17èmes JOURNEES D`ETUDE APF FORMATION

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REGARDS CROISES SUR LA DOULEUR :
Impact d’une intervention de médiation interculturelle dans une consultation
spécialisé dans le traitement de la douleur chronique
Anne MARGOT-DUCLOT
Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur, Fondation A. de ROTHSCHILD, Paris
Serge BOUZNAH
Centre Clinique de Médiation Interculturelle, Fondation A. de ROTHSCHILD, Paris
La douleur a un sens pas uniquement pour la compréhension
propre du sujet mais pour la compréhension du sens de son être,
de son futur et de sa destinée.
MERLEAU PONTY
La douleur occupe une place primordiale dans la condition humaine. Son vécu et son expression (par
les mots, les gestes..) ainsi que les réponses apportées pour la soulager relèvent de facteurs culturels,
sociaux et personnels.
La personnalité du sujet, ses expériences antérieures, l'humeur en cours, ses attentes, le sens donné à
la situation et à l'évènement déclenchant (l'interprétation faite par le souffrant mais aussi les
interprétations données par le milieu), et les réponses de l'environnement sont autant de facteurs
modulant l'expérience douloureuse.
Le vécu de la douleur diffère fondamentalement quand la douleur s’inscrit dans un événement
traumatique délibérément provoqué par un groupe, comme c'est le cas dans les rites d'initiation où
toutes les conditions de douleur physique sont réunies mais où la personne n'exprime ni ne semble
ressentir aucune douleur (par exemple lors des incisions, des tatouages..), et lorsque la douleur est
infligée, subie survenant dans un contexte pouvant avoir des conséquences néfastes pour l'individu
(blessure provoquée par un tiers, maladie...).
La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire
existante ou potentielle et décrite en fonction de cette lésion (IASP 1975). Ainsi la sensation est
indissociable de l’émotion douloureuse, et les liens entre lésion et douleur ne sont ni directs ni
proportionnels : il est de graves lésions non douloureuses, des lésions bénignes très douloureuses, et
des douleurs sans lésions retrouvées. En pratique clinique, nous constatons la grande variabilité de la
douleur pour une même situation lésionnelle.
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Effets des normes, représentations et valeurs culturelles sur le vécu et l'expression de la
douleur
Expérience intime et solitaire, la douleur met celui qui souffre face à sa vie et à son propre destin. La
douleur revêt un sens ontologique qui la rapproche de la maladie et de la mort. La douleur se pose en
tant qu'angoisse existentielle. Ainsi, la question du sens "pourquoi j'ai mal ?" s’impose dès l'irruption de
la douleur à la conscience. Cette interrogation est encore plus angoissante quand la douleur persiste
des mois et que les réponses médicales ne sont pas satisfaisantes : quel est le sens d’une douleur qui
dure ?
Exemples d’interrogations de la personne souffrante :
- sur l'origine de la douleur : "pourquoi j'ai mal ?", "pourquoi moi?" "pourquoi la douleur continue ?",
"pourquoi rien ne me soulage?"," c'est certainement très grave"… expérience métaphysique,
existentielle ;
- sur les liens qui l'unit à son environnement : "je souffre et personne ne me croit", "pourquoi ne me
soulage-t-on pas ? "," je suis seul là à souffrir et personne ne me comprend"… expérience de
solitude ;
- sur le contrôle de son état de santé : "je ne peux rien faire pour me soulager», "personne ne peut
rien pour moi"… expérience d'impuissance.
L’absence de sens avec des explications médicales confuses voire contradictoires, corrélée à l’absence
de soulagement par les traitements habituels, renvoie le sujet souffrant à lui même et l’ouvre à de
nouveaux champs d’interprétation.
Le questionnement de la douleur persistante affecte aussi le médecin qui a souvent du mal à trouver
une explication cohérente à une réalité douloureuse complexe. La relation thérapeutique s'en trouve
perturbée et les doutes, les suspicions et les échecs médicaux sont les fardeaux portés par les
protagonistes.
Chaque culture en proposant une compréhension de l'origine du mal, de la souffrance, de la maladie et
de la mort ainsi que des réponses spécifiques, apporte un sens à la douleur, une finalité philosophique
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et religieuse. Ainsi, la culture façonne l'expérience solitaire en une expérience culturelle dans laquelle
l'individu trouve des valeurs structurantes. Elle propose une manière de vivre la douleur et d'y faire face
à travers un langage et des comportements qui seront difficilement accessibles à un sujet non averti.
Les influences culturelles s'expriment chez tous les individus à des degrés divers.
Les modes d'interventions au sein du CETD
Le Centre d’Etude et de Traitement de la Douleur de la Fondation ROTHSCHILD (CETD) prend en
charge des patients présentant des douleurs chroniques rebelles et invalidantes. Ces patients souffrent
de pathologies complexes où coexistent à des degrés divers des facteurs lésionnels et des facteurs
psychosociaux.
Les pathologies les plus fréquemment rencontrées sont les lombosciatiques séquellaires, les douleurs
neuropathiques (SEP, blessés médullaires, lésions nerveuses périphériques…), les douleurs
cancéreuses rebelles, les céphalées chroniques. La mission de cette consultation de la douleur est de
résoudre les problèmes spécifiques posés par ces patients.
Les modes d’intervention s'inspirent de l'approche biopsychosociale tentant d'appréhender l'individu
dans sa réalité physique, psychologique et sociale. La prise en charge est effectuée par une équipe
pluridisciplinaire, formée à aborder de façon globale la douleur. Ils sont basés sur :
- L'établissement d'une relation thérapeutique singulière au sens de particulière et spécifique de la
personne, duelle au sens "deux", utilisée comme lieu et outil pivot du changement désiré et
attendu par le patient et le thérapeute.
- Des techniques médicamenteuses et non médicamenteuses ciblant les différentes
problématiques : organiques (lésion et dysfonctionnement physiologiques), psychologiques
(réactivation d’évènements traumatiques, troubles de l'humeur, troubles de l'adaptation…) et
sociales (isolement social, inadaptation professionnelle, litiges avec les assurances ou le tiers
responsable...).
Cette approche repose sur quelques principes, en particulier le fait que les interventions sont centrées
sur le sujet souffrant, sur ses aptitudes aux changements au sein d'un environnement social sur lequel
on pourra interférer tout au moins en partie. D’un être subissant et passif, il devient un être actif, un
« acteur » de son état de santé.
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Une expérience de médiation transculturelle dans un centre de la douleur
Les hypothèses de départ
Il existe plusieurs manières de décrire la genèse de notre projet de recherche. La première emprunte la
voie anecdotique, mais néanmoins décisive, de la rencontre fortuite entre un chef de service d’un
Centre d’évaluation et de traitement de la douleur, préoccupé par les difficultés rencontrés dans la prise
en charge de certains patients migrants douloureux chroniques, et une équipe de médecins et de
médiateurs formés à l’approche ethnopsychiatrique soucieux quant à eux d’investiguer le champ
médical de la pathologie chronique.
Une seconde façon de raconter l’histoire est celle de la rencontre logique entre deux types d’approche,
l’ethnopsychiatrie et la prise en charge spécialisée de la douleur chronique, qui partagent la nécessité
de mettre le patient au centre du dispositif technique.
Cette rencontre nous a permis durant près de 3 ans d’expérimenter un dispositif original de médiation
interculturelle au sein du service spécialisé de lutte contre la douleur de la fondation Rothschild.
Ce dispositif a été proposé à des patients migrants de 1 ère ou de 2ème génération présentant des
problématiques médicales complexes, installés dans la chronicité depuis plusieurs années et pour
lesquels le médecin référent se trouvait dans une difficulté sérieuse dans la mise en œuvre du projet
thérapeutique.
Notre hypothèse de départ a été que les difficultés rencontrées, et les échecs thérapeutiques qui en
découlent parfois, sont liés à une prise en compte insuffisante de l’univers culturel du patient dans l'acte
médical. En effet, pour des patients qui souffrent depuis des années, l’adhésion aux traitements
proposés dépend étroitement de l’inscription du projet thérapeutique dans leur univers de vie. La culture
joue là, naturellement, un rôle fondamental. Elle est susceptible de fournir au sujet une interprétation de
sa douleur et de sa maladie à partir de laquelle il construit son expérience et organise ses réseaux
thérapeutiques, y compris en faisant appel aux thérapies dites « parallèles ».
Dès 1996, lors d’une précédente recherche à l’hôpital Necker, nous avions montré la fréquence de ce
recours pour des familles migrantes dont un ou plusieurs enfants étaient touchés par le V.I.H. Juste une
précision à apporter sur le terme thérapies « parallèles » : celui-ci fait ici référence à l’ensemble des
réseaux thérapeutiques ne s’inscrivant pas dans le système médical occidental. Les recours aux
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thérapies parallèles restent le plus souvent méconnus des soignants. Les patients en effet ne parlent
quasiment jamais spontanément de ces réseaux de soins de crainte que leurs démarches ne soient ni
prises au sérieux, ni comprises par leur médecin traitant ou pire qu’elles soient considérées par celui-ci
comme une trahison. Le patient peut alors se retrouver en porte à faux entre deux systèmes
thérapeutiques qui s’ignorent. A l’inverse dans d’autres situations, le recours exclusif et surtout parfois
abusif au système médical est susceptible de couper le patient de toute une série de réseaux locaux de
solidarité.
Alors, comment aider les équipes médicales à mieux comprendre les problématiques des patients et
éviter les malentendus qui nuisent à la prise en charge ? Comment agir lorsque ces patients refusent
leur traitement ou à l’inverse semblent dépendre du système médical de manière excessive?
Pour répondre à ces questions, nous avons imaginé, dans le service hospitalier, un dispositif de
médiation interculturelle animé par un médecin formé à cette approche.
Qui sont les protagonistes de ce dispositif :
- Le patient, accompagné lorsqu’il le souhaitait, par ses proches ;
- Le médecin référent, médecin algologue prenant en charge le patient à son admission au
C.E.T.D. ;
- Le médiateur culturel. Qui est t’il ? C’est un professionnel, appartenant au même groupe culturel
que le patient.
En utilisant la langue maternelle du patient, le médiateur fait resurgir pour lui son univers culturel et le
rend accessible aux médecins. La langue maternelle est utilisée comme une clé. C’est cette clé qui
nous permettra d’accéder au monde de significations et au sens que le sujet attribue aux événements
comme la maladie, la souffrance ou la mort.
Ce médiateur va nous aider à faire émerger les interprétations qui circulent sur la maladie,
interprétations s’appuyant très fréquemment sur les théories locales spécifiques au groupe
d’appartenance du patient.
En médecine, une difficulté majeure relative au rôle même du médiateur est apparue. Car, si ce dernier
possède la compétence pour restituer les manières de penser et de faire de son groupe
d’appartenance, il lui est plus ardu, voire impossible en tant que non spécialiste, de transmettre aux
familles les logiques des médecins. D’autant que nous, médecins, nous sommes en général très
réservés sur le fait de communiquer des éléments sur la santé de nos patients à des tiers non
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médecins. Le patient se trouve de fait contraint d’adhérer à un système médical qui lui reste étranger
sans disposer des moyens nécessaires pour en comprendre le fonctionnement et la logique.
Pour surmonter cette difficulté, le dispositif de médiation interculturelle que nous proposions devait non
seulement faire émerger le point de vue du patient et de ses proches mais également, et c’est cela qui
fonde son originalité, questionner les interventions médicales et les théories qui les sous tendent.
C’est ce qui fonde la présence du médecin formé à l’approche clinique ethnopsychiatrique dans ce
dispositif.
Ousmane (personnage présenté dans un film projeté au cours du colloque) est un des 17 patients qui
sont entrés dans le dispositif qui a compté 12 femmes et 5 hommes.
Qui sont ces patients ?
- 15 patients ont eux mêmes migré, venant du Maghreb pour 6 d’entre eux, d’Afrique de l’Ouest
dans le cas de 3 des patients, et 2 en ce qui concerne les antilles. Dans la plupart des cas leur
immigration est ancienne, supérieure à 10 ans.
- 2 patients sont nés en France de parents originaires d’Algérie et sont donc des migrants de
seconde génération.
Ils ont tous un âge compatible avec une activité professionnelle et ont tous construit une famille. Dans
plusieurs situations, comme celle d’Ousmane, la maladie a fait exploser ou tout du moins a fortement
déséquilibré la cellule familiale.
Ce sont majoritairement des ouvriers ou des employés. A noter au sein l’effectif qu’une patiente est
originaire de Madagascar et titulaire d’un diplôme de médecin dans son pays.
Seuls 2 patients ont une compréhension et une expression limitées dans la langue française. Ce qui
vient conforter l’hypothèse que la problématique des migrants dans le système de soin occidental ne
peut être réduite exclusivement à des difficultés liées à la barrière linguistique.
Les problématiques médicales de ces patients sont très diverses et pour la plupart, complexes.
Notons que dans 8 situations, soit près de la moitié de l’effectif, ces douleurs ont été provoquées ou
aggravées par un acte chirurgical ou médical : ces patients non seulement s’inscrivent dans une chaîne
d’échecs successifs qui ont abouti à l’orientation vers le CETD, mais de plus pour certains d’entre eux,
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cet échec à les soulager s’associe à une responsabilité du corps médical dans la genèse même de leur
pathologie douloureuse.
Si on observe une grande diversité dans les motifs qui ont présidé à leur orientation par le médecin
référent vers le dispositif de médiation, il faut noter que toutes les difficultés repérées ont ceci en
commun qu’elles sont de nature à contrarier une prise en charge thérapeutique adaptée.
Projection d’un film illustrant le fonctionnement du CETD
Le film, d’une durée de 10 minutes, présente des extraits d’une consultation de médiation avec un
patient malien, que nous appellerons Ousmane.
En résumé, Ousmane a été adressé au centre pour des douleurs des membres inférieurs chroniques
rebelles invalidantes d’allure neuropathiques. Il ne suit pas d’autre part ses traitements destinés à
régulariser ses troubles sphinctériens. Les relations avec son équipe médicale sont difficiles. Ousmane
a présenté une paraplégie séquellaire d’une méningite (1978). L’apparition d’une tétraplégie en relation
avec une fente syringomyélique a nécessité une dérivation médullo-péritonéale (1996) avec
récupération partielle de la paralysie des mains. Les douleurs ont débuté en 1998, touchant les jambes
paralysées et insensibles, au décours d’une chirurgie urologique (pose d’un sphincter artificiel). Son
épouse est partie dans les mois qui ont suivi. Ousmane vit seul avec ses enfants.
Les motifs de la demande d’une consultation ethnopsychiatrique ont reposé sur les interrogations
suivantes :
- Comment Ousmane appréhende-t-il ses douleurs survenant dans un territoire insensible et
paralysé ?
- Quels sont les liens existants entre la survenue de la douleur (tardive par rapport à la lésion
médullaire existante), la pose de prothèse et la séparation conjugale ?
- Quel est le sens de l’hostilité marquée vis-à-vis des médecins et de la non observance
thérapeutique ?
- Comment expliquer à Ousmane les mécanismes de ces douleurs et les traitements au long cours
que nous pouvons lui proposer ?
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Analyse de la situation de médiation :
Nous avons tenté dans ce montage vidéo d'une consultation qui a duré plus de deux heures, de rendre
compte d’un mouvement complexe. Ce mouvement débute par la présentation par le médecin référent,
Anne en l’occurrence, de la maladie qui a frappé le patient, la méningite tuberculeuse et sur ses
conséquences. Cette présentation est suivie, comme nous l‘avons vu, par une discussion avec le
médecin référent sur cette pathologie, puis par une tentative de restitution au patient.
Dans un deuxième temps, ce mouvement nous amène à l’exposé du point de vue Kasonké (groupe
d’appartenance du patient), sur le même épisode morbide.
Soulignons d’abord que ces points de vue ne s’expriment généralement pas dans le cadre habituel
d’une consultation médicale. C’est le dispositif technique qui permet au travers des énoncés sur la
nature de la maladie, cette confrontation entre deux mondes.
La place du médecin référent du patient, Anne dans cette situation, est tout à fait décisive. Comme nous
l’avons constaté, elle est très active dans cet échange non seulement dans l’énoncé médical mais
également en questionnant l’énoncé du patient et en s’y intéressant. Elle occupe dans ce dispositif une
position naturellement très différente de celle occupée dans la relation duelle médicale classique,
situation dans laquelle elle doit assumer seule une position d’expert dans sa discipline face à un patient
qui est là pour recevoir et suivre les conseils qui lui sont dispensés.
En acceptant dans notre dispositif une position de co-partage d’un savoir, elle se situe alors dans une
dynamique d’échanges et d’interrogations réciproques. Le médecin référent peut accepter alors d’être
questionné par un autre médecin sur les interprétations médicales ainsi que sur la logique des
interventions qui ont été proposées à ce patient.
Cela contraint le médecin référent à regrouper les différents éléments d’une histoire médicale souvent
segmentée entre différents spécialistes pour restituer au patient une histoire globale et cohérente.
C’est ici qu’intervient le médecin formé à l’approche ethnopsychiatrique.
En tant que médecin, il est à même techniquement de questionner les théories ayant cours dans sa
discipline. De plus son identité professionnelle légitime ses interventions auprès de son collègue
médecin.
Nous mettons ainsi en scène une sorte de staff médical qui aurait pour particularité de se dérouler
devant le patient.
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Dans ce staff d’un nouveau type, nous rediscutons des interventions médicales et des théories qui les
sous-tendent. Parallèlement sont discutées avec le médiateur les traductions possibles dans la langue
maternelle du patient ainsi que des impasses conceptuelles entre les différents discours.
Ce dernier point est particulièrement illustré dans le film par les propos tenus autour du concept de
guérison et de la difficulté pour le médiateur de rendre compte du fait que la médecine bien
qu’éradiquant le bacille tuberculeux est incapable d’enrayer les conséquences de l’infection en
particulier la constitution d’un fente syringomyélique et l’installation d’une paraplégie chez le patient.
Ceci est en contradiction avec la manière dont les Kasonkés conçoivent la guérison en tant que fait
total. Soit on est guéri et alors on l’est totalement, soit on ne l’est pas.
Cette phase nous paraît particulièrement importante pour deux raisons principales :
- Elle ouvre la possibilité au patient de s’emparer du discours médical, de le questionner, d’en
devenir ainsi un protagoniste actif.
- Nous pensons que le discours médical, par sa force narrative, a lui même un impact
thérapeutique. L’efficacité du médecin ne réside pas seulement dans sa technicité mais
également dans sa capacité à redonner du sens au désordre provoqué par la maladie.
Le médiateur culturel joue lui un rôle essentiel non seulement dans la traduction des énoncés médicaux
mais aussi dans sa capacité à faire exister le monde kasonké à l’intérieur même du dispositif. Lorsqu’il
nous parle de la façon dont les Kasonkés font face aux épidémies de méningite, il rend non seulement
accessible les logiques thérapeutiques qui prévalent dans ce monde mais surtout il nous aide à
construire le cadre qui permettra au patient de déposer son histoire singulière.
Discutons maintenant de ce qu'implique le fait d'aborder la maladie à partir du point de vue du
patient.
Une première remarque :
Devant une pathologie somatique, la médecine occidentale désigne le corps du patient comme lieu du
désordre. Elle va également en rechercher l'origine à l’intérieur de celui-ci. Dès que le diagnostic est
posé, elle interviendra sur la cause du dysfonctionnement ou du moins sur les symptômes les plus
gênants.
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Pour les Kasonkés (comme pour beaucoup d'autres) la maladie est considérée avant tout comme une
rupture de l'ordre social au même titre qu'un accident de la circulation, la perte de travail ou la mort
prématurée d'un membre du groupe. Les catégorisations des processus morbides sont très différentes
de celles que la médecine occidentale propose.
Dans le monde kasonké il faudra également identifier où se trouve l'origine du désordre et ensuite
proposer une réparation. Des spécialistes reconnus par le groupe seront consultés.
Ces spécialistes questionneront l'équilibre subtil des rapports unissant les familles entre elles, mais
également le lien qui unit morts et vivants ou bien encore celui qui relie les vivants aux représentants
des mondes invisibles, djinas ou fétiches.
La maladie d'un membre du groupe est alors susceptible d'être interprétée comme un message adressé
à l'ensemble du groupe. La réparation du désordre mobilisera l'ensemble des protagonistes impliqués,
naturellement le patient mais largement au-delà, sa famille, ses proches et éventuellement d'autres
membres de sa communauté.
Les Kasonkés différencient donc le lieu où s'exprime le processus morbide, le corps du patient, et le lieu
où s'origine le désordre, qui lui se situe dans le corps social.
Ainsi, dans la recherche à l'hôpital Necker que j'évoquais au début de mon intervention, l'origine virale
de la maladie SIDA n'était pas réfutée par les familles, cependant le SIDA n'était jamais considéré
comme le maillon terminal mais toujours comme un maillon intermédiaire de la chaîne de causalité de la
maladie. Dans la plupart des situations, le SIDA n'était qu'un outil au service d'une intention
malveillante.
Il est alors tout à fait concevable pour ces patients de suivre les thérapeutiques préconisées par la
médecine occidentale pour soigner la maladie SIDA tout en mettant en œuvre parallèlement les
protections nécessaires prescrites par le thérapeute traditionnel contre l'attaque sorcière.
Si nous revenons à notre patient, plusieurs interprétations ont été posées :
La première interprétation, qui ne figure pas dans le film pour éviter des longueurs, fait remonter
l'origine de la maladie à l'attaque d'un prétendant éconduit de la première femme de monsieur. Dès que
l'alliance a été contractée, les marabouts consultés avaient pourtant prévenu de la nécessité de se
protéger.
L'origine du désordre se situait là dans le processus de l'alliance qui a été contractée entre deux
familles. La maladie d'Ousmane incite alors l'ensemble du clan familial à questionner cette alliance.
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La deuxième interprétation qui a été posée dans cette consultation et qui apparaît dans le film, est celle
de la transgression d'une alliance qui aurait été contractée par la famille d’Ousmane avec les djinas,
ces êtres mythiques vivants dans un monde parallèle à celui des humains. Cette même transgression a
été incriminée dans la mort brutale du père d’Ousmane il y a très longtemps ainsi que dans l’accident
qui a failli emporter le premier petit fils d’Ousmane à sa naissance.
Dans cette deuxième alternative, il faut envisager la réparation d'une transgression qui remonte à
plusieurs générations.
Dans ce cas c'est également l'ensemble du groupe familial qui va se mobiliser autour du patient. Mais à
un degré de plus, Ousmane lui-même porte alors la responsabilité de protéger sa descendance directe.
Il passe alors d'un statut d'adulte handicapé au rôle actif de protecteur de sa lignée. Cette charge
implique pour lui de se rapprocher de sa famille au pays et de mettre en place toutes les protections
nécessaires pour ses enfants et petits-enfants.
Une fois que les deux points de vue se seront exprimés, celui du médecin et celui du patient, il nous
appartient en tant qu’animateur du dispositif de construire une interprétation les articulant et permettant
alors que l'intervention médicale fasse sens et s'inscrive dans le monde du patient.
Dans cette situation, cela nous amènera à rencontrer l’urologue qui a posé l’indication chirurgicale de
l’endoprothèse.
Ceci nous permettra de mieux comprendre l’intention de ce spécialiste et de la confronter à ce que le
patient attendait, quant à lui, de l’intervention. Nous nous apercevrons du fossé existant entre l’intention
médicale, qui en posant l’endoprothèse vésicale prévenait le risque vital de septicémie, et la position du
patient qui confronté aux fuites urinaires quotidiennes, à l’impuissance sexuel désormais totale, voyait
définitivement disparaître sa qualité d’homme kasonké.
Parallèlement une médiation sera réalisée auprès d’un imam malien afin de répondre à la question
lancinante de notre patient sur la manière de concilier sa foi musulmane avec ses souillures d’urines
quotidiennes. En effet pour la première fois, dans un cadre médical, Ousmane a pu évoquer dans une
très grande tristesse la honte qu’il subissait en tant que musulman depuis tant d’années de ne plus
pouvoir prier.
L’imam a confirmé qu’il n’y avait pas de contre-indication à la reprise des activités religieuses. Ousmane
a alors réuni ses enfants pour reprendre les prières qu’il avait interrompu depuis plus de vingt ans.
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Le point de vue du médecin de la douleur :
Il s’agit de saisir la construction sociale et culturelle de la douleur, c’est à dire de plonger au plus intime
de l’homme souffrant pour essayer de comprendre comment celui-ci s’impose avec une donnée
biologique pour se l’approprier dans ses conduites et quelle est la signification qu’il lui donne
A. LE BRETON
Rappelons que dans notre approche de la personne souffrante, qui tente d’être globale, l'homme est
pris comme un être singulier c'est à dire unique ayant des capacités personnelles qui lui permettent de
changer des états qui lui sont pénibles et désagréables, pouvant s’aider de l'équipe médicale et de
techniques physiques, médicamenteuses qu'il s'appropriera…
Cette approche centrée sur l’individu et son environnement immédiat n’est pas sans avoir des limites en
particulier dans le cas de Ousmane. Comme nous l'avons vu, la problématique douloureuse complexe
de Ousmane ne pouvait être abordée de cette manière. Plus les médecins demandaient à Ousmane de
prendre en charge sa paraplégie par des médicaments et une éducation sanitaire, plus celui-ci souffrait
et se coupait du monde médical. Cette attitude n'était pas en rapport avec une structure défensive, un
défaut d'adaptation à son handicap ni avec une réaction dépressive, mais il s'agissait d'une réelle
incapacité de réagir d'ordre culturelle.
Si, à l'issu de cette consultation, le monde kasonké et son système de représentation me restait
étranger, Ousmane m'était devenu plus familier, je comprenais mieux semble-t-il ses difficultés et la
relation thérapeutique s'en est trouvé transformée.
Les résultats de l’intervention de médiation sur les symptômes présentés par Ousmane :
Ousmane n’a plus décrit de douleurs des membres inférieurs (recul de un an). Les relations avec les
médecins se sont améliorées. Il existe une meilleure observance thérapeutique, même si Ousmane
garde des comportements mal adaptés à sa paraplégie qui le mettent en danger.
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En conclusion
La réponse pratique n’est pas de connaître en détail l’infinie variété des cultures
mais d’être au courant de ces variétés et de la manière dont elles peuvent affecter
les pratiques de santé … de rendre les praticiens sensibles à l’héritage culturel du patient,
à leur propre héritage, et ce qu’il devient lorsque ces différents héritages se rencontrent.
I. K ZOLA
Bien que la dimension culturelle de la douleur soit reconnue par la plupart des auteurs comme
déterminante dans l’expérience douloureuse, sa prise en compte par les équipes spécialisées reste le
plus souvent inexistante. Cette lacune importante peut être expliquée par l'absence de formation des
médecins en charge de ces patients et le clivage encore important existant entre les disciplines comme
l'anthropologie médicale, l'ethnopsychiatrie et la médecine cantonnant chacun des acteurs dans leur
secteur d'activité. Il nous semble important que, pour pallier cette carence, l'anthropologie médicale soit
enseignée dans les facultés de médecine et que des équipes de médiation culturelle sous la
responsabilité de médecins formés à cette approche, se mettent au service des centres de la douleur.
Les méthodes habituelles d'évaluation et de prise en charge utilisées dans les consultations de la
douleur centré sur le patient et ses capacités à changer relevant des techniques psychologiques
occidentales (cognitivo-comportemental, psychanalytique), s'avèrent insuffisantes voire inadaptées pour
un certain nombre de patients migrants douloureux pour qui l'état de santé ne relève pas ou peu de la
responsabilité individuelle mais s'inscrit dans une problématique collective.
Une des critiques adressée aux techniques cognitivo-comportementales c’est qu’elle implique une
vision réductrice de la problématique douloureuse. En postulant que le douloureux a des pensées et
croyances « erronées » inadaptées qui contribuent à l’enkystement du symptôme, elle risque en effet
d’aliéner toute possibilité de questionnement autour du sens de la souffrance endurée par le patient.
Notre approche se démarque de la précédente puisqu’elle vise, en construisant un sens à l’événement
morbide, à réinscrire le patient dans une série de liens. Mais surtout notre démarche part d’un préalable
qui est que chacune des parties en présence reconnaît que l’autre sait quelque chose dont il a besoin.
On contraint donc les deux protagonistes à une interaction dans leur intérêt particulier. Il s’établit ainsi
une symétrie entre la position du médecin expert et celle du patient (a priori) profane.
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Ce dernier se trouve ainsi dans la position de contribuer à la production des informations, des savoirs et
des interprétations concernant sa propre maladie.
Depuis de nombreuses années, notre travail clinique auprès de patients migrants a démontré tout
l’intérêt de l’utilisation des dispositifs de médiation interculturelle en particulier dans les pathologies
chroniques. Ce travail nous a également permis de nous questionner sur sa pertinence pour les patients
appartenant au monde occidental. En effet, si nous acceptons l’idée que ce sont les pratiques
thérapeutiques qui construisent la nature ou plus précisément la réalité de la maladie, il faut alors
abandonner la prétention d’une médecine occidentale seule autorisée à rendre compte de la maladie
positionnée comme une entité universelle. Il ne s’agit pas là, naturellement, de contester les acquis de
la médecine occidentale, ni de renoncer à faire appel à ses services, mais simplement de permettre la
coexistence des différents points de vue sur la nature de la maladie. D’autant plus, et nous le
confirmons dans notre recherche, que les patients soumis à une offre de systèmes thérapeutiques
pluriels font le plus souvent appel à tous, parfois simultanément, plutôt que de faire un choix entre eux.
La pratique que nous vous avons présentée rompt avec l’orientation classique vers un spécialiste du
« culturel ou du psy ». Elle évite de déléguer à un autre professionnel ce qui pour nous doit être partie
intégrante de la prise en charge médicale.
Nous avons aujourd’hui l’ambition de prolonger notre travail en ouvrant notre démarche à l’ensemble
des équipes spécialisées de lutte contre la douleur de la région Ile de France. C’est le sens de la
création du centre clinique de médiation interculturelle au sein de la Fondation Rothschild grâce au
soutien de la Fondation de France et de la Fondation CNP.
Nous espérons que l’expertise positive qui avait été faite en 2002 par le ministère de la Santé sur ce
projet puisse se traduire un jour par l’implication active et pérenne des pouvoirs publics dans ce type
d’action.
Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne…
Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004
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