dossier Émergences Quelle gouvernance pour l’économie mondiale « émergente » ? L Par Jean-Pierre Cling Centre d’économie de l’Université Paris Nord La gouvernance de l’économie mondiale s’est réorganisée de manière pragmatique pour prendre en compte les grands bouleversements intervenus au cours des dernières décennies. Elle n’a pas réussi à empêcher l’arrivée d’une crise économique grave en 2008, mais elle a ensuite su faire en sorte que la crise ne débouche pas sur un effondrement général des économies comme en 1929. a gouvernance de l’économie mondiale peut être définie comme l’ensemble des règles et politiques d’organisation des économies nationales et de leurs interdépendances au niveau mondial. Cette gouvernance concerne plus précisément trois domaines : la coordination des politiques macroéconomiques pour favoriser la croissance ; la gestion des relations économiques inter­ nationales (flux monétaires et financiers, balances des paiements, commerce, etc.) ; enfin, la supervision de l’économie mondiale (règles prudentielles, etc.). Nous analysons dans cet article le fonc­ tion­ n ement des trois grands groupes d’institutions qui structurent la gouver­nance de l’économie mondiale et leur articula­ tion entre elles. Ces institutions formelles et informelles forment un « triangle de cohé­ rence », selon l’expression de P. Lamy1. Le système de Bretton Woods s’inscrit dans une logique d’efficacité. Le G8/G20 traduit le leadership des grands pays et assure la cohérence de l’ensemble. Enfin, le système des Nations unies est le seul à disposer d’une véritable légitimité. Face à des enjeux systémiques majeurs et alors que se dessine progressivement une nouvelle configuration de l’économie mondiale, la Chine étant appelée à devenir la première puissance mondiale en terme de produit intérieur brut dans les prochaines années après être déjà devenue le premier exportateur mondial, les pays développés vont devoir accorder un poids accru aux pays émergents dans la gouvernance économique mondiale. Le système de Bretton Woods La conférence de Bretton Woods a posé dès 1944 les bases de la gouvernance de l’économie mondiale pour l’après-guerre. Le système de Bretton Woods reposait sur trois piliers : la coordination du système monétaire 22 / janvier-février 2014 / n°438 et financier international par le Fonds monétaire international ; le financement du développement par la Banque mondiale ; la régulation des échanges commerciaux par l’Organisation mondiale du commerce (l’OMC n’a certes été créée qu’en 1994, soit cinquante ans après Bretton Woods, mais l’établissement d’une organisation internationale du commerce était prévu dès l’origine). Parmi les trois organisations citées ci‑dessus, le FMI et la Banque mondiale (les institutions de Bretton Woods stricto sensu) sont les plus proches dans leur mode de fonctionnement, ce qui justifie leur ap­ pellation d’institutions « jumelles ». Elles sont largement contrôlées par les États‑Unis, qui disposent d’un droit de veto, ainsi que plus généralement par les grands pays industrialisés dont proviennent tous leurs dirigeants depuis leur création. La réforme des quotes-parts du FMI, qui va accroître le poids des grands pays émergents (Chine en premier lieu), est toujours bloquée par le Congrès américain. L’OMC est d’une nature un peu différente, car son rôle consiste surtout à organiser des négociations commercia­les qui sont conduites par les pays membres et à juger les différends entre eux (chaque pays membre disposant d’une voix à l’OMC, comme aux Nations unies). Alors que les accords de Bretton Woods avaient pour objectif de créer un nouvel ordre économique international qui empêche le retour d’une crise du type de celle de 1929 débouchant sur la Seconde Guerre mondiale, force est de constater qu’ils n’ont pas empêché la crise de 2008 d’une ampleur équivalente, le FMI ayant même délivré un satisfecit aux États-Unis peu avant cette crise2. Paradoxalement, la crise internationale a pourtant fait oublier la crise de légitimité dont souffrent le FMI, la Banque mondiale dossier et l’OMC depuis les années 1990. Alors que le portefeuille de prêts du FMI s’était réduit comme une peau de chagrin à la veille de la crise, celui-ci a connu un essor phénoménal et il en a été de même dans une moindre mesure pour la Banque mondiale. De son côté, l’OMC sort renforcée de la conférence de Bali de décembre 2013 qui a permis un accord a minima. Même si la perspective d’un « nouveau Bretton Woods » s’éloigne au fur et à mesure que le pire de la crise semble dépassé, la remise en cause de l’existence de ces institutions n’est plus d’actualité. Le G8 et le G20 Le G7 (devenu G8 dans les années 1990 avec l’arrivée de la Russie) a été créé dans les années 1970 par les grands pays in­dus­ trialisés pour faire face à la crise économique internationale consécutive au premier choc pétrolier et dans le contexte de la disparition du système de changes fixes instauré par les accords de Bretton Woods. Il a donc fonctionné depuis l’origine comme une institution informelle de coordination des politiques économiques. La montée des pays émergents dans l’économie mondiale a amené ceux-ci à réclamer une place à la table des négociations, débouchant sur la création du G20 en 1999 (enceinte réunissant dans un premier temps les seuls ministres des finances) suite à la crise asiatique de 1997-1998. Plus encore que le G8, le G20 fonctionne comme un directoire de l’économie mondiale. En revanche, contrairement à lui, il n’aborde les questions politiques qu’à la marge3. Il regroupe les principaux pays développés et émergents représentant 87 % du Pib mondial et les dirigeants des principales organisations internationales y participent. La crise de 2008 a favorisé la montée en puissance du G20, qui a joué un rôle clé de concertation pour gérer la crise la plus grave connue par l’économie mondiale depuis près d’un siècle4. Depuis la crise, ce sont les chefs d’État, et non plus seulement leurs ministres des Finances, qui participent au G20 ce qui témoigne de la nouvelle ambition de ce groupement. Le Conseil de stabilité financière (en anglais Financial Stability Board ou FSB) a ainsi été créé à l’initiative du G20 et est devenu en 2013 l’organisation internationale chargée de la supervision et de la surveillance des institutions financières. Les principales décisions récentes concernant les institutions de Bretton Woods ont été prises dans le cadre du G20 (augmentation des ressources du FMI, réforme des quote-parts, etc.). Au total le G20 a gagné ses lettres de noblesse avec la crise de 2008 mais a réduit ses ambitions systémiques et son impact dans la période la plus récente. En 2013, les principaux thèmes abordés à la fois dans le G8 et le G20 concernaient le soutien aux négociations commerciales organisées dans le cadre de l’OMC, l’harmonisation fiscale et la transparence financière. La coexistence du G8 et du G20 est souvent mise en question, même si les pays développés continuent à apprécier de disposer avec le G8 de leur propre structure de concertation. Le système des Nations unies Le système des Nations unies constitue incontestablement le « maillon faible » de la gouvernance de l’économie mondiale, par rapport aux institutions que nous venons de présenter. À la différence des questions politiques internationales, où le Conseil de sécurité a une importance majeure par exemple, l’Onu a peu d’influence globale sur le fonctionnement de l’économie mondiale. Pourtant, c’est incontestable­ment l’institu­ tion la plus légitime et la plus démocratique, en particulier pour traiter des biens publics mondiaux à dimension transversale (environnement par exemple). Cette faible influence économique tient à plusieurs raisons fondamentales : le mandat des Nations unies limite leur ambition dans ce domaine et l’assemblée générale (le « G192 ») ou le Conseil économique et social (Ecosoc) n’ont ainsi qu’un rôle consultatif ; les Institutions de Bretton Woods sont nominalement rattachées aux Nations unies mais dans la pratique fonctionnent de manière autonome ; enfin, les grandes puissances (États-Unis en premier lieu) ont toujours cherché à réduire l’influence et les ressources financières d’une organisation dominée largement par les pays en développement (à travers le système de droits de vote) à la différence des autres institutions décrites dans cet article. Ceci étant, les Nations unies jouent un rôle important dans la production de normes internationales dans les domaines économiques et sociaux. Pour prendre un exemple, les conventions internationales signées dans le cadre de l’Organisation internationale du travail contribuent à établir les fondements d’un droit international du travail. La division des statistiques établit par ailleurs les normes internationales de comptabilité économique. Enfin, n’oublions pas que c’est dans le cadre des Nations unies qu’ont été fixés les huit Objectifs mondiaux pour le développement à l’horizon 2015 et que se discutent actuellement les Objectifs de l’agenda post-2015. Le rapport présenté au secrétaire général des Nations unies en 2009 par J. Stiglitz, prix Nobel d’économie, préconisait de renforcer le rôle des Nations unies dans ce domaine5. Il proposait en particulier la création d’un conseil de coordination économique mondial, qui serait une institution de l’Onu disposant d’une mission étendue en matière économique, sociale et environnementale et s’appuyant sur un groupe d’experts de haut niveau. Ce projet de conseil de sécurité économique, promu depuis longtemps par la France, n’a pas abouti. À défaut, une meilleure coopération entre Nations unies, institutions de Bretton Woods et G20 semble une priorité. Conclusion En conclusion, la gouvernance de l’économie mondiale s’est réorganisée de manière pragmatique pour prendre en compte les grands bouleversements intervenus au cours des dernières décennies. Cette gouvernance n’a pas réussi à empêcher l’arrivée d’une crise économique grave en 2008 mais elle a ensuite su faire en sorte que la crise ne débouche pas sur un effondrement général des économies comme on l’avait connu en 1929. L’organisation d’un nouveau Bretton Woods mettant en place un nouvel ordre économique international semble cependant de moins en moins probable dans un contexte où tarde à émerger un nouveau leadership de l’économie mondiale6. La mutation de la gouvernance économique mondiale demeure inachevée. ■ 1 - P. Lamy a présenté ce triangle de cohérence à de nombreuses reprises ; en particulier dans une conférence à l’université d’Oxford en mars 2012 « Gouvernements locaux, gouvernance mondiale » (voir le site de l’OMC : www.wto.org). 2 - Bureau indépendant d’évaluation, « Evaluation de l’action du FMI au cours de la période qui a précédé la crise financière et économique mondiale », Washington, DC, 10 janvier 2011 (www.ieo-imf.org). 3 - H. Ben Hammouda et M. Sadni Jallab, Le G20 et les défis de la gouvernance globale, De Boeck, Bruxelles, 2011. 4 - B. Cabrillac et P. Jaillet, « Coordination internationale et sortie de crise ; Quel rôle pour le G20 ? », Revue d’Economie Financière, n°103, Octobre 2011. 5 - J. Stiglitz, Le rapport Stiglitz ; pour une vraie réforme du système monétaire et financier international, Les liens qui libèrent, Paris, 2010. 6 - Pour une réflexion prospective sur la gouvernance de l’économie mondiale, voir J. Mazier, P. Petit et D. Plihon (dir.), L’Économie mondiale en 2030, Economica, Paris, 2013. / janvier-février 2014 / n°438 23