DISCOURS CRITIQUE OU MARKETING

publicité
Kim Christian SchrØder
Université de Roskilde, Danemark
DISCOURS CRITIQUE OU MARKETING
Les enjeux d'une sémiotique de la publicité*
Traduit de l'anglais par Jean Châteauvert,
et Daniel Dayan
Au cours des années quatre-vingt, la sémiotique éprouve des difficultés croissantes à vivre à
la hauteur de la glorieuse réputation qu'elle s'est forgée. Ces difficultés varient selon les
domaines. Moins vives dans le cas des études cinématographiques, ces difficultés sont particulièrement manifestes dans celui des études de publicité où des outils venus de la sémiotique
avaient permis de démystifier les processus signifiants — verbaux, visuels, idéologiques — mis
en œuvre sur le papier glacé des magazines ou sur les écrans de télévision.
Des générations d'étudiants avaient ainsi été formés aux concepts de signe et de code, de
paradigme et de syntagme, de métaphore et de métonymie, de dénotation et de connotation, etc.,
ensemble de concepts qu'on apprenait à brandir face aux manipulations symboliques visant à
déterminer les comportements de consommateurs.
Si l'enseignement de la sémiotique s'est progressivement taillé une place légitime au sein de
l'université, il semble aussi que l'analyse sémiotique ait atteint un stade de stagnation, un stade
où ses adeptes éprouvent le sentiment désagréable et plus ou moins conscient que l'analyse des
messages publicitaires est devenue un exercice fastidieux. Après les brillantes analyses et les
percées théoriques des Eco, Barthes, Goffman et de leurs successeurs (Williamson pour n'en
citer qu'un), la frustration gagne les uns et les autres et il ne reste pas grand chose à dire sur les
codes mis en jeu par la publicité sinon quelques réajustements rendus nécessaires par les
innovations du marketing.
Une des causes premières de cette frustration vient de la simple question : pourquoi
HERMÈS 13-14, 1994
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faisons-nous cela ? Pourquoi devrait-on faire des analyses brillantes de ces publicités élégantes et
accrocheuses, si on ne peut plus en dénoncer la séduction comme on le faisait avec tant de
délectation dans les travaux quelque peu monotones des années soixante-dix ? (Flick, 1987). On
sent bien que cette orientation critique est devenue obsolète dans les années quatre-vingt-dix.
Mais alors, comment repenser une nouvelle perspective critique face à la publicité à la lumière
des changements sociaux, politiques et culturels de la société post-moderne ?
Les sémioticiens du passé brandissaient sans hésiter le flambeau des Lumières en cherchant
à utiliser la sémiotique pour contrecarrer les « lavages de cerveau ». Cette bonne conscience
critique est entrée en crise lorsque les sémioticiens ont commencé à se demander si les
« victimes » de la publicité étaient véritablement des dupes, et s'ils avaient véritablement besoin
qu'on les défende contre de tels « lavages de cerveau ».
On sait depuis toujours que les gens se méfient des exagérations publicitaires. Après des
années de sollicitation par les spots télévisés et par les pages de magazine, les consommateurs ont
étendu leur méfiance à l'ensemble du discours publicitaire. Si elles ont jamais existé, les victimes
crédules que décrivent les premières analyses1, ont cédé la place à des sceptiques avisés,
conscients que la publicité appartient au monde de l'illusion ou de la fiction et qu'elle doit être
abordée avec un mélange de précaution et de désinvolture (Schroder, 1987c).
Ainsi, est-il temps que les analystes publicitaires s'intéressent aux stratégies interprétatives
développées à l'égard de la publicité par un public de chair et d'os : jusqu'à quel point les
audiences sont-elles perméables et jusqu'à quel niveau résistent-elles ? Et si les messages
publicitaires demeurent sans effet immédiat, ne peuvent-ils pas néanmoins affecter les processus
symboliques qui donnent son sens à la vie de tous les jours ?
De telles questions débouchent sur un nouvel agenda pour les recherches sémiotiques
d'inspiration critique.
La validité douteuse des analyses de connotation
Plus de quinze ans avant les premiers signes de fatigue intellectuelle au sein de la recherche
sémiotique, à la fin des années quatre-vingt, l'un de ses pères fondateurs, Roland Barthes,
observait lui-même que la sémiologie s'était fossilisée en une « doxa mythologique » tandis que
l'analyse critique, en dépit de sa prétention à démonter les messages idéologiques était « devenue
elle-même discours, corpus de phrases et d'énoncés catéchistiques » (Barthes, 1971, p. 614).
N'importe quel étudiant, déclarait Barthes, pouvait maintenant manipuler les principaux
concepts et les procédures de l'analyse critique, rendant ainsi prévisible l'issue de l'entreprise.
Barthes annonçait aussi que le fossé entre l'analyse sémiologique et les pratiques commerciales qu'elle critiquait (tels les processus de signification mis en œuvre par la publicité) se
comblerait au fil des années. L'intégration de la sémiotique par le marketing confirme sa
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Les enjeux d'une sémiotique de la publicité
prédiction : alors que la visée première de la sémiologie était d'être fondamentalement « mythoclaste », c'est-à-dire, de démanteler l'idéologie véhiculée par les mythes culturels, la sémiologie
est devenue un outil pour la création publicitaire, servant à accroître l'efficacité de ces même
mythes à des fins commerciales. Telle que Barthes la décrit, la critique sémiologique ne peut rien
faire pour endiguer ce processus d'appropriation et n'a d'autre choix que d'abandonner certains
terrains d'analyse traditionnels telles les études sur les phénomènes de connotation, pour les
laisser «à ceux qui baignent dans la vulgate sémiologique» (Barthes, 1971, p. 615).
Certains sémioticiens ont alors proposé une révision des concepts barthésiens. Trevor
Pateman prétend ainsi qu'en dépit de la définition « culturelle » de la connotation que donne
Barthes (opposée par exemple à une définition «textuelle»), ce dernier traite la publicité
comme un texte visuel et verbal dont le sens est immédiatement accessible. Ce sens est
immédiatement accessible dans le texte parce que Barthes ignore le contexte social dans lequel
s'insère l'usage fait du message publicitaire. Pateman voit ainsi dans le travail de Barthes « une
illusion sémantique qui veut que le sens soit présent dans le texte ou l'image » et prétend que cette
illusion a «dévoyé la sémiologie» (Pateman, 1983, p. 198).
Pateman suggère en effet, que si l'analyste omet de tenir compte des contraintes situationnelles qui pèsent sur la compréhension du texte publicitaire, l'interprétation critique se
teinte d'un « caractère inutilement hasardeux », provoquant du même coup la question : « Qu'en
savez-vous ? » (ibid., p. 187). Quiconque a déjà lu une étude sémiotique sur un texte publicitaire
reconnaîtra cette situation : une analyse indubitablement érudite laisse néanmoins songeur quant
à sa validité au regard des milliers de consommateurs qui rencontreront le texte analysé.
L'interprétation éventuelle du récepteur empirique pèse comme une épée de Damoclès sur
l'approche subjective et introspective qui caractérise l'analyse textuelle. Elle en ruine l'hypothèse
majeure : les significations idéologiques révélées par le travail de l'analyste seraient partagées par
l'ensemble des lecteurs et se retrouveraient donc, de façon quasi automatique, dans l'esprit du
consommateur où elles s'imprimeraient subtilement. On peut illustrer ce type d'analyse à l'aide
d'un travail de Larsen (1988) sur la publicité d'un parfum pour homme : Obsession. La
photographie utilisée représente une demi-douzaine de silhouettes humaines déshabillées et
placées dans des poses stylisées sur d'énormes socles blancs. L'interprétation de Larsen évoque
« une pyramide humaine montée sur un édifice dont les lignes brutales rappellent l'architecture de
l'époque de Mussolini et les installations sportives nazies». Suivant Larsen, cette image est
l'expression du « culte du Kraft-und-Schönheit » (la force et la beauté), « déclenchant instantanément toute une séné d'images historiques dans l'esprit du lecteur» (ibid.).
La première objection que l'on peut opposer à cette interprétation serait que la capacité
d'évoquer au nom de pareilles images, dépend fondamentalement de qui est ce lecteur. Même
sur le plan de la dénotation, ces blocs de marbre blanc peuvent représenter bien des choses : un
musée d'art moderne, une sculpture d'avant-garde, un praticable de théâtre. Et il en est
probablement plus d'un pour qui l'esthétique de la force et de la beauté ne renvoie pas
forcément au culte teutonique et semi-fasciste du Kraft-und-Schönheit.
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Pour apparenter ces statues humaines à des idéaux nazis, il eût fallu donner à leurs visages
une détermination autoritaire, les soumettre à une véritable transfiguration. Je ne vois pour ma
part que froide indifférence et qu'un narcissisme, au demeurant, effrayant. De plus, comment ces
personnages pourraient-ils appartenir à l'Olympe aryen, lorsqu'ils sont présentés par Larsen
comme des « adorateurs méditerranéens du soleil» ? Et si l'une ou l'autre de ces interprétations a
quelque valeur au regard de quelqu'imaginaire groupe de lecteurs, comment y passe-t-on des
significations perçues à des comportements de consommation ? Comment se fait l'impact
culturel ?
Cet exemple des dangers qui guettent l'interprétation des phénomènes de connotation
démontre clairement que la grille interprétative des analyses critiques traditionnelles est incapable de rendre compte des multiples facettes de l'expérience esthétique suscitée par les
publicités modernes. Elle se contente au contraire d'affirmer l'existence d'une lecture « universelle », soi-disant commune à l'ensemble des lecteurs.
Pour Pateman, l'imprévisibilité des connotations est inévitable parce que pour lui, la
connotation est une entité pragmatique, une signification que produisent des mécanismes
mentaux liés à un contexte déterminé. En ce sens, la connotation diffère de l'implication
(« entailment ») dont le procès est indépendant du contexte. L'existence d'une implication ne
peut être réfutée alors que celle d'une connotation le peut. On le voit bien avec l'analyse de la
publicité pour le parfum Obsession.
L'analyse sémiotique devrait par conséquent cesser de traiter les phénomènes de connotation comme s'il s'agissait d'implications textuelles et les considérer au contraire comme les
résultantes d'un contexte. Pour Pateman, ceci se traduit par la proposition de « remplacer
l'accent mis sur l'organisation (formelle) des textes et des images, par une théorisation de la
compréhension active des textes et des images dans un contexte déterminé» (Pateman, 1983,
p. 187). Pateman estime que l'étude des connotations reste « inévitablement hasardeuse » (id.,
p. 199), mais qu'elle le devient beaucoup moins si l'on adopte une approche pragmatique qui
conçoive la connotation comme une série d'opérations menées par le lecteur, sur la base du
savoir dont il dispose (p. 196).
Curieusement, cependant, Pateman refuse de tirer les conclusions empiriques de sa
démarche pragmatique. Une analyse empirique de l'expérience concrète des lecteurs risquerait,
dit-il, de «faire du récepteur le seul site du processus interprétatif ce qui serait une erreur aussi
grave que celle qui fait dépendre ce processus du seul texte ». Pateman ne retient alors du lecteur
réel que l'information dont il est présumé disposer sur les textes, les genres et les significations.
Refusant entretiens et questionnaires, il se désintéresse du savoir effectif dont dispose ce lecteur.
Les dimensions pragmatiques évoquées par Pateman — les paramètres sémiotiques mis en
œuvre par les lecteurs pour l'interprétation des textes publicitaires — ne sont alors rien d'autre
que le produit des réflexions de l'analyste. Ce sont au mieux, des hypothèses raisonnées sur les
variables situationnelles censées affecter les différents processus de lecture. En d'autres termes,
et malgré l'hommage rendu à la pragmatique, le sémioticien reste ici un devin ou un oracle. Lui
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seul, en dernier recours, dispose du privilège de reconnaître les significations culturelles.
Paradoxalement, les « variables culturelles » invoquées par Pateman s'identifient par introspection. Bien qu'il indique la direction qu'il faudrait suivre, Pateman ne réussit certainement pas à
remettre l'analyse sémiotique sur le droit chemin.
Un mouvement intitulé : « Marketing and Semiotics »
Le désenchantement qui règne parmi les sémioticiens, permet de comprendre que la
présentation d'un programme axé sur les utilisations commerciales de la sémiotique (« Marketing
and Semiotics »), ait soulevé un intérêt considérable dans des sphères où l'on favorisait traditionnellement une approche critique de la culture de consommation. Cet intérêt s'accompagne
cependant de scepticisme et de méfiance. Après tout, ce sont précisément les réalisations des
spécialistes du marketing que dénonçaient naguère les analyses sémiotiques portant sur la
publicité. Néanmoins, de nombreux sémioticiens abordent sans trop de préjugés le nouvel objet
d'études (Buhl, 1985 ; Alsted, 1989).
Le mouvement « Marketing and Semiotics » est présenté avec enthousiasme, dans un recueil
d'études réunies sous ce titre par Jean Umiker Sebeok. Ce recueil se présente comme une sorte
de manifeste : il s'agit de faire en sorte que la sémiotique dote le marketing de nouveaux outils,
lui permettant de conceptualiser et de maîtriser les dérapages imprévisibles, et les ambiguïtés
inhérentes à tout message ou à toute campagne2.
Il est alors tentant de retourner la perspective adoptée dans ce manifeste, et de poser la
question inverse. La rencontre avec le marketing peut-elle apporter quelque chose à la sémiotique ? Si oui, quels avantages la sémiotique pourrait-elle tirer de la « complémentarité » soulignée dans l'introduction du recueil ? (Umiker-Sebeok, 1987a). Notons tout de suite que le
recueil ne tient pas ses promesses : « Nouvelles approches interdisciplinaires », « Avancées théoriques et méthodologiques » ; « Étude formelle des processus sémiotiques mis en jeu par le
marketing » (ibid).
A une exception marquante près (Holbrok, 1987), le recueil ne propose aucune réflexion
véritable sur les différences entre marketing et recherche sémiotique. Les divergences méthodologiques — approche quantitative dans un cas, qualitative, dans l'autre — sont passées sous
silence. Il n'est pas non plus question de filiations théoriques ou politiques. Aucune discussion
également sur l'appartenance de l'un des champs à un paradigme « administratif», qui représente par exemple les intérêts des producteurs ; ni sur l'appartenance de l'autre à un paradigme
critique, souvent explicitement marxiste, et revendiquant une visée émancipatrice : organiser la
résistance du lecteur/spectateur, en démontant le fonctionnement du texte, et en dénonçant les
techniques de persuasion dont le récepteur est la cible. Deux traditions aussi clairement
antagonistes ne peuvent être fondues sans que l'on réfléchisse à leurs histoires respectives ; à la
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façon dont ces histoires déterminent les questions posées, et les limites du questionnement. Sans
cette clarification préliminaire, il semble difficile de mettre en place des objectifs communs.
Parlant au nom du marketing, Kotier (ibid) se montre inquiétant pour ses éventuels
partenaires sémioticiens — : « Les nouveaux domaines où l'analyse sémiotique interviendra dans
le cadre des études et des campagnes de marketing, sont le marketing des individus et celui des
nations ».
Parlant au nom de la sémiotique, Thomas Sebeok ne semble pas s'inquiéter de cette menace
de colonisation. Le marketing et la sémiotique abordent des problèmes similaires dans des
« perspectives stratégiques différentes » (Sebeok, 1987, p.24). Sebeok accepte que la sémiotique
joue un rôle subordonné dans cette collaboration au nom même de sa généralité : « Au sein du
marketing, la sémiotique ne devient réellement pertinente que dans un rôle auxiliaire. L'inverse
n'est cependant pas vrai, le domaine de la recherche sémiotique étant beaucoup plus général que
celui du marketing. L'analyse des dimensions symboliques mises enjeu par le marketing serait une
application de l'analyse sémiotique» (ibid., p. 24).
On peut conclure à la lecture de Sebeok que le marketing ne constitue pas une bouée de
sauvetage face à l'actuelle désorientation théorique et politique de la sémiotique. On peut alors
se demander si les sémioticiens qui croient devoir s'impliquer dans l'analyse de la culture de
consommation moderne ont quelque chose à gagner dans cette collaboration à sens unique. Au
nom de quels intérêts devraient-ils se lancer dans une sémiotique du marché ?
Le marketing et les analyses sémiotiques interprétatives
Le travail le plus prometteur dans Marketing and Semiotics est sans conteste celui qui
cherche à développer une approche interprétative fasse à un courant behavioriste dominant,
fondé pour l'essentiel sur l'utilisation de méthodes quantitatives d'analyse du comportement des
consommateurs.
Ainsi, Sherry (1987) avance t-il que la découverte de la sémiotique par les analystes de la
consommation est due précisément « à l'insatisfaction des annonceurs internationaux pour des
modèles de persuasion séquentiels et linéaires. Cette insatisfaction crée un renouveau d'intérêt pour
l'analyse qualitative du comportement des consommateurs. Ainsi l'herméneutique de la culture
pourrait-elle permettre une meilleure compréhension de la publicité» (Sherry, 1987, p. 441).
Mais l'herméneutique de la culture ne constitue pas une réelle nouveauté pour l'analyse
publicitaire. Les représentants de la tendance interprétative dans Marketing and Semiotics
reconnaissent souffrir du syndrome de Christophe Colomb : les recherches interprétatives3 de la
fin des années quatre-vingt ne font que redécouvrir une approche qui fut respectable 30 ou 40
années plus tôt avant d'être discréditée par les courants behavioristes et les analyses quantitatives
(Mick et Politi, 1989, p. 92).
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Les enjeux d'une sémiotique de k publicité
A une ou deux exceptions près, les travaux dont il est ici question ne sauraient être évalués
sur la base de leur seule contribution à la recherche. Ils ne représentent pas de véritables
nouveautés au regard des enseignements qu'ont livrés les sciences humaines au cours des trois ou
quatre dernières décennies. Ainsi, nul ne s'étonnera dans le champ des sciences humaines d'une
affirmation telle que : « La publicité constitue un document culturel, une façon de présenter et
d'appréhender le monde», affirmation qu'un chercheur préoccupé par le marketing tel Mick
(1986, p. 203) voit comme l'exemple typique « d'une orientation sémiotique provocante » (ibid).
La valeur des études interprétatives repose pour l'essentiel sur leur capacité à se placer au
niveau du marché et des consommateurs, où elles servent d'antidotes aux idées reçues en la
matière. Elles permettent de mettre en doute les dogmatismes méthodologiques régnants4.
Marketing et sémiotique de l'audience
Le travail le plus novateur dans Marketing and Semiotics est assurément celui qui porte sur
les audiences et les processus de réception. C'est précisément sur ce chapitre qu'une véritable
collaboration entre la sémiotique critique et les études de marketing devient possible, du moins,
si l'on fait abstraction des intérêts politiques qui motivent les chercheurs.
De part et d'autre, on ressent le besoin d'une nouvelle conception de l'audience médiatique, au-delà des problèmes d'« effets » ou de « compréhension ». Une telle conception prendrait en compte les différents procès de signification mis en œuvre dans la vie de tous les jours,
soulevant de nouvelles questions méthodologiques : celles, par exemple, des avantages et des
inconvénients d'une approche ethnographique.
Dans cette perspective, l'étude de Camargo est fort intéressante, non pas parce qu'elle
parviendrait à mesurer la perception du sens de façon convaincante (elle n'y parvient pas), mais
par sa démonstration de la centralité de l'audience pour toute campagne publicitaire. Une
analyse de réception apparaît aussi dans l'article de Magarinos de Morentin, intitulé « The
Semiotic diagnosis of Marketing Culture » dans lequel il souligne que « l'efficacité publicitaire se
situant au moment de la réception et de l'interprétation des messages (...), il est essentiel de
connaître les codes mis en œuvre par les récepteurs » (Magarinos de Morentin, 1987, pp. 506-507).
Prenant pour exemple l'omniprésente campagne publicitaire pour les cigarettes Marlboro.
Camargo pose la question de la standardisation des stratégies internationales de marketing, et lui
oppose une stratégie d'adaptation aux différents marchés locaux en fonction de significations
qui, en dernier recours, relèvent toujours du récepteur. Partant, la standardisation des campagnes publicitaires dans différents pays n'est possible que « si les différents pôles de réception du
message publicitaire dans les divers pays réagissent de la même façon » (Camargo, 1987, p. 463). Et
Camargo de montrer qu'ils ne le font pas.
Si l'angle théorique adopté par Camargo promet beaucoup, on ne peut en dire autant de sa
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méthode. Que l'on soit ou non d'accord avec l'auteur sur le fait de savoir si les méthodes
quantitatives sont fondamentalement inappropriées pour l'analyse des processus de signification
(Gidin, 1978 ; Schroder, 1987c), la recherche que propose Camargo demeure extrêmement
problématique : ce n'est pas une véritable publicité Marlboro mais une phrase écrite sur une
feuille de papier : « Fumer une cigarette de marque Marlboro », que l'on propose, traduite dans
plusieurs langues, aux associations des enquêtes. Les différentes réponses sont alors traduites en
anglais et soumises à différentes procédures de façon à produire un nombre de « mots-thèmes »,
lesquels sont ensuite regroupés en sept thèmes généraux. Finalement les procédures d'interprétation des réactions des informants font appel à tellement d'étapes intermédiaires qu'il
devient impossible de dire ce qui est exactement mesuré.
C'est aussi de l'image Marlboro que partent Hodge et Kress dont le Social Semiotics (1988)
constitue une tentative ambitieuse de relancer la critique sémiotique en replaçant l'étude des
signes au sein d'un contexte social, marqué par des relations de pouvoir et de solidarité. Ils
analysent une affiche mutilée par un graffiti « d'opposition » : au traditionnel cow-boy sur son
cheval, on a ajouté une bulle où on a écrit : « Rha, Rha », tandis qu'on fait murmurer au cheval
« Pouh, ce macho pue ! ». Le texte du slogan a été détourné de « New. Mild and Marlboro » à
« New. Vile and a bore » (Hodge et Kress, 1988, p. 8).
Dans leur analyse, Hodge et Kress (idem, p. 11) remarquent que les altérations apportées au
texte de l'affiche « y réintroduisent des fragments de discours culturellement refoulés », témoignant ainsi de l'activité des récepteurs. Ici explicites, de tels commentaires sont potentiellement à
l'œuvre chez d'innombrables lecteurs pour lesquels la signification de l'affiche peut rencontrer
l'adhésion, le rejet ou être négociée. Dans chacun de ces cas, la signification du panneau
d'affichage se transforme considérablement, au cours du processus de lecture, ce que l'analyse
du seul texte ne saurait montrer, menant à bien des illusions sur son efficacité.
La sémiologie traditionnelle présuppose que les significations pertinentes sont fixées dans le
texte, qu'elles attendent d'être extraites du texte et décodées par l'analyste qui les référera à un
système codique impersonnel, neutre et commun à l'ensemble des usagers. Une sémiotique
sociale ne peut pas assumer que les textes produisent les significations et les effets souhaités par
leurs auteurs : ce sont des luttes à l'issue toujours incertaine pour la production du sens qu'il lui
faut étudier {id., p. 12).
C'est sur l'issue incertaine de ces luttes pour le sens, que portent les recherches de Mick et
Politi (1989). Ils font appel, pour la publicité, à une approche bien connue — sinon prédominante — dans les études sur les mass-médias, dès le début des années quatre-vingt : l'analyse, à
l'aide d'entretiens ouverts soumis à des interprétations qualitatives, de la façon dont le sens des
textes médiatiques est dégagé par leurs destinataires6.
Comme l'indique le titre de leur article, ils démontrent que les analyses de connotation ne
sont pas simplement «risquées» comme le suggère Pateman (1983). Ils découvrent en effet tant
de variations entre les différentes lectures constatées qu'ils en viennent à conclure que, sur le
plan de la connotation, les différentes lectures «frôlent l'anarchie » et que « l'interprétation d'une
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Les enjeux d'une sémiotique de la publicité
publicité est fonction du sujet ; du monologue intérieur au travers duquel le consommateur produit,
transforme ou maintient sa réalité individuelle » (Mick et Politi, 1989 p. 88 et p. 91).
On ne peut qu'être d'accord avec leur proposition d'un nouveau programme de recherche
sur le consommateur, programme qui légitimerait « un modèle culturel et subjectif de la compréhension et de la consommation publicitaire » (id. p. 94). Les méthodes interprétatives, disent-ils,
ne devraient pas être cantonnées aux études pilotes et à la formation d'hypothèses d'analyse :
« Elles devraient être utilisées de la même façon qu'on utilise des expériences ou des enquêtes »
(ibid., p. 94). En d'autres termes, ils prônent une complète réhabilitation de l'approche qualitative (ibid., p.94).
En clair, au sein de la recherche publicitaire et de la recherche en marketing — pour ne pas
parler de l'ensemble de la recherche sur les médias (Schroder, 1987) — les camps traditionnellement hostiles des sciences sociales et des sciences humaines abandonnent progressivement les
dogmes qui les avaient toujours empêchés de dialoguer sur leurs objets communs. Les tenants
des sciences sociales deviennent plus réceptifs au cadre interprétatif tandis que les adeptes des
sciences humaines s'ouvrent aux recherches conduites sur le terrain. Si les deux paradigmes
divergent encore, c'est surtout par leurs définitions respectives de leurs intérêts scientifiques,
c'est-à-dire par leurs motivations.
Les objectifs de recherche de la sémiotique critique
L'objectif évident d'un sémioticien du marketing est de rendre les messages plus efficaces
et, de ce fait, de contribuer aux profits des entreprises. Pour Magarinos de Morentin (1987,
p. 509) il est ainsi précieux d'analyser le discours des consommateurs au sujet des publicités afin
que « l'on sache ce qu'il faut changer pour qu'aient effectivement lieu les interprétations voulues.
D'oùlanécessité d'un travail sur les codes publicitaires spécifiques et sur leur acceptabilité pour les
consommateurs ». En termes crus, on peut dire que les sémioticiens du marketing aident les
annonceurs dans leurs tentatives de subjuguer la conscience des consommateurs.
Mais ce n'est pas une crainte devant leur propre pouvoir qui amène les sémioticiens qui se
réclament d'une perspective critique à rejeter les objectifs du courant marketing. Ces sémioticiens se montrent, en fait, fort sceptiques à l'égard des manipulations dont ils seraient les
instruments. Ils ne croient pas qu'un jour les outils sémiotiques amèneront les campagnes
publicitaires à se doter d'une efficacité magique. Leurs préoccupations sont d'un tout ordre.
Pour une perspective critique, la société est en effet un lieu de conflit entre dominants et
dominés. Ce conflit porte sur la répartition entre groupes sociaux des pouvoirs politique, social
et culturel. Dans les démocraties occidentales, les groupes dominants assurent essentiellement
leur pouvoir par le maintien de structures idéologiques, par l'exercice d'une séduction hégémonique, « naturalisant » l'ordre social existant, et le faisant apparaître comme à la fois inévitable et
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indiscutable (Hall, 1977). Dans un tel contexte, la sémiotique critique se donne un objet précis.
Il s'agit d'explorer la façon dont les perceptions hégémoniques, et celles qui leur résistent, se
manifestent dans les discours sociaux, la façon dont elles y sont encodées, puis décodées.
Dès son avènement, la sémiotique critique s'est consacrée presqu'exclusivement à la
question de l'hégémonie et à ses manifestations à travers les différents codes verbaux et visuels
dans la publicité. On devrait prolonger ce type de travail en abordant la dimension pragmatique7
du discours publicitaire, et en tenant compte des formes de résistance idéologique qui se
manifestent chez les récepteurs, résistance qu'illustrent Hodge et Kress dans leur analyse de la
publicité Marlboro.
Un tel objectif ne doit pas s'accompagner d'illusions. L'idéologie n'est pas un mince vernis
qui masquerait une conscience populaire impatiente de créer enfin une véritable démocratie
culturelle et politique. Si le discours hégémonique ne correspondait pas de quelque façon à la
conscience populaire, le monde que nous connaissons serait fort différent. Mais, il serait tout
aussi différent si l'idéologie y régnait sans partage, et sans notes discordantes.
Parmi les grandes questions auxquelles devraient répondre les études sur la réception du
discours publicitaire, il faut alors inclure les suivantes : quel est le rôle de la publicité dans le
renforcement hégémonique ? Comment les publicités interagissent-elles avec les fantasmes et
jusqu'à quel point les rêveries qu'elles suscitent peuvent elles se révéler subversives pour l'ordre
social8 ? Jusqu'à quel point les gens sont-ils sceptiques à l'égard du discours publicitaire en tant
que tel et comment cela affecte-t-il leur consommation personnelle de la publicité ? Quel est le
rôle joué par les « lectures aberrantes » et jusqu'à quel point les gens entretiennent-ils, à l'égard
de la publicité, une relation d'irrespect ludique ?
Au début des années soixante-dix, Berger soutient que la publicité des magazines avec son
idéal de séduction et son appel systématique à un sentiment généralisé de «jalousie sociale »
représente une forme naturelle de discours pour notre type de société. «Evoluant vers la
démocratie, celle-ci s'est anêtée à mi-chemin » (Berger, 1972, p. 148) ; en dépit des droits de
l'homme et des principes démocratiques affichés, elle a maintenu des hiérarchies de pouvoir et
des privilèges intouchables.
Selon Berger, dans une telle société, la publicité s'adresse à l'individu moyen, impuissant
devant le caractère inexorable de l'inégalité. Il vit cette inégalité comme «une contradiction
personnelle entre ce qu'il est et ce qu'il souhaiterait être » (ibid.). C'est précisément de cette
contradiction que se nourrit la publicité, ce qui lui permet de transformer un tel sentiment
d'impuissance en une série de « fantasmes récurrents » qui attendent d'être comblés à travers la
consommation {ibid.).
Les études empiriques sur la lecture des messages publicitaires par des audiences effectives
devraient s'intéresser, tant pour leurs aspects subversifs que pour leurs aspects régressifs, aux
interactions suscitées par de tels messages entre : 1) la structure socio-économique ; 2) les
discours du marketing ; 3) la façon dont les individus sémantisent leur vie quotidienne à travers
leur décodage de ces messages. L'objectif de la critique devrait être d'explorer et de comprendre
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Les enjeux d'une sémiotique delapublicité
les différentes stratégies par lesquelles le public se dote d'un minimum de pouvoir, stratégies qui
constituent un premier pas vers une société véritablement démocratique et égalitaire.
Le consommateur comme un citoyen
La sémiotique critique se doit donc de compléter ses analyses de la dimension rhétorique et
idéologique des textes publicitaires par des études ethnographiques sur les stratégies interprétatives mises en œuvre par les différentes audiences. Ceci revient à explorer sous un nouvel
angle le même objet : les processus signifiants mis en place par un discours qui s'adresse à un
destinataire défini comme un consommateur.
Il se trouve cependant que, dans les années quatre-ving-dix, la recherche sémiotique devra
tenir compte de l'existence de nouveaux types de publicité, jusqu'à présent laissés de côté par les
chercheurs. Ainsi la plupart des analyses ont-elles jusqu'ici ignoré des formes de publicité moins
conventionnelles : annonces classées, annonces industrielles, annonces qui ne promeuvent nul
produit spécifique. Or ces formes de publicité prennent désormais trop d'importance pour que
l'on puisse légitimement les ignorer. Parmi celles-ci, mentionnons notamment celles qui émanent
des services de relations publiques des grands conglomérats.
Appelées à jouer un rôle culturel et politique sans cesse croissant, ces publicités se
présentent sous des formes diverses. On peut parler à leur propos de « publicités — sans —
produit », d'« effusions publicitaires de bonne volonté », de « responsa-publicité ». En fait, ce type
de discours ne cesse de croître en volume, par rapport à l'ensemble des discours publicitaires, au
fur et à mesure que les services de relations publiques des grandes compagnies se convainquent
de la nécessité de présenter celles-ci comme des sortes de «super-citoyens». Ces entités
conscientes de leurs responsabilités tiennent alors « à informer le public des positions qu'elles
adoptent sur des questions d'actualité : ressources énergétiques, régulations gouvernementales,
problèmes nationaux » (Grunig et Hunt, 1984, p. 521). Les grandes sociétés et les organisations
publiques tentent de se maintenir en dialogue constant avec le public {ibid.).
Une publicité pour la firme KOMATSU, publiée dans The Economist, du 26 août 1986,
représente un superbe exemple de cette nouvelle tendance9. La gigantesque multinationale se
présente comme « au service du public, comme un citoyen responsable, comme un voisin participant à la vie de la communauté ». Ses équipements de construction ne seront pas utilisés pour
démolir des modes de vie traditionnels. Ils sont précisément conçus pour «répondre aux
problèmes locaux, en fonction d'une préoccupation globale pour l'environnement ». La compagnie
ne cherche pas à vendre quoi que ce soit au lecteur, elle lui demande simplement de « penser à
tout ce qu'on peut accomplir avec delapatience et de l'imagination. Ensemble... ».
Ce message n'est pas simplement communiqué dans le corps du texte, il est repris
iconiquement dans une sorte de broderie qui présente « le tissu de notre entreprise ». La broderie
343
Kim Christian Schroder
combine alors subtilement, et avec un certain humour, une pittoresque évocation de la tradition
rurale et des images plus modernes d'équipements de construction. Le tout se complète d'un
slogan aux accents de vérité proverbiale : « Travailler pour le monde. Avoir à cœur la communauté».
Pareilles publicités d'entreprise soulèvent nombre de questions pour l'analyste : jusqu'à
quel point utilisent-elles des stratégies verbales et visuelles différentes de celles qu'on retrouve
dans la publicité régulière ? Combien y-a-t-il de types de publicités d'entreprise et comment les
distingue-t-on les unes des autres ? Certaines entreprises se présentent en bienfaitrices de la
communauté : elles viennent en aide aux Beaux-Arts, à l'éducation ou au sport ; d'autres essaient
de gagner le public à leurs propres intérêts vitaux ; d'autres encore, comme la KOMATSU,
projettent l'image altruiste des services rendus ; d'autres enfin, invoquent leur noble engagement
pour la défense de l'environnement. Les parts de marché s'acquièrent en projetant une image
« verte » qui tiendra lieu d'argument persuasif. Comment procèdent de telles publicités
lorsqu'elles s'adressent à leurs lecteurs non comme à des consommateurs égoïstes mais comme à
des citoyens responsables ?
Là encore, la question fondamentale concerne directement l'audience : les lecteurs distinguent-ils ces publicités de celles qui vendent un produit ? Qu'est-ce qui motive les consommateurs à lire ces professions de foi après qu'ils aient identifié l'entreprise ? Quelles ressources
interprétatives mobilisent-ils pour leur donner sens ? Jusqu'à quel point la conscience des
stratégies mises en œuvre par les entreprises n'amène-t-elle pas le lecteur à se désintéresser des
thèmes sociaux et culturels mis en avant par les publicités ? Dans nombre de cas, le décodage de
ces messages de relations publiques dépendra de dimensions textuelles et contextuelles comme
le suggère Pateman (1983). Souvent le lecteur dispose déjà d'un certain nombre d'informations
sur les réalités économiques, et sur les comportements sociaux des compagnies ou des secteurs
ainsi célébrés.
Prenons l'exemple d'une campagne publicitaire Philip Morris parue dans International
Business Week, en avril-juin 1989, et militant « pour une consommation courtoise du tabac ». —
« II suffit d'un peu de considération de la part du fumeur et d'un peu de tolérance de la part du
non-fumeur, pour "calmer la contreverse" ». La plupart des lecteurs seront vraisemblablement
influencés dans leur réaction à cette campagne, par le fait d'être au courant de la tentative
désespérée des compagnies de combattre le mouvement général d'interdiction du tabac dans les
lieux publics. Certains lecteurs trouveront plutôt comique le sens des responsabilités affiché ici,
surtout en sachant que l'industrie du tabac essaie par ailleurs de nier devant les tribunaux avoir,
dans le passé, annoncé par voie publicitaire que fumer était un plaisir sans danger. D'autres
seront encore plus sceptiques, sachant que les départements de relations publiques des compagnies prônant la « courtoisie » combattent activement les propositions visant à introduire un
nouveau type de cigarettes qui réduirait sensiblement les risques d'incendies (Levin, 1989).
On peut cependant présumer que nombre de lecteurs accepteront la sincérité du discours
« responsa-publicitaire », notamment lorsqu'il s'agit de protection de l'environnement. Après
344
Les enjeux d'une sémiotique delapublicité
tout, la perspective d'un désastre écologique est suffisamment grave pour être prise très au
sérieux, même par les chefs d'entreprises. En revanche, bien des lecteurs attribueront ces
publicités à des stratégies mises au point dans des départements de relations publiques pour
faire face aux crises rencontrées par les entreprises, et répondre aux critiques dont elle peuvent
avoir été l'objet de la part du public. Les chefs d'entreprise quelque peu prévoyants devinent
bien que le public et le système politique pourraient finir par remettre en question leur liberté
d'action si celle-ci est utilisée de façon irresponsable. Les « capitalistes verts » ont raison de
craindre de devenir un jour les derniers capitalistes s'ils ne prêtent pas davantage attention au
consensus social qui se dégage aujourd'hui. Peut-être peut-on dire que, de nos jours, les relations
publiques des entreprises ont pour rôle de rendre moins scandaleuse l'attitude de dirigeants qui
n'assument aucune responsabilité à l'égard des millions de personnes, et dont les décisions
affectent par ailleurs la vie quotidienne10.
Après la disparition de la Menace Rouge en Europe de l'Est, il est possible que les structures
inexpugnables du pouvoir économique et politique dans les démocraties occidentales entrent à
leur tour dans un processus d'innovation susceptible de faire émerger de nouveaux systèmes
propres à l'exercice de la démocratie populaire. L'émergence d'une démocratie sociale européenne ou d'une démocratie socio-écologique ne se traduira pas par des stratégies de nationalisation à l'ancienne ni par une économie planifiée. Ses buts seront d'étendre l'autogestion et la
responsabilité civile aux domaines qui concernent l'ensemble de la communauté ; d'orienter la
production en fonction des problèmes de logement, d'éducation, de santé, de loisirs, d'environnement et de ressources naturelles.
Grunig et Hunt (1984) voient les relations publiques comme « une force positive pour la
société, une force dont le public bénéficie au moins autant que les entreprises qu'elles servent. Les
professionnels des relations publiques sont des activistes de l'intérieur. Ils essaient constamment de
responsabiliser leur entreprise à l'égard du public qu'elles affectent ».
Peut-être en est il ainsi. Quel que soit le cas, les campagnes qui, comme celle de la
KOMATSU, émanent des relations publiques des grandes firmes, représentent un des lieux où se
cristallise le mieux la signification des changements sociaux en cours. Les processus mis en jeu
dans l'interaction entre les messages textuels et les différentes interprétations que ces messages
reçoivent au sein du public, relèvent clairement d'une sémiotique critique. Ces processus
redéfinissent, en effet, la notion même d'une responsabilité publique face à la gestion des
ressources productives de notre société. « Arrêtée à mi-chemin », la démocratie partielle dont
parlait Berger y est mise au défi de se transformer en véritable démocratie populaire.
Kim Christian SHR0DER
NOTES
* Paru originellement sous le titre « Marketing and Semiotic as Challenge to Critical semiotics » dans Marketing and
Semiotics. Selected Papers from the Copenhagen Symposium, sous la direction de Hanne H. Larsen et alii.,
Copenhague, 1991.
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Kim Christian Schroder
1. Stern avance : « Le cynisme et la méfiance à l'égard de la communication commerciale étaient plutôt rares lorsque
(Stern, 1989, p. 328).
2. Pour une discussion plus approfondie sur le livre Marketing and Semiotics, de Umiker-Sebeok, voir Schroder,
1989.
3. Les nouvelles études interprétatives prennent en compte une grande diversité de symboles liés aussi bien à la
consommation qu'au consommateur : systèmes d'attitudes corporelles (Verba et Camden, 1987) ; analyses grammaticales des spots télévisuels (Mick, 1987) ; mythologies du cinéma moderne (Hirschman, 1987). Elles font appel
à des méthodes « littéraires ». Ainsi, Mick (1986) prône t-il une application de la sémiotique qui soit adaptée, sur le
plan théorique, à la recherche sur la consommation. Mick et Demoses (1989) approfondissent les théories
anthropologiques sur le don et l'offrande tandis que pour Stem (1989), les recherches sur le consommateur
pourraient avantageusement se conjuguer avec les développements de la théorie littéraire.
4. Ainsi, Stern souhaite t-il que le cadre conceptuel de l'analyse littéraire contribue à « une véritable rupture avec le
statu quo » dans l'analyse du consommateur et libère par « une catharsis salutaire le travail d'analyse des idées
inutiles et périmées qui l'habitent encore » (Stem, 1989, p. 332).
5. « Nouveau. Doux et Marlboro » est devenu « Nouveau. Vil. Et un casse-pieds ».
6. Comme exemple des études sur la réception de texte au sein de la recherche en communication de masse, on peut
souligner l'étude sur les communautés interprétatives autour des romans populaires (Radway, 1984), et les études
sur la réception des émissions d'information et d'affaires courantes (Morley, 1980 ; Katz et Liebes, 1984, et
Schroder, 1988).
Quoique beaucoup moins remarqués par la communauté des chercheurs, on notera les travaux de chercheurs
danois qui ont développé une nouvelle méthode d'analyse de la réception de la publicité (Buhl, 1988 et Alsted,
1989).
7. Voir ci-dessus.
8. Pour une analyse détaillée du potentiel subversif des fantasmes que crée la publicité, voir Vestergaard et Schroder,
1985.
9. La publicité KOMATSU consiste en une image qui occupe un tiers de la page, et un texte l'accompagnant qui
occupe les deux autres tiers. La photographie présente une broderie qui vient tout juste d'être terminée et sur
laquelle on peut lire un proverbe écrit à l'aide d'une calligraphie ancienne : « Travailler pour le monde. Avoir à
cœur la communauté ». Ce proverbe est accolé à une branche d'arbre au feuillage vert qui porte, tel des fruits, des
poèmes pastoraux et un bulldozer. Le texte qui accompagne l'image se lit comme suit : « Notre devise ne se résume
pas à de beaux mots, c'est le fondement de notre entreprise. Nous fabriquons de l'équipement matériel sophistiqué
pour la construction, des presses, des Users et des robots, c'est-à-dire des machines intelligentes pour des utilisateurs
avisés, ha technologie KOMATSU est conçue pour répondre aux problèmes locaux mais aussi en fonction d'une
préoccupation globale pour l'environnement. Pour nous, il s'agit de construire une société qui soit meilleure sans
sacrifier la qualité de la vie.
Nous cherchons à créer de nouveaux marchés à travers des projets de coopération avec les industries locales partout
dans le monde. Où que l'on aille, KOMATSU cherche à partager les bénéfices de la technologie et la prospérité avec
ses partenaires locaux. Lorsque nous devenons voisins, nous nous impliquons dans la vie de la communauté. Et nous
encourageons l'importation des produits de qualité dans le marché local japonais.
Ce ne sont là que quelques exemples de la façon dont une compagnie peut travailler pour le monde. Oes efforts
modestes pour le bénéfice de tous. Penser à tout ce qu'on peut accomplir avec de la patience et de l'imagination.
Ensemble... ».
Et, en bas à droite de la publicité, une petite photographie représente une excavatrice.
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Les enjeux d'une sémiotique de la publicité
10. Suivant Grunig et Hunt, une entreprise « doit rester libre d'agir comme bon lui semble, défaire ce qui doit être fait
de façon à rester profitable ou à réaliser ses autres buts. Et elle doit disposer d'un lien avec le public — d'un
département de relations publiques — pour prouver qu'elle assume ses responsabilités » (p. 52).
Parallèlement, ils affirment que l'objectif des « relations publiques » est d'assurer que nul ne conteste le pouvoir
et les privilèges des propriétaires et de la direction. En effet, les « relations publiques » peuvent se définir comme
« des signaux d'alarme, avertissant les entreprises des inquiétudes du public sur le comportement de l'organisation.
Intervenant suffisamment tôt, de tels signaux d'alarme peuvent prévenir plusieurs risques : celui de voir le public se
tourner vers le gouvernement ; celui de voir des représentants des consommateurs élus aux Conseils d'administration » (p. 57).
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