Position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V
Observatoire Musical Français
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Musicologie
Présentée et soutenue par :
Mitsuya NAKANISHI
le : 9 février 2016
Saint-Saëns et le Japon
Considérations sur le japonisme dans l’œuvre du compositeur
Sous la direction de :
M. Marc BATTIER – Professeur, Université Paris Sorbonne
Membres du jury :
M. Marc BATTIER - Professeur, université Paris-Sorbonne
M. Jean-Pierre BARTOLI - Professeur, université Paris-Sorbonne
M. Damien EHRHARDT - Maître de conférences habilité, Université d'Evry-Val-d’Essonne
Mme Satsuki INOUE-ARAI - Professeur, Aichi University of the Arts
Position de Thèse
Permettez-moi d’entrer dans le vif du sujet. J’ai intitulé ma thèse : « Saint-Saëns
et le Japon. Considérations sur le japonisme dans l’œuvre du compositeur. » En vérité,
l’objet de mes recherches était très clair et la conclusion de ma thèse doctorale peut
être résumée en une seule ligne : Compositeur français, Camille Saint-Saëns (né en
1835 et décédé en 1921) s’intéressait au Japon. Pour rendre compte de cet intérêt, j’ai
recueilli des documents, dont des témoignages, des lettres qui m’ont semblé pouvoir
corroborer mon hypothèse.
Effectivement, toute sa vie, ce compositeur a témoigné d’un « orientalisme »
très nourri à travers des œuvres telles que Samson et Dalila, la Suite Algérienne et le
cinquième Concerto pour piano, dit l’Égyptien. Concernant son intérêt pour le ProcheOrient, de nombreux travaux ont déjà été réalisés. Toutefois, son engouement pour le
Japon n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie, car son corpus musical ne
comporte qu’une œuvre y étant consacrée, un opéra-comique intitulé La Princesse
Jaune (crée en 1872). Mais dans le dernier quart du XIXe siècle, à la suite de la
représentation de cet opéra-comique, le japonisme a connu un essor considérable
dans le domaine des arts plastiques, en témoigne l’influence de l’estampe japonaise
(ukiyo-e) sur les peintres impressionnistes qui fut à l’origine finalement de l’Art nouveau.
Il était donc impensable pour moi que Saint-Saëns ait pu complètement ignorer cette
vogue du japonisme. Mais à ce stade, mes réflexions se réduisaient à de simples
conjectures relevant de l’intuition, sans fondement. J’avais déjà consulté le recueil de
poèmes de Saint-Saëns intitulé Rimes Familières (publiées en 1891) et j’avais trouvé
deux poèmes sur le Japon, « Le Fouji-Yama » et « Le Japon ». En outre, j’avais pu lire
ce passage dans la biographie de Saint-Saëns écrit par son secrétaire Jean Bonnerot :
« sa seule distraction avait été […] de mettre en vers, longuement, un conte japonais,
Le Miroir, d’après un petit album populaire 1. » Cette phrase m’a révélé le « chaînon
manquant » comme celui qui apparaît dans la théorie de l’évolutionnisme. J’ai
commencé alors à chercher ce conte inédit. C’est ainsi qu’ont débuté mes recherches
qui devaient aboutir à une thèse de doctorat.
En conséquence, la méthodologie de mes recherches est devenue historique
et génétique, c’est-à-dire que j’ai entrepris une fouille « archéologique » dans les
archives de la vie privée de Saint-Saëns, en particulier des lettres manuscrites inédites
conservées dans la ville de Dieppe et à la Médiathèque Musicale Mahler. En effet, la
carence des recherches précédentes m’a obligé de travailler avec des sources
primaires. Là résidait la difficulté de mes recherches. En particulier, la faible ampleur
du corpus de textes publiés m’a contraint à déchiffrer un grand nombre de textes
manuscrits dans l’espoir d’y trouver une référence à la question du Japon, que ce soit
une description de ses beaux-arts, un commentaire sur l’esthétique proprement
japonaise ou bien une note plus politique de Saint-Saëns, il va sans dire que les
1
BONNEROT, Jean, Camille Saint-Saëns, Sa vie et son œuvre, Paris, Durand, 1922, p. 192.
1
manuscrits étaient toujours très difficilement consultables. Je n’ai pu faire autrement
que fréquenter physiquement le musée de Dieppe pour décoder les manuscrits.
J’ai orienté ma réflexion dans quatre directions : dans un premier temps, je me
suis consacré à l’étude des sources de l’intérêt pour le Japon de Saint-Saëns, dans
un deuxième temps, j’ai procédé à l’analyse des œuvres inspirées par le Japon de
Saint-Saëns, dans un troisième temps, j’ai traité la question de la collection japonerie
de Saint-Saëns, enfin, dans un dernier temps, j’ai considéré plus attentivement les
critiques et les lettres de Saint-Saëns qui me paraissaient secondaires telles que celles
qui concernent la critique musicale, les guerres russo-japonaises et son voyage en
Indochine à l’occasion duquel le compositeur a pu admirer des Japonais en chair et
en os autres que Motoyosi Saizau, ce personnage qu’il rencontre à Paris et qui l’a initié
dans une certaine mesure à la culture du Japon.
Dans la première partie, j’ai considéré les expositions sur le Japon et son réseau
des japonisants comme les sources de son intérêt pour le Japon. En ce qui concerne
le rapport entre l’approche matérielle et intellectuelle du Japon, disons qu’après la
Restauration de Meiji des objets d’art japonais ont été importés en France, les Français
de cette époque-là pouvaient découvrir la culture japonaise à travers une expérience
sensible, tactile. C’est cette dimension tangible de la culture japonaise qui est à
l’origine du japonisme. Pour Saint-Saëns aussi, les expositions sur le Japon ont
constitué une source d’intérêt, voire d’inspiration au moins indirecte : intérêt marqué
pour la porcelaine japonaise, the Japanese Village et Mikado (par Arthur Sullivan) en
1885 et en 1886 ; relation avec Sullivan (la création de Symphonie avec l’orgue en
1886) ; l’exposition en 1889 - « Fouji-yama » et « Le Japon » en 1889, et the JapanBritish Exhibition en 1910 - « Le Miroir » en 1912. Ces expositions constituaient des
occasions de toucher le « vrai » Japon à travers œuvres et objets d’art et des
constructions, et même une reconstitution de leur vie quotidienne. Cet intérêt marqué
et spontané ne s’est jamais démenti. D’autre part, grâce à son réseau d’amis
japonisants, le compositeur a pu être mis obtenir des informations et emmagasiner des
connaissances érudites sur le Japon. Le point essentiel est que Saint-Saëns avait plus
d’amis littéraires que de peintres au sein de ce réseau de japonisants. Par exemple,
Louis Gallet était le librettiste d’un opéra-comique intitulé La Princesse Jaune, c’est
probablement lui qui en a suggéré la composition à Saint-Saëns. Il lui a également
présenté un lettré japonais, Motoyosi Saizau. Ensuite, Judith Gautier, elle était
devenue une orientaliste renommée sous l’influence de son père Théophile. Elle laissa
beaucoup d’ouvrages sur le Japon ; Saint-Saëns en a lu quelques-uns, comme
l’attestent certains éléments dans son écriture. Elle a collaboré aussi avec Motoyosi
dans une œuvre. Mais surtout j’ai mis en lumière un personnage littéraire japonais
Motoyosi Saizau qui était une des connaissances de Saint-Saëns. Malheureusement
il est décédé à Paris prématurément et à cause de cela, il n’a pas été retenu par la
postérité.
Dans la deuxième partie, j’ai analysé les œuvres de Saint-Saëns sur le Japon.
Certes Saint-Saëns n’a laissé qu’une œuvre musicale sur le Japon qui s’appelle La
Princesse Jaune, mais dans cet opéra-comique, un ancien poème japonais est cité,
2
cela nous montre l’effort de Saint-Saëns et du librettiste Louis Gallet pour donner de
l’authenticité à l’œuvre. Saint-Saëns a appelé cet opéra « bluette 2 » dans une lettre.
Cet opéra ne consiste qu’un acte et le timbre exotique par la gamme pentatonique et
par l’utilisation des percussions en métal est pétillant. En outre, cet opéra est écrit dans
la jeunesse de Saint-Saëns, il est donc approprié d’utiliser ce mot « bluette ». Mais
pour ce compositeur, cet opéra n’était pas du tout une « étude d’opéra ». La preuve
en est que Saint-Saëns compare cet opéra avec le phénix dans la même lettre. Cette
mention signifie que La Princesse Jaune a une valeur à représenter toujours.
Probablement avec des souvenirs de sa jeunesse, cet opéra était un des plus précieux
morceaux pour ce compositeur. Mais après cet opéra-comique, Saint-Saëns n’a laissé
que des poèmes sur le Japon. L’analyse de ces poèmes nous montre sa sympathie
pour l’esthétique parnassienne. De même que les parnassiens se sont enfermés dans
la tour d’ivoire de l’art pour l’art, de même Saint-Saëns semble avoir trouvé dans l’art
japonais une tour d’ivoire de sérénité dans laquelle il puisse se soustraire à la vie
extérieure, se mettre en hauteur, en surplomb, loin des contrariétés de la vie
quotidienne. En effet, au cours de son exil après le décès de sa mère, le japonisme
est pour Saint-Saëns entré dans une nouvelle phase. Le japonisme de la première
phase correspondait à une passion de jeunesse se traduisant par une aspiration vers
le Japon aux déterminations assez vagues. Celui de la deuxième phase correspond à
une sympathie profonde pour l’essence de la culture japonaise et les résonances avec
le pessimiste de la vieillesse. Ce changement s’inscrit dans la mouvance
« parnassienne ». Saint-Saëns a étendu l’esthétique parnassienne de la Grèce
jusqu’au Japon en faisant ainsi « se toucher les extrêmes : l’Extrême-Orient et
l’Extrême-Occident s’embrassent 3 ». En pénétrant mieux son caractère profond, SaintSaëns s’est découvert des points communs avec la culture japonaise traditionnelle ce
qui correspond à une évolution majeure de notre compositeur. En outre, après la
Restauration de Meiji, le gouvernement japonais a importé rapidement la civilisation
occidentale et a commencé à s’éloigner de la culture traditionnelle japonaise, mais on
peut constater que Saint-Saëns regrettait cette situation, ce qui nous a paru très
intéressant.
Dans la troisième partie, j’ai recherché la collection de Saint-Saëns. Certes
Saint-Saëns possédait un certain nombre d’objets d’art japonais, mais il n’était pas un
collectionneur expert comme les frères Goncourt. Quand on regarde la bibliothèque
personnelle de Saint-Saëns telle que la présente la Médiathèque Renoir de Dieppe,
on trouve des livres sur la porcelaine, mais pas sur la peinture et dans sa collection
d’objets, on ne trouve que peu d’ukiyo-e (estampe japonaise). Il a donc manifestement
préféré la porcelaine à la peinture japonaise. Dans l’histoire du japonisme, l’influence
de l’ukiyo-e est très célèbre. Mais concernant ce type de peinture, on ne trouve que
des ukiyo-e représentant le « Japon moderne » de l’ère de Meiji. Ces images du
« Japon moderne » ont donné à Saint-Saëns une vision du Japon déjà éloigné de sa
2
SAINT-SAËNS, Camille, Lettre manuscrite autographe inédite destinée à l’éditeur Durand, datée
le 23 août 1906, écrite à Dieppe, et conservée à la Médiathèque Musicale Mahler.
3
SAINT-SAËNS, Camille et FAURÉ, Gabriel, NECTOUX, Jean-Michel (éd.), Correspondance
(1862-1920), Paris, Publications de la Société Française de Musicologie / Éditions Klincksieck,
1994, p. 94.
3
tradition culturelle et plus proche de l’occident, vision à laquelle font écho ses poèmes
« le Japon » et « le Miroir ». Concernant la bibliothèque de Saint-Saëns, les livres sur
le Japon qu’il possédait prouvent sa proximité avec le réseau des japonisants qu’on a
déjà examiné. En outre, la liste des livres traitant du Japon dans la bibliothèque
personnelle de Saint-Saëns nous donne des informations intéressantes. D’abord on
constate deux vagues dans l’engouement japoniste de Saint-Saëns. Ensuite SaintSaëns a possédé des livres sur la musique japonaise, mais pas de livres sur la
musique d’autres pays d’Extrême-Orient. À la fin dans les arts plastiques traditionnels
japonais, il a préféré la céramique.
Dans la dernière partie, j’ai examiné les aspects secondaires de la japonologie
du compositeur. Comme le montre sa critique dans un journal d’opéra-comique de
Charles Lecocq, Kosiki, il était soucieux d’authenticité. Saint-Saëns a souvent voyagé
en Afrique du Nord, où il a eu l’occasion d’entendre quotidiennement la musique locale.
Il assimile cette musique, à la suite de quoi il écrit Africa et le cinquième Concerto pour
piano. En revanche, il n’a eu que peu d’occasions d’écouter de la musique japonaise.
À l’occasion de quelques expositions, il est possible qu’il ait pu entendre des chansons
japonaises avec accompagnement au shamisen joué par des geishas. Il est fortement
possible aussi que Saint-Saëns ait écouté des pièces japonaises récitées par Motoyosi.
On sait également qu’il a eu en sa possession quelques livres sur la musique japonaise.
Mais ce n’était pas du tout suffisant pour assimiler la musique japonaise. Il a manqué
d’expériences directes et vivantes avec cette musique. C’est la raison que Saint-Saëns
n’a jamais écrit d’œuvre sur le Japon après La Princesse Jaune. Il était donc sévère
avec les autres compositeurs qui ne disposaient pas des matériaux suffisants pour
espérer pouvoir convaincre les connaisseurs. Ensuite avec ses commentaires sur les
guerres menées par le Japon, Saint-Saëns a pressenti l’avenir tragique de l’apparition
de l’arme de destruction massive dans la Première Guerre mondiale. Finalement son
projet d’aller au Japon et l’allusion de sa rencontre avec des mousmés japonaises à
l’occasion de son voyage en Indochine, il s’agit là d’un document majeur pour
confirmer son attirance pour le Japon. Saint-Saëns arrive enfin dans un autre pays
féerique et le songe devient en partie réalité. Il ne s’agit ni du Japon ni de la Chine,
mais du Vietnam qui est géographiquement et culturellement assez proche et propre
à fournir une « pseudo-expérience » de la vie japonaise. Cette expérience est devenue
pour Saint-Saëns une « pierre de touche » pour penser l’Extrême-Orient. Même si ce
seul voyage a été insuffisant, il lui a permis de s’approprier une partie de la culture
extrême-orientale.
En conclusion, les documents historiques que j’ai réunis et que j’ai analysés
dans le cadre de mes recherches doctorales nous montrent un intérêt pour le Japon
dont Saint-Saëns ne s’est jamais départi. Sa fascination ne s’est pas émoussée à la
suite des représentations de son opéra-comique La Princesse Jaune, au contraire, le
rêve du Japon n’a cessé de l’habiter. C’est le premier point sur lequel je veux insister.
Ensuite le deuxième point que je voudrais mettre en lumière est que son intérêt était
plutôt littéraire bien que dans l’histoire du japonisme, il est notoire que c’est l’influence
des estampes japonaises qui a été déterminante. Enfin, le troisième point à signaler
est que pour Saint-Saëns, le Japon, précisément l’ancien Japon traditionnel était une
sorte d’utopie, pour garder la sérénité dans sa vie interne et spirituelle Saint-Saëns a
songé au Japon comme les poètes parnassiens se sont retranchés dans leur tour
4
d’ivoire de « l’art pour l’art ». C’est pour cette raison que Saint-Saëns ne manifestait
pas son intérêt pour le Japon dans ses œuvres musicales, c’est-à-dire dans sa vie
« publique ». Et pour Saint-Saëns la sérénité est ce qui distingue le Japon des autres
pays extrême-orientaux. Au fond, les pays proche-orientaux comme l’Algérie et
l’Égypte étaient pour Saint-Saëns, l’Orient réel, et le Japon représentait l’Orient idéal.
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