H i g H l i g H t s 2 010 : M é d e c i n e g é n é r a l e Prévention quaternaire: primum nil nocere – aujourd’hui plus que jamais Bruno Kissling La prévention peut protéger de la maladie. Nous l’avons tous appris et mis en pratique. Mais attention: même dans la prévention, c’est la bonne dose qui décide de son utilité ou de sa nocivité. Des nouveaux résultats scientifiques le montrent. Lors des congrès internationaux Wonca de ces dernières années, les médecins de famille se sont penchés sur la «prévention de la prévention superflue», c.-à-d. sur la «prévention quaternaire». Les réflexions1 (encore) quelque peu inhabituelles développées dans cet article vous permettront d’élargir vos connaissances actuelles sur la prévention – qui déborde largement le cadre «élémentaire» de l’interruption précoce d’évolutions pathogènes. Vaut-il mieux prévenir que guérir? La prévention est un concept médical contemporain gagnant facilement l’adhésion des médecins, des politiciens, et de tout un chacun. Il s’agit de protéger de la maladie (prévention primaire), de maintenir en bonne santé en présence de facteurs de risque (prévention secondaire), et d’inhiber la progression d’une maladie déjà manifeste (prévention tertiaire). Les activités de prévention primaire et secondaire comprennent le dépistage de personnes en bonne santé et asymptomatiques par des procédés faisant appel à l’imagerie, aux analyses de laboratoire et même aux analyses génétiques. Elles doivent donner aux gens l’assurance d’être en bonne santé. Il s’agit de diagnostiquer et de traiter les risques aux stades les plus précoces pour éviter ou inhiber les pathologies latentes, ou induire la guérison au stade le plus précoce. Pour plus de sécurité, on abaisse encore et encore les valeurs limites, si bien que finalement presque 90% des personnes saisies par le radar de la médecine contemporaine présentent un ou plusieurs facteurs de risque. Et 100% courent le «risque de présenter un risque» … Le concept de risque et les activités préventionnelles se sont engagés dans une spirale inflationniste. Il est temps de les remettre dans leur boîte et de libérer la voie au vaste domaine de la réflexion sur la prévention superflue, c.-à-d. à la prévention quaternaire. Bruno Kissling L’auteur certifie qu’aucun conflit d’intérêt n’est lié à cet article. La prévention peut également s’avérer pathogène La prévention ne s’obtient pas sans risque. L’augmentation du nombre d’activités préventives fait également transparaître leurs aspects délétère. En médecine, le «number needed to treat» (NNT) évolue à l’inverse du «number needed to harm» (NNH). Mais comme le processus préventif a été conçu par les médecins pour éviter à des personnes en bonne santé de tomber malade, il faut accorder une importance toute particulière au bon vieux principe médical primum nil nocere. Dans la suite de cet article, je vais examiner l’importance de la prévention quaternaire par rapport aux divers échelons de la prévention. La réflexion sur la prévention quaternaire et ses projections … sur la prévention primaire La vaccination est au premier rang des mesures de prévention primaire. Même si les voix critiques ne manquent pas, on peut considérer la vaccination comme un succès de l’histoire médicale. Lorsqu’il s’agit de se prémunir collectivement contre des maladies infectieuses dangereuses, la population est prête à accepter des lésions touchant isolément un certain nombre de personnes. Or le taux de vaccination doit atteindre 85% pour bannir solidairement un agent pathogène. On attend désormais de la vaccination qu’elle inhibe un nombre croissant de maladies – pas toujours infectieuses. Et qu’en est-il du rapport utilité-nocivité? Voilà un champ d’investigation pour la prévention quaternaire. Dépistage. Le niveau d’utilité des analyses en série effectuées sur des personnes en bonne santé pour détecter des maladies spécifiques n’est pas très éloigné du niveau d’évidence scientifique des oracles de l’Antiquité. Ceci concerne particulièrement la mammographie et le dosage de l’antigène spécifique de la prostate (PSA) en vue de la détection précoce de carcinomes. Les analyses scientifiques montrent que ce genre de dépistage permet de déceler beaucoup plus de tumeurs de bas grade du sein et de la prostate. La plupart de ces tumeurs ne représenteront jamais une menace pour la santé. Après le diagnostic de cancer, toutes les personnes testées positives sont malades. En général, cela entraîne des traitements intensifs par intervention chirurgicale, radiothérapie et/ou chimiothérapie, et un suivi durant de longues années … L’absence de récidive 1 Les réflexions présentées dans cet article s’appuient sur des discussions avec des collègues de différents pays, sur des exposés et ateliers auxquels j’ai participé lors de congrès Wonca Europe et Wonca World ou lors de conférences de la SSMG et du CMPR, sur la lecture d’un grand nombre de publications, sur des débats menés entre médecins de famille au sein du cercle de qualité Elfenau à Berne, etc. Forum Med Suisse 2010;10(51–52):896–898 896 H i g H l i g H t s 2 010 : M é d e c i n e g é n é r a l e est saisie comme une guérison, et le taux de guérisons augmente statistiquement. Un succès? Et qu’en est-il de la mortalité de ces deux maladies cancéreuses? Elle est en diminution. Un fruit de l’intervention rapide grâce au dépistage et au traitement précoce? Cela reste à prouver, car la mortalité baisse de façon similaire dans le groupe de population soumis au dépistage et dans celui qui ne l’est pas. Il est à supposer que d’autres facteurs jusqu’ici inconnus exercent ici un effet – encore un vaste domaine à explorer dans la prévention quaternaire. La question éthique se formule ainsi: combien de sujets en bonne santé a-t-on le droit de rendre malades artificiellement pour sauver une seule personne malade? Style de vie. Bien que le comportement bénéfique pour la santé soit peu coûteux et dépourvu d’effets indésirables, l’être humain peine à l’adopter dans la vie quotidienne: pratiquer une activité physique régulière, contrôler son poids, s’alimenter sainement, consommer de l’alcool avec modération, s’abstenir de fumer du tabac et de consommer d’autres stupéfiants, maintenir son stress sous contrôle, s’assurer de bonnes perspectives professionnelles et socio-économiques, faire face au changement. Les efforts entrepris en prévention primaire, nombreux et coûteux, les traitements médicaux, les mesures légales frisant la mise sous tutelle, tout cela ne nous a pas empêchés de piétiner sur place. Les forces d’opposition sont plus puissantes. De nombreuses personnes sont inquiètes et se donnent de la peine. Rares sont celles qui réussissent à changer leur comportement de façon durable. Les épidémiologues prédisent un accroissement de la charge des maladies et des coûts. Que devons-nous faire? Renforcer la stratégie actuelle? Ne serait-il pas plus indiqué d’élaborer de nouvelles réflexions en matière de prévention quaternaire? … sur la prévention secondaire En prévention secondaire, le traitement de risques connus tels que les valeurs élevées de tension arterielle, de glycémie et de cholestérolémie occupe une place très importante dans notre société. Un flux immense de contacts médicaux et d’analyses de laboratoires contribue à la saisie des paramètres sur les êtres humains pour évaluer ces facteurs de risques isolés ou combinés. Jusqu’à présent, il n’existe pas de certitude scientifique permettant de savoir quelle personne en bénéficie, ni quelles sont les valeurs limites de résultats dans lesquelles un patient peut profiter de la prévention secondaire. Nous ne savons toujours pas quelle grandeur de facteur, dix ou cent, est médicalement acceptable pour le NNT; nous ne savons pas le taux d’effets délétères pour la santé (NNH) auquel nous avons le droit de nous accommoder dans le sillage de l’utilité d’un traitement. Nous ne disposons pas de connaissances scientifiquement fondées sur les conséquences des interactions en polypharmacie, souvent nécessaire. Nous négligeons quel effet sur la santé peut avoir l’application, par souci d’anticipation, d’un traitement préventif censé éviter des maladies potentielles. Nous ignorons tout des effets négatifs sur le plan biopsychosocial qui peuvent éven- tuellement découler de la soumission fortement ancrée et quasi névrotique à la «croyance» au bienfait de la prévention. Il est rare de percevoir de l’inquiétude au sujet des coûts astronomiques et de l’énorme force de travail médicale nécessaires à cet effet. Tout un champ d’efficacité à explorer dans nos réflexions sur la prévention quaternaire. Sommes-nous prêts, et avons-nous le droit de prétendre maîtriser le tsunami préventionnel qui déferle sur les médecins et les patients? Il est urgent de prévoir une halte pour se consacrer à des analyses scientifiques. … sur la prévention tertiaire Quand la maladie chronique devient cliniquement manifeste, le NNT des traitements des facteurs de risque isolés, eux-mêmes souvent combinés, baisse jusqu’à ne comporter plus qu’un ou deux chiffres. La statistique considère cette régression comme un succès. Toutefois sur le plan individuel, l’utilité pour tel ou tel patient continue à relever du hasard. Pour la plupart des traitements polypharmaceutiques, le potentiel d’effets secondaires ou d’interactions n’a pas encore fait l’objet d’études. Il en va de même de l’état des connaissances sur les risques consécutifs aux dosages fréquemment élevés des médicaments; ces dosages sont nécessaires pour atteindre les valeurs limites des divers facteurs de risque, plus rigoureuses dans la prévention tertiaire. Il s’agit en général de patients vulnérables, relativement âgés et polymorbides, atteints d’autres maladies encore qui à leur tour ont besoin d’interventions thérapeutiques et d’une prévention tertiaire spécifique. Et chez ces personnes s’ajoutent encore d’autres conseils et interventions de prévention primaire et secondaire. Connaissons-nous la relation du NNH au NNT dans nos actions? Savons-nous à quel moment les divers traitements préventifs n’ont plus de sens et quand il faut les stopper? Pouvons-nous fournir un conseil critique à nos patients, en nous basant sur des faits probants? Dans le suivi des malades chroniques polymorbides, par ailleurs fréquemment diagnostiqués, la gestion des traitements de prévention tertiaire et les contrôles consécutifs occupent une part importante du temps du médecin de famille. Le pilulier déborde. La plupart des comprimés visent l’évolution future de la maladie. Seuls quelques-uns sont nécessaires pour combattre les symptômes actuels. La gestion de ces comprimés aux noms barbares tourne à l’aventure organisationnelle incessante aussi bien pour les médecins de famille que pour les patients. Le risque d’erreurs est grand, surtout lorsqu’il s’agit d’adapter les dosages, de passer à des génériques et tout particulièrement lors des sorties d’hôpital. Les besoins personnels des patients risquent bien de se trouver écartés au profit de ces activités préventives. On assiste à un retrécissement de l’espace réservé aux entretiens d’accompagnement avec le patient et ses proches, nécessaire pour parler de son bien-être, de leur affliction, et des conséquences au quotidien et momentanées de la maladie, de l’avenir et des «dernières choses». Est-ce encore défendable sur le plan éthique? Il est urgent de réfléchir à une prévention Forum Med Suisse 2010;10(51–52):896–898 897 H i g H l i g H t s 2 010 : M é d e c i n e g é n é r a l e quaternaire axée sur le patient et qui aille au-delà de la prévention tertiaire basée sur le diagnostic, telle qu’elle a cours actuellement. Les causes sous-jacentes aux causes – une approche de solution Par causes sous-jacentes, nous comprenons les conditions de vie et le contexte social, économique et individuel d’une personne ou d’un groupe. Peu à peu, ces conditions se révèlent être les éléments les plus importants de contribution à la santé, ou alors les facteurs de risque responsables du déclenchement de la maladie. La recherche en neurobiologie a pu prouver que par exemple les abus ou la négligence dans la petite enfance entraînent au niveau du cerveau des modifications biologiques ayant un effet sur le comportement ultérieur et la vulnérabilité aux maladies qui lui sont liées. Et inversement, de bonnes conditions de vie exercent un effet positif. Les généticiens constatent un effet épigénétique des determinants of health. Ces déterminants contribuent essentiellement à l’expression phénotypique d’une disposition génotypique. La pauvreté et le stress rendent malade. Le bonheur contribue à la santé. Nous le savons depuis longtemps. Désormais, nous approchons peu à peu des preuves scientifiques de ces vérités anciennes. Ces constats pourraient expliquer l’échec des méthodes de promotion de la santé utilisées à l’heure actuelle, bien trop concentrées sur les symptômes et le comportement ordinaire. Ils expliquent également pourquoi les mesures de prévention primaire demandant de passer d’un style de vie à risque à un mode de vie favorable à la santé ne présentent que peu souvent l’effet escompté. Ils indiquent qu’une préoccupation proactive et avisée du bonheur de la population pourrait être plus importante que toutes les mesures correctives entreprises jusqu’ici. Les réflexions de prévention quaternaire pourraient inclure ces déterminants de la santé et ouvrir de nouvelles voies. Pour notre société, il pourrait valoir la peine de détourner l’attention de la prévention des maladies pour la concentrer sur l’être humain: on passerait ainsi de la «protection traditionnelle contre la maladie» à la salutogenèse, qui se caractérise par un effort en faveur des parties en bonne santé et des comportements sains. Dans les cercles de la santé publique, le paradigme de la promotion de la santé en rapport avec le contexte est en usage depuis bien longtemps; en médecine individuelle – qui est le cœur de notre profession –, il a encore de la peine à s’établir. Les énormes montants économisés sur les mesures préventives superflues pourraient couvrir les frais nécessaires pour se préoccuper davantage des «aspects sousjacents» des personnes vulnérables. Remerciements Un grand merci à Dr Stefan Neuner-Jehle pour sa précieuse contribution. Correspondance: Dr Bruno Kissling Elfenauweg 6 CH-3006 Bern [email protected] Références Pour des références se renseigner auprès de l’auteur. 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