Frères et sœurs, mes amis, Sœurs en saint Dominique, Frères en saint Dominique, Scouts, guides, dominicains, dominicaines, non-dominicains, non-dominicaines… toute la famille de Prouilhe ! 1209. La croisade décrétée par le pape Innocent II contre les cathares commence. Les barons du Nord prennent Béziers et Carcassonne : ils pillent et massacrent catholiques et cathares. Les clercs ont bien essayé de calmer les croisés les plus assoiffés de rapines souvent que d’étendre le royaume de Dieu. Sans résultat ! Dominique est à Prouilhe, ici … Il a déjà établi sa première fondation de repentis du catharisme : un lieu de prière associé à la communauté des premiers frères déjà en prédication. Prouilhe est là, au cœur de la guerre. Dominique a déjà été sérieusement menacé sur la route de Prouilhe à Fanjeaux, citadelle du catharisme : « je ne suis pas digne de la gloire du martyre ; je n’ai pas encore mérité cette mort » dit-il à ceux qui veulent le tuer. Jourdain de Saxe qui raconte cela, ajoute : « On finit par s’habituer à sa présence souriante et on renonça à la tuer ». L’Ordre dominicain, frères et sœurs, est né au cours d’une guerre, au cœur d’une rupture (l’hérésie cathare) dans un lieu de fracture (entre le nord et le sud de la France) et au cours d’une croisade. Dominique a l’intuition de sa fondation et reçoit l’appel de Dieu dans un monde déchiré. Ce monde est d’ailleurs en mutation profonde. L’Europe passe de la féodalité aux communes, de la campagne aux villes. L’Eglise qui avait calqué ses institutions sur celles de l’empire puis de la société féodale, est elle-même secouée par des mouvements de renouveau évangélique : simplicité, pauvreté, fraternité … Le monde musulman est déjà là. Il encercle l’Europe par le sud, depuis cinq siècles, de l’Orient à l’Andalousie et la pression religieuse, économique, politique, culturelle, intellectuelle qu’il exerce est très forte. 1209. Les croisades en Terre Sainte, la Reconquista en Espagne sont en cours pour tenter de desserrer l’étau. Décidément, contrairement à l’image reçue, ce Moyen Âge est riche de fermentations, de recherches, de confrontations, de mutations profondes en même temps que de conflits. Dans ce contexte, somme toute assez actuel… Dominique est d’abord un homme de miséricorde et de compassion. Miséricordieux, il est touché par le malheur des temps : guerre et misère matérielle et morale vont ensemble. Le peuple est livré à la rapacité des seigneurs de la guerre et d’un clergé souvent corrompu ; il est aussi la proie facile des marchands d’illusion. Dominique s’en émeut à pleurer. Compatissant il partage réellement la souffrance et les malheurs des autres. Il a d’ailleurs une grande vénération pour la Croix de Jésus. Il y voit l’amour de Dieu planté en terre, cœur et bras ouverts pour attirer l’humanité dans le sein de la miséricorde, il y voit le sang versé par l’Agneau de l’Alliance pour rétablir le pécheur dans la justice, dans la juste relation avec Dieu et avec les autres. Il y voit la souffrance de l’innocent injustement condamné et abandonné, dont Dieu reste proche, au point de faire un avec lui. Dominique est souvent représenté en méditation ou en prière au pied de la croix, assis, agenouillé, prosterné, mains levées, mains jointes. A la source de sa vocation, à la source de la nôtre, il y a miséricorde, compassion, mais aussi la folie de Dieu plus sage que les hommes : un Messie crucifié, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. (1Co 1,24-25). Depuis le drame algérien, on m’a souvent demandé : « Que faites-vous là-bas ? Pourquoi est-ce que vous restez ? Secouez donc la poussière de vos sandales ! Rentrez chez vous ! » « Chez vous… » Où sommes-nous chez nous ?…Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre ! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste ou suicidaire. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. A cause de Jésus, parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie, comme St Jean, nous sommes là, au pied de la Croix où Jésus meurt, abandonné des siens, raillé par la foule. Est-ce que ce n’est pas essentiel pour un chrétien d’être là, dans les lieux de souffrances, dans les lieux de déréliction, d’abandon ? Où serait l’Eglise de Jésus-Christ, elle-même Corps du Christ, si elle n’était pas là d’abord ? Je crois qu’elle meurt de n’être pas assez proche de la Croix de Jésus. Si paradoxal que cela puisse vous paraître, et St Paul le montre bien, la force, la vitalité, l’espérance, la fécondité chrétienne, la fécondité de l’Eglise viennent de là. Pas d’ailleurs ni autrement. Tout, tout le reste n’est que poudre aux yeux, illusion mondaine. Elle se trompe, l’Eglise, et elle trompe le monde lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation, même humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller, elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu, « fort comme la mort » dit le Cantique des Cantiques. Car il s’agit bien d’amour ici, d’amour d’abord, d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné le goût et tracé le chemin : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Donner sa vie. Cela n’est pas réservé aux martyrs ou du moins, nous sommes peut-être appelés à devenir des martyrs témoins du don gratuit de l’amour, du don gratuit de sa vie. Ce don nous vient de la grâce de Dieu donnée en Jésus-Christ. Et comment traduire ce don, cette grâce ? Nous l’avons appris et venons de le chanter, dans la prière scoute. Ecoutez ! Et prenez au sérieux les mots que vous avez chantés : Seigneur Jésus, apprenez-nous à être généreux, à vous aimer comme vous le méritez, à donner sans compter, à combattre sans souci des blessures, à travailler sans chercher le repos, à nous dépenser sans attendre d'autre récompense (gratuitement !) que celle de savoir que nous faisons votre Sainte Volonté. Rien de plus, rien de moins. Donner sa vie c’est cela et rien d’autre ! Dans chaque décision, dans chaque acte, donner concrètement quelque chose de soi-même : son temps, son sourire, son amitié, son savoir-faire, sa présence, même silencieuse, même impuissante, son attention, son soutien matériel, moral et spirituel, sa main tendue… sans calcul, sans réserve, sans peur de se perdre… Le témoignage de nos sept trappistes était tellement simple et tellement grand ! Ils n’avaient pas besoin de beaucoup de paroles – comme les Dominicains ! Ora et Labora. Prie et travaille, travaille la terre, travaille au champ de Dieu, travaille à la réconciliation et à la fraternité avec tous. Ils accueillaient et (vous les avez connus, beaucoup d’entre vous…), ils soignaient aussi les pauvres de la montagne. Leur présence, humble et cachée, parle aujourd’hui plus fort que tous nos discours laborieux pour essayer d’expliquer ce que nous faisons en Algérie même. Ecoutez ce témoignage reçu d’une musulman parmi des centaines d’autres : « Nous faisons le choix de rester » disait le frère Christian (Christian de Chergé, le prieur des trappistes) et encore : « Que devient ce don chez celui qui laisse son ami quand le danger est là ? » C’est Christian qui disait cela. Et le musulman continue : « Adieu frère Christian ! tu as choisi de rester tout en étant conscient des risques que tu encourais, toi et tes frères. Il fallait être fou pour rester dans ce monastère, juché en plein maquis des assassins. As-tu jamais eu peur ? Je ne puis le penser ! Tu étais courageux, mon frère ! Comment as-tu regardé tes assassins ? Avec le regard et la pensée de celui qui sait pourquoi il meurt. Que faisais-tu là-haut dans ces montagnes ?... Vieux brigand de Dieu, tu chassais les pauvres, tu les kidnappais pour leur donner à manger, pour écouter leurs plaintes, ô mon frère le Brigand ! Partagé entre ta cellule et les travaux domestiques, tu mangeais du pain dur qui rend le cœur doux, ô vieux Brigand qui avais choisi la robe de bure et le martyre. Quoi te dire de plus, ô mon frère ? Rien, je n’ai pas les mots dignes de toi et des autres frères. Voilà ce que je répète : Tous les pauvres étaient sa famille, Tous les hommes étaient ses frères, Il a donné à manger à ceux qui avaient faim, Il a habillé ceux qui étaient sans vêtement Il a soigné les malades, Il a défendu ceux qui étaient injustement traité,s Il a accueilli ceux qui n’avaient pas de maison, Tous les pauvres étaient sa famille, Tous les hommes étaient ses frères, Dieu soit miséricordieux avec lui. (C’est ce que disait un jeune berbère à l’enterrement du P. Peyriguère, au Maroc.) Je te les répète ces paroles, continue notre musulman, à toi frère Christian, aux sœurs de Bab el Oued et aux frères de TiziOuzou, à tous ceux et à toutes celles, frères et sœurs des pauvres, qui restent avec nous pour partager notre misère. Demain, in cha Allah ! ils partageront avec nous la joie ! et il cite le psaume : « ceux qui sèment dans les larmes récoltent dans l’allégresse. » La vie et la mort de nos frères trappistes crient l’Evangile. Comme Jésus a raison de nous dire aujourd’hui : « Ne craignez pas les hommes, tout ce qui est voilé sera dévoilé, tout ce qui est caché sans ce monastère humble et silencieux de la montagne de Medea sera dévoilé. Tout ce qui est caché sera connu à la face du monde ! Ne craignez pas ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme » (Mt 10,27). Car tout se passe là : dans l’âme, dans ce plus profond de nous-mêmes où se cherchent nos raisons de vivre et de mourir, d’espérer et d’aimer, parce que Dieu est là. Mais encore faut-il l’accueillir, dieu, là ! Et cela nous ramène à Dominique, à sa prière continuelle, à sa prédication par la parole et par l’exemple. L’exemple précisément, d’une vie donnée pour sauver l’humanité du péché, du non-sens et de la mal-vie, de la mort. Le petit homme roux a fait de grandes choses mais on a retenu de lui ses longues veilles en prière, sa belle voix qui donnait à l’Evangile sa force et sa saveur, sa détermination obstinée quand il s’agissait du royaume de dieu et de l’œuvre de Dieu, son courage et son humilité devant les autres, hostiles ou méprisants, son sourire rayonnant. Jourdain de Saxe résume tout en une phrase sublime : « il accueillait tout le monde au cœur de son amitié, et comme il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait. » Comment ne pas voir là ce qui unit tous les disciples du Christ, Dominique et François d’Assise, nos frères trappistes, tous, toutes ? Alors j’ai envie de dire à ma chère vieille Eglise catholique romaine et apostolique, embarrassée dans ses appareils, dans ses querelles internes, crispée parfois sur son héritage, enfermée dans le cercle étroit de ses débats sans fin sur les rites et les lois, ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire… : « Parce que je t’aime, parce que tu as su donner naissance à des gens comme Dominique, François d’Assise, mais aussi à Bruno, à Célestin, à Christian, à Christophe, à Luc, Michel, Paul et tant d’autres, fais-nous renaître aujourd’hui, chacun et chacune, dans la lumière de ces promesses scoutes, dans l’élan de nos immenses générosités, dans le don de nos vies pour que vienne le Règne de Dieu. Amen