D O S S I E R T H É M A T I Q U E Dix questions sur les stéatoses et stéatohépatites médicamenteuses Ten questions about drug-induced steatosis and steatohepatitis ● D. Larrey* GÉNÉRALITÉS Il est maintenant bien connu que les médicaments peuvent entraîner des lésions hépatiques recouvrant l’ensemble de la pathologie hépatobiliaire non iatrogène. Si les hépatites aiguës sont représentées en grande majorité, avec plus de 90 % des cas, il existe des expressions moins courantes, mais importantes, comme la stéatose macrovacuolaire, la stéatose microvésiculaire et la stéatohépatite. Il convient de distinguer ces trois formes d’expression, car elles posent des problèmes de diagnostic différentiel différents et comportent des modes évolutifs particuliers. Parmi les 1 100 médicaments connus pour être hépatotoxiques, seuls une quarantaine sont incriminés dans les stéatoses et stéatohépatites. Ce nombre limité ne doit pas les faire ignorer, car ils représentent des sources potentielles de pathologies graves du foie. La liste en est donnée dans le tableau. principalement de la corticothérapie prolongée, surtout à fortes doses, et du méthotrexate. La stéatose microvésiculaire Elle est caractérisée histologiquement par de nombreuses particules contenant des lipides laissant le noyau au centre de la cellule. Lorsque cette lésion est mineure et peu étendue, elle reste bénigne, asymptomatique, avec peu d’anomalies des tests hépatiques. En revanche, lorsqu’elle est étendue, elle représente une maladie sévère du foie pouvant conduire à une insuffisance hépatique, au coma et au décès du patient. Une trentaine de médicaments peuvent induire cette lésion. Les principaux sont indiqués dans le tableau. Ceux qui sont responsables des lésions hépatiques les plus sévères sont les cyclines, les antirétroviraux du type didéoxynucléotide et l’acide valproïque. La stéatose macrovacuolaire La stéatohépatite Elle est définie histologiquement par la présence d’une grosse vacuole lipidique unique refoulant le noyau de l’hépatocyte à la périphérie de la cellule. Au stade initial, il n’y a pas d’inflammation associée. Dans la grande majorité des cas, il n’y a pas de manifestations cliniques. La découverte est fortuite, à l’occasion d’une échographie montrant un foie brillant hyperéchogène, ou lors d’un bilan biologique révélant des anomalies minimes des transaminases ou de la gammaglutamyltranspeptidase. Lorsque la surcharge en graisse est très importante, une hépatomégalie peut s’y associer cliniquement. Les anomalies des enzymes hépatiques sont plus fréquentes mais restent très modérées. Cette situation clinique de stéatose pure ne comporte pas d’insuffisance hépatocellulaire et est bénigne à court terme. Cependant, à long terme, elle peut évoluer vers une stéatohépatite. De nombreux médicaments sont susceptibles de générer une stéatose macrovacuolaire mineure en association à d’autres lésions hépatiques. En revanche, les agents responsables de stéatose massive isolée sont peu nombreux. En dehors de l’alcool, il s’agit Elle est caractérisée histologiquement par des lésions ressemblant à celles induites par l’alcool. Elle est souvent asymptomatique dans la phase initiale avec des anomalies minimes ou modérées des enzymes hépatiques. Quand l’exposition au médicament est prolongée, l’atteinte devient plus symptomatique, avec une asthénie et une altération de l’état général ou des signes d’hypertension portale et d’insuffisance hépatocellulaire liés à l’évolution progressive vers une fibrose, puis une cirrhose. Les médicaments incriminés sont peu nombreux (tableau). On peut distinguer ceux qui s’associent à une accumulation médicamenteuse tissulaire avec phospholipidose lysosomale (visible sourtout en microscopie électronique). Les deux principaux médicaments responsables en France sont actuellement l’amiodarone et, antérieurement, la perhexiline. La stéatohépatite est aussi observée avec des médicaments sans phospholipidose, en particulier avec le tamoxifène. * Service d’hépato-gastroentérologie et transplantation, hôpital Saint-Eloi, CHU de Montpellier. 52 La distinction entre ces trois types de lésion n’est pas toujours nette. En effet, les deux formes de stéatose peuvent être associées et constituent une étape initiale de la survenue ultérieure d’une stéatohépatite variant d’un médicament à l’autre. Par La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 2 - vol. VI - mars-avril 2003 D O S S I E R T exemple, les corticoïdes n’entraînent pratiquement qu’une stéatose macrovacuolaire sans gravité, alors que les cyclines ont été le prototype de la stéatose microvésiculaire médicamenteuse. À l’inverse, l’amiodarone entraîne les trois lésions. Tableau. Médicaments responsables de stéatose macrovacuolaire, stéatose microvésiculaire, stéatohépatites avec ou sans phospholipidose. Type de médicaments Fréquence Stéatose macrovacuolaire Glucocorticoïdes Méthotrexate Mitomycine Halothane Enflurane Sévoflurane Phénobarbital Warfarine +++ +++ ++ + + + + + Stéatose microvésiculaire Aspirine Amineptine Tianeptine Amiodarone Cocaïne Deféroxamine Didanosine Diméthylformamide Ibuprofène Kétoprofène Pirprofène Tétracycline Acide valproïque Warfarine Perhexiline Asparaginase Glucocorticoïdes Interféron alpha Fialuridine Zidovudine Stavudine Zalcitabine Indinavir Saquinavir Abacavir Lamivudine Riluzole +++ + + ++ ++ + +++ + + + ++ +++ +++ + +++ ++ + + ++ + + + + + + + + Stéatohépatite avec phospholipidose Amiodarone Perhexiline Diéthylaminoéthoxyhexestrol +++ +++ +++ Stéatohépatite sans phospholipidose Tamoxifène Nifédipine Diltiazem Méthotrexate Glucocorticoïdes Torémifène Diéthylstilbestrol (estrogène) +++ + + + + + + H É M A T I Q U E DIX QUESTIONS PRATIQUES Q – Y a-t-il une circonstance particulière au cours de laquelle l’aspirine peut jouer un rôle dans une stéatose microvésiculaire grave ? R – Oui, la gravité de la stéatose microvésiculaire associée à l’aspirine s’observe essentiellement en cas de maladie infectieuse virale chez l’enfant. Il est maintenant admis que la conjonction de l’action du virus, de l’aspirine et d’un possible facteur génétique contribue à une altération du fonctionnement des mitochondries, aboutissant à une stéatose microvésiculaire sévère avec insuffisance hépatocellulaire (syndrome de Reye). Ce syndrome est en revanche exceptionnellement observé chez l’adulte. Cela conduit à recommander de ne pas utiliser d’aspirine en cas d’infection virale chez l’enfant et de lui préférer le paracétamol comme antipyrétique. Q – Y a-t-il des facteurs favorisant la toxicité du méthotrexate ? R – Oui, ces facteurs sont la consommation d’alcool supérieure à 15g par jour, l’obésité, le diabète, l’insuffisance rénale, l’existence d’une hépatopathie chronique préexistante, par exemple d’origine virale, une hépatite chronique avec un début de cirrhose, la prise ce médicament à doses quotidiennes, une dose cumulative supérieure à 1,5 g et certaines pathologies. En effet, l’hépatotoxicité de ce médicament dans le psoriasis est plus fréquemment observée que lors de son utilisation au cours de la polyarthrite rhumatoïde. Q – Quel est le risque de survenue d’une fibrose ou d’une cirrhose en cas d’utilisation du méthotrexate dans le psoriasis ? R – En cas de posologie quotidienne, le risque d’atteinte hépatique est variable selon la durée d’administration : – inférieure à 1 an : risque très faible ; – inférieure à 2 ans : peu ou pas de maladie sévère ; – supérieure à 2 ans : 12,5 % ; – supérieure à 5 ans : 25 % (correspondant en général à une dose cumulative supérieure à 2 g). Dans ce cas, il existe une cirrhose généralement peu inflammatoire (10 % des cas d’atteinte avec fibrose). Q – Y a-t-il une contre-indication à utiliser le méthotrexate dans le psoriasis ? R – Les contre-indications sont l’insuffisance rénale, la grossesse, une consommation régulière d’alcool supérieure à 15 g par jour et l’existence d’une hépatopathie préexistante, en particulier due au virus C, au virus B, à l’alcool ou au surpoids, à l’obésité. Q – Un patient de 55 ans, insuffisant cardiaque, traité par amiodarone (Cordarone®) depuis deux ans a un examen biologique systématique. Celui-ci révèle une augmentation de l’ALAT à 4 fois la limite de la normale (N), ASAT 5N, GammaGT 3N. L’échographie met en évidence une hépatomégalie hyperéchogène suggérant une stéatose. Quelle est la conduite à tenir ? R – L’augmentation modérée des tests hépatiques associée à l’as53 D O S S I E R T pect échographique oriente vers une stéatohépatite ou une hépatite chronique associée à une stéatose. Il convient donc de rechercher les causes les plus fréquentes de stéatohépatite (diabète, obésité, hypertriglycéridémie, alcoolisme chronique) ainsi que les causes classiques d’hépatite chronique (surtout le virus C, qui peut être associé à une stéatose), d’éliminer une infection virale B, une hémochromatose et une hépatite auto-immune. Il faudra également évaluer si l’atteinte hépatique peut être liée à un foie cardiaque. La biopsie hépatique est souvent indispensable dans cette situation pour confirmer le diagnostic de stéatohépatite et éliminer les autres causes évoquées. Cet examen permettra également d’évaluer la présence d’une fibrose, voire d’une cirrhose qui peuvent être totalement asymptomatiques. La principale difficulté diagnostique consiste généralement à distinguer une stéatohépatite médicamenteuse à l’amiodarone d’une atteinte hépatique d’origine alcoolique. Lorsque le rôle du médicament paraît vraisemblable, il est indiqué d’interrompre le traitement. L’amélioration se fait habituellement lentement. Dans de rares cas, l’atteinte hépatique continue de s’aggraver malgré l’arrêt du traitement du fait du relargage du médicament dans la circulation systémique à partir du tissu adipeux où il a été fortement stocké. Lorsque le rôle du médicament reste incertain, il convient d’examiner avec le cardiologue les possibilités de traitement alternatif qui permettraient d’interrompre la prise d’amiodarone de façon à mieux évaluer son imputabilité. Q – Quelles sont les indications d’arrêt de traitement pour perturbation de la biologie hépatique chez un patient adulte prenant de l’acide valproïque (Dépakine®) depuis deux mois ? R – Quand il existe des anomalies hépatiques cliniques, ou une augmentation de l’ALAT supérieure à 3N confirmée sur un second test. En effet, la poursuite du traitement risquerait d’entraîner une hépatite sévère. Il convient, bien sûr, d’évaluer l’imputabilité du médicament. Q – Chez un patient ayant eu une stéatose microvésiculaire associée à l’ibuprofène, y a-t-il un risque de récidive avec un autre AINS ? R – Le risque de récidive existe pour l’administration des médi- 54 H É M A T I Q U E caments de la même classe chimique des arylalcanoïques (acide tiaprofénique). On peut proposer l’administration d’un AINS d’une autre famille chimique, par exemple les oxicams (piroxicam, etc.). La prise d’aspirine n’est pas contre-indiquée, puisqu’il n’y a pas de toxicité croisée connue. Q – Que pensez-vous de la prescription des inhibiteurs calciques chez les patients obèses, diabétiques et hypertendus ? R – Le risque de stéatohépatite avec ces médicaments est très faible. Il n’y a donc pas de contre-indication notable. Ils peuvent être prescrits avec une surveillance hépatique. Q – Chez une patiente traitée pour un cancer du sein par tamoxifène, la survenue de perturbations des tests hépatiques doit-elle conduire à l’interruption du traitement ? R – Oui, dans l’ensemble, d’autant que l’atteinte hépatique est insidieuse et s’accompagne d’anomalies discrètes des enzymes hépatiques, alors qu’une fibrose se développe. Ce n’est qu’en cas d’anomalie très minime des transaminases, avec des tests éliminant raisonnablement une fibrose et la confirmation de l’importance de l’indication de traitement, que le tamoxifène peut être poursuivi. Une surveillance hépatique stricte doit alors être réalisée. Q – Chez un patient séropositif pour le VIH, sans co-infection par les virus des hépatites B ou C, traité par une association d’antiprotéases et d’inhibiteurs de la reverse transcriptase, faut-il interrompre tous les antirétroviraux en présence d’une augmentation de l’ALAT à 5N ? R – Il faut effectivement interrompre les antirétroviraux dont la chronologie paraît compatible avec une cause médicamenteuse, analyser le rôle potentiel d’autres médicaments (antibiotiques, antifungiques, antalgiques, plantes médicinales, etc.) et rechercher les causes non médicamenteuses usuelles. Une fois l’enquête effectuée et l’imputabilité médicamenteuse établie, il convient, en concertation avec l’infectiologue, de déterminer les nouvelles associations qui peuvent être proposées pour obtenir le meilleur rapport bénéfice/risque. La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 2 - vol. VI - mars-avril 2003