Le Passeur

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Philippe Saurat
Le Passeur
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Dans la lumière du petit jour, deux ombres se
faufilaient à travers la lande couverte de genêts. Il marchait
devant elle, les oreilles aux aguets, elle, les yeux baissés, ne
pensait à rien. Elle avançait telle un automate, vers cette
frontière à laquelle elle ne croyait plus, vers cette liberté qui
n’était qu’une abstraction de plus, qu’un improbable
mirage.
Elle n’avait que vingt-deux ans, mais sa silhouette
voûtée, ses yeux cernés, et son effrayante maigreur lui
donnaient dix années de plus. Les six derniers mois passés
dans l’angoisse et le deuil, la marche épuisante à travers la
France occupée pour rejoindre les contreforts des Pyrénées
n’avaient fait qu’aggraver un état de sante déjà précaire.
Lui, avec ses cheveux blonds, ses yeux noirs de Gascon
élevé au grand air de la campagne, ses joues brunies par le
soleil, lui respirait la santé. Pourtant une tuberculose lui avait
laissé de vilaines taches au poumon, et l’armée n’avait pas
voulu de lui lors de la mobilisation générale, un an auparavant.
Elle ne pouvait le regarder sans avoir mal : cette
insolente beauté, cette jeunesse sans entraves, toute cette
énergie débordante ne lui rappelaient que trop sa propre
jeunesse marquée a jamais par ce mal intérieur, qui, elle le
sentait bien, ne la quitterait plus.
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Elle était née à Linz, en Autriche. Son père était
médecin et sa mère enseignait le piano au Conservatoire de
la ville. Sa sœur cadette était morte d’une leucémie
lorsqu’elle avait dix ans. Depuis cette perte irréparable, son
père n’avait plus jamais été le même.
Sa mère, pianiste infatigable, s’acharnait sur Liszt et
Mendelssohn, mais elle parlait de moins en moins.
Après l’Anschluss, tout le monde avait essayé de
continuer comme avant : elle à l’Université pour ses études
de littérature et de philologie, sa mère avec ses élèves
toujours plus nombreux, et son père avec ses patients dont
le nombre en revanche s’amenuisait chaque jour davantage.
A la fin de 1938, les Juifs n’avaient pas bonne presse en
Autriche, et hormis ses anciens malades, le pauvre docteur
était inoccupé les trois quarts du temps.
C’est ainsi qu’un beau jour Franz, le gentil jeune
homme, le joli jeune homme si bien élevé qu’elle connaissait
depuis son enfance, Franz, le presque fiancé, Franz, que tout
le monde considérait comme le fils de la maison, Franz avait
cessé de venir.
Elle l’avait revu un jour, lors d’une parade nazie, en
grand uniforme noir, parmi les sbires de Seyss-Inquart, sur
la Lindenstrasse.
Il regardait droit devant lui, il ne l’avait pas vue, ou avait
fait semblant de ne pas la voir.
A partir de ce jour-là, les choses allèrent très vite, les
premières lois raciales furent promulguées, interdisant aux
Juifs d’exercer la médecine, entre autres professions. Freud
lui-même ne put quitter Vienne que sur l’intervention de
Mussolini auprès d’Hitler.
Son père se décida a quitter l’Autriche le jour où en
rentrant de son cabinet, il assista involontairement au
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pillage et a l’incendie d’un magasin de mode dont les
patrons étaient juifs. Grâce a l’appui d’un ancien patient
fonctionnaire a la mairie de Linz, il put se procurer un saufconduit pour la Suisse, d’où il espérait gagner la France peu
de temps après.
Sa femme et sa fille pleurèrent, supplièrent, mais il
demeura inflexible. C’était la fuite ou la mort dans un de ces
camps que la rumeur avait déjà fait connaître en Autriche et
en Allemagne.
C’est ainsi que par une froide après-midi de janvier
1939 ils prirent le train pour Vienne et Zurich. Ils n’avaient
pu emporter qu’un peu d’argent et quelques effets
personnels avec eux.
A Zurich des amis les hébergèrent pour quelques jours
et leur prêtèrent une petite somme pour pouvoir continuer
leur route vers la France.
Sa mère pleurait sans arrêt, regrettant son piano, ses
élèves et sa maison. Son père se taisait, les yeux perdus vers
il ne savait quel horizon.
La France, il la connaissait bien, lui qui avait jadis
étudié la médecine à Paris. Il se disait qu’avec son français
et son expérience médicale, il pourrait travailler facilement,
sa fille reprendrait ses études et sa femme donnerait des
cours de piano.
La réalité fut toute autre. Ils se retrouvèrent dans un
pays en proie à l’inquiétude et au désarroi. Un ciel lourd de
menaces, une population hostile aux étrangers et plus
particulièrement aux Juifs, un marché du travail saturé en
raison de l’afflux d’immigrés qui arrivaient d’Espagne ou
d’Europe centrale. A Paris, on leur conseilla plutôt de partir
en province, à Tours par exemple, ou ils auraient peut-être
plus de chance.
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Ils parvinrent à louer un deux-pièces miteux, pas très
loin de la Loire, et ils s’installèrent comme ils purent dans le
triste meublé aux murs gris.
Son père ne retrouva pas de cabinet, mais sa mère
réussit à donner quelques leçons qui leur permirent de
vivoter pendant quelque temps. Elle-même essaya de
trouver un poste d’institutrice, mais l’administration
réservait ce type d’emploi aux Français.
Son accent autrichien lui attirait par ailleurs des regards
soupçonneux de la part des Tourangeaux en cette période
troublée et en proie a la xénophobie.
En juin 1940, la maison Europe était à feu et à sang.
Quelques jours avant l’entrée des Allemands à Tours,
son père mourut d’une vilaine tumeur mal soignée. Elle se
retrouva seule avec sa mère, que la douleur avait rendue à
moitié folle.
Épuisée, sans ressources elle n’eut d’autre recours que
de laisser sa mère à l’hôpital, et de fuir par les routes, comme
des milliers de Français.
Elle parvint ainsi à Poitiers, puis Angoulême, et enfin
Bordeaux.
Le 22 juin, avec la création de la Ligne de Démarcation,
le piège se referma sur elle.
Terrorisée a l’idée que les nazis pouvaient l’arrêter a
tout instant, elle poursuivit sa route vers le sud, en camion
lorsqu’un chauffeur complaisant voulait bien l’emmener, à
pied la plupart du temps, se nourrissant des fruits qu’elle
trouvait sur la route, ou d’un bout de pain qu’une paysanne
voulait bien lui céder.
Enfin, à Hendaye, elle se mit en quête d’un improbable
passeur pour traverser les Pyrénées. C’est là qu’elle l’avait vu
pour la première fois.
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