SAUSSURE

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**
*
Dès l'Introduction, le Cours de Linguistique de Ferdinand de Saussure permet de comprendre la portée de sa démarche.
L'objet est de constituer la Linguistique comme science en définissant son objet.
1) 1ère condition : Eliminer le problème philosophique du langage en distinguant la langue et la parole
La démarche de Ferdinand de Saussure commence par la distinction entre la Langue et la Parole : Distinguer la langue (toutes les langues humaines
naturelles) qui est une réalité objective, sans aucun doute un produit social et la parole qui est un acte individuel par lequel un sujet parlant utilise un code
(la langue) pour exprimer sa pensée grâce à un mécanisme psychophysique qui lui permet d'extérioriser les combinaisons de ce code.
Mais, pourquoi cette distinction ? - Il va de soi que ce qu'on appelle habituellement langage, c'est l'acte par lequel le sujet -l'individu-, trouvant à sa
disposition une langue, c'est-à-dire un système de signes, utilise ces signes en les combinant pour exprimer sa pensée, et cela grâce à un mécanisme
psychophysique.
De cette définition commune, que résulte-t-il, si l'on ne fait pas la distinction de la langue et de la parole ?
1) D'une part on suppose -et c'est le sens commun- "que le lien qui unit un mot à une chose est une opération toute simple, ce qui, précise immédiatement
Ferdinand de Saussure, est loin d'être vrai".
2) D'autre part, et c'est la position du philosophe : il pose immédiatement un problème qui lui est propre : celui de l'origine ou du fondement : - D'où vient
que l'homme puisse avec des mots exprimer sa pensée et représenter les choses ?
Par cette distinction -condition de la constitution de la linguistique comme science-, l'objectif de Ferdinand de SAUSSURE est de mettre entre parenthèses
le problème philosophique du langage.
Quand j'emploie un mot comme le mot “ table ”, pour désigner telle ou telle table (guéridon, table de salle à manger, table de nuit) il me semble qu'il y a un
lien direct entre le mot, c'est-à-dire le signifiant, et la chose que je désigne par ce mot. Or, quand je réfléchis, je constate qu'il n'y a aucun lien direct entre
le mot “ table ” et l'objet concret qu'il désigne ; à preuve :
Le mot “ table ” ne renvoie pas directement à la chose, comme s'il était fait à sa ressemblance mais il est lié à une idée générale et abstraite, ce qu'on
appelle un concept.
Ferdinand de Saussure tranche ici le problème posé par Platon dans le dialogue de Cratyle.
Dans ce dialogue, Platon poursuit l'interrogation qui est au coeur de la réflexion philosophique :
Constatant que l'on ne peut expliquer les idées que nous avons dans la tête (-les concepts-) à partir des images que nous donnent les sens, il pose la
question de savoir d'où viennent ces idées, d'où vient que les choses se présentent à nous non pas comme un chaos de sensations, mais bien comme un “
monde ” ordonné, structuré ou “ cosmos ” (en grec Cosmos désigne à la fois l'ordre et l'univers).
Le langage est au centre de cette interrogation : n'est-ce pas par l'intermédiaire des mots que les choses ont un “ sens ” (logos) ?
Mais, comment comprendre le rapport des MOTS et des CHOSES ? - Comment expliquer que tel mot désigne une chose, tel autre mot une autre chose ?
C'est la thèse de Cratyle, dont le dialogue porte le nom, qui est discutée : selon ce philosophe -déjà un philologue-, les mots désignent les choses parce
qu'ils ont été créé à leur ressemblance.
Mais, lui objecte Socrate après une longue étude des noms, tout montre qu'il n'en est rien : les noms propres comme les noms communs par lesquels on
désigne les choses semblent bien arbitraires.
Faut-il donc adopter la thèse d'Hermogène, second interlocuteur du dialogue ? - Les mots sont pure convention et ne correspondent à aucune réalité.
Mais alors, lui oppose Socrate, celui qui parle -l'orateur qui, sur l'agora, invoque “ la justice ” pour demander un châtiment ou proposer une loi- ne dit que
des mots et tout dialogue -la communication humaine- est privé de sens : La réalité à laquelle nous avons affaire se réduit à notre expérience sensible,
semblable à un chaos de sensations, au flux héraclitéen.
Le dialogue s'achève par une question de Socrate : Pour que, par l'intermédiaire des mots, les choses aient un sens, ne faut-il pas imaginer qu'ils ont été
créés non pas à la ressemblance des choses, comme le voudrait Cratyle, mais plutôt en conformité, en liaison avec les idées que nous avons des choses ?
Il va de soi que le sujet, c'est-à-dire l'individu, trouvant à sa disposition une langue c'est-à-dire un système de signes, utilise ces signes en les combinant
pour exprimer sa pensée et cela grâce à un mécanisme psycho-physique. Face à cette évidence naturelle, la philosophie pose une question qui lui est
propre qui est celle de l'origine ou du fondement : - D'où vient que l'homme (l'homme en général et non plus l'individu) ait la faculté, la possibilité
d'exprimer un sens ?
Ferdinand de SAUSSURE met en oeuvre la démarche qui préside à son époque à la constitution des sciences humaines : mettre entre parenthèses le
problème philosophique de la raison ou des conditions de possibilité de toutes manifestations humaines pour les considérer comme des phénomènes ou des
faits dont il faut rechercher les lois de fonctionnement et d'évolution.
2)La Sémiologie : Une science des signes
Cet objectif principal de Ferdinand de SAUSSURE, lié au grand mouvement de constitution des sciences humaines, explique qu'au terme de cette
Introduction du "Cours de Linguistique", où il établit la distinction de la langue et de la parole, le dernier paragraphe (limité à deux pages) s'intitule : "
Place de la langue dans les faits humains : La Sémiologie ".
Venant de montrer que la "langue" doit être étudiée comme un phénomène objectif, en l'occurrence un produit (-Ferdinand de SAUSSURE dit : une
institution-) social, il doit en même temps déterminer sa place parmi les autres faits humains.
Là encore, dans la démarche de Ferdinand de SAUSSURE, aucune interrogation philosophique sur la nature des faits humains : phénomènes psychiques
ou institutions sociales par exemple.
Partant d'une définition -non problématique- de la langue comme un "système de signes exprimant des idées", la seule question est de savoir ce qui la rend
"comparable" à d'autres faits humains. Et, la réponse est elle-même sans ambiguïté dans l'esprit de Ferdinand de SAUSSURE : L'aspect par lequel elle est
comparable à d'autres faits humains, ce n'est point qu'elle exprime des idées, c'est qu'elle est un système de signes.
Et Ferdinand de SAUSSURE cite "pêle-mêle" un certain nombre de faits (qu'on appelle depuis lors "sémiologiques") entre lesquels les progrès mêmes de
la science -de la linguistique et de la sémiologie- ont montré qu'il convenait d'établir des distinctions rigoureuses.
- Certains faits : les écritures (alphabétiques, pictographiques et idéographiques) ne méritent-ils pas d'être considérés comme des phénomènes proprement
linguistiques. Et Derrida a légitimement posé la question de la raison de l'exclusion par Ferdinant de SAUSSURE de l'écriture hors du champ de la
linguistique.
-D'autres faits sont des procédés de signalisation substitutifs du langage parlé tel "le langage" des sourds muets ou dérivés de l'écriture idéographique,
telles les enseignes ou certains panneaux du "code" de la route.
A côté de ces exemples, qui ne sont qu'une partie de ce qui constituera l'objet de la recherche sémiologique, Ferdinand de SAUSSURE fait allusion dans
ce même texte aux rites symboliques et aux formes de politesse, et par ailleurs, à la pantomime, aux coutumes, et à la mode, c'est-à-dire aux significations
spécifiques de certains faits sociaux ou esthétiques, qui en toute rigueur, relèvent, suivant l'expression de Prieto, d'une sémiologie de la signification.
Dans la démarche de Ferdinand de SAUSSURE, loin qu'il s'agisse d'étendre la linguistique à l'ensemble des sciences humaines, il s'agit de délimiter, par
rapport à une science générale, (à constituer) de tous les systèmes de signes, l'objet spécifique de la linguistique.
L'extension qu'il donne à cette nouvelle science "la sémiologie" - tant dans les exemples allégués que dans la définition qu'il en donne, montre qu'il s'agit
pour lui d'une science qui dépasse largement l'objet de la linguistique au point qu'il faut la concevoir comme "une partie de la psychologie sociale et par
conséquent de la psychologie générale" : ce serait "une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale".
3)La démarche épistémologique
Pourquoi rattacher la langue à une science qui n'existe pas, programmée comme une science générale des systèmes de signes ? - Parce que, répond
Ferdinand de SAUSSURE, c'est la seule méthode pour "étudier la langue en elle-même" alors que "jusqu'ici on l'a presque toujours abordée en fonction
d'autres choses, à d'autres points de vue."
Quels sont ces autres points de vue ? - Par exemple celui du psychologue qui, se proposant d'étudier le mécanisme de la langue chez l'individu, cherche à
expliquer la langue à partir de la parole ; et l'exemple inverse : reconnaissant que la langue est un produit social, "on ne retient de la langue que les traits
qui la rattachent aux autres institutions."
Dans tous les cas, on manque "le caractère essentiel" qui permet de découvrir "la nature véritable de la langue".
Comment découvrir "le caractère essentiel" ? En la rattachant à la sémiologie
Dans le dernier paragraphe de ce chapitre (III) "Place de la langue dans les faits humains. La Sémiologie", Ferdinand de Saussure accomplit le second
mouvement de sa démarche : une fois éliminé le problème philosophique en mettant hors circuit le sujet parlant, encore faut-il que l'on définisse sous quel
aspect objectif se présente le langage ?
La réponse est sans ambiguïté : " On ne peut assigner à la linguistique une place parmi les sciences qu'à condition de la rattacher à la sémiologie ", c'est-à
-dire une science générale des systèmes de signes, qui reste à constituer.
Mais, Saussure fait immédiatement remarquer qu' "on tourne dans un cercle : d'une part rien n'est plus propre que la langue à faire comprendre la nature
du problème sémiologique mais pour poser convenablement le problème, il faut étudier la langue en elle-même."
Autrement dit, si l'on veut aborder la langue comme une réalité objective, il faut la considérer comme un système de signes.
Mais il faut pouvoir étudier la langue pour comprendre ce qu'est un système de signes.
L'objection est immédiate : - Ne risque-t-on pas de la confondre avec les autres systèmes de signes ?
- Comment sortir de ce cercle ?
En rattachant la langue aux autres systèmes de signes, on "attribue" au langage une réalité objective, qui évite sans aucun doute de le confondre avec le
mystère de la parole (objet de la réflexion philosophique), mais on soulève un nouveau problème, auquel vont achopper tous les successeurs de Ferdinand
de Saussure :
Si l'on appelle langage un système de signes quelconques, tout est "langage", mais alors, quelle est la différence "spécifique" entre la linguistique, science
du langage, et la sémiologie, science des systèmes de signes en général ?
On sait comment de cette ambiguïté vont naître les tentatives de faire de la linguistique la méthode de toutes les sciences humaines, et la tentation plus
grave encore de définir tous les faits humains comme des faits de langage. (*)
On ne peut faire porter à Ferdinand de Saussure la responsabilité de l'errance de ses épigones.
A peine a-t-il prescrit que la linguistique doit " d'abord prendre la langue dans ce qu'elle a de commun avec les autres systèmes de signes", qu'il affirme
qu'on ne connaîtra "la nature véritable de la langue" qu'après avoir mis à jour "les traits linguistiques très importants (par exemple : le jeu de l'appareil
vocal) qui servent à distinguer la langue des autres systèmes" .
Loin de se laisser aller à une définition du langage comme système de signes, Ferdinand de Saussure affirme qu'on ne connaît rien de la langue, de sa
nature véritable tant qu'on n'a pas découvert la spécificité du système.
En d'autres termes, après la distinction de la langue et de la parole, le rattachement de la langue aux autres systèmes de signes apparaît comme le
complément d'une même démarche épistémologique : Pour constituer la linguistique comme science -ce qui veut dire : éliminer le problème philosophique
du langage-, une double démarche est nécessaire : en premier lieu : exclure "le fait de parole" qui fait apparaître le langage comme une manifestation du
sujet parlant ; en second lieu : attribuer à la langue une réalité objective, extérieure et antérieure au sujet, donc indépendante de lui : - c'est cette seconde
exigence, méthodologique (-en apparence-), qui oblige à considérer la langue comme un système de signes "parmi" d'autres, quoique "le plus important".
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(*) Exemple :
Roland Barthes fait l'analyse ou la psychanalyse de tous les faits sociaux significatifs (la mode, le catch, etc) ou des faits esthétiques (textes littéraires où il
s'agit de découvrir "le système logique élaboré par l'auteur selon sa propre époque" ).
L'objectif de sa démarche est de mettre en lumière le procès proprement humain par lequel les hommes donne un sens aux choses, la liberté qu'ont les
humains de faire signifier les choses : ni homo faber, ni homo cogitans, l'homme (qui est le véritable objet de la recherche de Roland Barthes,) se définit
comme homo significans.
C'est l'inversion complète de la démarche de Ferdinand de Saussure :
“La linguistique n'est pas une partie même privilégiée de la sémiologie, c'est la sémiologie qui est une partie de la linguistique . ”.
Rien ne permet de critiquer la démarche saussurienne, pas plus qu'on ne peut récuser le caractère méthodique du doute cartésien ; mais une démarche
épistémologique ne doit-elle pas être appréciée à son résultat ? - C'est ainsi qu'on découvre dès la fin de la seconde Méditation cartésienne, que l'artifice
mettant en doute l'existence des choses hors de nous avait pour but -en excluant de la pensée tout ce qui appartient au corps-, de découvrir l'essence de la
pensée comme "res cogitans". (*)
N'est-on pas en droit de se demander, si la démarche épistémologique -chez Ferdinand de Saussure comme chez Descartes- ne recouvre pas une démarche
ou une conviction "métaphysique" (expression employée par Jacques Derrida dans sa critique de Ferdinand de Saussure) : l'idée que le langage, s'il peut
être étudié dans la réalité synchronique de la langue : comme système constitué dans les langues naturelles, ne saurait être ni compris comme parole (par
le philosophe) ni expliqué diachroniquement par l'anthropologie, l'ethnologie et l'histoire ?
Notre interrogation n'est-elle pas d'autant plus pressante lorsqu'on connaît le résultat de la démarche de Ferdinand de Saussure : n'est-il pas paradoxal
qu'après avoir récusé la confusion du langage avec la parole, Ferdinand de Saussure découvre que le caractère spécifique de la langue, ce qui la distingue
de tous les autres systèmes de signes, c'est d'être une "LANGUE PARLEE" ?
S'il en était ainsi, cela voudrait dire que Ferdinand de Saussure, comme quiconque veut fonder une science, doit s'employer à définir le concept de son
objet, en l'apurant de tout le contexte idéologique du sens commun et de la philosophie :
- Ferdinand de Saussure a ainsi mis sur la bonne voie l'étude scientifique des langues humaines naturelles.
Mais, cela signifierait en même temps que, malgré les espoirs, les illusions et les erreurs qu'il a nourries, il n'est pas question d'attendre de la science, ainsi
fondée, qu'elle fournisse à la philosophie des concepts qu'elle pourrait reprendre à son compte comme argent comptant pour résoudre les problèmes
qu'elle pose.
Réfléchissant sur la linguistique comme science, ne doit-on pas aller plus loin pour comprendre le langage humain ?
En raison des illusions suscitées par la découverte de Ferdinand de Saussure, il nous faut apporter réponse à notre interrogation,
Avant que ne commence la première PARTIE de l'Ouvrage dont le Chapitre sur la Nature du Signe Linguistique est sans doute le plus connu et le plus
exploité, l'Introduction comprend encore, outre la démarche épistémologique (sur laquelle nous nous sommes attardés) une étape de la démarche
saussurienne, dont Jacques Derrida a souligné l'importance : c'est la dénonciation du "Prestige de l'Ecriture", qui est en réalité l'exclusion de l'écriture
de l'objet linguistique conduisant à définir le langage humain comme LANGUE PARLEE.
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(*)
Chez Descartes, comme l'a montré Martial Guéroult, l'on a affaire à une double exclusion - attribution : après avoir exclu de la pensée toutes les images
sensibles en les attribuant au corps pour définir l'essence de la pensée (comme raison), Descartes, dans un mouvement inverse, exclut du corps toutes les
qualités sensibles pour définir le corps comme pure étendue : res extensa. Le résultat de la démarche, c'est bien que le monde sensible (-pierre
d'achoppement de la philosophie parce qu'elle ne peut pas expliquer la genèse-) reste "inexpliqué", "incompréhensible", sinon par la mystérieuse union de
l'âme et du corps garantie par la véracité divine.
Lorsque Ferdinand de Saussure définit la langue comme système de signes, il est naturel de penser aux signes matériels : au graphisme de l'écriture. Quel
n'est pas notre étonnement quand nous lisons :
" Langue et écriture sont deux systèmes distincts ; l'unique raison d'être du second est de représenter le premier. ... Le mot écrit se mêle si intimement au
mot parlé, dont il est l'image, qu'il finit par usurper le rôle principal. ... (Mais) la langue est indépendante de l'écriture. ...
L'objet linguistique n'est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé : Ce dernier (le mot parlé) constitue à lui seul l'objet de la
linguistique. "
S'imaginait-t-on que la réalité objective de la langue - le système de signes qui la constitue - était une réalité "matérielle" : la "trace" des signes graphiques
; Ferdinand de Saussure affirme que le lien entre le son -image auditive- et l'écrit -image visuelle- n'est qu' "une unité purement factice " : "le lien naturel, le
sens véritable est celui du son."
Il s'agit bien d'un présupposé : à l'appui de la thèse, Ferdinand de Saussure n'apporte qu'un seul argument - tout à fait contestable et maintenant contesté,
selon lequel il existe des peuples qui n'ont qu'une tradition orale. Et il s'emploie surtout à démontrer les raisons de l'illusion, du prestige usurpé de
l'écriture, dont les principales seraient la force des impressions visuelles plus vives que les impressions auditives et l'existence d'une langue et d'une
tradition littéraire.
Il est évident que cette pétition de principe trouve sa raison ailleurs ; on peut citer l'analyse de Jacques Derrida :
" La voix, immédiatement entendue de celui qui l'émet, produit un signifiant qui semble ne pas tomber dans le monde, hors de l'idéalité du signifié, au
moment où il atteint le système audiophonique de l'autre ... ; et ainsi l'extériorité du signifiant paraît absolument réduite. ... Le monde reste le dehors de
la voix. ... "
La voix, (signe vocal) et la conscience de voix (image auditive)", c'est-à-dire, ajoute Jacques Derrida, "la conscience tout court comme présence à soi. "
De même, "le colloque est une communication entre deux origines absolues qui, si l'on peut risquer cette formule, s'auto-affectent réciproquement,
répétant en écho immédiat l'auto-affection produite par l'autre."
Autrement dit : le signe vocal entendu immédiatement par celui qui l'émet et recueilli en écho par l'autre, ce n'est rien d'autre, écrit Jacques Derrida, que
"le mythe de la conscience tout court comme présence à soi."
Il n'est pas nécessaire de suivre Jacques Derrida, lorsque sur la base de cette analyse, il attribue à ce qu'il appelle " Le logocentrisme", tous les dualismes
de l'expérience humaine et toutes les apories de la philosophie.
Mais sa critique de la démarche de Ferdinand de Saussure nous paraît décisive :
En excluant l'écriture -la trace- de la nature véritable de la langue, Ferdinand de Saussure "réduit" à "presque rien" l'extériorité et la matérialité du
signifiant de sorte que la différence entre le signifié et le signifiant se situe pour ainsi dire à l'intérieur de la conscience.
On peut exprimer cette démarche comme Jacques Derrida en disant que Ferdinand de Saussure reste victime du mythe de la conscience définie par
l'intériorité et l'immédiateté de la présence à soi. Il nous paraît plus exact de dire que dans la ligne même de la démarche épistémologique qui est la sienne,
l'objectif de Ferdinand de Saussure -ou plus exactement le ressort de sa démarche- est d'exclure le problème philosophique que pose la réflexion sur le
langage : celui du rapport des idées et des choses, de la conscience à l'être.
Si l'on part en effet de la "matérialité" du signifiant, ce qu'il faut comprendre, c'est bien la médiation :
- Comment l'homme prend-il conscience du monde et de lui-même au travers d'un système de signes qui lui est extérieur ? - Ou mieux : Comment les
hommes en constituant un système de signes élaborent-ils une image du monde, de sorte que l'individu humain trouve déjà développé en lui-même et pour
ainsi dire "intériorisé" le résultat de ses rapports réels, pratiqués avec le monde naturel et social ?
Ce que le langage comme système de signes -produit social comme le souligne Ferdinand de Saussure- né du rapport social des hommes avec la nature nous invite à penser, c'est bien la genèse de la conscience.
Contentons-nous à cette étape de poser le problème :
Ce que l'individu éprouve comme "ses" besoins, "ses" désirs, "ses" sentiments, "ses" idées, n'est-il pas le résultat d'un processus qui commence dès sa
naissance, par lequel il s'approprie comme une sorte de patrimoine personnel tout le monde d'objets et de rapports, - processus par lequel il devient un
individu "psychiquement" développé.
Ce qu'on appelait "âme" et qu'on appelle maintenant "psychisme", n'est-ce pas cette "richesse"intérieure qui est le résultat acquis et mémorisé de tous les
rapports réels, pratiques qu'il entretient avec le monde extérieur ?
La réflexion sur le langage et très précisément sur la langue, telle que Ferdinand de Saussure l'a définie comme produit social, - extérieur à l'individu et
indépendant de l'acte individuel de parole, met en lumière la condition même de cette appropriation "psychique" :
Toute l'erreur d'un matérialisme naïf est d'imaginer que l'individu constitue lui-même cette image de ses rapports avec le monde, directement, sans
intermédiaire, de sorte que la conscience ne peut être que le reflet "immédiat" de la réalité ; et, du même coup, c'est l'intériorité ou, si l'on veut : la
subjectivité de cette image qui est proprement incompréhensible.
Ce que la linguistique, et la réflexion de Ferdinand de Saussure en particulier, nous apprend, c'est que l'appropriation individuelle -le processus par lequel
l'individu constitue (dès sa naissance et au cours de toute son existence) son psychisme-, suppose l'existence de la langue, c'est-à-dire d'un patrimoine
social : C'est au travers de ce patrimoine social, et par l'appropriation de celui-ci, que l'individu constitue son patrimoine ou sa richesse personnels :
l'ensemble de ses désirs, de ses sentiments, de ses idées, mais aussi ses capacités techniques et intellectuelles, c'est-à-dire ses possibilités propres.
C'est l'appropriation personnelle de ce patrimoine social qui lui apparaît comme une richesse intérieure, qui trouve en lui-même son origine, et cela dans
la mesure même où cette appropriation constitue et en même temps signifie pour lui la mesure de ses capacités, de ses possibilités propres.
La conscience que l'individu prend de ses possibilités, de ce patrimoine personnel -qui, pour avoir été acquis, est d'ores et déjà à sa disposition- lui
apparaît comme la disponibilité d'un "langage intérieur" qu'il reconnaît, qu'il appréhende comme "pensée" : problème insoluble des rapports du langage et
de la pensée, si l'on cherche à les comprendre à partir de l'individu et non de la genèse historique de l'activité symbolique inséparable de l'élaboration d'un
langage.
Toute la démarche épistémologique de Ferdinand de Saussure, opérant la "réduction" (comparable à la réduction phénoménologique) du langage à la
"langue parlée" est sous-tendue par l'illusion et motivée par le souci d'étudier la langue -reconnue comme un produit social- comme s'il s'agissait d'un
"langage intérieur", en mettant entre parenthèses la dimension diachronique, c'est-à-dire le problème de la genèse historique de l'activité symbolique et
du langage.
Toute la difficulté -et l'ambiguïté- de l'élaboration des concepts de "signifié" et de "signifiant", réside dans la tentative de penser la "différence" entre le
concept et le signe sans retomber dans le problème du rapport du signe et de la chose.
L'ambiguïté est telle qu'un lecteur aussi averti que Paul Ricoeur -mais qui reste un philosophe- conclut dans son Article " Langage" de l' "Encyclopédie
Universalis" que Ferdinand de Saussure "a fini par adopter la conception stoïcienne du signe verbal à double face composé du signifiant perceptible et
du signifié intelligible, éliminant ainsi le rapport à la chose qui tombe hors du domaine linguistique. "
Il est vrai que la démarche de Ferdinand de Saussure aboutit à exclure de l'objet spécifique de la linguistique en tant que science ce qu'il est convenu
d'appeler le problème du langage.
Mais (nous l'avons longuement montré-), c'est aussi par là que commence Ferdinand de Saussure.
Entre le point de départ : éliminer le problème philosophique du langage et le point d'arrivée : exclure de la linguistique comme science le problème que
pose l'existence comme système de signes des langues humaines naturelles, ne s'est-il rien passé ? - Est-ce du même problème qu'il s'agit ? - Ou bien : la
constitution de la linguistique comme science par Ferdinand de Saussure n'oblige-t-elle pas à poser autrement le problème du langage, non de façon
"aporétique" comme la philosophie, mais peut-être de façon scientifique, sans que ce nouveau domaine de la science appartienne à la linguistique.
Dans ce cas, le résultat de la démarche de Ferdinand de Saussure serait tout autre que la confirmation, la répétition ou le retour à son point de départ.
Nous devons ici détaillé les étapes de la démarche :
(1) Point de départ
Pour aborder "scientifiquement" le problème, il faut commencer par l'idée du sens commun qui " laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose
est une opération toute simple", autrement dit : un lien direct, immédiat entre le mot et la chose.
Sous-entendu : partir de cette idée du sens commun comme le fait la philosophie, c'est poser un problème insoluble, une aporie.
En effet, outre l'impossibilité où se trouve quiconque de montrer que le mot est fait à la ressemblance de la chose et qu'à chaque chose correspond un
nom, on est obligé de reconnaître que le nom est commun à une multiplicité de choses du même genre (comme s'il représentait une réalité idéale et non
des choses multiples) et le problème, insoluble, (-qu'il s'agisse du nom commun ou d'une idée qu'il représente-) est celui du lien entre le général et le
particulier, l'universel et le singulier, l'idée et la chose, ou encore, l'un et le multiple
(2) Deux premières étapes de l'Introduction
Si l'on a bien distingué la langue, fait social, qui se présente comme un système de signes, de la parole qui n'est qu'un acte individuel, on peut définir la
langue comme « un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes ».
On rattache ainsi la langue à tous les autres systèmes de signes : C'est l'étape que nous avons examiné du rattachement nécessaire de la linguistique à la
sémiologie.
Mais le risque est majeur : si, en raison du prestige de l'écriture, on se laisse aller à considérer que le signe est une "réalité matérielle", une trace ou un
graphisme, le problème philosophique se pose :
- Comment expliquer le lien entre les concepts, -réalité idéale et abstraite-, et le signe, réalité matérielle ?
Il faut admettre que "la langue est indépendante de l'écriture" et que "le seul lien naturel (sous-entendu avec l'idée) est le son" : après la distinction de la
langue et de la parole grâce au rattachement de la linguistique à la sémiologie, c'est la seconde étape, dont nous avons commenté l'importance décisive.
(3) Troisième étape de l'Introduction précédant la définition de l'objet linguistique, c'est la Phonologie.
Le Chapitre commence ainsi :
"Quand on supprime par la pensée (-confirmation qu'il s'agit bien d'une mise entre parenthèses de valeur épistémologique-) l'écriture, (-autrement dit : la
matérialité des signes-), celui qu'on prive de cette image sensible risque de ne plus avoir affaire qu'à une masse informe, dont il ne sait que faire ."
En d'autres termes, une fois l'écriture supprimée, la langue, système de signes, n'est-elle pas privée de "matière" ?
Or, après la démarche épistémologique qui met hors circuit le problème du rapport du signe et de la chose (-de même qu'après la réduction
phénoménologique qui met entre parenthèses la thèse de l'existence d'une réalité hors de la conscience-) que découvre-t-on ? - Non pas une matière
informe mais une structure : une articulation : la langue se présente comme une "chaîne" acoustico-phonique :
C'est l'impression acoustique qui distingue dans cette masse informe des unités distinctes ; c'est l'analyse des mouvements de phonation - des mouvements
articulatoires qui permet de distinguer des unités minima.
"Le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de l'unité entendue et de l'unité parlée, l'une conditionnant
l'autre : ainsi c'est déjà une unité complexe, qui a un pied dans chaque chaîne : chaîne acoustique et chaîne parlée. "
Autrement dit : une langue naturelle découpe et articule les signes qui la constituent, sous forme d'impressions acoustiques, grâce aux mouvements
articulatoires de l'appareil vocal pour constituer une chaîne, c'est-à-dire un enchaînement linéaire.
Articulation d'unités distinctives et succession dans le temps sous forme d'une chaîne, telle est bien la première caractéristique qui rend opérationnelle
l'analyse linguistique.
Mais de quelle langue s'agit-il ? - des langues naturelles à structure phonétique dont l'écriture est alphabétique.
Ce que Ferdinand de Saussure a fondé, par son analyse, c'est l'instrument scientifique qui permet d'étudier les langues naturelles qui sont les nôtres.
En même temps, ce qu'exclut cette définition de l'objet linguistique, -ici de sa matière phonique et auditive-, c'est tout rapport naturel et historique entre le
signe vocal et le signe graphique, entre la parole et l'écriture en général (mythographique, pictographique, idéographique).
Dès la première partie de son étude de la langue : la phonologie, Ferdinand de Saussure exclut toute possibilité d'explication diachronique du langage; bien
plus, dès l'approche phonologique de l'objet de nos langues phonétiques, ce qui se trouve à proprement parler inexplicable, c'est le lien du geste et de la
parole, du corps et du langage, de l'outil et de l'activité symbolique.
Ferdinand de Saussure est tellement conscient de cette délimitation qu'il assigne à la linguistique pour la fonder comme science, qu'au terme de sa
réflexion, il complète (peut-être substitue, nous le verrons) à la distinction du signifié et du signifiant où le caractère phonique apparaît comme un trait
spécifique de la langue, la thèse de la différence comme source de valeur linguistique.
Il est amené à revenir sur la thèse de l'essence naturellement phonique du langage, sur l'idée du "lien naturel" du son au sens.
Et il écrit ces formules qui, à l'étape où nous sommes de sa démarche, paraissent tout à fait étonnantes :
"L'essentiel de la langue, nous le verrons, est étranger au caractère phonique du signe linguistique ."
Et plus loin, dans un paragraphe consacré à la "différence" qui fonde toute valeur :
"Il est impossible que le son, élément matériel, appartienne lui-même à la langue. Il n'est pour elle qu'une chose secondaire, une matière qu'elle met en
oeuvre. Toutes les valeurs conventionnelles présentent le caractère de ne pas se confondre avec l'élément tangible qui leur sert de support. ...
Dans son essence, le signifiant linguistique n'est aucunement phonique, il est incorporel, constitué non par sa substance matérielle mais par les
différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres. ... "
La suite de la démarche de Ferdinand de Saussure doit permettre de corroborer cette réflexion sur sa phonologie et de préciser le sens de sa démarche.
(4) La définition de l'objet de la linguistique
Après la détermination de la matière essentiellement acoustico-phonique de la langue, Ferdinand de Saussure peut proposer non plus une définition
générale de la langue mais une caractéristique délimitant la nature propre du signe linguistique :
"Le signe linguistique unit non une chose et un nom mais un concept et une image acoustique ."
Ne sommes-nous pas encore une fois menacés par le problème philosophique du rapport entre le concept et le signe ? - Menacés par le dualisme -souligné
par Paul Ricoeur- entre l'intelligible et le sensible ?
- En ce qui concerne l'image acoustique, nous sommes rassurés : "même s'il nous arrive de l'appeler "matérielle", cette image n'est pas le son matériel,
chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son."
Pour éviter la confusion, nous pouvons l'appeler : " SIGNIFIANT".
- Il en va tout autrement en ce qui concerne le concept : - Comment ne pas le confondre avec "l'idée", dont les philosophes ont fait une véritable "réalité",
indépendante du signe, qui, à elle seule, serait porteuse de sens.
Si nous faisons cette confusion, bien que nous ayons "réduit" le signe à une image acoustique, nous n'échapperons pas à la philosophie non pas sous la
forme d'un dualisme entre l'idée abstraite et le signe matériel, mais sous la forme "psychologiste", plus insidieuse mais aussi fausse : le signe linguistique
serait l'hybride d'une association entre un concept et une impression sensorielle.
Pour éviter cet écueil qui ruinerait l'objectif même qui est d'appréhender l'unité de l'objet linguistique, il faut remplacer le terme de concept par celui de
SIGNIFIE.
Mais il faut surtout comprendre que le SIGNE LINGUISTIQUE, c'est-à-dire la signification, le sens (que les philosophes attribuaient à l'idée en ellemême, comprise comme essence) n'existe pas en dehors de l'unité du signifié et du signifiant : L'un et l'autre ne sont que les deux faces d'une même
réalité, seule existante qu'il faut convenir d'appeler SIGNE.
Ce qui se trouve réalisé dans une langue et donc dans le signe, qui n'est qu'un élément du système de la langue, c'est l'unité, tant cherchée et par là même
perdue, du sens, de la signification.(*)
S'il y a une révélation, voire une révolution de l'approche linguistique, elle est là, dans le fait que l'unité de ce qu'on appelle : le sens, qu'on ne cherchait
que pour avoir séparé le signifié (comme réalité idéale) et le signifiant (comme réalité matérielle), se trouve "réalisée" dans la "réalité", dans le fait de la
langue.
Veut-on encore se demander d'où elle vient, il faut répondre que le lien qui constitue l'unité de deux faces (si par abstraction on les distingue l'un de
l'autre), ce lien est arbitraire : il n'est pas motivé. C'est la seule réponse possible à qui ne peut penser comme les philosophes que dans la dimension du
dualisme.
A ce stade de la démarche de Ferdinand de Saussure, "le principe de l'arbitraire du signe", achevant la démarche épistémologique que nous avons décrite,
ne fait que renvoyer, au nom de la "positivité" de la science, tous ceux qui veulent s'occuper du langage "à tous autres points de vue", à leurs problèmes
ou à leurs disciplines.
Comme l'écrit un linguiste, Georges Mounin, Ferdinand de Saussure "laisse à ses successeurs, le soin de s'interroger sur ce qu'il peut y avoir de commun
et de différent entre le concept d'un objet et le signifié d'un signe qui représente cet objet."
Autrement dit : le problème de la genèse et de l'opération constitutive de la signification reste ouvert.
La distinction du signifié et du signifiant, qui n'est que la restauration de l'unité de la signification réalisée dans le signe linguistique, unité fondatrice de la
linguistique comme science : de sa positivité, est-elle le dernier mot de la démarche de Ferdinand de Saussure ?
Le principe de l'arbitraire du signe n'a-t-il d'autre portée que mettre un terme au problème du langage ?
Plus loin dans le Cours - Chapitre VII consacré au concept de "VALEUR LINGUISTIQUE", Ferdinand de Saussure écrit :
“ Quand
je m'en tiens à l'association de l'image acoustique avec un concept, je fais une opération qui peut dans une certaine mesure être exacte et donner
une image de la réalité ; mais en aucun cas, je n'exprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur ”.
_____________________________________________________________________________
(*) Nota :
"Le signe linguistique ainsi défini possède deux caractères primordiaux ."
Et Ferdinand de Saussure précisera plus loin dans la définition "des entités concrètes de la langue"
Dans la langue, un signifiant, "une image acoustique prise en elle-même n'est plus que la matière d'une étude physiologique. Il en est de même du signifié,
dès qu'on le sépare de son signifiant. ... Un concept est une qualité de la substance phonique comme une sonorité est une qualité du concept."
L'essence du fait linguistique dans toute son ampleur, c'est par le concept de VALEUR que Ferdinand de Saussure tentera de l'exprimer.
Mais, il est encore une étape préalable.
(5) 5ème étape : Du caractère linéaire du signifiant à la chaîne linguistique : le sens
1 - L'étude de la phonologie, nous l'avons vu, impose l'idée de la langue comme une chaîne acoustique et parlée : il faut donc commencer par rappeler le
principe de la linéarité du signifiant :
" Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les caractères qu'il emprunte au temps : il représente une étendue et cette
étendue est mesurable : c'est une ligne."
N'en serait-on pas persuadé, il suffirait de considérer l'écriture qui " substitue la ligne spatiale des signes graphiques à la succession dans le temps."
La première articulation -au niveau du signifiant- est (nous l'avons vu) à double face : elle est constituée par une chaîne d'unités distinctives -images
acoustiques- qui elles-mêmes s'analysent en unités successives minima qui sont des unités phoniques.
On pourrait donc imaginer un système de signes disposant de cette première articulation qui devrait à l'infini multiplier les signifiants distincts pour
distinguer la multiplicité des signifiés : le nombre de signes serait immense. Et, comme l'écrit André Martinet, dans un système de signes phoniques, si
chaque signifié distinct avait un signifiant distinct, "l'arbitraire du signe serait immolé sur l'autel de l'expressivité. "
Mais, raisonner ainsi à partir de l'analyse phonologique, c'est oublier la première articulation qui lie entre elles des unités signifiantes.
Chacune de ces unités signifiantes étant composée d'unités distinctes non signifiantes : les phonèmes de la deuxième articulation, il n'est pas besoin de
multiplier les signifiants pour distinguer les signifiés multiples, il suffit d'articuler autrement les unités distinctives qui constituent la chaîne acousticovocale.
C'est cette double articulation qui est le caractère spécifique du langage humain et qui rend compte de l'infinité des combinaisons possibles.
C'est Louis Trolle Hjelmslev qui fit remarquer que le signe linguistique est formé au moyen d'un nombre limité de non-signes (de phonèmes) en soulignant
que c'était un des traits caractéristiques de la structure des langues humaines.
André Martinet formula dès 1949, dans "Arbitraire linguistique et doubleArticulation" cette thèse de la double articulation :
Comme l'explique Georges Mounin dans son "Introduction à la SEMIOLOGIE" :
“ André
Martinet entend, par là que les langues naturelles sont, en tant que système de signes, articulées, c'est-à-dire structurées deux fois : la première
articulation du langage est celle qui découpe l'énoncé linguistique en unités signifiantes successives minimales, ou monèmes. La terre est ronde contient
cinq de ces unités.
La seconde articulation est celle qui découpe l'unité signifiante elle-même en unités minimales successives non signifiantes mais distinctives, ou phonèmes
: “rond” contient trois unités de ce type.
Cette analyse est importante en linguistique parce qu'elle rend compte (en termes scientifiques très proches de ceux qu'ont élaboré -indépendamment- les
fondateurs de la mathelatical theory of communication ) des raisons pour lesquelles les langues naturelles se comportent comme un code optimal. Avec
quelques dizaines d'unités de seconde articulation, quelques milliers d'unités de première articulation, l'apprentissage et la production de milliards de
messages est réalisé de la façon la plus économique possible. C'est la double articulation qui rend compte de la propriété la plus mystérieuse du langage
pour tous ceux qui tentaient jusqu'ici de le séparer des autres moyens de communication, surtout des systèmes reconnus chez les animaux : son inépuisable
richesse combinatoire par rapport à la pauvreté de tous les autres systèmes.”
Quelle est la portée de cette thèse ?
André Martinet explique :
“ Présentée
comme un trait que l'observation révèle dans les langues au sens ordinaire du terme, la double articulation fait (...) aisément figure de truisme.
Ce n'est guère que lorsqu'on prétend l'imposer comme critère de ce qui est langue ou non-langue que l'interlocuteur prend conscience de la gravité du
problème. Et pourtant, s'il est évident que toutes les langues qu'étudie en fait le linguiste s'articulent bien à deux reprises, pourquoi hésiter à réserver le
terme de langue à des objets qui présentent cette caractéristique ? ”
Georges Mounin commente ainsi :
“ Nous
trouvons ici, enfin, la claire séparation, fondée sur la nature des choses étudiées, qui passe entre les langues et les moyens de communication non
linguistiques, et qui, par conséquent, doit aussi passer entre linguistique et sémiologie.”
La conclusion appartient à André Martinet :
“ Le
langage qu'étudie le linguiste, écrit maintenant André Martinet, c'est celui de l'homme. On pourrait s'abstenir de le préciser, car les autres emplois que
l'on fait du mot langage sont presque toujours métaphoriques : le langage des animaux est une invention des fabulistes ; le langage des fourmis représente
une hypothèse plutôt qu'une donnée de l'observation ; le langage des fleurs est un code comme bien d'autres. ”
Le développement de la science linguistique chez les successeurs de Ferdinand de Saussure éclaire la portée scientifique de sa démarche :
Rappelons la formulation de Ferdinand de Saussure :
" On pourrait appeler la langue le domaine des articulations, en prenant le mot dans le sens défini dans l'Introduction : La langue, sa définition (page
26) : chaque terme linguistique est un articulus -un petit membre- ou une idée se fixe dans un son et un son devient le signe d'une idée. "
La thèse de la double articulation, développée par la linguistique et pratiquement admise par tous les linguistes, est l'instrument scientifique indispensable
pour étudier les langues naturelles phonétiques.
Si l'on pose aux linguistes la question : - Qu'est-ce que le langage ? - Voilà la réponse développée par Georges Mounin :
“ L'expression
langage articulé , née avant toute analyse scientifique, apparaît comme désignant des sons stables et constants produits par la voix humaine
de telle sorte qu'on y reconnaît des signes ou mots constants et distincts. Pour nous tous, aujourd'hui, langage articulé n'est plus un tour imagé,
l'expression ne signifie rien d'autre que langage oral, ou vocal, ou parlé, c'est-à-dire originellement né de signes produits par la voix. ”
En un mot, le caractère phonique et linéaire définit la substance même de la langue :
Et, le critère de la double articulation, celle de la chaîne signifiante inséparable de la chaîne phonique “ s'est révélé, selon les termes de Georges Mounier,
un excellent critère opératoire, permettant de distinguer les langues et les autres moyens de communication par signes, depuis les écritures
pictographiques - idéographiques jusqu'aux signes numériques et symboliques employés par les mathématiques et les logiques formalisées.”
La thèse fondatrice de la linguistique et son développement chez ses successeurs par le critère tout à fait opératoire de la double articulation peut se
résumer ainsi :
" La nature véritable de la langue se définit par l'articulation de la chaîne signifiante avec la chaîne parlée. L'essence même de la langue est d'être une
LANGUE PARLEE."
Reportons-nous alors au texte de l'Introduction page 26 - Que découvrons-nous?
(6) Dernière étape : la linguistique en question ?
“ La
question de l'appareil vocal est donc secondaire dans le problème du langage. Une certaine définition de ce qu'on appelle langage articulé pourrait
confirmer cette idée. En latin, articulus signifie “membre, partie, subdivision dans une suite de choses” ; en matière de langage, l'articulation peut désigner
ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives ... En s'attachant à cette
seconde définition, on pourrait dire que ce n'est pas le langage parlé qui est naturel à l'homme , mais la faculté de constituer une langue, c'est-à-dire un
système de signes distincts correspondant à des idées distinctes.” (p.26 Nous soulignons)
Que dit Ferdinand de Saussure dans ce texte ?
Exactement le contraire de la thèse qu'il va établir pour fonder la linguistique. N'oublions pas que ce texte se situe dans l'Introduction.
Ferdinand de Saussure nous prévient donc : Partant du fait qu'on appelle notre langage "langage articulé", on peut s'imaginer que l'appareil vocal, le
(caractère phonique) est essentiel au langage ; mais il faut savoir dès maintenant que "la question de l'appareil vocal est secondaire dans le problème du
langage."
Certes, -lorsqu'on étudie la langue, l'articulation peut désigner ou bien la chaîne parlée ou bien la chaîne des significations.
Remarquons : l'une ou l'autre : cela signifie qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre les deux, - ce qui est proprement le contraire de ce que Ferdinand de
Saussure va s'employer à établir.
Il ne s'agit que de "définitions". Et, si, "en matière de langage" - dans l'analyse du "langage articulé" qui est le nôtre, cette distinction est légitime (et il
montrera qu'elle est opérationnelle), il en va tout autrement quand, au lieu de s'attacher à l'étude du langage articulé, on pose le problème du langage.
Alors, seule la seconde définition, celle qui désigne la chaîne des significations, car (voici la phrase que nous avons soulignée) " ce n'est pas le langage
parlé qui est naturel à l'homme", c'est le langage tout court,c'est-à-dire "la faculté de constituer une langue" : comment les hommes ont-ils pu "constituer
un système de signes distincts pour exprimer des idées distinctes.
Ferdinand de Saussure nous avertit et il ne peut être plus clair : Ce qu'il va nous proposer, c'est un instrument d'analyse du "langage articulé" qui
caractérise "nos" langues en laissant de côté ce qui est l'essentiel : le problème du langage ; ce qu'on peut dire simplement en introduction, c'est que cette
"faculté -naturelle ou non-" de constituer un système de signes se présente comme "un instrument créé et fourni par la collectivité."
L'introduction ne peut aller plus loin. Mais, cette déclaration préalable de Ferdinand de Saussure nous oblige à corriger la portée "positiviste" que nous
attribuions à son analyse qui avait tous les caractères d'une démarche épistémologique ou d'une "réduction phénoménologique" :
Le Problème du langage n'est pas exclu par Ferdinand de Saussure, il est reporté.
(7) Conclusion : l'Ouverture
On ne peut pas analyser un système de signes spécifique comme le "langage articulé" -phonique et linéaire- qui constitue "nos" langues naturelles, sans
que se découvre "la caractéristique" qui rend compte de la constitution de ce langage.
Cette découverte c'est le contenu du Chapitre IV :
La Valeur Linguistique : Pensée et Matière phonique
- Repartons de l'étape où Ferdinand de Saussure est parvenu dans son analyse :
“ La
langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découvrir le recto sans découper en même
temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son ; on n'y arriverait que par une abstraction dont le
résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure.”
Comment comprendre cette unité du Son et de la Pensée ?
"Psychologiquement", on constate que "la pensée, abstraction faite de son expression par les mots n'est qu'une masse amorphe et indistincte".
La "substance phonique" serait-elle donc un moule dont la pensée doive nécessairement épuiser les formes ?
Est-on prisonnier d'une alternative ?
ou bien la pensée "épouse" les formes de la matière (la substance phonique)
ou bien la langue n'est qu'un "moyen phonique matériel" dont la pensée se sert pour exprimer ses idées.
- Or, le résultat de toute l'analyse du fait linguistique est de montrer que la langue, qui joue le rôle d'intermédiaire entre la pensée et le son, ne réalise
pratiquement "leur union que par des délimitations réciproques d'unités." :
“ Il
n'y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s'agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la “pensée-son” implique
des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes. ”
Le fait linguistique relie deux domaines qu'on ne peut séparer que par abstraction : on ne peut "saisir" les subdivisions en unités distinctes de la chaîne
signifiante et leur articulation sans les unités, articulées entre elles, de la chaîne parlée.
C'est le vrai sens de l'arbitraire du signe : si l'on considère à part n'importe quel signe linguistique (par exemple : "maison") il n'y a aucune raison pour
que telle tranche acoustique (mez3) "appelle" telle idée ou que telle idée "réponde" à telle tranche acoustique.
Si l'on considère quelque signe linguistique que ce soit, par quel mystère telle signification peut-elle être attachée à tel mot ou tel mot "échangé" contre tel
ou tel concept ?
On peut faire une première réponse : si le lien est arbitraire et pour l'individu mystérieux, c'est parce qu'il s'agit d'un fait social : "le fait social peut seul
créer un système linguistique".
- Comment la collectivité détient-elle ce pouvoir que l'individu n'a pas, de créer un "système de signes", de sorte que mystérieusement à chaque mot
semble attachée une idée ? - "L'unique raison d'être est dans l'usage."
C'est par l'usage que tel ou tel mot acquiert telle ou telle "valeur".
" Quand on parle de la valeur d'un mot , poursuit Ferdinand de Saussure, on pense généralement et avant tout à la propriété qu'il a de représenter une
idée, et c'est là en effet un des aspects de la valeur linguistique ...
Mais les mots : valeur et signification ne sont pas synonymes “ et, s'il en est ainsi, en quoi la valeur diffère-t-elle de la signification ? ”.
- Quand on emploie le terme de signification, "tout se passe entre l'image auditive et le concept, dans les limites du mot considéré comme un domaine
fermé existant pour lui-même."
"Mais voici l'aspect paradoxal de la question : d'un côté le concept nous apparaît comme la contre-partie de l'image auditive dans l'intérieur du signe
(linguistique), mais "d'un autre côté ce signe lui-même non pas le concept ou l'image auditive, le signifié ou le signifiant, mais leur rapport l'unité
indissociable des deux termes qui constitue la signification est aussi la contrepartie de tous les autres signes de la langue, tout autant que le concept (-le
signifié-) nous apparaît comme la contrepartie de l'image auditive. (c'est-à-dire du signifiant).
- Qu'est-ce à dire sinon que le rapport du signifié (le concept) et du signifiant (l'image auditive), c'est-à-dire leur lien : le fait qu'ils sont "attachés" l'un à
l'autre, formant une unité -qui se présente à nous (à l'individu que nous sommes) comme une signification qui nous est pour ainsi dire donnée comme
"une substance"-, est le résultat d'un processus social -totalement ignoré de l'individu- par lequel une chose -une réalité- revêt une forme nouvelle
: la forme-valeur.
- Avant d'aller plus loin, faisons un retour en arrière : le pas en avant que nous venons de faire avec Ferdinand de Saussure, permet d'éclairer l'origine, de
comprendre la raison de l'aporie à laquelle aboutit la réflexion philosophique sur le problème du langage :
Réfléchissant sur les "signes linguistiques", abstraction faite du système qu'ils constituent entre eux et également -en tant qu'individu- dans l'ignorance et
l'oubli du processus social à partir duquel on peut comprendre la constitution de l'unité signifiante (le lien indissociable entre le concept et l'image auditive
qui est genèse de la signification), que se passe-t-il ?
Tout naturellement, dans le souci d'expliquer d'où vient la signification, on ne peut que dissocier la double face du signe : le concept "idéal" et la "matière"
phonique, instaurant un dualisme à partir duquel on cherche en vain à faire naître la signification, qui n'existe pas en dehors de l'unité linguistique. Et, il
n'est d'autre voie alors que de matérialiser l'esprit ou de spiritualiser la matière : le mot n'est que l'instrument matériel créé par l'esprit pour exprimer ses
idées ou bien le concept n'est que le double abstrait qui tire sa généralité du nom "commun" par lequel les choses singulières se trouvent associées.
L'aporie philosophique n'est que le résultat de l'abstraction par laquelle on a converti la double face du signe -sa dualité- en un dualisme.
- La réflexion sur cette mésaventure de la philosophie : "La combinaison -que la langue "réalise" naturellement entre le concept (le signifié) et l'image
acoustique (le signifiant)- produit une forme non une substance. "
"La linguistique travaille sur le terrain limitrophe entre les deux ordres (celui du signifié et celui du signifiant)."
Il est donc naturel que le signe linguistique lui apparaisse et soit étudié par elle comme l'unité du signifié et du signifiant ; comme s'il s'agissait d'une
substance.
Mais, dès qu'on pose le vrai problème du langage : comme fait social : -Comment la collectivité a-t-elle pu produire un système de signes ? - Le signe
linguistique, loin d'apparaître comme une substance, se révèle être une forme : celle de la valeur.
a) Pourquoi la linguistique rencontre-t-elle le concept de valeur ? - Pour le comprendre demandons-nous avec quelle autre science elle a ce concept en
commun :
- A chaque fois qu'une science, répond Ferdinand de Saussure, pour étudier son objet doit se scinder en deux disciplines distinctes.
C'est le cas de la science économique "au sein de laquelle l'économie politique et l'histoire économique constituent deux disciplines séparées :
Cette distinction obéit à une "nécessité intérieure", propre à son objet, au domaine qui lui est propre.
Le caractère particulier de cette science, à laquelle on peut comparer la linguistique, c'est qu'elle ne peut définir son objet sans rencontrer à un moment
donné "la notion de valeur".
Pourquoi ? - parce que l'objet est à double face, comme dans la linguistique : un aspect "abstrait", et un aspect concret, matériel.
Et tout le système constitué, tel qu'il fonctionne dans son articulation propre, est " un système d'équivalence entre les choses d'ordre différent."
Prenons l'exemple du salaire : le fait qu'il ait un "certain prix" matérialisé par une somme d'argent n'en fait pas une réalité matérielle, pas plus que le mot
où se trouve "matérialisée" l'idée. La matière du salaire, comme la matière phonique pour le mot, ce n'est pas la somme d'argent, c'est la réalité matérielle
du travail.
Le salaire et le travail constituent un rapport dont l'unité est indissociable et s'exprime dans le prix ; de la même façon que le rapport du signifié et du
signifiant s'exprime dans l'unité du signe linguistique : de la signification.
Le prix comme le signe linguistique "met en équivalence" des réalités d'ordre différent. Mais cette unité réalisée par le signe linguistique et par le prix,
dans l'un et l'autre cas, reste "mystérieuse".
Quand on cherche à comprendre ce qu'est le signe linguistique -d'où naît "la signification"-, on est renvoyé à la notion de valeur : à sa place dans le
système de signes qu'est la langue, fait social qui seul a pu constituer sa valeur.
De la même façon, quand on veut comprendre le signe mystérieux qu'est le prix du salaire, l'on est renvoyé à l'ensemble du système économique et social
dans lequel le travail a revêtu la forme-valeur.
La même analyse pourrait-être effectuée pour d'autres catégories : la rente foncière par exemple ou le revenu du capital.
Ecrivons les rapports :
Signifié = Concept Signe linguistique
Signifiant =Substance phonique (ou signification) 1
" Salaire Prix du salaire 2
Travail
" Rente Productivité 3
Propriété foncière de la terre
" Dividendes Rentabilité 4
Capital financière
Chacune des unités (1,2,3,4) qui constituent le lien indissociable entre "des choses d'ordre différent" est aussi mystérieuse que le signe linguistique lui-
même en tant qu'unité "signifiante" : - Qu'est-ce que le prix du salaire ou la productivité de la terre ou la rentabilité du capital ?
Et, à chaque fois qu'on veut répondre à cette question, on est renvoyé à la notion de valeur : il faut parler de la valeur d'usage des mots, de la valeur
du salaire, de la terre ou du capital. Enfin, si l'on interroge sur "ce qu'est "la valeur", on est renvoyé à l'ensemble du système : dans un cas, le système
de signes qu'est la langue, dans les autres le système économique et social.
Cette analyse fait apparaître une première obligation pour les sciences concernées, "nécessité interne" liée à la nature même des réalités qu'elles étudient :
Si les unités distinctives existent et subsistent comme des réalités non seulement distinctes mais stables et constantes (comme les mots d'une langue), c'est
parce qu'elles sont inséparables et pour ainsi dire constitutives du système : Le système est donc un système synchronique dont les lois internes de
fonctionnement assurent la permanence. Cela ne veut pas dire qu'il est indépendant du temps ; il peut subir des modifications, des altérations ; On pourrait
imaginer qu'un jour il fût totalement bouleversé.
Mais, s'il est constitué et subsiste en tant que système, la science doit l'étudier comme une réalité indépendante du temps pour déterminer ses lois de
fonctionnement et découvrir les rapports internes des "valeurs" qui le constituent et qui sont contemporaines les unes des autres (on n'imagine pas un
salaire au rendement dans un système économique où n'existerait pas la rentabilité du capital, etc ).
(b) Cette étude synchronique de la langue destinée à mettre à jour les rapports internes entre les valeurs qui la constituent (entre choses coexistantes), loin
d'exclure l'axe du temps est une condition -d'une "nécessité absolue"- de l'étude diachronique de ces mêmes valeurs.
C'est parce qu'on a analysé, dans l'étude synchronique, la place de ces valeurs dans l'"économie" du système et leurs rapports entre elles qu'on peut
examiner "chacune d'elles avec leurs changements dans l'axe du temps".
Quel est le rapport entre la réalité synchronique et la réalité diachronique ?
Ferdinand de Saussure nous présente deux exemples : celui de la tige d'un végétal et celui du jeu d'échecs.
La première image suffit à cette étape de notre analyse : Il s'agit de la tige d'un végétal sur lequel on pratique une coupe longitudinale et une coupe
transversale perpendiculaire à la première, faisant apparaître un dessin plus ou moins compliqué de fibres végétales :
“ la
coupe longitudinale nous montre les fibres elles-mêmes qui constituent la plante (le système) ; la coupe transversale nous montre leur groupement sur
un plan particulier : Chacune des perspectives dépend de l'autre mais la seconde est distincte de la première parce qu'elle fait constater entre les fibres
certains rapports qu'on ne pourrait jamais saisir sur le plan longitudinal. ”
En d'autres termes, si la coupe longitudinale nous montre le système de fibres qui constituent la plante, c'est-à-dire les unités distinctives du système de la
langue, le point de vue diachronique nous permet de saisir les rapports cachés, sous-jacents au système.
(c) "L'idée de valeur, ainsi déterminée, nous montre que c'est une grande illusion de considérer un terme (une unité distinctive signifiante) comme l'union
d'un certain son avec un certain concept."
Nous croyions, jusqu'à la rencontre de la "notion de valeur" que l'unité du concept (le signifié) et d'un son, d'une image auditive (le signifiant) constituait
le signe linguistique, c'est-à-dire la signification d'un terme.
Or, s'il est vrai que, dans le langage articulé, tel que nous le parlons, il nous apparaît -à nous en tant qu'individu- que telle ou telle unité distinctive, tel ou
tel terme de notre langue (où, par abstraction, on peut distinguer une double face) sont porteurs d'une signification, on est obligé de constater que cette
signification "attachée" à un terme (ce qu'on appelle : le signe linguistique) est mystérieuse :
Quand on veut comprendre comment la signification est constituée, il faut jouer sur le sens de ce verbe : elle n'est pas constituée (=composée) d'un concept
et d'un son ; mais elle est constituée (=instituée) par sa valeur d'usage dans le système de la langue.
Revenons avec Ferdinand de Saussure sur l'idée de valeur :
J'achète une marchandise à tel prix, (parce que) ou comme si le prix était attaché à la marchandise sur une étiquette, mais pour qu'une marchandise - celle
que je suis en train d'acheter, ait un certain prix-, il faut que cette marchandise puisse être comparée à une autre : C'est parce que les marchandises
(pouvant être échangées entre elles) ont une valeur respective qu'ensuite on peut afficher tel prix à l'une et tel autre prix à l'autre.
Le fait qu'un prix soit mystérieusement attaché à une marchandise suppose que toutes les marchandises soient comparables entre elles selon la valeur.
Mais, le prix lui-même n'est qu'une unité monétaire : je peux acheter cette marchandise en francs ou en dollars ; il faut donc que, les unités monétaires
soient comparables entre elles et que, comme les marchandises, elles aient une valeur respective.
Un simple acte (ici l'acte d'achat) implique tout le système économique des échanges fondé sur la valeur.
Ainsi, au lieu de prix donnés d'avance attachés aux marchandises, on a affaire à des valeurs émanant du système.
Dira-t-on que les valeurs des marchandises correspondent à leur prix ? - il faut alors admettre que les prix n'ont aucune réalité en eux-mêmes, qu'ils sont
purement différentiels et qu'ils se définissent uniquement par leurs rapports avec tous les autres termes du système.
Transposons du système économique au système linguistique :
- Si un sens était "attaché" à chaque concept,
1) - comment aurait-on des synonymes (craindre, redouter, avoir peur) ? - la valeur propre de chacun est déterminée par leurs relations réciproques,
2) - comment l'extension métaphorique d'un terme serait possible ? - un mur décrépi est un mur dont le crépi est tombé ; un vieillard décrépi est un homme
usé par l'âge,
3) - comment à un seul mot pourrait correspondre deux sens ? - louer une maison, c'est ou bien prendre à bail ou bien donner à bail.
" Nous surprenons donc, au lieu d'idées données d'avance, des valeurs émanant du système."
- Seraient-ce les "différences phoniques" -la partie matérielle du signe- qui sont porteuses de sens ?
"La simple latitude dont les sujets jouissent pour la prononciation dans la limite où les sons restent distincts les uns des autres", prouve que les phonèmes
sont avant tout des entités relatives les unes aux autres ; je prononce "b"alle au lieu de "m"alle, le contexte (non pas phonique ici mais significatif)
permettra à mon interlocuteur de corriger lui-même et de comprendre.
Et si l'on prend "par comparaison" les signes graphiques, les lettres n'ont pas besoin d'être bien écrites, il suffit qu'elles se différencient les unes des autres.
Et voici la conclusion de Ferdinand de Saussure :
“ Tout ce
qui précède revient à dire que dans la langue il n'y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre
lesquels elle s'établit ; mais dans la langue, il n'y a que des différences sans termes positifs. Qu'on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte
ni des idées, ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce
système.
Un système linguistique est une série de différences de sons combinées avec une série de différences d'idées ; mais cette mise en regard d'un certain
nombre de signes acoustiques avec autant de découpures faites dans la masse de la pensée engendre un système de valeurs ; et c'est ce système qui
constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et psychiques à l'intérieur de chaque signe. ”
On peut dire que l'analyse synchronique de la langue par Ferdinand de Saussure s'achève ici.
Comme l'écrit prudemment Georges Mounin :
“ L'essence
réside dans le concept saussurien de valeur (d'un signe) constitué uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la
langue. Ce qui fait que la plus exacte caractéristique des valeurs est d'être ce que les autres ne sont pas . Comme on le voit par ce cheminement, Ferdinand
de Saussure n'élimine pas de la linguistique le rapport de la chose au signe -à la signification-, il montre simplement la complexité de ce rapport.”
C'est là, bien évidemment, une conclusion qui laisse grande ouverte la porte à toutes les interprétations et courants de la linguistique
mais surtout à toutes les "solutions philosophiques" du problème de la signification depuis Les Mots et les Choses de Michel Foucault jusqu'à la
Grammatologie de Jacques Derrrida
**
*
CONCLUSIONS et QUESTIONS
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A la lecture du Cours de Linguistique, l'ambiguïtéde la démarche de Ferdinand de Saussure ne fait pas de doute, mais en même temps, dès l'Introduction,
il a lui-même souligné cette dualité.
Résumons successivement les deux mouvements de la démarche pour tenter de comprendre le sens de cette ambiguïté et mettre à jour les questions qu'elle
nous pose .
1) Premier mouvement de la démarche de Saussure : sa limite
L'objectif est bien de fonder la linguistique comme science et pour cela il est nécessaire de mettre "hors jeu" le problème aporétique de la philosophie :
celui du rapport des "Mots et des Choses", qui n'est qu'un aspect du problème fondamental de la philosophie : celui du rapport de la Pensée et de l'Etre,
de l'Esprit et de la Matière.
Après avoir éliminé le problème du rapport des Mots et des Choses, en distinguant la langue de la parole et en assignant pour objet à la science l'étude de
la langue comme système de signes, Ferdinand de Saussure rencontre à nouveau le dualisme "philosophique" sous la forme de l'extériorité et de la
matérialité du signe par rapport à l'idée qu'il a pour fonction d'exprimer.
Un des moments les plus décisifs de la démarche, pour échapper au problème du dualisme, c'est celui de l'exclusion de l'écriture : en éliminant de la nature
véritable de la langue le signe graphique, on "réduit" au maximum la matérialité du signe : si le signe, devenu le signifiant, n'est que le son de la voix
immédiatement perçu par celui qui l'émet et simultanément par l'autre qui est le récepteur, tout se passe comme si la différence entre la pensée et le son
(loin d'opposer la pensée à une matière extérieure à elle) se situait à l'intérieur de la conscience : on a affaire à deux entités psychiques.
De même se trouve supprimée la distance qui sépare l'émetteur et le récepteur : le second ayant la même image auditive que le premier conçoit la même
idée , forme le même concept.
L'élaboration des notions de signifié et de signifiant permet de convertir le dualisme de l'idée -réalité intelligible, spirituelle- et du signe -réalité matérielleen une simple dualité entre deux entités psychiques : l'image "conceptuelle" et l'image "auditive".
Ainsi la signification -le fait que les choses ont "immédiatement pour l'homme un sens- ne pose pas problème pour le linguiste, puisque dans la langue naturelle à l'homme- le sens est "donné" en même temps que le signe : Le signe linguistique est l'unité indissociable (sinon par abstraction) de la Pensée et
du Son.
D'ailleurs, c'est cette abstraction qui sépare les deux faces indissociables du signe linguistique, qui est responsable du dualisme de la pensée et de la
matière, pierre d'achoppement de la philosophie, qui la contraint à poser le problème du langage et qui lui interdit en même temps de le résoudre.
Au terme de ce premier mouvement de la démarche saussurienne, dans la mesure où l'objet de la linguistique est l'étude du système de signes tel qu'il est
"constitué" dans la langue qui nous est naturelle, le problème du langage ne se pose pas.
Le résultat de la démarche, tout le monde l'a souligné, -les uns (linguistes) pour s'en féliciter parce qu'elle institue la positivité d'une science, les autres
(philosophes) pour en dénoncer les limites- c'est la réduction du langage à la langue parlée.
Mais, ce qui apparaît aux uns comme une réussite et aux autres comme une limite doit pour nous faire l'objet d'une interrogation :
La réduction du langage à la "langue parlée" qui apparaît comme le résultat de la démarche consciemment mise en oeuvre par Ferdinand de Saussure,
n'est-elle pas en réalité le point de départ de sa réflexion ?
Ce qui signifie ceci : La réduction délibérée du "langage" à la langue parlée masque l'impossibilité où se trouve Ferdinand de Saussure de comprendre le
langage autrement qu'au travers de la langue telle que nous la parlons : Ce n'est pas seulement ni essentiellement à la langue parlée que Ferdinand de
Saussure réduit le langage mais, bien plus profondément, à ce mode spécifique de langage qui s'est historiquement constitué sous la forme des langues
phonétiques et linéaires (et corrélativement de l'écriture alphabétique).
Le "sens" de la démarche de Ferdinand de Saussure, c'est la conversion d'un mode spécifique de langage en modèle de langue.
La limite que l'on constate au terme de la démarche se situe en réalité au point de départ de sa réflexion : c'est l'impossibilité de comprendre le langage
humain autrement qu'au travers du modèle de la langue que nous "pratiquons".
Plus profondément, c'est l'impossibilité pour un penseur comme Ferdinand de Saussure, de comprendre l'homme et le fait "social" du langage
diachroniquement, c'est-à-dire comme le résultat d'une histoire.
L'adoption délibérée pour Ferdinand de Saussure du point de vue synchronique pour définir l'objet de la linguistique comme science n'est que
l'expression de cette impossibilité.
Un linguiste, fidèle à la démarche saussurienne, Georges Mounin, se demande si :
“
La volonté de séparer les systèmes de communication qui utilisent la voix, d'avec tous les autres qui ne l'utilisent pas, sans savoir si cette différence
extérieure (système de signes vocaux d'une part, de signes non vocaux d'autre part) ne dissimulerait pas une parenté plus profonde de tous ces systèmes de
communication entre eux. ”
Et il ajoute, à la fois naïvement et lucidement,
“ C'est,
répétons-le, la nature des choses étudiées qui, en fin de compte, fournit la séparation. ”
Là se trouve pour les linguistes l'essentiel des limites de la démarche saussurienne ; On peut résumer ainsi la pensée de Prieto (*) :
Si la double articulation (de la chaîne signifiante et de la chaîne parlée) et donc le caractère "vocal" de la langue est véritablement le critère spécifique des
langues naturelles humaines et si tous les autres systèmes de communication sont exclus de la possession de cette propriété, le mot "langage" ne peut plus
être employé pour désigner autre chose que les langues naturelles humaines.
Le problème difficile des linguistes est de savoir comment, restant fidèle à Ferdinand de Saussure, on peut comprendre le lien entre les langues naturelles
humaines et les autres systèmes de communication.
Si notre analyse de la nature profonde des limites de la démarche de Ferdinand de Saussure est juste, il faut mesurer autrement la portée de ces limites.
______________________________________________________________________________
(*) "Clefs pour la Linguistique"
Cette portée nous paraît revêtir un double aspect :
(a) En définissant le fait humain et social du langage non seulement par le caractère "vocal" de la langue mais par le mode spécifique, historiquempent
constitué, tel qu'il apparaît dans les langues phonétiques et linéaires (auxquelles correspond une écriture alphabétique), c'est bien la compréhension du fait
humain qui est inéluctablement "réduite" : - ce qui se trouve inexplicable, c'est le lien du geste et de la parole, du corps et du langage, de l'outil et de
l'activité symbolique, de la pensée et de la langue.
La première conséquence (qui est en même temps une cause) des limites de la démarche concerne le domaine du savoir, de la connaissance de l'homme et
des faits humains.
L'homme, au point de départ de la réflexion, se trouve réduit non plus, certes, à la pensée "dialectique" platonicienne ou à la pensée "logique"
d'Aristote, ni à la pensée "représentative" de l'Age classique, mais sans aucun doute au "psychisme", même si le "texte" par lequel l'individu
s'exprime ne lui est plus transparent, parce qu'il ne l'a pas créé.
Cette limite dans la compréhension et la définition de l'humain, est un obstacle au progrès de la connaissance de l'homme et des faits humains: L'adoption
délibérée par Ferdinand de Saussure (au moins dans le premier mouvement de sa démarche) du point de vue synchronique, lui interdit de comprendre le
lien -bien antérieur à l'opposition de la parole et de l'écriture-, entre l'expression "vocale" et l'expression graphique. L'absence d'une interdisciplinarité est
sans doute le principal obstacle au progrès des sciences humaines, et elle rend compte des problèmes insolubles que se posent les linguistes.
Notre première tâche est d'indiquer la voie qui, nous semble-t-il, permet de résoudre "le problème du langage" : la linguistique ne saurait en effet ignorer
les résultats de l'anthropologie qui, elle-même, ne peut se passer des données nouvelles de la neuro-physiologie.
La solution du "problème du langage" nous paraît d'abord requérir, exiger le point de vue diachronique et, selon l'expression même de Ferdinand de
Saussure (dans le 2ème mouvement de sa démarche) la "reconstruction rétrospective" de la constitution des langues.
Pour comprendre comment s'articule, dans nos langues phonétiques et alphabétiques, la pensée symbolique avec le son et le graphisme suivant "le
principe" (saussurien) de linéarité d'une chaîne, il faut, comme le fait André Leroi-Gourhan dans "Le Geste et la Parole", montrer :
1. Comment se constitue au cours de l'évolution le lien des organes de la phonation et de la motricité manuelle.
2. Comment la lente transformation de la motricité manuelle délivre le système audio-phonique pour la parole et la main pour l'écriture
3. Comment les signaux vocaux d'abord solidarisés de la chaîne des opérations techniques se transforment en signes "abstraits" des opérations concrètes
pour les symboliser.
4. Comment, en même temps que les signaux se transforment en symboles, naît, sous forme de mythogrammes, un graphisme qui n'a rien à voir ni, bien
évidemment, avec notre écriture, ni avec des pictogrammes (figuration des choses) mais se constitue comme une représentation abstraite, symbolique,
pluri-dimensionnelle de la réalité telle qu'elle est vécue.
5. Comment, à un moment historique donné, se produit un choix entre la symbolisation "idéographique" qui donne naissance à l'écriture chinoise et la
symbolisation linéaire qui aboutit à la constitution de nos langues indo-européennes.
(André Leroi-Gourhan montre comment ce "choix" qui donne naissance à nos langues (phonétiques et alphabétiques) est lié à l'évolution technoéconomique et sociale du bloc des civilisations méditerranéennes et indo-européennes.)
6. Comment enfin, après un équilibre entre le langage parlé et l'expression graphique, la prédominance du langage verbal entraîne un long processus de
linéarisation de l'écriture.
On peut par ces seules indications mesurer combien la compréhension du langage gagnerait à l'interdisciplinarité des sciences humaines et à l'adoption
résolue d'un point de vue diachronique.
(b) Il est un second aspect des limites de la démarche de Ferdinand de Saussure, où il se révèle que cette démarche de la pensée trouve dans la
conscience commune son origine et vient consacrer, renforcer ses illusions.
Confondre la communication entre les hommes avec le langage puis (ou en même temps) le langage avec le langage parlé, ce n'est pas seulement une
déviation de la pensée, -dont Nietzscheaccusait Socrate, l'homme théorique-, c'est sans doute d'abord une illusion de la conscience
Ne faut-il pas qu'à un moment donné les hommes dont la conscience n'était rien d'autre que la "trame" de leurs rapports entre eux et avec la nature au
travers des activités ritualisées du groupe, s'apparaissent comme individus autonomes dans une structure où "l'isonomie" définit leurs rapports, pour que
naisse le dualisme de l'homme et de "son" monde ?
C'est alors que l'homme peut s'apparaître comme conscience et que, selon l'expression de Marx dans L'Idéologie Allemande, "la conscience peut
s'imaginer qu'elle représente quelque chose (en elle-même) sans représenter quelque chose de réel."
C'est sans doute une véritable inversion qui se produit alors : en même temps que le monde se détache de lui comme une réalité étrangère, indépendante de
lui, l'individu s'apparaît à lui-même comme l'origine -la source autonome- de ses désirs, de ses sentiments, de ses capacités et de ses idées.
C'est toujours dans l'expérience de la vie réelle, de ses rapports avec le monde naturel et social que naissent ses émotions, ses sentiments ou ses idées ; c'est
là, dans sa vie pratique, qu'il acquiert ses capacités techniques ou intellectuelles.
C'est par une longue appropriation (dès sa naissance et pendant tout le cours de son existence) du patrimoine social (technique, esthétique, culturel) que se
constitue, comme un héritage, la richesse plus ou moins grande de son individualité psychique.
Ce qu'on appelait âme et qu'on désigne maintenant comme psychisme, n'est-ce pas cette richesse "intérieure" qui est le résultat acquis et mémorisé de tous
les rapports réels, pratiques que l'individu entretient avec le monde ?
Un individu trouve toujours -déjà "intériorisé" en lui-même- le résultat de ce processus d'appropriation du monde d'objets et de rapports qui constitue sa
vie réelle.
Quand ce monde d'objets et de rapports lui devient étranger, n'est-ce pas à ce moment de l'histoire, que cette richesse intérieure lui apparaît non plus
comme un héritage mais comme un patrimoine personnel, lui appartenant en propre, trouvant en lui-même sa source. ?
Lorsque sa vie individuelle cesse de se confondre avec celle du groupe social, le patrimoine acquis dans ses rapports avec le monde extérieur, inséparable
de sa vie réelle, lui apparaît comme "richesse intérieure" : comme le contenu de la conscience qu'il prend de lui-même.
Alors, tout se passe comme si les mots, -tout le système qui constitue la langue- n'étaient que le moyen d'exprimer un langage intérieur : les idées, les
sentiments, les émotions qui sont "en lui", auquel il ne manque rien que la décision, la volonté de les exprimer, de les faire passer de l'INTERIEUR à
l'EXTERIEUR.
Et le pouvoir lui-même d'exprimer "sa" pensée (ses sentiments etc) lui apparaît comme naturel, comme une faculté propre à l'Homme.
C'est en Grèce au Vème siècle avant J.C., après le développement de l’économie marchande, lorsque la structure "démocratique" de la Cité fait apparaître
le langage comme essence de la pensée, comme un bien propre à l’homme en tant que tel, que se pose le problème philosophique insoluble : c’est le
moment de l'avènement du Logos.
Nous y reviendrons.
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