Disparités et/ou iniquités dans l’accès aux soins L’accès à des prestataires disponibles Marc-Éric Gruénais Anthropologue – IRD/INAS Introduction L’accessibilité géographique est, à l’évidence, un élément très important pour favoriser la fréquentation des structures de soins. Mais s’il s’agit là d’une condition nécessaire, elle n’est pas toujours suffisante1. Les études de cas que nous avons menées dans la région d’Ourika et de Tazarine à propos de l’utilisation des « maisons d’attente » (dar al oumouma) montraient que des femmes habitant à proximité d’une maternité continuaient d’accoucher à domicile ; la proximité n’est donc pas toujours en soi une garantie d’utilisation des structures de santé. Au-delà de l’accessibilité géographique et financière il faut également compter aussi avec ce que Haddad et al. appellent l’accessibilité « organisationnelle »2, qui a trait au temps d’attente, à la présence des soignants, etc. La confiance3 entre usagers et prestataires de soins constitue un élément particulièrement important à prendre en considération pour apprécier la qualité de la relation entre ces deux types d’acteur, et, partant, la décision et le choix du recours. Comme l’ont montré notamment des travaux sur l’accès aux traitements ARV, l’attitude et le soutien offert par les personnels de la santé, et notamment des personnels paramédicaux et des gestionnaires4, peuvent avoir des effets déterminant sur l’accès. Qualité de l’offre de soins et accessibilité sont donc souvent liées ; le taux d’utilisation reflète la qualité et l’accessibilité, et la perception de la qualité sont des éléments aussi importants quant à la décision d’utilisation d’un service que la proximité géographique et le coût5. Les attentes des patients Des études menées en Europe et en Australie6 sur la pratique de la médecine générale, ont montré que parmi les principales attentes des patients à l’égard des soignants figuraient les éléments suivant : - La disponibilité et l’accessibilité, y compris être disponible au moment du rendezvous, le temps d’attente, l’accessibilité physique et par téléphone du soignant ; 1 Thaddeus S., Maine D. (1994), "Too far to walk: maternal mortality in context", Social Science and Medicine, 38: 1091-1110. 2 Haddad S., Fournier P., Machouf N., Yatara F. (1998), “What does quality mean to lay people? Community perceptions of primary health care services in Guinea”, Social Science and Medicine, 47 (3): 381-394. 3 Cf. le n° spécial de la revue Science Social and Medicine, 61, 2005, édité par L. Gilson, et consacré entièrement à l’importance de la prise en considération de la relation de confiance entre usagers et soignants, notamment pour mieux comprendre les raisons de la fréquentation des structures de soins et pour analyser la qualité des soins. 4 Ehlers V.J. (2006), “Challenges nurses face in coping with the HIV/AIDS pandemic in Africa”, International Journal of Nursing Studies, 43: 657–662. 5 McPake B. et al. (1999), "Informal economic activities of public health workers in Uganda: implications for quality and accessibility of care", Social Science & Medicine, 49 (7): 849-865. 6 Cf. Buetow S. A. (1995). "What do general practitioners and their patients want from general practice and are they receiving it? A framework", Social Science & Medicine 40(2): 213-221; Wensing M. et al. (1998), "A systematic review of the literature on patient priorities for general practice care. Part 1: Description of the research domain", Social Science & Medicine 47(10): 1573-1588. 1 - La compétence technique du soignant, y compris les connaissances, les habiletés, et l’efficacité reconnue du traitement ; Les aptitudes à communiquer, à donner du temps, à explorer les besoins des patients, à écouter, à expliquer à donner de l’information et à partager les décisions ; Les qualités interpersonnelles : humanité, empathie, soutien et confiance ; L’organisation des soins : continuité des soins, coordination des soins, disponibilité au lieu d’exercice du soignant. On peut aisément penser que ces types d’attentes des patients vis-à-vis des soignants de la première ligne sont relativement universels, et qu’ils sont également valables pour les patients marocains. Cependant, les situations observées tant en milieu rural qu’en milieu urbain au Maroc7, tendent à montrer qu’au Maroc, comme ailleurs, ces attentes sont loin d’être remplies. Le prestataire est difficile à rencontrer La distance, on l’a rappelé, limite l’accès aux structures de soins. Mais le choix et surtout le moment envisagé pour le déplacement, surtout si la distance est longue, pourra se faire en fonction du créneau horaire pendant lequel on pense pouvoir trouver l’offre adaptée à ses besoins. Une étude réalisée sur la prise en charge des enfants infectés par le VIH8 a montré que, afin que le suivi biologique puisse être fait lors d’un rendez-vous, les patients devaient être présents dans le service pendant la première partie de la matinée pour les prélèvements ; après 10h du matin, les prélèvements ne pouvaient plus être acheminés vers le laboratoire compétent. Les personnes habitant loin devaient alors parfois partir la veille du jour de rendez-vous pour pouvoir être présentes à temps pour que le prélèvement soit fait le jour du rendez-vous pour le suivi biologique, et pour ne pas risquer un déplacement inutile. En l’absence de garde ou d’astreinte, ce qui semble souvent le cas, la décision d’un déplacement qui ferai arriver à la structure de soins dans l’après-midi est à proscrire, et à plus forte raison s’il s’agit d’un déplacement de nuit, à moins, là aussi, de pouvoir passer la nuit dans un endroit proche de la structure. Lorsque la personne se présente pendant les heures de service, elle doit franchir parfois la « barrière » des triages plus ou moins formels, surtout dans les hôpitaux. L’orientation peut parfois commencer à être faite par les agents de sécurité ou d’hygiène, puis par les personnels de l’accueil, et par les personnels rencontrés au gré des errements dans les couloirs de la structure ; ces personnels sont souvent les plus à même de connaître la disponibilité des soignants. Si la régulation pour l’accès au prestataire de soins est certainement utile, la régulation « informelle » de l’accès aux soignants par des agents qui ne sont pas prestataires de soins est sans doute à limiter. 7 Abaacrouche M., Belghali A., Meski F.Z., Gruénais M.E., De Brouwere V. (2009) La maison d’attente : une solution efficace pour favoriser l’accouchement en milieu surveillé, Rapport de recherche pour l’OMS, Rabat, INAS, décembre 2009, 75 p. ; De Brouwere V., Gruénais M.E. (2009) Centre de santé El Hank (Casablanca). Développement de la médecine générale. Rapport de la phase pré-opérationnelle, INAS-IRD, Rabat, mars 2009, 37 p. ; Gruénais M.E., Rachih N., Bousbaa A., Houssam T., Khalil J., De Brouwere V. (2008), « Une approche qualitative de la question de la ‘démotivation’ des personnels de santé. Le point de vue des acteurs de la région sanitaire du Grand Casablanca », Rabat, DHSA-INAS-IRD, avril 2008, 31 p. 8 Gruénais M.E., Jroundi I., Meski F. Z., Raïs F., Assarag B., Kassouati J., Benchekroun S. (2009), « Evaluation rapide de la situation des enfants vulnérables et infectés ou affectés par le VIH/SIDA au Maroc », INAS/IRDAssociation Soleil-UNICEF-ONUSIDA, avril 2009, 67 p. 2 L’accès au prestataire est parfois d’autant plus difficile que son temps de présence dans la structure est réduit. Nous avons pu documenter et observer, dans un centre de santé, le temps de travail effectif des médecins et leur charge de travail effective. En particulier, en raison d’absences de personnels dans une équipe soignante, les soignants présents doivent faire face à un afflux de patients parfois particulièrement important. La notion « d’équipe soignante » est un point important à investiguer, tant en matière de répartition de la charge de travail, que de continuité des soins. Par ailleurs, on sait que l’accès à des services ou à des prestations peut être « facilité » par le versement direct d’une « motivation » par le patient au personnel. Si l’on en croit les résultats de l’étude menée par Transparency International et rapportés dans le Plan d’action 2008-2012 du Ministère de la santé9, il apparaît que, « en ce qui concerne la corruption dans le système de santé, 80% des ménages disent qu’elle est très courante… Parmi les motifs de versement, 56% disent pour accéder à un service public ». L’ampleur du phénomène a amené à faire de la « Moralisation du secteur et lutte contre la corruption dans les établissements de soins » une priorité. La petite corruption, à l’évidence peut constituer un frein à l’accès aux prestataires de soins. Les expériences que des usagers peuvent avoir de la fréquentation des structures de soins, qu’il s’agisse de la difficulté d’accès aux soignants (du fait des horaires, des barrières « informelles »), de l’indisponibilité des personnels soignants, d’une crainte des surcoûts liés à la corruption, mais aussi de rupture de stocks en réactifs ou en médicaments, de crainte de la référence qui peuvent les obliger à des déplacements multiples, sont autant d’éléments qui peuvent amener les usagers à limiter leur fréquentation des structures de soins. Des prestations peu centrées sur le patient Une plainte récurrente des patients à l’égard des soignants est le manque de considération à leur égard ; « ils ne me regardent même pas ! » est une phrase régulièrement entendue dans la bouche d’usagers un peu partout10. Des observations faites notamment dans des structures de soins au Maroc tendent à montrer que les droits de l’usager ne sont pas toujours respectés dans leur intégralité et que la pratique soignante, dans les faits, n’est pas toujours aussi « universaliste » qu’elle devrait l’être. Le prestataire, parfois – mais pas toujours – en raison de la surcharge de travail, ne pose guère de question au patient, et/ou pose un diagnostic et prescrit sans auscultation. L’absence de dialogue direct est encore plus évidente lorsque le prestataire reçoit des patients dont il ne connaît pas langue. De par les directives qu’il doit appliquer et des valeurs morales et sociales dominantes, les prestataires peut en venir à porter un jugement de valeur de fait, sans aucune intention malveillante, à l’égard de certains patients, ce qui va à l’encontre de l’universalisme et de la neutralité qui figurent parmi les valeurs dominantes de la professions médicale11. Un des exemples les plus flagrants et la manière dont sont documentés les informations relatives aux mères célibataires : être mère sans mari conduit à ne pas remplir certaines parties des documents de relevé d’information sanitaire qui prévoient a priori qu’une mère est nécessairement mariée ; il y a là un risque de stigmatisation de fait, d’autant plus aigu lorsqu’il s’agit de soins en santé sexuelle et reproductive. 9 Plan d’action santé 2008-2012, « Réconcilier le citoyen avec son système de santé », Royaume du Maroc, Ministère de la santé, juillet 2008. 10 Cf. Par exemple, Olivier de Sardan J.P. (2001), « La sage femme et le douanier. Cultures professionnelles locales et culture bureaucratique privatisée en Afrique de l’Ouest », Autrepart, 2001 : 61-73. 11 Parsons T. (1951), The social system, New York, Free Press. 3 L’absence de préservation de l’intimité du/de la patient(e), voire l’absence de confidentialité caractérisent souvent les consultations, si l’on en juge parfois par l’impossibilité de maintenir la porte fermée durant tout le temps d’une consultation, ou encore par la présence de tout un ensemble de personnel dans la pièce de consultation alors que doivent être abordés les sujets les plus individuels (en rapport avec le VIH, les IST, la contraception, sur les antécédents familiaux, etc.). Enfin, bien souvent les soignants (davantage les médecins que les personnels paramédicaux) sont peu informés sur les dynamiques communautaires locales. Les soignants connaissent parfois peu les communautés dans lesquels vivent leurs patients. Par ailleurs, les associations locales pourraient être d’une grande aide pour les soignants pour l’appui à la prise en charge de questions non strictement médicales mais qui sont importantes à prendre en considération pour contribuer à l’amélioration de l’état de santé. Toutes ces situations peuvent conduire certaines catégories de personnes (souvent très vulnérables), qui appréhendent a priori des réactions peu positives des soignants à leur égard, à ne pas fréquenter les structures de soins. Le prestataire rend des avis parfois non adaptés à la situation du patient Les prescriptions sont parfois délivrées sans explication minimale. Les patients sont par exemple rarement informés sur les effets secondaires de tel ou tel traitement (parfois du fait aussi du manque d’information des soignants), sont rarement questionnés sur leurs allergies à certains traitements ; des effets indésirables non identifiés, du fait de l’absence d’informations, peut alors amener le patient à abandonner le traitement. Des prescriptions sont établies sans toujours prendre en compte le niveau de vie du patient. Faute d’avoir eu des explications suffisantes sur leur traitement, les patients ne savent alors pas à quoi correspond chaque classe de médicament prescrit, et s’ils n’ont pas les moyens financiers d’acheter l’ensemble des médicaments prescrits, ils ne sauront pas lesquels choisir en priorité sur l’ordonnance. L’aide des pharmaciens peut être précieuse ici. Enfin, les conseils prodigués, pour une meilleure hygiène de vie qui pourrait favoriser l’amélioration de l’état de santé, sont loin d’être toujours adaptés ou pertinents. Par exemple, recommander à une paysanne diabétique, qui passe une bonne partie de ses journées à s’occuper des bêtes, du jardin, à aller chercher de l’eau, de faire du sport n’a pas beaucoup de sens. Bien évidemment, il n’est pas possible pour le soignant de prendre en considération l’ensemble des contraintes de vie auxquelles ses patients sont confrontés, et étant donné la charge de travail de ceux-ci et les protocoles existant, il n’est sans doute ni possible, ni même souhaitable que le soignant propose à chaque fois une prise en charge individualisée du patient. Néanmoins, la délivrance d’un minimum d’informations sur les traitements prescrits, et une prise en considération minimale du niveau et du milieu de vie du patient ne peuvent qu’être bénéfiques pour que le traitement prescrit soit suivi, et pour que le prestataire reste crédible aux yeux du patient. Qu’est-ce qu’un prestataire de soins ? Nous avons utilisé ci-dessus le plus souvent les expressions « personnels soignants », « soignants » ou « prestataires de soins ». Ces expressions peuvent néanmoins recouvrir des statuts très différents, de l’infirmier/e dans un dispensaire, au spécialiste travaillant dans un CHU. 4 Dans notre perspective, il s’agit de privilégier l’offre de soins de première ligne, soit les recours de proximité, avec extension à l’hôpital de référence (provincial), précisément pour prendre en considération une des activités très importante de la première ligne : la référence à bon escient à une structure disposant d’un plateau technique supérieur. La figure emblématique du prestataire de soins est le médecin. Le médecin, y compris dans des localités de faible importance, peut exercer dans le secteur public, mais aussi à titre libéral, ce dernier semble parfois pouvoir disposer d’une clientèle non négligeable, d’autant qu’il est peut être plus accessible que les soignants du secteur public ne serait-ce qu’en raison de ses horaires de travail. Il importe donc de prendre en compte l’activité de tous les médecins généraliste, publics et privés12. La survalorisation des médecins, par la profession médicale, par la hiérarchie, mais aussi par les patients, peut s’accompagner d’une insuffisante valorisation de l’activité des personnels paramédicaux, qui ont les contacts les plus fréquents avec la population, et auxquels revient une partie très importante du travail de soins. Comme précisé plus haut, il importe de travailler sur les équipes soignantes en général, dont les médecins font partie. Enfin, il ne faut pas ignorer les pharmaciens et les laborantins privés, qui jouent souvent un rôle d’orientation et de conseil non négligeable. Conclusion L’accessibilité organisationnelle est donc un élément très important à documenter pour préciser les déterminants de l’accès aux structures de soins. Rappelons que par « accessibilité organisationnelle » il faut entendre tout ce qui peut contribuer à favoriser une relation usagers/prestataires de qualité de telle sorte que la prestation de soin soit la plus efficace possible ; des équipes soignantes disponibles, proposant des soins et des recommandations qui répondent aux attentes des patients, qui œuvrent de manière la plus équitable possible et sans abus, constituent des variables importantes qui peuvent favoriser l’utilisation des structures de soins et de manière optimale. Qu’en est-il de cette « accessibilité organisationnelle » au Maroc ? Afin de documenter les problèmes soulevés, il convient de limiter les problèmes de santé et les sites qu’il s’agira d’investiguer, surtout dans une phase initiale de recueil d’informations de nature qualitative. Nous proposons de nous concentrer sur quelques problèmes prioritaires pour lesquels les questions d’accès aux prestataires et de qualité de la relation entre ceux-ci et les usagers se posent de manière particulièrement aiguë : morbidité et mortalité maternelle, soins aux enfants, prise en charge de maladies chroniques prioritaires. Nous proposerions de travailler en priorité à l’échelle de circonscriptions sanitaires, dans des zones dites « enclavées », mais aussi dans des zones urbaines périphériques qui présentent une variété de configurations, notamment quant aux situations socio-économiques de leurs populations. On pourrait procéder par focus groups, auprès d’hommes, de femmes et de prestataires, sur les barrières quant à l’accès aux prestataires rapportées aux trois grands domaines de santé précisés ci-dessus. 12 D’autant que certains médecins « privés » peuvent exercer dans le cadre d’associations à but non lucratif. 5