Introduction L’économie indienne suscite depuis quelque temps des réactions ambivalentes : océan de pauvreté d’un côté, essor de grands centres tertiaires d’excellence à vocation mondiale de l’autre. Ces deux réalités coexistent en fait au sein d’un même ensemble de taille continentale et aujourd’hui en pleine transformation. L’Inde figure au 4e rang mondial par son PIB ou au 5e rang si l’on prend en compte l’Union européenne. Sa population a franchi le cap du milliard d’habitants en 2000 et devrait dépasser la population chinoise d’ici 2025-2030 pour se stabiliser à près de 2 milliards à la fin du XXIe siècle. Pays longtemps fermé aux grands flux d’échanges mondiaux, la crise des paiements de 1991 a accéléré le tournant de sa stratégie de développement lancée au cours des années 1980. L’accélération de la croissance indienne, régulièrement au-dessus de 6 % par an, et un pari désormais offensif sur la globalisation vont-ils se traduire par l’émergence progressive d’une nouvelle superpuissance économique aux côtés de la Chine ? Moins centré sur des plateformes manufacturières exportatrices, le décollage de l’Inde intervient notamment à un moment clé de la mondialisation des services, secteur dans lequel elle dispose d’avantages comparatifs avérés : une main-d’œuvre qualifiée abondante et des pôles de compétitivité déjà reconnus par toutes les grandes firmes mondiales. Sur le plan interne, le lent mais indéniable réveil indien est marqué par un double défi : un système politique démocratique (650 millions d’électeurs inscrits en 2004) et une masse de pauvres (27 % de la population) qui interpellent l’économie du développement sur le lien entre démocratie et décollage 4 L’ É C O N O M I E DE L ’I N D E économique et sur le risque de ce dualisme qui a caractérisé tant de pays en développement dans le passé. Les travaux du prix Nobel d’économie Amartya Sen constituent à cet égard une synthèse théorique très indienne de la combinaison originale de quatre traditions que l’Inde pourrait conserver dans les années à venir : un gandhisme conservateur frugal et indépendant assez vivace notamment dans les ONG indiennes, un nehruisme social-démocrate toujours en vigueur au sein du parti du Congrès, un socialisme plus proche de la tradition communiste notamment au West Bengale ou au Kerala, et enfin le « lakshmisme » (du nom de la déesse indienne de la prospérité) profond des communautés d’affaires qui inspire un capitalisme indien très teinté de libéralisme et en plein essor depuis les réformes des années 1980. Sur le plan externe, la montée en puissance de l’Inde, après celle de la Chine, n’est certes pas irréversible, mais sa probabilité de plus en plus certaine relance le débat sur les futurs contours de l’économie mondiale au cours du XXIe siècle. Quelle place et quel rôle l’Inde se prépare-t-elle à assumer dans cette nouvelle géoéconomie du monde ? Quel défi de soutenabilité environnementale cela représente-t-il ? Quel défi d’adaptation, enfin, pour les puissances industrielles historiques mais à la démographie déclinante ? Ce livre commence par des repères historiques, y compris très reculés, pour rappeler que l’économie indienne n’est pas un nouveau venu sur la scène mondiale et que son déclin historique à partir du XVIIe siècle explique assez largement le modèle de développement autocentré suivi après l’indépendance de 1947. Le chapitre II se concentre sur la rupture graduelle avec ce modèle qui interviendra après l’échec de l’état d’urgence de 1977 et l’arrivée aux affaires du fils d’Indira Gandhi, Rajiv. Elle sera suivie du grand tournant de 1991 qui démantèlera progressivement le Licence Raj, accusé d’être responsable du fameux Hindu rate of growth d’à peine 1 % de croissance par habitant au cours des trois premières décennies post-indépendance. Dans un deuxième temps, le livre se concentre sur les structures internes de l’économie indienne (chapitre III) en partant des faits majeurs que représentent la transition démographique et la dynamique sociodémographique en cours ; il analyse ensuite les développements de l’agriculture, quatrième puissance agricole du monde, la lenteur de l’industrialisation, mais inversement la révolution des services qui apparaît relativement INTRODUCTION 5 atypique à ce niveau de développement. Cette partie se conclut sur une discussion d’un thème central aujourd’hui : pourquoi la croissance indienne ne réduit-elle pas plus rapidement la pauvreté ? Dans un troisième temps, le livre présente les défis externes de l’émergence de l’Inde. L’Inde reste globalement un nain commercial mais la généralisation du paradigme de la sous-traitance dans les services au secteur industriel se traduit par une dynamique forte d’ouverture d’un pays qui adopte désormais une position offensive dans les grandes enceintes internationales (chapitre V). Le chapitre VI tente enfin de projeter l’Inde dans l’économie mondiale d’ici 2025-2050, exercice parfois hasardeux à cette échelle de temps, mais bien utile pour en mesurer les impacts possibles tant démographiques qu’économiques, environnementaux ou encore géopolitiques.