
sinonparleurdispositionarithmétique,auxquelslepoèteauraitajoutéparlasuite,pour
atteindrecinq,l’actesecondoccupéparDorineetparlecoupleMariane-Valèredevenu
l’enjeumatrimonialdelacomédie,puisundernieracteunpeuflagorneurenhommage
(anticipé) à l’autorisation de jouer sa pièce enfin obtenue. La raison de ce fauxtémoignage aurait été de faire accroire que l’inachèvement du premier Tartuffe
expliquaitsoninterdictionparleroi.
Enprotestantcontreunenouvelleinterdictionqui,en1667,frappeuneversion
remaniée en cinq actes intitulée L’Imposteur, dont le héros désormais se nommait
Panulphe,Molièreplaideyavoirpourtantatténuélasatireetleseffetsproduitsparla
défroque de dévot ostensible, calquant celle d’un homme d’église, qui affublait le
protagonisteéponymeen1664.Maismêmeen1667,mêmeédulcoré,mêmeassortide
marques visant à mieux distinguer la fausse dévotion de la bonne, le temps de créer
L’Imposteur n’était pas venu: Louis XIV avait, semble-t-il, assisté le 16 juillet à une
représentation privée et donné son accord pour sa création publique, mais le 5 août,
datedelapremière,ilestabsentdeParis,partiassiégerLille.LeprésidentduParlement
Lamoignon, compagnon du Saint-Sacrement, interdit immédiatement la nouvelle pièce
enapplicationdeladécisionroyalede1664frappantTartuffepuisl’archevêquedeParis
Péréfixedurcitl’interdictionenmenaçantd’excommunicationquiverrait,diffuseraitou
mêmeliraitcetImposteuroùchacunavaitreconnulapiècede1664maquillée,remaniée
etédulcorée:
Molière donna hier la première représentation de son Imposteur qui n’est autre chose
queTartuffe,qu’ilappelleprésentementPanulphe.
(Desfontaines,LettreàLionne,6août1667)
Le roi dès lors ne pouvait plus rien pour L’Imposteur et le théâtre fit relâche durant
presquedeuxmois,cependantqueMolière(dépressif?malade?«gréviste»?)cessade
jouer jusqu’au début 1668. Le coup avait porté. Nous possédons une Lettre sur la
comédiedel’Imposteur,attribuée soit au philosophe La Mothe Le Vayer, père d’un ami
proche du poète, soit à Donneau de Visé, qui avait glosé LeMisanthrope.Elle explicite
scène à scène le contenu de la comédie interdite. L’expérience a donc été tentée de
restituercetImposteurde1667enreproduisantlesversduTartuffeéditéde1669tant
que les leçons semblent coïncider, et en substituant le récit en prose de l’épistolier
anonymelorsqu’ellesdivergent1.Onpeutendéduirequelesévolutionsetmodifications
survenues entre l’époque de Panulphe et celle de Tartuffe ressuscité furent très
mineures. De fait, on peut penser que cet Imposteur bien complet de ses cinq actes,
approuvé par le roi et appris par la troupe de Molière n’a pas réclamé ni souhaité
beaucoup de modifications, sinon quelques adoucissements encore, entre sa brève
apparitionen1667etsa(re)créationdéfinitive18moisplustard.
MaisquantàreconnaîtreaveccertitudeleTartuffepremierdanslesactesI,IIIet
IVdelapièceactuelle,c’estallerviteenbesogne.Mêmesinousavonsdesconjectures
plausiblesetmêmeprobablespourpenserquelestroisactesde1664correspondaient
au Ier, IIIe et IVe d’aujourd’hui il semble périlleux de déduire le texte premier par
décalque de la version dernière. Ainsi, dans la version actuelle, Mme Pernelle qui
apparaît au Ier acte n’est pas encore désabusée au IVe: le rideau ne pouvait pourtant
tombersanssonretourpourêtreéclairée.ÀlascèneIIdel’acteI,uneallusiondeDorine
3
àlaFrondeprépareparlesvers181-182lapéripétiedeladonation,deladénonciation
d’OrgonparTartuffeetdupardonroyal,quioccuperontleVeactequ’onsupposealors
inexistant et pas même prévu ni conçu; et encore, à la scène V, bonne part du débat
entre Orgon et Cléante fait clairement allusion aux démêlés de Molière avec ses
détracteursetceuxdesapièce,quinepeuventqu’avoirsuivil’interdictiondeTartuffe—
ainsil’accusationde«libertinage»qu’uneversionpremièredeTartuffeauraitétébien
imprudente d’offrir en pâture au parti dévot. Il est donc périlleux de déduire le texte
premierpardécalquedelaversiondernière2.
En sens inverse, un livre récent de Julia Prest (2014) donne une actualité
nouvelleàunehypothèseanciennedePhilipButler(1969)qu’avaientrepriseetétoffée
entre-temps Georges Forestier et Claude Bourqui dans leur édition des Œuvres
complètesdeMolière(2010)3.Cettehypothèse,pourlarésumerenquelquesmots,fait
fondsurlepassagedusous-titreL’Hypocrite(1664)àceluideL’Imposteur(1667-1669)
poursupposerunemodificationradicaledelaconceptiondupersonnageéponymeentre
lapremièreversion,pourautantquenouspuissionsl’imaginer,etlesdeuxsuivantes.La
métamorphose de Tartuffe en escroc, en 1667-1669, n’aurait fait que couronner une
transformation radicale de la conception du personnage: dans le projet premier de
Molière, en 1664, Tartuffe aurait été conçu par lui comme un vrai dévot, un vrai
directeurdeconscience,maisnaturellementfourbe,fauxetvicieux,parcequ’ilslesont
tous sous leur masque de petits saints. C’est cet accommodement que désignerait le
qualificatif d’hypocrite. Cette assimilation serait dérivée d’une conception
spécifiquement chrétienne de l’hypocrisie comme péché involontaire, contre lequel les
directeurs de conscience mettaient en garde leurs pénitents dévots toujours menacés,
quand ils croient bien agir, de se laisser surprendre malgré eux par le péché:
formulationmodernedupharisianismejadisdénoncéparl’Évangile.Cettesuspicionse
serait rencontrée avec une tradition comique et satirique très ancienne: celle de la
satiredesgensd’Église,jouisseursettrompeurssousleurmasquedevertu.Lesdévots,
qui sont comme des ecclésiastiques au superlatif et qui rajoutent en signes de piété,
d’ascétisme et de rigueur envers eux-mêmes et les autres, offraient leur grimace pour
incarnercesprêtresouceslaïcsprofiteursetjouisseurs,masquésenbonsapôtres.Pour
lesécrivainssatiriques,quines’embarrassentpasdenuances,dévotseraitainsidevenu
synonymedebigot,decagotetdoncd’hypocrite,sansexceptionninuance:toutdévot
devenaitunmasque.
L’hypocrisieétaitdevenuepourlepublicmondaindeMolièrel’inévitablecontrepartiede
lapratiquesuperstitieusedelareligion,lamarquemêmedu«zèledereligion«,cequi
permettaitdedénoncerladévotionzéléecommeunfaussedévotion4.
Molière aurait ainsi, par commodité comique et pente satirique, assimilé, à travers le
personnage de son premier Tartuffe authentiquement dévot, tous les dévots à des
hypocrites. C’est seulement à partir de l’interdiction royale qu’il aurait commencé à
chanter la palinodie en distinguant ostensiblement les bons des mauvais, les vrais des
faux.EtvoilàpourquoiTartuffeaudépartauraitétéun«vrai»dévot—puisqu’ilssont
tousfaux.Lesoucidedistinctionsurvenudufaitdel’interdictionauraitétéparachevé
en 1667 par la transformation explicite de Tartuffe en un imposteur, un «fourbe
renommé» bien connu des services de police: avec le nouveau cinquième acte de la
pièce, le pharisien devenait un escroc et les vrais dévots pouvaient dormir sur leurs
saintesoreilles.
Cettehypothèseaudacieusesupposeraitd’abordqu’unetelleaudacefûtpossible
surlascèneen1664etMolièreassezhardipourlatenterdevantleroidontlamèreétait
notoirement dévote. Le jeu valait-il la chandelle, alors qu’il suffisait de mettre
4
prudemment en scène un fourbe dont le langage si bien calqué sur celui des dévots
authentiquesenferaitressortirl’hypocrisieetlamauvaisefoi,sansrisquepourlapièce
ni l’auteur d’être accusés de brocarder «ce qu’il y a de plus saint dans l’Église5»? Un
Tartuffe aigrefin était moins dangereux et tout aussi efficace pour la satire qu’un
Tartuffe pharisien. D’autant que, pour montrer les ravages de la vraie dévotion et son
arroganceaveugle,Molièredisposaitdéjàd’unpersonnage,etnondesmoindres:celui
d’Orgon, dont le rôle équivaut en importance à celui de Tartuffe (même si le nom du
personnage ne figure pas au titre de la comédie, on sait que Molière avait choisi
d’incarnerlui-mêmelerôle,signequ’illevoyaitcommelepivotcomiquedelapièce6).Et
la réduction de ce personnage au statut de faire-valoir de Tartuffe nous paraît un
obstacle majeur à la validité de cette hypothèse. D’abord parce que ce personnage
attestequetouslesdévotsnesontpasdeshypocrites;etdoncqueMolièresedémarque
de la tradition satirique à laquelle l’interprétation proposée voudrait le rattacher.
Ensuite,parcequelamanièredontTartuffeabuseOrgonesttraitéeparlapièce,dansles
passages considérés justement comme des survivances de la version de 1664, d’une
manière propre à faire entendre clairement qu’il s’agit d’un fourbe et non d’un vrai
dévotabuséparsaproprehypocrisie.Enfin,parcequelecoupleTartuffe-Orgonobéità
unmodèledramatiquetraditionnel,efficaceetcomme«naturel»,celuidufourbeetde
sadupe;alorsqueprêteràTartuffeunstatutdeprêtreoudedirecteurdeconscience
pharisien,abuséparlui-mêmeetparsaproprehypocrisie,impliqueraituneintériorité
torturée du personnage moins aisément compatible avec l’esprit et l’esthétique du
genre.
Sur le premier point, Orgon est à l’évidence un dévot aveuglé, assurément, un
dévotexcessif,dévoyé,tyrannique,sûrdeluietdesavertu;maishypocrite,nullement.
Ilapprenddebonnefoià«n’avoiraffectionpourrien»quepourDieu,oudumoinspour
sondieuquiestTartuffe,etneviseparladévotionaucundesavantagesqu’apportele
masquedévotauxhypocritesdemétier:iln’hésitepasd’ailleursàfairedondetoutson
bienàsonsaintami.EtquediredeMmePernelle,samère,sinonqu’elleestuneprude
onnepeutplusconvaincue,siobtusesoit-elledanssaconviction,sansqu’onpuissela
soupçonnerdecettemauvaisefoidesanciennesdamesgalantesquifontunefindansla
dévotion, comme Orante, fausse prude par effet de l’âge et de l’envie (v.121-140) ou
bientôtArsinoédansLeMisanthrope?OùsituerOrgonetsamère,sil’objetdeMolière
est de montrer tous les dévots comme des hypocrites? Comment comprendre
l’existencedecesdeuxpersonnagessilathèsemasquéedeMolière,desacomédieetde
son public, c’est que l’hypocrisie constitue «l’inévitable contrepartie de la pratique
superstitieuse de la religion»7? Aveugles, tyranniques, fanatiques, ridicules, tant que
l’on veut; des bigots sans doute, pas des cagots. Et donc Molière n’a pas construit sa
piècesurlemodèledelasatireanticléricaleetdanslastricteidéologiedel’hédonisme
mondain qui assimilent toute dévotion à l’hypocrisie. Et donc rien n’empêche de
considérer que le scélérat qui les abuse est un faux dévot, d’emblée, dès 1664. Ainsi
Molière frappait-il double coup: le fourbe masqué en dévot permettait d’exhiber sans
risque, sous son imitation approximative, l’hypocrisie des vrais pharisiens, et la dupe
montrait par sa naïveté à croire les billevesées de son mystificateur le ridicule de la
dévotionquand,aveuglée,elletourneaufanatismeouàlamarotte.
Au demeurant, si le texte de 1669 reproduit celui de 1664 avec une certaine
fidélité pour les parties qu’on suppose déjà écrites à cette première période, l’excès
incongru et les approximations théologiques du fourbe excluaient que les spectateurs
pussentsetrompersursoncompte:ilestbeletbienfiguréenimposteur.Onvoitmal
qu’unvraidirecteurdeconsciencesefûtdanslesannées1660accusésansriredupéché
5
d’avoirtuéunepuce«avectropdecolère»enfaisantsaprière(v.308-310):ilauraitpu
citerenexemplecefaitpieuxtirédelaLégendedorée;maisqu’ilsel’attribuâtets’en
vantât,c’étaitlesigneassuréqu’ilfourbait,oudumoinslesignequeMolièreveutnous
lefaireentendre.QuantàlabellerhétoriquedeTartuffethéologienamateuretcasuiste
parimitationgrimacièrepourconvaincreElmiredeluicéder,onaimeraitsavoirdelui
commentilauraitappliquéàcecasd’adultèrepatentla«science/D’étendrelesliensde
notreconscience/Etderectifierlemaldel’action/Aveclapuretédenotreintention.»
(v.1490-1492).Legrossissementiciseraitcaricaturaldelapartd’unvraidévot;ilest
autorisé à un faux qui donne dans l’approximation désinvolte et cynique. Ce qui est
corroboré par son appétit de goinfre, dévoreur de perdrix et grand buveur de vin: le
fourbe fait ici tomber le masque, nous suggère clairement le texte (I, IV). Enfin, le
cynisme des quatre vers 1523-1526, en réponse à la feinte inquiétude d’Elmire sur
l’éloignement d’Orgon pendant que Tartuffe organise les conditions de leurs ébats,
constitueunaveuévidentd’imposture:
Qu'est-ilbesoinpourlui,dusoinquevousprenez?
C'estunhomme,entrenous,àmenerparlenez.
Detousnosentretiens,ilestpourfairegloire,
Etjel'aimisaupointdevoirtout,sansriencroire.(IV,V)
Le passage et singulièrement le dernier vers, avouant cyniquement une machination
concertée, fait clairement entendre ici que, dans l’esprit de Tartuffe, la direction de
conscience d’Orgon procède d’un plan machiné par lui pour satisfaire ses besoins les
plus sordides. Même le pire pharisien n’aurait jamais pensé ni parlé ainsi: il aurait
trouvé des détours hypocrites. Si donc ces passages figuraient bel et bien déjà dans la
versionde1664,ilsysignaientsansdétourladistinctionentrelafaussemonnaieetla
bonnequeprôneCléante.Et,dèssapièceinterdite,Molièrenementiraitpasenécrivant
auroique«pourmieuxconserverl’estimeetlerespectqu’ondoitauxvraisdévots,j’en
ai distingué le plus que j’ai pu le caractère que j’avais à toucher8». Tartuffe ne nous
sembledoncpasavoireudanslapremièreversiondelacomédielestraitsd’un«vrai
dévot» mais d’un «véritable et franc hypocrite», c’est-à-dire de quelqu’un «qui
contrefait le dévot, l’homme de bien, et qui ne l’est pas»: c’est la définition du
dictionnairedeFuretièreàl’article«Hypocrite».
Une troisième raison enfin, d’ordre esthétique, corrobore notre sentiment.
Molière en effet n’est pas un poète satirique ni un conteur joyeux ni un romancier de
cour ou pour la cour. Il est poète comique, donc homme de théâtre. Le caractère de
Tartuffe est peut-être, comme sa défroque, hérité de la tradition satirique qui assimile
dévotionethypocrisie;maisc’estunequestiontoutauplusdedécoretdecostume—
d’«ornements»,auraitditCorneille.LepersonnagequeMolièrecoloreàpartirdecette
première image procède d’abord d’une situation, se définit par rapport à elle. Cette
situation que lui proposait une longue cohorte de récits facétieux ou de narrations
moralisées est topique: c’est celle du couple formé par un faux ami jouant les petits
saintsavecsavictimeaveugléeparcesgrimacesetmenacéedecocuage,silatentative
n’étaitdéjouéeparuneépousebienhonnête.Lapentedramatiqueàlaquelleincitaitce
modèlenefaitpasdedoute:ellesuggéraitlasituationcomiquedutrompeurabusantsa
dupeenflattantsesmarottespourluisoufflersafemmeetsesbiens.Àcôtéd’unOrgon,
bigotaveuglé,elleincitaitMolièreàdistribuerTartuffedanslerôled’unfourbemasqué
fournissantdepitancedévotel’insatiableappétitdesongénéreuxprotecteur9.Prêterau
premier Tartuffe le pharisianisme d’Arnolphe faisant servir les maximes dévotes du
mariage à son avantage bien compris, ç’aurait été utiliser d’une manière étrange, peu
évidente, le potentiel dramatique et comique offert par le dédoublement de
6
protagoniste: Molière pouvait-il se priver de faire jouer le ressort on ne peut plus
éprouvédutrompeurrevêtud’unmasque,enl’occurrenceceluidelapiétézéléedontil
n’affecte que la grimace, pour abuser une dupe aveuglée par une marotte, en
l’occurrence un vrai dévot qui grimace de bonne foi? Cela nous incitera finalement à
préférer la thèse couramment reçue, celle que Molière, de surcroît, soutient dans ses
écrits sur sa pièce, lesquels devraient être démentis comme fallacieux pour faire
accepter l’hypothèse d’une évolution: Tartuffe dans la première version était déjà un
faux dévot, mais affublé en directeur de conscience, avec petit collet et mine
ecclésiastique, que la version de 1667 a «laïcisé» dans sa défroque et son propos par
nécessité de lever de savoureuses mais périlleuses ambiguïtés, en durcissant la
distinctiondumasqueetduvisage.
Siceséclaircissementsfurentnécessaires,c’estaussiqueleconceptdevraieou
fausse dévotion manquait de clarté et que Molière n’avait peut-être pas tout à fait
dédaignédejouersurcefaux-jourdanssaversionpremière.Sibienquel’ambiguïtéque
tentent de lever les retranchements et adoucissements opérés par la version de 1667
n’estpeut-êtrepastantimputableàlaconfusionsatiriqueentredévotionethypocrisie,
qu’inhérente au concept d’hypocrisie et de fausse dévotion dans le langage courant.
Savoirdansquellemesureunpharisienconcertesonimpostureouestentraînéparelle
àsoncorpsdéfendant,établirlanettedistinctionentrelestruqueursetlesescrocs,les
vrais dévots qui succombent à la fausseté, i.e. les pharisiens, et les faux dévots qui
imitentlesvrais,i.e.lesaigrefins,unetelleinterrogationsurlesmystèresdel’âmeetde
lacroyancerelèved’uneanatomiedesâmesbiencomplexepourlapenséecouranteetla
syntaxescéniqueaumilieuduXVIIesiècle10.Autantvaudrait-ilsedemandersiArgan,le
Malade imaginaire, ressent les troubles du mal dont il se figure victime: la voie pour
penser la simulation involontaire n’étant pas encore ouverte en 1673 par les
anatomistes du cœur humain, Molière n’a pu la poser qu’en termes dramatiques,
suppléant aux intuitions encore hésitantes de la médecine, de la morale et dela
psychologie contemporaines 11 . De même peut-être pour la distinction entre l’âme
abuséedespharisiensetl’âmefourbedesaigrefins.L’incertitudeàcesujetestconfirmée
par la définition du mot «hypocrite»dictionnaire de Furetière (1690) que l’on citait
plus haut: «HYPOCRITE. Qui contrefait le dévot, l’homme de bien, et qui ne l’est pas»
VoilàquidésigneenTartuffe,incarnationdel’hypocrite,uncontrefacteur,unimposteur,
unfauxdévot.Maisl’exempledonnéparFuretièretroublecetteévidence:«JESUS-CHRIST
a toujours fait la guerre aux pharisiens, parce qu’ils étaient hypocrites.» Or les
pharisiens se prenaient sincèrement pour des modèles de dévotion: voilà qui
conviendraitàunTartuffebigots’autorisantdesabigoteriepoursatisfairesespetitset
grands plaisirs. Et Furetière ne distingue pas, parce que le mot peine à désigner la
différence. Aubaine pour un poète comique qui veut moquer les vrais dévots sous le
masqueridiculed’unfaux,dansunpaysoùlecatholicismeestreligionduroi.
Mieux,letermed’imposteurestenveloppédanslamêmeambiguïté!Cequifait
qu’au lieu de s’opposer à celui d’hypocrisie, il y superpose son flou. Il faut en effet le
noter,mêmedanslaversionfinaledeTartuffe,en1669,cemotnedésignenullementle
faitquelepersonnageestdevenuunescrocdémasquéaudernieracte:àchacunedeses
apparitions,cesontlesmanifestationsdesabigoteriequ’ilsouligneetstigmatise.C’est
avec«cœur»querime«imposteur»,jusquedanslatiradedel’Exemptaudernieracte:
NousvivonssousunPrinceennemidelafraude,
UnPrincedontlesyeuxsefontjourdanslescœurs,
Etquenepeuttrompertoutl'artdesimposteurs.
(v.1906-1908)
7
Auparavant, le terme était apparu dans la bouche de Cléante pour qualifier la fausse
dévotion («Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture», v.1625), puis dans celle
d’Elmire pour commenter le discours hypocrite de Tartuffe prétendant, quand il
dénonceOrgon,lefairepar«devoirsacré»etzèledeconscienceenversleRoi
ELMIRE:—L'imposteur!
DORINE:—Commeilsait,detraîtressemanière,
Sefaireunbeaumanteaudetoutcequ'onrévère!
(v.1885-1886).
Bref L’Hypocrite n’a pas été rebaptisé L’Imposteur pour désigner uniquement et
spécifiquement l’escroquerie de Tartuffe devenu «un fourbe renommé»: cette
fourberie sociale ne fait que s’ajouter de manière périphérique et conclusive à son
hypocrisieetàsonmasquedefaussedévotion,sansenmodifierlanaturemaispouren
clarifierl’effet.
En ce sens, l’hypocrite est un imposteur, ou l’imposteur un hypocrite, et on ne
voit pas la nécessité d’imaginer derrière cette évolution verbale tant de divergence de
fondentrelesversionsdeTartuffesous-titréesparl’unoul’autrevocable.QueMolière
ait dû renoncer à profiter discrètement de la confusion entre le masque et le modèle
incriminéeparl’interditroyaletparlesfulminationsdesreligieux,qu’ilaitdûcreuserla
distanceentrelemasquedelafaussedévotionetlevisagedelavraiequiyrévélaittrop
biensapropregrimace,qu’ilaitdûrenonceraudéguisementpresquereligieuxdeson
fourbe qui aggravait plaisamment la confusion — voilà à quoi auront servi les
rectifications et les précisions apportées au texte plus volontairement flou de 1664 et
prolongées par la métamorphose symbolique et clarificatrice de Tartuffe en escroc. Ce
souci de clarification, il se manifesta, neuf mois seulement après l’interdiction de la
pièce,danslecadredela«conversion»deDomJuanàl’hypocrisieclairementassimilée,
pour le coup, à la fausse dévotion, au Ve acte de la comédie qui succède au premier
Tartuffe. Imposteur cynique, Dom Juan constate que «l’hypocrisie est un vice à la
mode» derrière lequel il entend camoufler ses «douces habitudes» vicieuses et
scélérates, en affectant «le personnage d‘homme de bien». N’offre-t-elle pas la
«permission d’être les plus méchants hommes du monde» à ceux qui sont passés
maîtres en «l’art» de jouer «le personnage d‘homme de bien» et d’en affecter les
«grimaces» pour se servir des «faiblesses des hommes» (Dom Juan, V, II)? Cette
précisionappuyéedéjouaitunpeucequiavaitpuêtreleprojetplushabileetretorsde
Tartuffe:moquerl’hypocrisiedesvraisdévotsenreprésentantàlascèneunescrocles
imitant si bien qu’on reconnaîtrait sous sa grimace les leurs, à s’y méprendre. Ce qui
étaitplusdiscretquedemettreenscèneunhommedefoiauthentique,unpharisienen
appétitd’adultèreetdedétournementdebiens.Etquin’étaitpasmoinsefficace.Maisla
confusionsuggéréeétantéventée,illuifallutplaiderqu’ilnel’avaitpasvoulue.
Toutcecinousamènerafinalementàconsidérerl’évolutiondeTartuffe,avouéeet
affichéeparMolière,commeuneclarification(souhaitéeparleroi,semble-t-il13)plutôt
qu’une bifurcation, une précision plutôt qu’un reniement. Ainsi, à l’ambivalence
chronologique entre deux conceptions de Tartuffe, celle de 1664, celle de 1667-1669,
nous préférerons substituer une ambiguïté comique interne au personnage du faux
dévotsouslemasqueduquelonpeutimpunémentmoquerlesvrais.
De toute façon, quelque parti que l’on prenne, on retiendra surtout, dans la
perspectivequiestcelleduprogrammeduconcours,queleremaniementdeTartuffeen
vue de cette clarification se déroule, si nous nous fions aux échos (parfois
contradictoires)surl’évolutiondesarecomposition,aumomentoùLeMisanthropeest
8
enphaseprobabledecomposition.Etc’estfinalementl’essentielpournotreoptique:le
parallélismeoudumoinslatorsadeentrelespériodesconsacréesàlacompositionde
l’uneetàlarecompositiondel’autreautorisentàlesconsidérerenparallèleetformant
duo (et même, avec Dom Juan, trilogie), quelque appréciation que l’on porte sur la
conceptiondesonpremierTartuffeparMolière.Certes,selonuntémoignagedeBoileau
(mais tardif et relayé, donc suspect), le premier acte du Misanthrope aurait été achevé
dès1664.Maismêmesicettedatereculéedansletempsétaitexacte,lacompositionde
l’ensemble de la pièce, retardée par deux commandes royales (La Princesse d’Élie, Le
Mariage forcé) et par la production (anticipée?) de Tartuffe à Versailles, puis par le
chantier de Dom Juan, dut pour l’essentiel se faire ensuite, en parallèle donc avec le
développementduTartuffeencinqactes,entremars1665oùDomJuandisparaîtdela
scène et la création du Misanthropeen juin 1666. Entre les deux, écrire, apprendre et
représenter à l’impromptu L’Amour médecin sur commande royale ne prit, selon
Molière,quecinqjours.Celalaissaitduloisiràl’écritureetàlamiseenrépétitiondela
nouvellecomédieencinqactes,etauremaniementconjointdeTartuffe.Lespremières
représentations connurent un bon succès, rapidement tari peut-être par l’arrivée de
l’été:lacréationavaiteulieule4juin.Lesuccèsesthonorableetlapiècetientl’affiche
dans sa nouveauté, seule ou accompagnée, jusqu’au 15 octobre. L’édition parut le 24
décembre, accompagnée de la belle Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope de
DonneaudeViséquiajouteundithyrambesurlesqualitésesthétiquesdelapièceàcelui
qu’à la création les gazetiers Robinet et Subligny avaient consacré à ses qualités
morales.
LecontexteapaisédelaréceptionduMisanthropedonned’autantplusdereliefà
l’acharnement de la lutte menée par Molière pour obtenir la levée de l’interdiction
pesantsurTartuffeetledangerqu’unepousséededévotioncollectiveauraitpumême
luifairecourir,endépitdel’appuiconstantduroi:celui-ciavaitprislatroupesoussa
protection:elleestdevenueofficiellement«troupeduroi»aumilieude1665,peut-être
parcompensationdelamisesousleboisseaudeDomJuanquiaétécensurédequelques
passages dès la 2e représentation et n’est ni repris après le relâche de Pâques ni
imprimé.MaisLouisXIVmenaitunpolitiquedélicated’abordd’unificationdel’Églisede
FrancetravailléeparlejansénismeenlutteavecRomedepuis1661,puisdenégociation
avec le Saint-Siège, jusqu’à la conclusion la«paix de l’Église» de janvier 1669: les
évêquescondamnéspourjansénismesontautorisésàsignerlecompromis«purement
et simplement» plutôt que «sincèrement» (i.e. en faisant jouer donc la restriction de
conscience).C’estdansunclimatapaisésurcefrontreligieuxqueTartuffeverralejour.
Lesallusionsprécisesàla«cabale»danslaPréfacedeTartuffeenfinédité;leplaidoyer
des Placets adressés au roi au cours de sa lutte, où le poète va jusqu’à menacer de ne
plus écrire de comédies si «les tartuffes ont l’avantage»; la violence des propos de
laditecabale,notammentuntextevirulentducuréRoullélepromettantaubûchersinon
deshommes,illeregrette,del’enferdumoins;lamentiond’unesimplecomédiecomme
Tartuffeetl’appelà«travailleràprocurer[s]asuppression»avantmêmesavenueàla
scènequ’ontrouvedanslesregistresdelaCompagnieduSaint-Sacrement14—toutcela
donneuneidéedesluttesmenées,dontonnepeutpourgrandepartiequ’imaginerles
ramifications et les développements à partir des rares documents conservés, sans en
mesurerexactementl’ampleurnis’assurerdeleurréalité,savoirsiellesfurentexagérée
parlepoètepoursonusageetparlesmoliéristesensuite,ousielleeutlaviolenceque
biendesdétailsavéréslaissenttoutdemêmesupposer.
Il faut dire aussi à ce sujet qu’elle s’inscrivait dans le contexte du procès
fulminant fait au théâtre par les dévots de tout bord, qui oppose à la même époque
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exactement Nicole dans ses Lettres visionnaires (1665-1666) d’abord à Desmarets,
auteur d’une comédie intitulée Les Visionnaires et à ce titre traité d’«empoisonneur
public», puis à d’Aubignac auteur d’une Dissertation sur la condamnation des théâtres
(août 1666), où Racine prend sa part (Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires et des
deux Visionnaires, janv. 1666) en même temps que paraît, posthume, le Traité de la
comédie etdesspectacles du prince de Conti (déc. 1666), ancien protecteur de Molière
devenudévot,quivientjeterdel’huilesurlefeudecettequerelledite«delamoralité
du théâtre», dans le cadre de laquelle s’inscrivent celle de Tartuffe et la création du
Misanthrope. En 1667, enfin, Nicole publie son important Traité sur la Comédie (i.e. le
théâtre —il ne donne d’exemples que tragiques), rédigé sans doute à la fin de la
décennie précédente15. L’idée générale des adversaires du théâtre, c’est qu’il met sous
lesyeuxdesturpidesaimablesdontlacorrectionprétendueparlaleçonmoralequis’en
dégage d’une part ne contrebalance pas l’effet pernicieux de la représentation, celle
surtout de l’amour, d’autre part constitue une feinte parade, car seule la religion peut
pourvoirànousdétromperdesvanitésdumonde.Bref,lethéâtreestpernicieuxentant
que poison et inapproprié en tant que remède: vain au mieux, corrupteur au pire. La
parade des apologistes de la scène, ce sera de distinguer le bon grain de l’ivraie en
reprochant à certains contemporains —Molière est directement visé — d’avoir
audacieusement abîmé la moralité du théâtre entendu comme école «laïque» de
moralisation et divertissement innocent. Ce contexte rejaillit sur les paratextes de
Molière qui doit faire face sur un double front, celui de la condamnation générale du
théâtre par les ennemis du genre et de la réprobation spécifique que lui opposent des
défenseursdugenre.Sapréfacedonneexplicitementréponseàlapartqu’ilauraitprise
dans la dégradation morale de l’art comique: il y répond sur la confusion qu’on lui a
reprochéeentrevraieetfaussedévotion,surledroitdeporterunequestionreligieuse
sur la scène comique et sur la caractère supposé pernicieux de toute représentation
théâtrale. Ce contexte rejaillit aussi sur les textes de ses comédies: plusieurs passages
de Tartuffe et même du Misanthrope sont consacrés à débouter les arguments de ses
détracteurs,àévoquerallusivementlaquerellequiluiestfaite(àtraversleprocèsqui
oppose Alceste à un «tartuffe» de la cour) ou à louer le roi de lui avoir enfin donné
raisonsurlescalomniateursdesapièce.Lecontextedébordaitainsidanslestextes.
Fabriquedutexte
NiTartuffeniLeMisanthropenedécalquentnidémarquentunmodèleantérieur
clairementetindiscutablementidentifiécommesourced’oùilseraientdérivésparune
imitation plus ou moins fidèle, contrairement à L’École de femmes ou Dom Juan. Le
thème assez rebattu du faux homme de bien, hypocrite et libidineux, qui convoite la
femmedesadupeaveugléeestcependantasseztopiquepouravoirfournirnombrede
textes dramatiques, satiriques ou narratifs anticipant le modèle de Tartuffe. On peut
distinguerdanslefourmillementdesuggestionsaccumuléesdepuisplusd’unsièclepar
les moliéristes trois «sources» globales qui, au-delà de l’intérêt mineur de cette
accumulation de titres, renseignent sur la texture de Tartuffe. On peut en effet
distinguer:1) une tradition dramatique et narrative qui dessine la situation de la
comédie;2)unetraditionsatiriquequianourrilecaractèredeTartuffe;3)uneréalité
socio-historiquedontl’observationauraétoffélepersonnage.
La tradition dramatico-narrative qui a ciselé le récit du fourbe impatronisé
cherchantàobtenirlesfaveursdelafemmedesonhôtequiledénonceetlefaitchasser
de la maison remonte d’une part aux conteurs facétieux italiens, dans la lignée de
Boccace (novelle 4 et 8 de la IIIe journée du Décaméron) et de l’autre à la farce et au
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fabliaumédiévauxduprélatlibidineux,dumaribenêtetdel’épouseruséequicèdeou
au contraire ne s’en laisse pas conter et abuse le séducteur (on en trouve une version
«historique» au XVe s. dans le roman Valentin et Orson). Les canevas de commedia
dell’arte exploitent à l’envi Boccace: dans IlPedante, canevas du recueil Scala daté de
1611,lefourbeestunclerc,précepteurdufilsdelamaison.Etdansleromanbaroquede
Vitald’AudiguierLesamoursd’AristandreetdeCléonic,lesuborneurestunprédicateurà
l’auradepiétécélèbrequiestl’hôtefréquentdelamaisonetycourtisel’hôtesse.Dans
lesdeuxcas,leschémaestceluidesactesIIIetIVdeTartuffe:l’hypocritelibidineuxse
déclare à la femme qui résiste et prévient son mari; celui-ci, abusé et aveuglé par la
vertuapparentedufourbe,récuseletémoignage;l’épouseestcontraintederéitérerla
scènedeladéclarationdevantlemaricaché(quichezAudiguiers’endort,cequioblige
l’épouse à poignarder le surborneur entreprenant). L’une des plausibles sources
d’inspiration de Molière est la nouvelle de Scarron Les Hypocrites (1655) où figurent
nombrededétailsquisemblentreprisparMolière(ilvenaitdesolliciterLaPrécaution
inutile,autrenouvelledumême,poursourcedesonÉcoledesfemmes).Montufar,dontle
nomrappelleceluideTartuffe,estunescrocqui,découvertetdénoncépourlefourbe
renomméqu’ilest,retournelasituationens’accusantavecunehumilitéqueMolièrea
clairement démarquée dans la tirade par laquelle Tartuffe démasqué par Damis
retournelaconvictiond’Orgon(III, VI,v.1074-1086).Maislatramedel’épouseabusée
n’yfigurepas17.
Enfait,cettenouvellerelèveplutôtdelatraditionsatiriquequiaaidéMolièreà
ciseler le caractère de son imposteur hypocrite. Laquelle a fourni avec Macette de
MathurinRégnier,lemodèledelagalantevieilliequifaitunefindanslapruderieense
souvenantdeLaCélestinedeRojas,puisdiversessatiresportantentitrel’Hypocriteou
l’Hypocrisie,deDuLorens,EsternodouAngotdel’Éperonnière.Ilsaccumulentlestraits
de conduite, les propos typés et les saynètes propres à esquisser un caractère de
l’hypocrite au sens de Théophraste et utiles à nourrir de leur intertexte le portrait de
Tartuffe.
Enfin,l’intertextedeTartuffeestconstituéparunevoléedelangagescristallisés,
essentiellement du domaine moral et religieux, originés dans une réalité et des
pratiques sociales caractéristiques qu’identifie et passe en revue l’introduction de G.
Couton à son édition de la pièce (Gallimard). On en retiendra d’abord le modèle
dramatiqueetrhétoriquedeladirectiondeconscience:Tartuffecaricaturelesfonctions
de ces laïcs ou de ces clercs tonsurés mais qui n’ont pas encore reçu les ordres, qui
gravitaientautourdesbiensetrevenusconsidérablesdel’Égliseoudesrichesdévots.Le
catholicismeétantunereligiondel’intermédiationentreDieuetleshommes,etl’Église
ne pouvant pourvoir à tant de charges, des laïcs plus ou moins recommandables
s’improvisaient conducteurs d’âmes parce qu’ils avaient lu plus ou moins
superficiellement la littérature de ces techniques d’interprétation de la vie dont le
parangonestl’IntroductionàlaviedévotedeFrançoisdeSales—commeaujourd’huion
s’improvisepsychothérapeuteou«coachdevie»aprèsavoirluFreudouquelqu’unde
ses épigonespour suppléer les services de psychiatrie débordés des hôpitaux. On
reconnaît dans la relation entre Tartuffe et Orgon plusieurs traits ridiculisés de cette
pratique: le don total du patient à son gourou, dans un esprit d’humilité absolue, de
confiance fanatisée et de souci de progression sinon pédagogique, du moins
psychopédagogique visant non l’autonomie du disciple mais sa totale et définitive
inféodation fondée sur une relation d’admiration inconditionnelle et de dépossession
moraleetmentale;lasurveillanceetlacorrectiondesmœursetdesconduitestoutes
soumises à l’œil d’Argus du directeur de conscience qui n’avait pas vocation à
11
s’impatroniser chez son patient, cette exagération comique incarnant et réalisant de
manièresymboliqueatoute-puissancetatillonnedececontrôleappelédanslaréalitéà
demeurer distant et à s’intérioriser; enfin l’effet de bénéfice réciproque supposé se
dégager de cette union, le conducteur reproduisant le geste christique et par là se
rapprochantdumodèledivinetassurantsonsalutparl’assurancedeceluidudisciple,
lequelmesureleprogrèsverslesienencestermesvolontiersarithmétiquesquel’Église
avaitmislentementaupoint(systèmedesindulgences,«années»dePurgatoire,grains
duchapelet,décomptedesprièresdecontrition,etc.).
Parmi les beaux secrets de cette pédagogie dont le caractère carcéral et
tyranniquerépugneausensdelalibertérevendiquéparlethéâtredeMolière,tientune
place symbolique et facilement ridiculisable la casuistique récemment épinglée par
PascaletsesProvinciales(1656-1657)danslecadreduconflitdesautoritéscatholiques
aveclesjansénistesdontlapaixdel’Égliseconcluraitprovisoirementl’épisode.Onsait
l’échodanslegrandmondeetjusqu’àlacourdecettechargesatiriqueetmêmecomique
contre les excès qu’avait suscités cette nécessaire adaptation des obligations
rigoureuses de la foi à la réalité complexe de la vie des élites, avec laquelle les
confesseurs devaient bien pourtant composer. Tartuffe répercute le «laxisme» (c’était
le terme consacré) de ces accommodements, bien sûr avant tout à la remise de la
cassette d’Argas à Tartuffe par Orgon, «par un motif de cas de conscience»: pour
pouvoirencasd’interrogatoire«fairedessermentscontrelavérité»(v.1585-1592),en
applicationdelatechniquederestrictionmentale.Demêmelatechniquedeladirection
d’intentionautoriseTartuffeaàaccepterladonationàpartirdumomentoùildirigeson
espritendirectiond’unefinpurequiautorisecetteactioncondamnable(«parcequeje
crains/ Que tout ce bien en tombe en de méchantes mains», IV, III, v.1237-1247:
arguties de celles que Cléante qualifie d’«excuses colorées» v.1217). L’hypocrisie
prospère ici sur un formalisme déboîté par rapport à la réalité que le directeur de
consciencedevraitsecontenterdesimplifieretdemettreàportéedudisciple
Mais c’est dans la rhétorique sensuelle et érotique de Tartuffe tâchant de
subornerElmirequetriomphecestyle,avecuneapplicationsifallacieusedeladirection
d’intention sur ce sujet particulièrement scabreux («Selon divers besoins, il est une
science,etc.»)queTartuffedoitsedéroberderrièrelemystèredesonsupposésavoir
pourlafaireaccepter:«Decessecrets,madame,onsauravousinstruire»(v.1293).Son
statut de directeur de conscience d’Orgon s’étend à la maisonnée, on le savait dès la
scène de lever de rideau et cette tendance au despotisme par la surveillance et la
conquête de nouveaux disciples achève la déformation de cette pratique, autorisée du
boutdeslèvresparl’Église,endérivesectairecontrelaquellefinissentparsedresserles
autorités alarmées, témoin la condamnation de la Compagnie du Saint-Sacrement aux
ramifications très haut placées et agissant comme une société secrète. Le saut de la
sphèrefamilialeoùledévotprétendtoutcontrôleràlasphèresocialeetpolitiqueoùon
le voit objet d’une surveillance policière qui a alerté le monarque répercute en la
grossissant la méfiance et la réprobation du ministère, sous Mazarin, envers ces
résurgencessecrètesetdiscrètesdelaLigueetdelaFronde:lapratiquedes«rituels»
deparoisseouRegistresdel’étatdesâmesincitaientàdespratiquesdesurveillance,de
rétorsionetdedénonciationcaractéristiquesdetouslesrégimesthéocratiques,enbutte
à la montée de l’absolutisme d’État dont il concurrence les pratique de police encore
balbutiantesenlesdevançantetlesconcurrençant.C’estundiscoursdecontrôlezélé,de
surveillance morale et de délation perfide que tiennent, sur le modèle des prônes de
sermonnaires tonnants et vitupérants Tartuffe, son valet Laurent, Mme Pernelle,
d’autres anonymes: autant d’ argus aux yeux ouverts sur toute une famille, une
12
maisonnée(voirleplurieldeDorineauvers207)etsurlesactivitésextérieuresdeses
membres, divertissements (Orgon sait que Valère est enclin au jeu) ou fidélités
politiques(lacassetted’Argasdénoncéeauroi).
Uneautrecomposante,onctueuseetmielleuse,delaparolesacréeestillustréeen
revancheparleméli-mélodemysticismemarialetd’argutiesthéologiquessurleparfait
amour pour les plus belles des créatures en qui se reflète la perfection divine, que
Tartuffe développe pour y glisser son désir sensuel d’Elmire dont le contraste avec la
grossièreté de ses «appétits», anticipé par l’évocation de sa goinfrerie (I, IV), fait
ressortirlecaractèreperversetsacrilège,etsurtouttireuneffetcomiquedeburlesque:
cette évocation de la Vierge au service de la consommation charnelle, qui conduit à
traiter Elmire de «parfaite créature» (v.941), illustre un penchant rhétorique à
l’abstraction, à l’hyperbole, à la métaphore qui sonne de manière pédante, au sens
ancien, durant une scène qui devrait être galante. Toutes ces déclivités, ces
superpositions décalées, qui montent en Molière un excellent imitateur, un maître de
l’oreilleetpasseulement,commeonleditpluscouramment,duregard,procèdentd’un
effet de collage, d’une intertextualité aux dissonances non résorbées, qui confèrent au
textedeTartuffeunesaveurcomiquedepatchworkresponsabled’unsavoureuxeffetde
cacophonieburlesqueetproduiteparuneporositéetuneimprégnationrhétoriqueset
linguistiquesauxcapacitésétonnamment«attractives».
Si Tartuffe a été conçu de chic, dans le prolongement de L’École des femmes
commeunemachinelancéecontrelatyranniedumoralismeenhainedelalibertédes
mœursetdescœurs,dumoinslamémoirediffused’unetramestructurantl’intriguedu
fauxbonapôtreconvoitantlafemmedeonbienfaiteurdupéoffrait-elleunétaiextérieur
à l’invention de Molière. Il aura en revanche tiré de son propre fonds la matière du
Misanthrope(commeilavaittiré,d’ailleurs,desacomédieDépitamoureuxlascèneIVde
l’acteIIdeTartuffe).Ladateprobableduprojetcoïncideaveclabandonàlascèned’une
comédie de style soutenu, d’esthétique analogue à la comédie héroïque Don Sanche
d’Aragon de Corneille, intitulée Dom Garcie de Navarre ou le prince jaloux, tirée d’une
pièce italienne, L’Heureuse jalousie du prince Rodrigue de Cicognini. Peut-être l’avait-il
conçueàRouendurantlelongséjourqu’ilyfitavantsonretouràParisen1658dansla
proximité des Corneille. Mais il eut le flair d’en retarder la présentation, joua son
répertoire, brocha rapidement et créa avec succès Les Précieuses ridicules, petite
comédied’actualité,decoterieprécieuseetdetourburlesqueavecdebonnesréférences
farcesques. La galanterie sucrée et les quiproquos amoureux du prince maladivement
jaloux qui court le risque de perdre la faveur de celle qui l’aime par ses scènes à
répétition fondées sur des équivoques ou des soupçons mal fondés ne semblent pas
avoirconquislepublicparisien:desacréationenfévrier1661àsadernièreapparition
en novembre 1663, la carrière de la pièce fut brève et le nombre des représentations
limité.
Molière ne l’imprima pas, mais la dépeça: L’Atrabilaire amoureux, titre primitif
sous lequel est demandé le privilège pour ce qui deviendra Le Misanthrope, procède
d’une transposition et d’une recomposition démarquées du sujet, de la situation, du
caractèreduprotagoniste,delathématiqueamoureuseetdustylegalantdeDomGarcie
dont plus d’une centaine de vers et les situations qu’ils exprimaient sont directement
transposés dans LeMisanthrope. On reconnaît même le fil d’une action bâtie elle aussi
autour d’une affaire de correspondance amoureuse équivoque et des brouilles à
répétitiondesamantsdufaitdelajalousiechagrineetbourrueduhéros,suiviesdesa
confusion devant les quiproquos dont il avait été victime du fait de sa mélancolie
13
amoureuse18.PourentirerLeMisanthrope,Molièren’avaitqu’àreprendrelemodèlede
la comédie de coterie mondaine qu’il venait de créer dans la cadre de la querelle de
l’École des femmes: La Critique de cette pièce où une prude infatuée, un marquis
écervelé et un auteur de cour sentencieux s’affrontent à un honnête homme de cour
raisonnableetdeuxcousineshonnêtesfilles,l’unerailleuseetenjouée,l’autresérieuse
et modérée. C’était reprendre en le rapprochant de la réalité du vrai grand monde
parisienlecadredérivéenbouffonneriedesPrécieusesridicules.Etsurtoutlessujetset
letondelaconversationdesélégantsdelacouretdelaville.
UneautrepiècedeMolièreintermédiaireentrecelles-ci,LesFâcheux,pouvaitlui
fournirdesurcroîtdeuxmodèlesqu’exploiteLeMisanthrope:leprincipeadditionneldu
défilé de caractères extravagants et de portraitspiquants qui constitue le fil de chaîne
satirique croisant le fil de trame amoureux; et le principe dramatique de
l’empêchement, les fâcheux qui encombrent Eraste l’empêchant pendant trois actesde
trouver un moment et un endroit pour s’expliquer avec Orphise, comme Alceste est
empêchédesetrouverseulpourlefaireavecCélimène—ilestvraiaugrandbonheur
de celle-ci qui ne souhaite pas s’expliquer. Car entre-temps la bien-aimé du jaloux
empêché est devenue une coquette, caractère typé que le théâtre de Molière venait
d’esquisser dans la Dorimène duMariageforcé,petite comédie en un acte et en prose
crééepourleballetdecourducarnaval1664.CetteinflexionqueMolièrepouvaittirer
desapropreimaginationluiapeut-êtreétésuggéréeparunetragicomédiequientraità
sonrépertoire:LeFavori,deMmedeVilledieu,acceptéen1664,crééparlatroupele24
avril1665jouéà17reprisesjusqu’au17août1666.LeregistredeLaGrangel’intitule
eneffetlaCoquetteouleFavorisoitquecefûtsonpremiertitre,soitquelerôlepourtant
seconddelacoquetteElvireaitretenul’attentionplusparticulièredescomédiens.
Le héros de cette pièce, «chagrin, rêveur, mélancolique» par amour, aspire du
seindesaréussitedefavoriàseretirerdanslasolitudedes«fertilesdéserts»oùson
amourpourraitprospérerloindesturpitudesdelacourdontl’actiondramatiquevalui
donnerunepreuvedécisive.Lacoquette,desoncôté,beaucoupplusterribleetharpye
que ne le sera Célimène, «aime fort à plaire» elle aussi, en dépit des conseils de sa
confidentequiluiconseillededevenir«plussincère»(v.444),quandsonpenchantla
mène à aller d’amants en amants selon son humeur et les besoins de sa situation en
cour.Elleensortirafortmarrie,maisconsoléeparl’avenirqueluiprometsaconception
laxiste de «l’amour commode» (v.1379) Cette âme noire et vile n’a guère à voir avec
l’aimable l’étourderie de Célimène, mais Molière avait abondance de sources où aller
trouver des motifs, des thèmes, des situations, des ressorts et des formulations pour
inventersonpersonnagedejeuneveuveunpeuvolageainsiquelecontextedontelleest
l’expression, à mi-chemin de l‘idéalisation intemporelle de l’héroïne parfaite de Dom
GarcieetladésinvolturecruelleetopportunistedelacoquettedeMlledeVilledieu.
UneintertextualitéfoisonnantebrilleeneffetàlasurfaceduMisanthrope,puisant
dansleregistrenonplusreligieux,quifavorisaitleseffetsdecontrasteburlesque,mais
dans le registre galant, qui fait écho à la rhétorique de coterie mondaine et de
civilisationdesmœursélégantes,elle-mêmeprisedansunjeuderéciprocitéindécidable
entre la réalité sociale et la fiction narrative, dramatique, poétique et moraliste qui se
renvoient toutes deux le miroir. Le roman galant offre en effet nombre de rencontres
avec LeMisanthrope, proposant éventuellement à Molière une mosaïque de caractères
(pléthoredejalouxchagrinsaimantdescoquettesetenbutteàdesrivauxencombrants,
par ex. «Histoire de l’amant jaloux» dans Le Grand Cyrus), de situations (la coquette
confondue par ses courriers adressés à deux amants différents et intervertis, par ex.
14
«Histoire dans l’histoire de Lygdamis et de Cléonice» ibid.), de thèmes (ceux réunis
dans les Conversations tirées de ses romans par Mlle de Scudéry en 1680:
complaisance, sincérité, flatterie, dissimulation, etc.) voire onomastique (un Alceste,
amantjalouxetbrutald’uneIsménie,dansunehistoireenchâsséedansPolyxène,roman
deMolièred’Essertines,compteparmisescourtisansdanslasuitedeceromancontinué
par Sorel un Philinte parfait gentilhomme, dans un pays dont un fleuve s’appelle
Oronte!). Mais Molière avait-il le loisir de lire ces milliers de pages —et travaillait-il
mêmecourammentàpartirdefictionsnarratives19?
D’autant que la chronique parisienne lui offrait le cas de réalités plus parlantes
encorequelafiction.Réalitésmêléesd’ailleursdefiction,pourfournirlachroniquedes
ragotsetdesactualitésdelacouretdelaville.C’estenmars1665quelemarquisde
Vardes,lecomtedeGuicheetlacomtessedeSoissonsnéeMazarin,tousprochesduroi,
sontexilésaprèsavoirétéconvaincusd’avoirquelquesannéesplustôtrédigéunelettre
àen-têteduroid’EspagnedénonçantàlareineMarie-ThérèsesafillelaliaisondeLouis
XIVavecMlledeLaVallière.Vardesembastilléendécembre1664avaitmenacéMadame
de divulguer sa correspondance amoureuse avec Guiche qu’il s’était fait confier et qui
établissait que Monsieur, frère de Louis XIV, était un mari trompé. Les Histoires des
amoureuses des Gaules qui valent à Bussy d’être arrêté le 17 avril de la même année
1665etl’Histoired’Henrietted’AngleterreprêtéeàMmedeLafayettemontrel’actualité
récentedecesconduitesetlabénignitédesfautesdeCélimène.LouisXIVlasséparces
scandalesauraitdonnéuntourdevisen1665danslemilieudelajeunecourdontles
mœurs étaient totalement dissolues et les vétilles de la veille devenaient dès lors des
fautes: les insolences de Dom Juan étaient passées de mode et l’air du temps portait
temporairement à la discrétion et à la moralisation de l’éthique mondaine: le
dénouementduMisanthropeoùla«faute»deCélimènesemblebienlégèreauregardde
ces exemples d’illustre dévergondage enregistre peut-être aussi cette oscillation du
sismographe royal. C’est la part la plus impondérable et la moins vérifiable de
l’intertextualitéquiœuvreàcomposercesmosaïquesparfoismaluniformiséesquesont
souventlestextesdeMolière.
1L'"Imposteur" de 1667 prédécesseur du "Tartuffe", texte établi et présenté par Robert Mc Bride, University of
Durham, 1999.
2VoircependantlatentativedereconstitutionentrepriseparG.ForestieretI.Grellet,surlesite
Molière 21, http://www.moliere.paris-sorbonne.fr/Tartuffe_1664_reconstruit.pdf, qui propose
une version de 1664 calquée sur les actes I, III et IV actuels, et où subsistent donc tous les
passagesettouteslesdifficultésquenousvenonsd’évoquer.Laréfectionsubstitueenrevanche
au mariage de Mariane celui de Damis comme enjeu de l’intrigue. Ce qui déplace tels quels ou
presquelerôleetmêmelesversdeMarianedanslabouchedesonfrère.Onpeutalorsêtregêné
devoircefougueuxetorgueilleuxjeunehomme,àlascène IIIdudésormaisacteIII(actuelacte
IV), geindre aux genoux de son père qui lui défend, dit-il, «d’être à ce que j’ose aimer»
(v.1288):d’ordinaire,cesontlesfillesquidisentoudontonditqu’ellesappartiennent(qu’elles
sont)àcequ’ellesosentaimer.Celangageestmoinsattenduchezungarçon.Quantàaccepter
dans sa supplique que «tout son bien» soit livré à Tartuffe (celui qu’il a hérité de sa défunte
mère),Marianepeutyconsentirdansdesversoùelledemandelagrâced’allers’enfermerdans
un couvent, mais on ne voit pas un fils aîné comme Damis pouvoir y acquiescer pour le seul
bienfaitdedemeurerdanslamaisondesonpère,commeleproposelaversion«restaurée»:il
deviendrait un paria, en situation fausse et intenable. Déshérité, il fuirait de toute façon le toit
familial. Il y a bien des difficultés, donc, dans cette reconstitution hypothétique qui parie pour
unestabilitésuspectedutexteentre1664et1669.Enfin,l’exerciceaobligéI.Grelletàcomposer
desversdeliaisonpoursuturerlesbéancescauséesparlasuppressiondecertainsautresquine
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pouvaientvraimentpasentrerdansleurreconstitution(laclôturedeMarinenotamment):c’est
uneméthodetoutdemêmepérilleuse.
3 Philip F. Butler, «Tartuffe et la direction spirituelle au XVIIe siècle», Modern Miscellany
presentedtoEugeneVinaver,, T.E. Lawrenson, F. E. Sutcliffe etal. éd., Manchester U.P., 1969, p.
57-64, repris dans J. Cairncross, L’Humanité de Molière, Paris, Nizet, 1988, p.57-69. Georges
Forestier et Claude Bourqui, «Notice» de Tartuffe dans Molière, Œuvres complètes, Paris,
Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,2010,2vol.T.II,p.1354-1389.JuliaPrest,Controversy
in modern Drama. Molière's Tartuffe and the Struggle for Influence, New York, Palgrave
Macmillan,2014.
4G.ForestieretC.Bourqui,«Notice»deTartuffe,op.cit.,p.1373
5PierreRoullé,LeRoiglorieuxaumonde…,s.l.,1664.Éd.G.ForestieretC.BourquidesŒuvres
complètesdeMolière,t.II,p.1166.
6Au contraire, Ph. Butler pense que dans la version de 1664 une source majeure du comique
procédait du conflit intérieur à Tartuffe entre son aspiration à la dévotion et ses appétits
sensuelsquiluifont«perdrelatête»(op.cit.,p.64).NousinclinerionsàprêteràTartuffeplus
detêtequecela.Ouàpenserquelacomédien’entretoutsimplementpasdanssatête.
7Voirlanote4ci-dessus(noussoulignons).
8Premier placet présenté au roi sur la comédie de Tartuffe, en tête de l’édition de l’œuvre en
1669. Éd. cit., p.192. On ajoutera, quoi que cela ne fasse pas preuve mais au moins
corroboration,quedanslanouvelledeScarronLesHypocrites,oùfigurentnombrededétailsqui
semblentreprisparMolière(ilvenaitdesolliciterLaPrécautioninutile,autrenouvelledumême,
poursourcedesonÉcoledesfemmes),Montufar,dontlenomrappelleceluideTartuffe,estdéjà
unescrocqui,découvertetdénoncépourlefourberenomméqu’ilest,retournelasituationen
s’accusant avec une humilité que Molière a clairement démarquée dans la tirade par laquelle
TartuffedémasquéparDamisretournelaconvictiond’Orgon(III,VI,v.1074-1086).
9À cela, le personnage de Dorante, dans Le Bourgeois gentilhomme, abusant M. Jourdain sans
être un imposteur pourrait constituer un contre-exemple. Mais c’est la différence de thème (la
vanitésocialeaulieudeladévotionfanatisée)quiadérivélarelationdecetautrecoupleducôté
d’un autre modèle tout aussi topique de relation comique: celui du flatteur et de sa dupe. La
pratiquedelaflatterieautoriseleflatteuràêtreunmenteursansêtreunimposteur.Cen’estpas
le cas pour le faux dévot qui doit persuader sa victime qu’il vit lui-même en sainte personne,
alors qu’il vise des buts intéressés et sordides. Ce qui implique une imposture constitutive au
lieud’unmensongepériphérique.
10LaplusfortedescitationssurlesquellesPh.Butlerappuiesonhypothèseestassurémentcelleci: «dans la mauvaise foi, c’est à moi moi-même que je masque la vérité». Il est significatif
qu’ellenedatepasduXVIIesiècle,maissoitempruntéeàJ.-P.Sartre(op.cit.,p.63).
11Nous avons traité la question dans Le «cas» Argan. Molière et la maladie imaginaire, Paris,
Klincksieck,«Jalonscritiques»,2006.
13Les propos de la relation des Plaisirs de l’Île enchantée laissent entendre à demi-mot que
l’autorisation était suspendue à la clarification: «Le soir, Sa Majesté fit jouer une comédie
nomméeTartuffe,queleSieurdeMolièreavaitfaitcontreleshypocrites;maisquoiqu’elleeût
été trouvée fort divertissante, le Roi connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable
dévotion met dans le chemin du Ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres
n’empêchepasd’encommettredemauvaises;quesonextrêmedélicatessepourleschosesdela
religion,neputsouffrircetteressemblanceduviceaveclavertu,quipouvaientêtreprisel’une
pour l’autre : et quoi qu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit
pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres,
moinscapablesd’enfaireunjustediscernement.»Dèslepremierplacetauroi,databled’août
1664,lalignededéfensedeMolièreestcelle-là.S’ilavaitchangéradicalementd’optiquesurson
personnage, ç’aurait donc été dans les quatre mois suivant l’interdiction. Cela ferait une bien
rapidepalinodie.Etbieninutile:ennovembre1665,onavuqueBossuet,peut-êtreenayanten
têteTartuffe,asoindedéfinirl’hypocrisiecommeunecontrefaçonmondainedelareligionpar
desimposteurs.Maisunchapitremanuscritajoutéàsapratiqueduthéâtrepard’Aubignacàune
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date située après les représentations de Dom Juan et sans doute avant l’interdiction de 1667,
faisant état d’un manuscrit de Tartuffe que l’auteur aura lu (le nouveau Tartuffe en 5 actes
vraisemblablement),parleàsonproposd’attaquescomme«lamauvaisedévotion».S’ilvisele
personnage de Tartuffe et non celui d’Orgon, c’est donc que les distinctions et édulcorations
tentéesparMolièren’ontserviàrien:laconfusionrègne.
14«On parla fort ce jour-là [17e d'avril 1664] de travailler à procurer la suppression de la
méchante comédie de Tartuffe. Chacun se chargea d'en parler à ses amis qui avaient quelque
crédit à la Cour pour empêcher sa représentation, et en effet elle fut différée assez longtemps,
maisenfinlemauvaisespritdumondetriomphadetouslessoinsetdetoutelarésistancedela
solidepiétéenfaveurdel'auteurlibertindecettepièce,quisansdouteaétépunidetoutesses
impiétésparunetrèsmalheureusefin.»(Voyerd’Argenson,AnnalesdelaCompagnie,citéparG.
Couton, éd. cit. des Œuvres complètes de Molière, 1971, I, p.833). Cependant on voit que le
témoignage est posthume (il date de la fin du XVIIe siècle), ce qui relativise sa valeur. La
Compagnie est d’ailleurs devenue alors une société plus que jamais secrète et discrète, car le
pouvoirluidonnelachassedepuislafindesannées1650.Ellesedissoudraen1666,àlamort
desaprotectrice,lareinemère.
15Textes dans P. Nicole, Traitédelacomédieetautrespiècesd’unprocèsduthéâtre,éd. crit. L.
Thirouin,Paris,Champion,1998.
17LasourceparfoissupposéedurebondissementduVeacte,lecanevasIlBasiliscodiBerganasso,
mêle en fait des éléments de Dom Juan (un mendiant qui refuse l’aumône de son hôte et le
protègedesesennemis,mélangededeuxscènesdel’acteIIIdeMolière)etàTartuffe(ilreçoit
donation des biens de son hôte qu’il chasse de sa propre maison): il aura donc été imité de
Molière plutôt qu’il ne l’aura inspiré. Et de fait on le trouve parmi les canevas de Biancolelli,
l’ArlequindeParisquiaplusieursdettesenversMolière.
18VoirlacomparaisondesdeuxœuvresdansB.Parent,Variationscomiques,Paris,Klincksieck,
2000.
19Claude Bourqui répond, à notre avis sagement, par la négative à cette question dans Les
SourcesdeMolière,Paris,SEDES,1999,maissembleêtrepasséàl’aviscontrairedansl’éditionde
la«BibliothèquedelaPléiade»déjàcitée(I,p.1443-1444).
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