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VALELIA MUNI TOKE
MoDyCo, UMR 7114 CNRS – Université Paris 10
[email protected]
Transparence et opacité du métalangage de l’Essai de grammaire de la
langue française. Interprétation des termes construits et multiplicité des
niveaux d'analyse1
1.
Introduction
La lecture de l’Essai de grammaire de la langue française2 suscite principalement des
commentaires critiques quant à la terminologie qu’il met en œuvre. Rohrbach (1990 : 31
sqq) montre par exemple que la quasi-totalité des comptes rendus rédigés par les
contemporains de Damourette et Pichon pointent ce qu’ils voient avant tout comme un
obstacle à la lecture. Parmi eux, de Boer est particulièrement virulent :
Qu’un linguiste invente des termes nouveaux, c’est quelquefois nécessaire. Mais on a ici
démesurément exagéré ; on est presque surpris de constater de temps en temps qu’un
terme usuel a été considéré comme acceptable. Ceux qui ne connaissent pas l’ouvrage ne
sauraient se figurer à quel point on a exagéré ici. Même si l’ouvrage contenait beaucoup
plus de bonnes choses qu’il n’en contient en réalité, on ne pourrait pas en profiter. Si tous
les linguistes procédaient ainsi, la linguistique serait bientôt inétudiable ! (de Boer,
1935 : 5, cité par Rohrbach, 1990 : 32)
Le but de cet article est de défendre l’idée que les néologismes de Damourette et
1
2
Je tiens à remercier Sylvie Archaimbault et Bernard Colombat pour leur relecture attentive de cet article.
Les erreurs ou manquements qui subsisteraient ne sont que de mon fait.
Les références à cet ouvrage sont données ici selon le format suivant : [tome, paragraphe, pages].
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Pichon, pour hermétiques qu’ils puissent paraître de prime abord, sont pourtant tout à fait
transparents3 dès lors qu’on en élucide les règles de formation. Dès lors, ce qui semble poser
problème à la lecture, ce n’est plus la table rase faite de la terminologie traditionnelle, mais
bien plutôt la multiplicité des niveaux d’analyse mis en jeu. Pour illustrer nos propos, nous
choisissons notamment un exemple précis, celui de la série des termes construits en
épicata-.
2.
Pourquoi des néologismes ?
Damourette et Pichon apportent deux réponses à cette question : d’abord, les
néologismes comblent les manques de la langue courante, et assurent donc la rigueur du
travail scientifique ; ensuite, la nomenclature grammaticale doit se détacher de son héritage
latin.
2.1.
Préserver la légitimité des disances
Si la formation médicale de Pichon influence vraisemblablement son approche de la
métalangue4, il reste que ce dernier a à cœur de légitimer ses néologismes et à l’inverse de
fustiger les créations terminologiques inutiles :
Les savants […] n’ont pas toujours eu la main heureuse, car, s’il était légitime de fabriquer
des néologismes pour les idées nouvelles, il ne l’était pas d’en créer pour doubler
sémantiquement des vocables déjà existants : pneumoconiose ne dit rien de plus que
cailloule, qui est le nom de la même maladie chez les piqueurs de mules de la Touraine et
de l’Anjou. (I, § 35, p. 49)
Avant tout donc, la création terminologique doit répondre à un besoin spécifique : elle
a des vertus qui lui sont propres, et se distingue définitivement d’une langue courante
inadaptée à la visée descriptive des disances, c’est-à-dire les « langue[s] parlée[s] par les
gens d’un métier donné » (I, § 35, p. 45), au nombre desquels on doit évidemment compter
les linguistes :
Les fautes isolées qui ont pu être commises dans l’établissement arbitraire de telle ou telle
terminologie technique ne justifient d’ailleurs en rien la déraisonnable aversion que
certaines gens affichent à l’égard des disances. Formées par des générations successives de
gens compétents, elles ont acquis une précision à laquelle le français commun, s’il
prétendait se substituer à elles, n’atteindrait pas, même au prix de longues périphrases.
Aussi est-il à espérer que longtemps encore les tribunaux, résistant aux suggestions de
journalistes trop peu instruits, rendront leurs décisions dans la disance juridique
convenable. A vouloir pousser à l’extrême les principes suivant lesquels les jugements
devraient être rédigés dans le parler des salons et des rues, on en arriverait à demander
que les mathématiciens renonçassent à s’exprimer en algèbre. (I, § 35, p. 49-50) [Nous
soulignons]
Attaché dès sa création à une fonction précise – la dénotation d’un référent envisagé
3
4
Les termes « transparent » et « opaque » sont ici employés dans leur sens le plus courant, et non dans celui
qu’ils prennent parfois dans le champ spécifique de la sémantique référentielle. Dans ce dernier cas, ils
constituent d’ailleurs, comme le signale Charolles (2002 : 99), un bon exemple de terminologie « assez
contre-intuitive ».
Voir Yvon (1931 : 61) : « [ces termes] réalisent, dans la pensée des auteurs, une anatomie détaillée de la
langue » [Nous soulignons].
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d’un certain point de vue théorique - le terme ne peut donc varier que si la théorie varie :
Pichon souligne que les changements sémantiques des termes scientifiques relèvent d’un
changement de la science elle-même et non de la langue. Dès lors, les termes techniques
qui appartiennent à une disance ont la particularité d’échapper au sentiment linguistique ;
artificiels, ils ne sont pas reconnus naturellement par le locuteur de l’idiome5 :
En résumé, la dérivation fabricative n’est vivante qu’au minimum, dans l’instant même de
la création du nouveau terme. Elle ne se sustente pas par les vertus d’une source
linguistique continue ; elle n’emprunte pas directement sa force au sentiment linguistique
collectif ; elle crée des vocables congénitalement adultes qui pourraient théoriquement
n’avoir aucune expressivité propre, puisqu’on les définit pour leur donner du sens.
(Pichon, 1942 : 8) [Nous soulignons]
Ainsi, « le préjugé antinéologique mutile la langue » : la création terminologique,
même « vivante au minimum », reste l’expression de la « vitalité de l’idiome » (Pichon,
1942 : 12). A l’extrême limite, postule Pichon, on peut imaginer une terminologie créée ex
nihilo, à partir d’éléments « sans expressivité propre ». La création néologique consisterait à
insuffler du sens dans ces coquilles vides : on en arrive donc bien à l’idée que la
terminologie est explicite, transparente, dès lors que les éléments qui construisent ses
termes sont au départ associés à une signification stable. Le cas extrême envisagé par
Pichon renvoie finalement au fonctionnement du langage mathématique lui-même : une
fois posé que x est une variable, peu importe que ce x n’ait en lui-même « aucune
expressivité propre » : on lui assigne arbitrairement un pouvoir de désignation.
2.2.
Décrire le français avec une métalangue élaborée spécifiquement pour lui
Outre ce souci d’adaptation de la métalangue au champ disciplinaire étudié,
Damourette et Pichon défendent une perspective idiomatique : ils écrivent une grammaire
du français, une grammaire nationale selon leurs propres termes (I, § 7, p. 15), et ne
peuvent concevoir leur travail de grammairien sans l’élaboration d’une métalangue
française adaptée au français. Ce point est relevé, et loué, par un compte-rendu de
Tesnière dans les Annales Sociologiques, qu’on reproduit ici intégralement :
Trop longtemps les grammairiens n’ont envisagé le français que sous l’angle latin. MM.
Damourette et Pichon le considèrent en lui-même et dans son fonctionnement. L’image du
français réel, qui apparaît ainsi pour la première fois, surprendra bien des gens, qui
parlent français comme M. Jourdain faisait de la prose. Maint lecteur sera également
rebuté par une terminologie qui ne craint pas les innovations. Cela n’empêche pas ce livre
d’être une des analyses les plus pénétrantes et les plus poussées qui ait jamais été faite de
notre langue, et l’un des ouvrages fondamentaux sur lesquels s’appuieront, il faut l’espérer,
les grammaires françaises de demain. (Tesnière, 1937 : 136) [Nous soulignons]
Ainsi, la question qui doit sous-tendre l’observation de la terminologie de Damourette
et Pichon peut être formulée ainsi : pour chacun des termes néologiques de l’Essai de
grammaire de la langue française, a-t-on affaire à la description nouvelle d’un phénomène
déjà connu en français ou à la description, possiblement traditionnelle, d’un phénomène
nouveau ? En d’autres termes, le détail extrême dans lequel entrent Damourette et Pichon
5
Dans le domaine du lexique, Damourette et Pichon prennent en effet soin de distinguer entre ce qui relève
du « sentiment linguistique » spontané et ce qui relève du travail terminologique : ainsi, le mot migraine
exprime « dans le sentiment linguistique […] un symptôme plutôt que la maladie que les médecins
appellent migraine. » (I, § 368, p. 474, Note 2).
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permet-il de mettre en évidence des phénomènes non notés jusqu’à présent, ou bien
d’apporter simplement plus de détails, ce qui ne changerait pas fondamentalement la
nature de la description grammaticale ? Yvon (1931 : 61) présente ainsi le travail
terminologique de Damourette et Pichon :
[à] chacun des faits de forme ou de syntaxe étudiés, si menu soit-il, a été attribué un
terme spécial ; même pour la phonétique, dont le vocabulaire spécial semble assez riche,
ont été inventés des mots nouveaux. Ces mots sont formés de façon ingénieuse, avec
beaucoup de logique, au moyen d’un jeu bien choisi de radicaux, préfixes et suffixes en
général empruntés au grec.
Nos auteurs soulignent eux-mêmes par ailleurs la cohérence de ce qu’on serait dès lors
fondé à considérer comme un véritable système :
Nous avons, pour dénommer les emplois grammaticaux, constitué une nomenclature
néologique à base grecque très cohérente et dans laquelle l’emploi méthodique des
préfixes nous paraît apporter beaucoup de précision et de commodité. (I, § 468, p. 644,
Note 1)
Pour vérifier cette hypothèse, on choisit ici un exemple de série de termes construits:
ceux qui commencent par épicata-.
3.
Un système terminologique ?
3.1.
Des termes construits
Nous empruntons à Jalenques (2000 : 76) sa définition des termes construits6 :
[Les mots construits sont] les mots pour lesquels un affixe et une base sont clairement
identifiables, autant sur les plans morphophonologiques que sémantiques [...]
Les termes créés par Damourette et Pichon sont pour une large part des termes
construits de façon tripartite. Le premier élément renvoie au type de relation de l’élément
considéré avec les autres mots de la phrase : épi- renvoie à l’idée que la relation ne transite
pas par le verbe (Morel, 2004-2005 : 18). Le second élément renvoie à l’adjacence, c’est-àdire à la nature du lien avec les autres mots de la phrase : -cata- désigne ainsi un lien très
étroit. (ibid.). Le troisième élément renvoie à la classe d’équivalence du constituant 7 :
-schète pour le substantif, -thète pour l’adjectif, -rrhème pour l’affonctif8. On voit la part de
6
7
8
Voir également Temple (1996).
Même si les termes classe d’équivalence ou distribution ne sont évidemment nulle part employés par
Damourette et Pichon, il reste que ce qu’ils appellent convalence recoupe tout à fait les principes de
l’analyse distributionnelle. On utilisera donc ici, pour des raisons de commodité, les termes liés à cette
perspective.
Cette catégorie est complexe. La définition de l’affonctif par « ça se passe à l’affonctive » (I, § 71, p. 92)
laisse une assez grande latitude d’interprétation (et constitue, par sa circularité, un cas très intéressant de
non-recours au métalangage). Les différents types d’affonctifs ont en commun de permettre « l’agencement
des termes linguistiques entre eux » : les affonctifs nominaux correspondent aux adverbes (I, § 86, p. 105 :
« On appelle affonctif nominal un terme représentant une modalité sémiématique pure s’appliquant à
l’agencement des termes linguistiques entre eux ») ; les affonctifs verbaux correspondent aux gérondifs (I,
§ 90, p. 106 : « On appelle affonctif verbal un terme faisant partie d'un vocable syncatégorique, pourvu de
puissance nodale, et représentant une modalité sémiématique s'appliquant à l'agencement des termes
linguistiques entre eux ») ; les affonctifs strumentaux correspondent aux mots-outils (VI, § 94, p. 107 : « On
appelle affonctif strumental un terme représentant une modalité taxiématique s'appliquant à l'agencement
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l’influence des désignations dites traditionnelles dans le choix des affixes. Ainsi,
l’épicatathète désigne un adjectif en position non attributive, étroitement lié à ce qu’il
qualifie : Damourette et Pichon donnent pour exemple les adjectifs antéposés comme « le
bon pain » ou les tours du type « hachés menu ». Le suffixe –thète renvoyant au rôle
adjectival, des noms ayant cette position peuvent être considérés comme des épicatathètes :
« un intérieur province » par exemple9. De même, l’épicatarrhème désigne un élément en
position affonctive, c’est-à-dire ici en position adverbiale 10 : « cousu main ». Ces éléments
définitoires étant posés, on se propose d’en analyser les implications et les limites.
3.2.
Les problèmes posés par le système
3.2.1. Des termes sans référent
Les possibilités ouvertes par le système néologique de Damourette et Pichon conduisent
en fait à une surproduction de termes, et conséquemment à des cases vides. Morel (20042005 : 21) signale notamment l’absence apparente du terme épicataschète, lequel devrait
pourtant figurer aux côtés de l’épicatathète et de l’épicatarrhème. Effectivement,
épicataschète n’est pas, sauf erreur de notre part, employé dans l’Essai de grammaire de la
langue française.
On trouve en revanche épamphischète et épanaschète (contraction de épi-ana-schète).
C’est donc le mode d’attache qui change : « lâche » dans le cas de l’épamphischète, il
correspond par exemple à l’apposition nominale : « Palas, la déesse de Sapience » (I, § 475,
p. 662) ; « normal » dans le cas de l’épanaschète, il correspond par exemple à l’apposition
sans virgule : « mon oncle Jean d’Autriche » (I, § 478, p. 665). On remarque que, pour être
sans référent, le terme épicataschète n’est pourtant pas sans signifié : on peut le définir
facilement, au regard des règles d’interprétation utilisées pour les autres termes, comme un
constituant équivalent à un syntagme nominal, lié de façon étroite à un autre constituant
sans que cette relation ne transite par le verbe.
Que la théorie dépasse l’objet décrit n’est sans doute pas étonnant au vu de la méthode
mise en œuvre, mais il reste à étudier ce décalage. On peut choisir d’accorder au système
une véritable valeur heuristique : si les présupposés qui valident son fonctionnement sont
robustes, il pourrait être à même de pointer des phénomènes nouveaux. Dès lors, la
spéculation métalinguistique devient un instrument d’investigation grammaticale :
l’épicataschète a une existence théorique qui attend une confirmation empirique. A l’inverse,
on peut constater l’impossibilité, en langue, de rencontrer des phénomènes correspondant
aux termes sans référents produits par le système lui-même. La valeur heuristique de
l’appareil métalinguistique est donc nulle en ce cas : l’épicataschète est un pur artefact du
système.
Au vrai, une des faiblesses de la description proposée par Damourette et Pichon semble
9
10
des termes linguistiques entre eux »).
Il s’agit précisément d’un cas d’adjectivation ex casu, c’est-à-dire hérité du génitif latin : « un intérieur de
province ». Voir (II, § 583, p. 200) : « Dans l’adjectivation ex casu, le substantif nominal est adjectivé sans
qu’en réalité sa substance le soit. […] Le substantif adjectivé ex casu ne s’accorde bien entendu pas,
morphologiquement, avec le support, auquel il n’est pas consubstantiel. L’adjectivation ex casu paraît
d’ailleurs bien avoir pour origine le répartitoire latin de cas. »
On n’a ici affaire qu’à des affonctifs nominaux, et non verbaux ou strumentaux.
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tenir à l’élaboration de la catégorie –ana-, qui renvoie à un mode d’attache dit « normal »
ou « moyennement serré ». Cette désignation est trop floue pour se distinguer nettement de
–cata- et de –amphi-, lesquels sont les deux pôles opposés qui structurent véritablement le
système. La valeur contrastive des préfixes n’est donc pas claire, ce qui ne remet pas en
cause à notre avis une telle tentative de classification : on pourrait imaginer un travail de
redéfinition de ces éléments terminologiques qui en permette une utilisation plus
satisfaisante. Dans ce cadre, l’épicataschète pourrait sans doute faire surface.
En outre, si le sens de –schète, qui renvoie aux constituants à valeur nominale d’un
point de vue distributionnel, semble aisé à saisir, c’est bien le cheminement de l’analyse
syntaxique qui amène ou non à utiliser ce suffixe qui reste problématique. On va ainsi voir
dans la partie suivante que la distinction entre les catégories syntaxiques désignées par –
rrhème et –thète est parfois floue.
3.2.2. Les désignations concurrentes
Damourette et Pichon complexifient leur système en utilisant parfois des versions
tronquées de leurs néologismes : par exemple, ils utilisent parfois le terme simplifié
épirrhème pour épicatarrhème (terme qui, on l’a vu précédemment, renvoie à un type de
fonction adverbiale) et font les remarques suivantes :
L'épirrhème constitué par un substantif nominal seul sans aucune espèce d'article n'est
affonctiveux que parce que le substantif non assis 11 est en quelque sorte absorbé par son
adjectif épidecte12 dont il peut être considéré comme catadmète13 : […] « Linge
entièrement cousu main » (I, § 480, p. 668)
Dans ce dernier cas donc, l’élément décrit comme épicatarrhème ou plus simplement
épirrhème est également catadmète. Deux descriptions sont donc concurremment utilisées,
et leur différence est marquée par la terminologie : en employant le terme épirrhème, on se
situe dans une perspective distributionnelle qui assigne au constituant main une valeur
adverbiale : main se comporte comme un affonctif puisqu’il peut se gloser par « à la main ».
En employant le terme catadmète, on focalise en revanche l’analyse grammaticale sur le
figement de l’expression cousu main : c’est ici l’ « absorption » du nom par l’adjectif, et donc
la valeur lexicale de l’ensemble qui sont visées par la description ; on ne considère plus
main pour la fonction syntaxique qu’il a par rapport à cousu mais pour la nature du lien
qu’il entretient avec lui, soit en cas un lien d’inféodation. On a donc changé de niveau
d’analyse, sans pour autant contredire le premier. Cependant, si la valeur affonctive de main
apparaît clairement dans ce cas, elle est moins claire pour myrte, qui apparaît dans un
exemple donné au même paragraphe14 :
11
12
13
14
C’est-à-dire sans assiette, sans détermination.
Voir (I, §106, p. 120) : « [Dans le mode de complémentation appelé] épiplérose, il y a un support-régent
ou épidecte et un apport-régime ou épiplérome, exemple : « Le fils du roi vint à passer. » (Nous étions dix
filles à marier, chanson populaire). Roi est l'épiplérome de fils, épidecte. » [Nous soulignons].
Il s’agit d’un type de complémentation caractérisée par la coalescence, c’est-à-dire l’« union intime entre le
régime et son régent » (I, § 109, p. 122). Par exemple, le substantif nominal est catadmète du verbe dans
les locutions du type avoir faim, rendre grâce, rendre gorge, faire attention (ibid.) ; l’adverbe, quand il se
trouve dans les formes composées du verbe entre l’auxiliaire et l’auxilié, est catadmète de ce verbe : voir Il
a été rudement saigné (Madame de Sévigné. Lettre du 10 février 1672) (I, § 109, p. 123).
Il est à signaler que ces développements, ici reproduits de façon partielle, mentionnent l’existence d’un
accent sur le nom dans le groupe vert myrte : les remarques d’ordre prosodique sont donc intégrées à
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« Les couleurs préférées sont blanc, vert myrte, violet, écru. » (Le Magasin des
Demoiselles. 1845. I, p. 223) (I, § 480, p. 668)
N’est-on pas ici en face d’un cas d’épicatathète semblable à « un intérieur province » ?
Damourette et Pichon ne glosent pas l’expression vert myrte, pourtant ambiguë du point de
vue de la construction dans la mesure où elle peut être analysée aussi bien en vert de la
myrte, sur le modèle de bleu ciel < bleu du ciel – auquel cas il s’agit bien d’une adjectivation
ex casu15– qu’en vert comme de la myrte, ce qui doit être l’interprétation retenue pour
accepter la désignation épicatarrhème. De même, l’exemple « hachés menu », relevé
précédemment comme épicatathète pourrait être considéré comme un épicatarrhème
(hachés de façon menue). Noailly (1990), dans son analyse du substantif épithète dans les
constructions N1N2, cite Damourette et Pichon au sujet de la distinction entre épanathète et
épicatathète16, mais ne traite pas les constructions du type vert myrte :
[…] nous n’avons pas accordé d’importance à certaines curiosités, comme ces groupes
nominaux où tout est à l’envers, où le terme recteur est un adjectif pris subtantivement…
et l’épithète un substantif. (Noailly, 1990 : 29)
Ce type de construction est donc problématique : un vert sapin renvoie-t-il à « un vert
comme celui des sapins » ou à « un sapin vert » (Noailly, 1990 : 28) ? De même que Noailly
glose vert sapin par vert comme celui des sapins, Damourette et Pichon semblent supposer
une glose adverbiale dans le cas de vert myrte, sans expliquer pourquoi cette possibilité
n’est pas retenue dans le cas de hachés menu, qui pourtant entre assez facilement dans la
catégorie des emplois adverbiaux de l’adjectif.
4.
Une nomenclature hétérogène
4.1.
Des propositions de classement des termes
Damourette et Pichon utilisent, à côté des termes construits décrits précédemment,
d’autres termes, non construits, qui semblent dès lors ne pas être sur le même plan : le
système, s’il existe, est hétérogène. Dès lors, la classification de cet ensemble est complexe.
On s’intéresse ici à deux propositions de classement des termes, celle de Willems (2001) et
Savelli (2001), qui par ailleurs citent tous deux Damourette et Pichon. Willems distingue
trois types de métalangage :
15
16
l’analyse syntaxique, ce qui est un indice de l’attention portée par Damourette et Pichon à l’oral.
L’existence de bleu céleste tend à accréditer cette solution. Néanmoins, ce passage par la dérivation
adjectivale ne fonctionne pas pour myrte.
Et note, de façon convaincante, que l’analyse de Damourette et Pichon sur ce point est discutable. Ils
réservent en effet au substantif l’épanathèse, et lui interdisent l’épicatathèse. Si le substantif est parfois
épithète et antéposé, disent-ils, c’est par le biais du « strument de conversion » de (II, § 588, p. 207). Mais
l’adjectif a lui aussi accès à la tournure en de : « votre pieuse mère / votre pieuse de mère » (Noailly,
1990 : 25-26). La distinction épanathèse / épicatathèse ne constitue donc pas le point discriminant entre les
deux « essences logiques » que sont « le substantif nominal » et « l’adjectif nominal », contrairement à ce
qu’affirment Damourette et Pichon (II, § 588, p. 211).
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La question du type de métalangage à choisir et de son degré d’abstraction devrait
également être considérée : faut-il privilégier, à la suite de Hjelmslev et de Damourette et
Pichon, une terminologie de nature savante et abstraite ou favoriser une approche plus
métaphorique permettant de concrétiser les structures et les contenus ? Ou encore, rester
plus près des structures de surface comme le font Damourette et Pichon, qui dans le
domaine de la morphologie verbale proposent les tiroirs « sachiez » ou « savez » ?
(Willems, 2001 : 47)
Il apparaît que, bien que cités deux fois dans cet article, Damourette et Pichon ont en
fait recours aux trois procédés d’élaboration terminologique décrits :
- métalangage abstrait : à ce type correspondent toutes les créations du type catadmète,
c’est-à-dire les termes construits selon des règles d’affixation précises, dans lesquelles la
sémantique des affixes comme des bases est stable.
- métalangage métaphorique : on peut donner l’exemple de régent, qui renvoie de façon
transparente à l’élément qui régit les autres constituants phrastiques.
- métalangage non distancié : ce cas très particulier est une des créations (ou noncréations pour être plus précis) de l’Essai de grammaire de la langue française. Le recours,
présenté comme provisoire il est vrai 17, aux formes fléchies de la deuxième personne du
pluriel du verbe savoir pour décrire le paradigme des verbes français est en fait une
utilisation autonymique de la langue, qui devient dès lors métalangue : le savez, le sûtes
renvoient respectivement au présent et au passé simple de l’indicatif.
On peut comparer le classement tripartite de Willems, qui nous semble tout à fait
convaincant18, avec celui, plus complexe, de Savelli (2001 : 149-152), qui distingue les six
catégories suivantes :
- Terme savant, technique, spécialisé. La terminologie de Damourette – Pichon (19111940) est une incontestable illustration. […]
- Terme courant. Dans ce cas, il a l’avantage d’être plus facilement « lisible » en contexte :
élément, clignotant, clause, complément zéro…
- Terme traditionnel : rection, adverbe, période, conjonction…
- Terme pris dans une acception autre ou plus « moderniste » : opérateur, modifieur,
marqueur, particule…
- Terme explicité ou siglé. […] [Terme neuf, nouvelle unité terminologique : la dérivation,
la composition]
- L’emprunt. Il est assez porteur et on en trouve un grand nombre dans la terminologie
grammaticale. Les sources de ces emprunts varient :
17
18
Voir (III, § 807, p. 12) : « Comme nous n'étudions dans ce chapitre-ci les tiroirs simples qu'en tant que
matériel morphologique, nous tenons à ne les désigner jusqu'à plus ample informé que sous des noms qui
ne préjugent en rien de leur valeur sémantique. Le verbe savoir ayant la bonne fortune d'avoir des tiroirs
dont chacun se distingue morphologiquement de tous les autres, nous l'avons choisi pour la dénomination
conventionnelle des tiroirs. » [Nous soulignons]
Plus la classification est simple, plus elle paraît utilisable et efficace. Le classement proposé par Savelli
(2001) présente l’avantage de refléter l’hétérogénéité de la production terminologique sans chercher à la
gommer. La contrepartie pratique est qu’il paraît plus difficile à mettre en oeuvre.
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a) Emprunt à d’autres secteurs (chimie, botanique, droit, mathématiques,
psychanalyse…) : valence, clause, forclusion [Appel Note 7], actant, stemma, arbre,
greffon… [Note 7] : Ce terme est utilisé par Damourette-Pichon. Forclore, c’est, dans le
jargon psychanalytique, rejeter des représentations insupportables avant même qu’elles ne
soient intégrées à l’inconscient du sujet. Au chapitre des forclusifs, les auteurs intègrent,
notamment, des mots tels que rien, personne, jamais, aucun, etc. Ces derniers se
rapportent à des faits ou à des idées que « le locuteur n’envisage pas comme faisant partie
de la réalité ».
b) [Emprunts à une autre langue et métaphore] [Nous soulignons]
Cette classification soulève plusieurs questions. D’abord, les termes savants, qui sont
ceux que Damourette et Pichon construisent, se distinguent mal de certains
termes « explicités ou siglés » : l’explicitation est bien présente dans l’utilisation réglée
d’éléments dérivationnels, dont l’assemblage produit des termes à la sémantique certes
difficile, mais somme toute transparente puisqu’elle s’obtient par l’articulation de la
sémantique des morphèmes concaténés. Pichon déclare ainsi :
La définition qu’implique la dérivation fabricative dispense le créateur du vocable de
recourir à des éléments formateurs de vitalité aussi grande que dans la dérivation
spontanée. La netteté même du sens de ces éléments peut être définie volontairement au
moment où s’institue la dérivation fabricative. C’est ainsi que les chimistes ont un jour
attribué au suffixe –eux un sens exprimant moindre oxygénation que le suffixe –ique, et
une correspondance régulière avec le suffixe masculin –ite : ils disent donc que les acides
chloreux, sulfureux, arsénieux, moins oxygénés que les acides chlorique, sulfurique,
arsénique, forment respectivement des chlorites, des sulfites, des arsénites. Mais c’est ainsi
que d’autre part M. Damourette et moi avons adopté ce suffixe –eux pour exprimer la
valeur fonctionnelle d’un mot : adjectiveux signifie donc « qui fait fonction d’adjectif »,
substantiveux « qui fait fonction de substantif », etc. La valeur courante du suffixe –eux
dans le sentiment linguistique n’imposait ni ce sens chimique, ni ce sens grammatical ;
mais peu importait, puisque chimistes et grammairiens accompagnaient les uns et les
autres leurs néologismes d’une définition congénitale. (Pichon, 1942 : 7) [Nous
soulignons]
C’est bien ce qu’on a vu précédemment avec les termes en épicata- : une fois posée la
sémantique des affixes, la sémantique des termes construits apparaît par l’exercice d’une
combinatoire assez simple, qui associe les significations des éléments en jeu. Pichon
convoque ici la métaphore de la vie des mots qui lui permet de distinguer une dérivation
vivante vs une dérivation fabricative, des vocables natifs vs des vocables congénitalement
adultes. La création néologique concerne, on l’a compris, chacun des deuxièmes termes
dans ces couples : fabriqués de toutes pièces et non façonnés par l’usage, les néologismes
sont mis en circulation sous une forme déjà aboutie et qui n’est plus susceptible de varier.
Le produit de la « dérivation fabricative » est en effet, comme on l’a vu précédemment, le
produit d’une action consciente et non le résultat d’une évolution progressive et
inconsciente :
[…] un technicien donne, par la pleine activité de sa volonté réfléchie, un nom à une
notion scientifiquement individualisée.19
On voit donc que, pour reprendre les catégories proposées par Savelli (2001), les
termes dits « savants », dont la terminologie construite de Damourette et Pichon serait
19
ibid.
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l’exemple parfait, peuvent à certains égards être crédités de la lisibilité propre aux
termes « explicités ou siglés » dans la mesure où les règles de leur fabrication sont
explicites. Un autre problème apparaît avec les catégories « termes traditionnels », « termes
courants » et « termes pris dans un sens autre ». La différence entre « terme traditionnel » et
« terme courant » est parfois floue : ainsi, dans « complément zéro », c’est
vraisemblablement « zéro » qui constitue l’élément dit courant quand « complément »
ressortit à la tradition grammaticale : il mériterait cependant un commentaire autre, dans
la mesure où la notion de tradition n’a ici qu’une valeur faiblement descriptive, et en aucun
cas explicative. Ainsi, la différence entre les « termes traditionnels » et « termes courants »
semble tenir à la seule existence d’un usage consensuellement établi : certes, période est un
terme traditionnel en stylistique par exemple, mais il s’agit bien d’un terme par ailleurs
courant. De même, l’histoire du terme particule oblige à considérer un vraisemblable
passage du registre courant à la grammaire puis à la physique : ces significations acquises
en diachronie restent concurrentes en synchronie ; la précision « sens autre » est dès lors
peu claire. De ce point de vue, le terme période, qui appartient à la catégorie « termes
traditionnels » n’est-il pas en dernière analyse un « terme courant » pris « dans un sens
autre » ?20 Le terme langue, par exemple, pose des difficultés particulières à ce titre :
assurément « courant », il est également tout à fait « traditionnel » en linguistique, mais se
trouve forcément investi par les linguistes qui lui donnent, selon leur cadre théorique, un
« sens autre ». Damourette et Pichon signalent par exemple, au sujet de la langue
homérique, qu’elle ne possède pas de verbe correspondant à la définition qu’ils donnent
précisément à ce terme. En effet, cet état de la langue grecque ne semble pas organiser en
système ses formes verbales ; il met en œuvre une différenciation certes morphologique
mais purement lexicale et non encore grammaticale21 :
20
21
Quoique formulée ici sur le mode interro-négatif, cette question reste bien sûr ouverte. Nous n’avons pas
vocation à trancher le débat : tout l’intérêt réside précisément dans une discussion qui permette une
reconstruction critique de catégories qui ne doivent sans doute pas rester figées mais être (ré-) adaptées
aux besoins de la description visée. Nous voulons seulement souligner que la classification en termes
« courants » et « traditionnels » constitue un clivage artificiel (comme toute classification, par ailleurs) qui
se révèle difficile à manier. Bernard Colombat préfère ainsi classer « particule » et « période » du côté des
termes « anciens ». On pourrait peut-être alors discuter de la différence entre « traditionnel » (qui suppose
le consensus dans l’usage que nous évoquons plus haut) et « ancien » (qui est une indication sur l’origine,
du point de vue chronologique, du terme ; un terme « ancien » pourrait ainsi ne jamais accéder au statut
de « traditionnel »). De plus, Bernard Colombat signale que « période », terme « ancien », peut également
être considéré comme « technique » ; aux deux genres, il est en effet spécialisé. Voir par exemple Beauzée
(1767 : 443) pour un emploi de « période » au masculin.
Bernard Colombat signale que Damourette et Pichon sont ici dans l’erreur. Ils réduisent la flexion à la
désinence : or, si les phénomènes de supplétisme thématique sont fréquents, il reste que les variations
morphologiques du thème, même discrètes (par exemple, variation de la longueur de la voyelle
thématique d’une personne à l’autre, ou bien apparente identité thématique cachant une racine différente :
sanskrit as/mi (degré plein) > esmi > grec /µ , « je suis » vs sanskrit s/anti (degré zéro) > senti > grec
/ , « ils sont ») sont réelles et ne permettent pas d’affirmer que la variation des formes verbales est
« purement lexicale ». La thèse de doctorat de Benveniste, Origine de la formation des noms en indoeuropéens (1935) précise ce point. Damourette et Pichon n’ont visiblement pas connaissance de ce texte au
moment où ils rédigent ce passage.
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[…] mis à part leur groupement en tiroirs présentant des formes qui diffèrent uniquement
par ces dits caractères de personne et de nombre, les diverses formes verbales appelées
par exemple présent, aoriste, parfait, optatif présent, subjonctif présent, etc. n'ont entre elles
aucune liaison nécessaire. Chacune d'elles a son sémième propre ; et, s'il est exact que les
sémièmes des tiroirs qui seront ultérieurement considérés comme d'un même verbe sont
parents entre eux, du moins n'ont-ils pas de connexion nécessaire. Un aoriste n'implique
pas nécessairement qu'il y ait un présent ou un parfait correspondants ; et réciproquement
à un parfait unique peuvent répondre deux ou trois présents différents, pourvus d'infixés
ou d'interfixes qui les nuancent et les différencient. L'union entre les tiroirs est donc
sémiématique et non taxiématique. Il n'y a pas encore de conjugaison, donc pas encore de
verbe au sens où nous l'entendons. (I, § 241, p. 282) [Nous soulignons]
La catégorie « emprunts » paraît en revanche intéressante à utiliser : elle comprend les
termes déjà en usage dans d’autres domaines d’activités, dont on suppose qu’ils sont
spécialisés, par opposition donc à l’usage courant. Le terme « forclusion » cité par Savelli
(2001) frappe en effet par la succession des emprunts dont il fait l’objet. Il est importé par
Damourette et Pichon du domaine juridique vers la linguistique : leur approche
psychologisante lui donne une signification telle que Lacan reprend le terme pour lui
donner le statut actuel de concept psychanalytique.
Finalement, les travaux de Willems (2001) et de Savelli (2001) soulignent, même s’ils
en traitent différemment, l’hétérogénéité de la production terminologique en linguistique.
La terminologie de Damourette et Pichon, on le voit, possède également cette
caractéristique, même si les néologismes construits frappent l’esprit du lecteur en tout
premier lieu.
4.2.
La fausse simplicité des termes dits « courants »
La description de l’appareil terminologique de Damourette et Pichon doit donc prendre
en compte aussi bien leurs néologismes construits que leurs néologismes en apparence plus
isolés parce qu’ils ne se déduisent pas morphologiquement les uns des autres, comme
about, régent, blocalité, congruence. Ainsi, la désignation, appliquée à un complément,
détaillant ou encore dicéphale, même si la notion de tête ici invoquée est sans commune
mesure avec celle utilisée par la syntaxe contemporaine, convoque des représentations qui
paraissent familières.
Ces néologismes semblent dès lors interprétables, au moins de façon métaphorique. Or,
il s’avère que la simplicité apparente de cette terminologie est trompeuse. On choisit de
traiter ici l’exemple de trois termes : régent, régime, apport. Le Glossaire22 en donne les
définitions suivantes :
RÉGENT : terme qui, dans un ensemble, établit la valeur grammaticale dudit ensemble
RÉGIME : terme qui, dans un ensemble, est englobé dans la valeur grammaticale d'un régent
APPORT : terme joint à d'autres pour marquer les rapports de substances entre elles23
Les exemples donnés pour régent sont les suivants :
22
23
Ce Glossaire est rédigé par Yvon à partir de l’Essai de grammaire de la langue française, et il constitue un
des Compléments (Tome VIII). Yvon reprend fidèlement les exemples de la grammaire, qu’il cite la plupart
du temps textuellement, même s’il opère parfois quelques simplifications.
Pages 3 et 13 et du tome VIII, Compléments.
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un ruban jaune la chose est claire l'enfant a traversé la rue
On voit donc qu’est visé par cette désignation le noyau des syntagmes nominal et
verbal : le noyau est bien l’élément qui « établit la valeur grammaticale » du groupe, qui en
détermine la valeur distributionnelle. Le régime en revanche correspond aux arguments du
verbe ou aux expansions nominales :
un ruban jaune la chose est claire l'enfant a traversé la rue
Ainsi, régime et régent opèrent à un niveau syntactico-sémantique, en prenant
notamment en compte la structure argumentale du verbe. Quant à l’apport, il est disjoint de
cette paire, et est défini de façon très large, de sorte que son interprétation intuitive est
juste ; néanmoins, les exemples d’apports donnés laissent perplexe :
un ruban jaune la chose est claire l'enfant a traversé la rue
On voit que le sens du terme apport est bien plus difficile à saisir, puisque apport
désigne différents types de constituants régis: les limites de cet article ne permettent pas de
prendre en compte d’autres éléments de la terminologie de Damourette et Pichon, éléments
qui seraient susceptibles d’éclairer la notion correspondant au terme apport24. Il importe de
noter cependant que ce n’est plus le terme qui pose des difficultés de lecture, mais bien la
catégorisation opérée par la description grammaticale, donc le point de vue choisi pour
l’analyse.
5.
Conclusion
Il nous semble ainsi que réduire les difficultés de lecture de l’Essai de grammaire de la
langue française à l’aspect rebutant de sa terminologie cache en fait une complexité bien
plus réelle, celle des constructions théoriques de Damourette et Pichon. Ce n’est pas le
terme épanathète qui est difficile à comprendre, c’est la possibilité pour ce terme d’être
employé pour décrire un phénomène par ailleurs nommé différemment, parce que d’un
autre point de vue (il pourra ainsi être vu comme apport, comme signalé précédemment).
Que la complexité ait pour source les présupposés de l’analyse grammaticale elle-même
n’est finalement pas étonnant, dans la mesure où les termes, pour étranges qu’ils paraissent
parfois, ne sont que des « coquilles vides » choisies arbitrairement. Elles désignent un
phénomène dont la reconnaissance est le résultat de l’investigation linguistique. La création
terminologique suit en effet un trajet exactement contraire à celui de la méthode
grammaticale, sémasiologique, de l’Essai de grammaire de la langue française : là où
l’analyse va des mots à la pensée, comme le rappelle le titre de la grammaire de Damourette
et Pichon25, le terme est le résultat d’un mouvement de la pensée aux mots. Les deux
processus, élaboration de la notion et construction du terme, se succèdent donc.
24
25
Outre l’analyse comparée et approfondie des exemples d’apports donnés par Damourette et Pichon, il
faudrait prendre en compte de façon plus globale leur théorie de la complémentation, et sans doute
aborder la notion de substance, qui se trouve chez eux définie d’un point de vue tant philosophique que
grammatical.
Des mots à la pensée : le titre principal de l’ouvrage de Damourette et Pichon est dans l’usage oublié au
profit du sous-titre Essai de grammaire de la langue française. Cet usage apparaît avec la diffusion de
l’ouvrage, puisque Damourette et Pichon eux-mêmes, dans leurs publications parallèles, utilisent
l’abréviation EGLF.
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6.
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Références bibliographiques
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que la dérivation », Octobre 1935, n° 4, pp. 325-344 ; « Dérivation fabricative et
dérivation spontanée », Octobre 1938, n° 4, pp. 299-304 ; « La vitalité de la
suffixation », Janvier 1939, n° 1, pp. 7-14 ; « L’attache des suffixes : attache additive »,
Avril 1939, n° 2, pp. 133-149 ; « Alternances phonétiques dans la suffixation », Juinjuillet 1939, n° 3, pp. 229-238 ; « Les radicaux savants et les radicaux apocopés dans la
suffixation vivante », Octobre 1939, n° 4, pp. 317-328 ; « Attache d’un suffixe à un
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Avril 1940, n° 2, pp. 121-130.]
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