L’Information psychiatrique 2007 ; 83 : 205-9 DÉPRESSION Giorgio Agamben et la mélancolie : philosophie de la clinique Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Edouardo Mahieu* RÉSUMÉ Le philosophe italien Giorgio Agamben s’intéresse dans son ouvrage Stanze à l’histoire et la clinique de la mélancolie. Il explore la notion d’acedia élaborée au sein de la patristique médiévale, puis la notion médicale d’eros mélancolique de la Renaissance, avant de s’arrêter aux notions freudiennes exposées dans Deuil et mélancolie. Il remarque qu’il est possible de déceler une intention mélancolique que toutes ces réhabilitations de la mélancolie mettent en avant : le renversement d’un manque en un excès. La stratégie du mélancolique crée un espace qui échappe à la dialectique de la valeur d’usage ou d’échange de l’objet, et ce lieu lui paraît homogène à celui de la création artistique. À travers son analyse philosophique, l’association antique de l’homme mélancolique, le génie et l’art se trouve convoquée pour interroger le lien entre l’homme et les choses dans l’horizon du capitalisme contemporain. Mots clés : Agamben, mélancolie, acedia, philosophie, clinique, société, objet perdu ABSTRACT Giorgio Agamben and melancholia: a clinical philosophy. In his work Stanze, the Italian philosopher Giorgio Agamben looks into the background and clinical history of melancholia. He explores the notion of acedia elaborated in medieval patristics and the medical notion of melancholic eros of the Renaissance, before ending on Freudian notions exposed in Grief and Melancholy. He remarks that it is possible to detect the expression of a melancholic intention in all these representations of melancholia: the reversal of a deficiency into an excess. The strategy of melancholics is to create a space that escapes the dialectic of an object’s use or exchange value, and this place seems to him to be homogeneous with that of artistic creation. Through his philosophical analysis, the ancient association of the melancholic man, genius and art is evoked in order to analyse the link between man and things in the framework of contemporary capitalism. doi: 10.1684/ipe.2007.0105 Key words: Agamben, melancholia, acedia, philosophy, clinical, society, lost object RESUMEN Agamben y la melancolía : filosofía de la clínica. El filósofo italiano Giorgio Agamben en su libro Stanze trata de la historia y de la clínica de la melancolía. Explora la noción de acedia elaborada en la patrística medieval y la noción médica del eros melancólico del Renacimiento, antes de abordar las nociones freudianas expuestas en Duelo y melancolía. Se da cuenta de que es posible identificar una intención melancólica que todas estas rehabilitaciones de la melancolía situan en el primer plano : la transformación de un carencia en un exceso. La estrategia del melancólico crea un espacio que escapa a la dialéctica del valor de uso o de cambio del objeto y este lugar parece homogénéo al de la creación artística. A través de su análisis filosófico, la asociación antigua del hombre melancólico, el genio y el arte se encuentran convocados para interrogar el lazo entre el hombre y las cosas en el horizonte del capitalismo contemporáneo. Palabras clave : Agamben, melancolía, acedia, filosofía, clínica, sociedad, objeto * CHG Robert-Ballanger, 93602 Aulnay-sous-Bois <[email protected]> L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 3 - MARS 2007 205 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. E. Mahieu Giorgio Agamben, né à Rome en 1942, est une des figures les plus originales du champ de la philosophie1. Des citations de L. Binswanger, E. Minkowski, S. Freud ou J. Lacan, etc., montrent qu’il porte un intérêt aux notions élaborées par les psychiatres et les psychanalystes. Dans son ouvrage Stanze publié en 1981 [1], il s’intéresse particulièrement à la mélancolie, pour approfondir une analyse plus générale des rapports entre l’homme et les choses. Le projet qui l’anime dans cet ouvrage est de montrer qu’audelà de sa clinique, de sa phénoménologie, le mélancolique montre la marque d’un rapport possible entre hommes et objets, un rapport qui serait différent de la dialectique de la valeur d’échange et de la valeur d’usage dont traite le chapitre du Capital sur le « caractère fétiche de la marchandise ». Cependant, dans des ouvrages postérieurs, il semble pourtant que cette figure singulière dont il fait l’éloge dans Stanze se transforme dans son œuvre et sert plutôt à définir la situation de l’homme postmoderne dans l’univers du capitalisme contemporain. Nous allons tenter d’explorer ces questionnements entre clinique, société et philosophie, qui invitent le psychiatre à ne pas isoler la problématique psychopathologique que pose la mélancolie d’une problématique plus générale et d’actualité : l’homme plongé dans le monde de la marchandise. L’horizon contemporain et son objet fétiche Commençons par ce point, essayant de présenter l’état actuel de sa réflexion sur ce sujet. L’horizon contemporain contre lequel G. Agamben aborde la figure du mélancolique est celui de l’engloutissement progressif de l’objet par la marchandise2. Dans ses ouvrages les plus récents, il reprend l’idée que Guy Débord élabore dans son livre La société du spectacle [4] : l’homme désormais séparé de son objet (de sa production) est en même temps absorbé par sa contemplation passive. Son attitude au monde se replie sur la contemplation spectaculaire, ce qui est synonyme de la non-réalisation de son existence. Le spectacle est ce qui sépare l’homme de l’appropriation (notion distincte de celle de propriété, qui relève du droit) de l’objet, ce qui le sépare de son usage3. Pour G. Débord et G. Agamben, cette « spectaculaire contemplation » se confond avec la société 1 Son œuvre trouve sa place entre K. Marx, W. Benjamin et M. Heidegger, mais aussi M. Foucault et H. Arendt. G. Agamben développe la notion de biopolitique de M. Foucault, les analyses de H. Arendt sur les réfugiés et donne une nouvelle tournure à la notion romaine d’homo sacer et à celle qui lui est corrélative de la généralisation du camp (entendu comme l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception − suspension de la loi − devient la règle). 2 G. Agamben évoque une transformation qui part des objets sacrés, passe par les objets artisanaux et se termine par l’objet marchandise. 3 Ce processus se présente pour G. Agamben comme une immense accumulation de spectacles, où tout ce qui était immédiatement vécu s’est éloigné dans une représentation. 206 de consommation : « Le spectacle et la consommation sont bien les deux faces d’une même impossibilité d’usage » [3]. Cette citation extraite d’un de ses derniers ouvrages a de quoi susciter notre attention, car l’excessif penchant de l’homme postmoderne pour la contemplation résonne mot par mot avec les descriptions le plus anciennes de l’attitude mélancolique telles que G. Agamben les présente dans Stanze. Et les transformations corrélatives de leurs mondes se décrivent en termes identiques : « là où le monde réel s’est transformé en une image et où les images deviennent réelles, la puissance pratique de l’homme se détache d’elle-même et se présente comme un monde en soi » [2]. Cette thématique de la transformation fantasmagorique et de l’aliénation dans la société du spectacle rencontre celle de l’analyse marxienne du caractère fétiche de la marchandise : avec la totale transformation des objets en marchandises fétiches dans le monde globalisé, ils acquièrent un caractère fantasmagorique qui les rend impropres à l’appropriation. « Lorsqu’un objet pénètre dans la sphère du fétiche », dit G. Agamben, « c’est [...] le signe d’une transgression de la règle qui assigne à chaque chose un usage particulier » [1]. La marchandise transforme ainsi l’objet de manière telle que sa valeur d’échange écrase sa valeur d’usage, et le processus aboutit en définitive à la disparition de la valeur d’usage, dont sans doute la meilleure image est celle de la consommation en masse d’objets inutiles4. Il apparaît alors que ce rapport particulier entre un objet élusif et une attitude contemplative immobile que nous trouvons à l’œuvre chez l’homme contemporain, s’apparente à celui de la mélancolie. Si tel est le cas, la réhabilitation5 de la mélancolie faite par G. Agamben dans Stanze, avec ce lien subtil entre philosophie et clinique, se doit de répondre à la question de son renversement : en quoi cette théorie de la société du spectacle à la lumière de la mélancolie ne serait pas une théorie mélancolique de la société ? Dialectique du manque et de l’excès Revenons donc à Stanze, livre dans lequel Agamben propose une série d’études qui commencent par l’acedia médiévale, passe par le tempérament atrabilaire décrit par les médecins de la Renaissance et le conduit à la dynamique inconsciente mise au jour par S. Freud. À travers ce 4 Dans ce processus d’aliénation, l’homme lui-même devient un objet. D’où cette boutade que rapporte H. Balzac que « rien ne ressemble à l’homme moins que l’homme », pour se moquer de l’idéologie humaniste, aujourd’hui mieux représentée par sa variante « humanitaire » [1]. 5 G. Agamben remarque à certains périodes de l’histoire diverses entreprises de revalorisation de la mélancolie : celle d’Aristote, celle des Pères de l’Eglise, celle de Baudelaire, auxquelles il faut bien entendu ajouter celle qu’il présente dans Stanze. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 3 - MARS 2007 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Giorgio Agamben et la mélancolie regard sur la mélancolie et ses conceptualisations religieuses, philosophiques et médicales, il met à jour un même processus à l’œuvre : une série de contradictions dialectiques entre un manque et un excès, entre une polarité positive et une polarité négative, entre un retrait et un repli, et qui constituent la forme même de cette attitude clinique. Dans cette dialectique, il dégage une modalité phénoménologique dans laquelle un mouvement de retrait paraît constituer à chaque fois le moment originel dans le rapport à un objet très particulier. Mais, si le terme de retrait est évocateur d’une certaine négativité, il s’avère être le lieu d’une polarité positive, le lieu où l’on peut saisir une intentionnalité, la volonté spécifique d’un projet : le projet mélancolique, entendu comme une volonté de renverser une impuissance en puissance. L’acedia Le point de départ de G. Agamben sont les ouvrages des Pères de l’Eglise dans lesquels ils étudient le démon de midi et l’acedia, deux noms d’un mal qui affecte les cloîtres tout au long du Moyen Age. Il remarque la description que Jean Cassanius6 fait d’un moine qui reste inquiet dans sa cellule, distrait, laissant son imagination vaguer dans des monastères lointains, dégoûté de la vie monacale, assoupi sur les livres dont il est son devoir de lire. Dans cette attitude, G. Agamben saisit à l’œuvre une structure dynamique qu’il retrouve dans d’autres descriptions patristiques : le retrait (recessus) vertigineux et craintif devant « les biens spirituels » qui constituent l’objet de l’amour des moines (et dont il signale qu’une coloration érotique n’est pas absente dans les descriptions). Cet objet n’est autre que l’amour de Dieu, qui se matérialise par la lecture des textes et le rythme de vie de la communauté monacale. Ce recessus devant l’obligation de se tenir face à Dieu constitue le premier mouvement que les Pères décèlent à l’œuvre dans l’acedia, alors considérée comme un péché mortel. Cependant, G. Agamben note que, dans leur science psychologique médiévale, les Pères renversent la valeur de ce repli et découvrent en lui une stratégie spécifique : il est moins une « éclipse du désir », que « la mise hors d’atteinte de son objet », qui traduit ainsi l’expression d’une volonté du désir en excès par rapport à la vie monacale banale. Longtemps considérée comme un péché mortel7, dans les écrits des Pères se produit la transformation de la tristitia mortifera (une des filiae acedia8) en tristitia salutifera, un « aiguillon d’or pour l’âme » qui doit alors 6 Saint Jean Cassien (360-465), fondateur de l’abbaye Saint-Victor à Marseille. 7 Cette figure complexe du mal qui atteint les cellules du monastère subsiste, selon G. Agamben, dans la version sécularisée par la psychologie et l’éthique capitaliste du travail : la paresse. 8 D’après G. Agamben, Grégoire dénombre six filles de l’acedia : malitia, rancor, pussillanimitas, desperatio, torpor, evagatio mentis. être considérée comme une vertu : « le deuil qui donne la joie ». La privation se retourne ainsi en possession d’une joie intérieure qui « dessine en creux la plénitude de l’objet dont elle se détourne ». Ainsi, l’ombre d’un objet (impossible) se constitue en source de jouissance vertueuse. Ce qui apparaît au premier regard comme un manque se dévoile être un excès, un penchant exacerbé pour la contemplation9 du moine atteint d’acedia. Dans ce penchant, G. Agamben perçoit la persistance et l’exaltation du désir, mais un désir qui crée en même temps l’objet sur lequel il se pose. La place que cette création met à jour est celle de la complexe toile de la fantasmologie médiévale qui théorise sur le spiritus phantasticus, le « corps subtil » de l’imagination. Cet aspect créatif qui se fait jour dans les débats patristiques sur l’acedia fait apparaître l’idée d’une « hypertrophie de l’imagination ». Elle facilite la transition avec la médecine, car l’hypertrophie est un des traits que l’acedia a en commun avec les descriptions que la médecine humorale fait du syndrome mélancolique et de l’amour-maladie à la Renaissance. L’humeur noire et la maladie de l’amour Vers la fin du Moyen Age, à un moment qui reste à préciser selon G. Agamben, se produit alors la greffe de la doctrine morale du démon de midi ou acedia des cloîtres avec l’antique syndrome médical du tempérament atrabilaire (traduction latine du grec melan kolé). Le démon de midi (qui représente la tentation du religieux) et l’humeur noire (qui décrit une maladie spécifique du type humain contemplatif) deviennent assimilables. Cette compénétration avec la théorie humorale laisse intacte la double valeur10 que la patristique retrouve dans l’acedia. Le même excès à l’œuvre est pour Constantin l’Africain l’une des principales causes de la mélancolie des religieux : le « désir éperdu de contempler le bien suprême ». L’ambivalence est si forte que le scolastique Guillaume d’Auvergne transforme la mélancolie en objet de tentation lorsqu’il affirme que « nombre d’hommes de grande foi désiraient ardemment la maladie mélancolique ». À la Renaissance, autour du médecin et philosophe humaniste Marsile Ficin (1433-1499), se renouvelle la réhabilitation de la mélancolie [7]. La double polarité de la 9 Dans cette « scandaleuse contemplation d’un but qu’il ne peut pas atteindre » [1], l’acediosus montre sa parenté avec l’homme de la société du spectacle de G. Débord. 10 Si Hippocrate ne parle jamais de mélancolie dans son ouvrage la Maladie sacrée, c’est tout simplement que la théorie des quatre humeurs lui est postérieure. Avec seulement deux humeurs (bile et phlegme), Hippocrate décrit dans le paragraphe XV du célèbre ouvrage deux formes de la manie (qui à cette époque a le sens de folie en général) : folie agitée et folie tranquille, deux formes construites sur la dialectique du manque et de l’excès [6]. Après l’incorporation de la bile noire à la théorie des humeurs, mélancolie devient le nom générique de la folie à la Renaissance, héritant probablement de cette même dialectique. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 3 - MARS 2007 207 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. E. Mahieu bile noire (qui pour Aristote est inséparable de la création artistique, la philosophie et la poésie) rejoint à nouveau les théories médicales. Dans la théorie des humeurs de l’école de Salerne, mélancolie devient un terme où se croisent des significations multiples11 : la folie en général, une maladie, un type de caractère (un tempérament), mais aussi un mécanisme physiopathologique et une étiologie. Il est possible de voir à quel point le retrait se charge d’une valeur positive dans les descriptions médicales lorsqu’il est envisagé comme une « propension naturelle au recueillement » et à la « connaissance contemplative ». La même tradition, transmise à Salerne par les textes des médecins arabes, attribue à l’humeur noire une inclination excessive vers l’éros : le dérèglement érotique figure parmi ses attributs traditionnels. Dans les tableaux cliniques décrits sous le nom d’amour héréos ou amour heroycus, se donne à voir la proximité des pathologies érotique et mélancolique, fixée dans la notion médicale d’eros mélancolique. G. Agamben commente comment, avec M. Ficin, l’acte de tomber amoureux devient le mécanisme de rupture et de subversion de l’équilibre humoral, et, réciproquement, le penchant du mélancolique pour la contemplation le pousse vers la passion amoureuse. L’intention érotique excessive que G. Agamben remarque dans les tableaux décrits par ces médecins est la « volonté de transformer en objet de désir sexuel ce qui n’aurait dû être qu’objet de contemplation », dans une inversion symétrique de l’acedia. Le fil rouge que poursuit G. Agamben dans sa comparaison entre l’acedia et la mélancolie à la Renaissance montre à l’œuvre le même processus dans le rapport problématique avec un extraordinaire objet d’amour : la transformation dialectique d’un manque qui se révèle être un excès. Ce que la rigueur du mélancolique nous montre à travers sa figure exemplaire est le dévoilement d’une négativité qui s’avère être la positivité même. C’est sur ce fond qu’il aborde les élaborations de S. Freud. L’en deçà du deuil freudien : l’intention mélancolique La comparaison établie par S. Freud entre deuil et mélancolie est devenue banale. Cependant, pour G. Agamben, le modèle du deuil réussit à masquer ce que S. Freud affirme par ailleurs en accord total avec la tradition antique. Il signale l’embarras de S. Freud devant la constatation que, dans la mélancolie (à la différence du deuil), il n’est même pas certain que l’on puisse parler d’une véritable perte d’un objet d’amour. G. Agamben affirme qu’à 11 Ainsi que la manie est le nom général de la folie pour Hippocrate, mélancolie est ce même nom général à la Renaissance [5,7]. Le « retour à Hippocrate » de P. Pinel restitue cette dignité de la manie, qui finit par se perdre au cours du XIXe siècle. 208 l’opposé du modèle du deuil, l’essai de S. Freud dégage avec force que le retrait de la libido avec son simulacre de réaction à un événement est en fait le moment originel du processus mélancolique : « une intention endeuillée qui précède et anticipe la perte de l’objet ». Comme pour l’acedia, dans la mélancolie il s’agit moins d’une réaction que d’une « aptitude fantasmatique à faire apparaître comme perdu un objet qui échappe à l’appropriation ». On aperçoit dans les remarques de G. Agamben une double transformation : d’un côté l’apparent retrait réactionnel s’avère être une intentionnalité, le renversement d’un manque en un excès. D’autre part, il se produit une transformation de l’objet même. Ce double mouvement est pour lui l’ambition spécifique du projet mélancolique. L’objet d’amour de l’acedia est un objet impossible qui se situe au-delà de toute possession naturelle et cet objet ne peut être approprié qu’au prix de son inversion dans une image interne de contemplation à laquelle se livre avec jouissance le moine atteint d’acedia. Ce paradoxe que l’acediosus partage avec le mélancolique montre qu’un objet qui n’a jamais été perdu, car jamais possédé, peut être approprié dans le simulacre de sa perte. Nous trouvons ainsi à l’œuvre la jouissance d’une négativité. Dans le cas du moine, le rapport avec l’objet qui constitue la vie normale du cloître se voit subverti par l’acediosus qui établit avec son objet une liaison plus forte par le biais du simulacre de sa perte. Dans leur particulière réhabilitation de l’acedia, les Pères renversent le péché mortel en vertu, car ce qui a l’apparence d’une lâcheté morale résulte en fait d’une exacerbation trop vivante du désir. C’est la même dialectique que G. Agamben cherche à faire ressortir dans sa réhabilitation de la mélancolie. Topologie de l’irréel G. Agamben dit alors que la psychanalyse rejoint les mêmes conclusions que celles des Pères de l’Eglise : dans le procès mélancolique, le retrait de la libido n’a d’autre but que de permettre l’appropriation d’un objet qui ne peut pas être possédé dans sa positivité. Ce n’est pas tant une réaction de repli devant la perte de l’objet aimé qu’une attitude désespérée pour faire apparaître comme perdu un objet12 qui échappe à la possession. L’acediosus et le mélancolique montrent que l’objet extraordinaire ainsi visé par cet excès du désir est en même temps réel et irréel, incorporé et perdu, affirmé et nié. Le potentiel ainsi révélé par le mélancolique et l’acediosus réside, selon G. Agamben, dans cette subtile dialecti12 S. Zizek donne une tournure lacanienne aux propos d’Agamben : le mélancolique est celui qui confond manque et perte. Pour lui, l’objetcause du désir est manquant de manière constitutive, mais le mélancolique interprète ce manque comme une perte, comme si l’objet manquant aurait été jadis possédé, puis perdu. Ce qu’il brouille ainsi est le fait que l’objet manque depuis l’origine, et que ce qui apparaît à cette place n’est rien d’autre que la positivation de ce vide/manque constitutif [8]. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 3 - MARS 2007 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Giorgio Agamben et la mélancolie que entre réel et irréel : d’un côté, le monde extérieur est nié en tant qu’objet d’amour et perd de sa réalité ; de l’autre côté, le repli sur l’irréel objet fantasmatique interne confère à celui-ci un début de réalité. Valoriser ce potentiel est l’essentiel de l’entreprise de réhabilitation que G. Agamben fait de l’antique tradition qui relie le mélancolique à l’homme de génie, car ce basculement entre un objet réel extérieur et un objet irréel intérieur ouvre pour lui « un espace qui n’est ni la scène hallucinée et onirique des fantasmes, ni le monde indifférent des objets naturels, mais c’est dans cette zone intermédiaire, dans ce lieu épiphanique, quelque part sur la « terre sans maître » entre le choix narcissique de soi et le choix d’un objet extérieur, que pourront venir un jour se placer les créations culturelles » [1]. Cette « topologie de l’irréel », comme G. Agamben nomme la dialectique immobile du mélancolique, dessine en même temps la « topologie de la culture » à travers un processus au cours duquel « ce qui est réel perd de sa réalité afin que ce qui est irréel se réalise ». Car pour lui, culture et jeu ne se situent ni dans l’homme, ni hors de lui, mais dans cette « troisième aire », différente de la réalité psychique intérieure et du monde effectif où vit l’individu. La politique à venir La psychiatrie peut garder précieusement de cette dernière entreprise de réhabilitation de la mélancolie le fait essentiel de sa compréhension comme intentionnalité, comme une capacité de création et volonté de jouissance. Le retour du philosophe à la multiséculaire tradition qui relie la mélancolie à l’art et à la création, à l’homme dans son monde comme le représente l’Ange de Dürer, est fort appréciable à l’heure où ce mode d’existence antique se replie de manière vertigineuse sur un simple dysfonctionnement de quelques molécules. Mais la réhabilitation entreprise par G. Agamben demeure problématique dans le contexte de son propre projet politique, comme nous l’avons noté au début. Dans les ouvrages postérieurs à Stanze, il examine de manière critique l’homme contemporain qui dans la société du spectacle voit que « là où le monde réel s’est transformé en une image et où les images deviennent réelles, la puissance pratique de l’homme se détache d’elle-même et se présente comme un monde en soi » [2]. La parenté de cette situation avec le projet du mélancolique de Stanze ne peut que nous interroger. Sa démarche de réhabilitation peut alors se renverser suivant la même ambivalence attribuée aux figures historiques de la mélancolie, mais en sens inverse : de la puissance créatrice à l’impuissance de la réalisation. Le projet philosophique de G. Agamben, celui de penser la tâche commune des générations futures, trouve dans la mélancolie une limite. Le fait qu’il désigne comme immobile sa dialectique et comme désespérée sa tentative de s’approprier un objet qui lui échappe par la force des choses suffit à écarter cette stratégie comme tâche de la politique à venir. Car la politique du mélancolique avec ses objets, malgré toute sa créativité, n’ouvre pas l’horizon des hommes contemporains en prise avec une marche conquérante de la marchandise, mais désigne plutôt sa clôture. Au point où une théorie de la société à la lumière de la mélancolie risque de se retourner en théorie mélancolique de la société, nous ne retrouvons plus dans les œuvres qui suivent Stanze d’autres traces du génie mélancolique. La prospection d’autres directions se confirme dans les ouvrages postérieurs, dans lesquels G. Agamben explore des possibilités inconnues du mélancolique. Nous pouvons conclure ce parcours entre clinique et philosophie commencé dans Stanze, par ce dernier renversement. La politique du mélancolique et sa tentative désespérée de retrouver un rapport plus authentique entre ces « x apparemment si simples : l’homme et la chose » [1] se renferment dans la clôture du spectacle. Lorsque la mélancolie s’avère inopérante, G. Agamben dépose dans ses derniers ouvrages un espoir politique dans la capacité des humains à profaner, une capacité sans limite à s’approprier l’inappropriable. Si l’on s’autorise une pince d’ironie, ne pourrait-on voir dans la pensée du philosophe un renversement d’un manque en un excès, qui dévoile la tentation d’une réhabilitation de l’aussi antique notion de manie ? Références 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. AGAMBEN G. Stanze. Paris : Payot & Rivages, 1994. AGAMBEN G. La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris : Editions du Seuil, 1990. AGAMBEN G. Profanations. Paris : Payot & Rivages, 2005. DEBORD G. La Société du spectacle. Paris : Gallimard, 1992. LAMBOTTE MC. Jacques Ferrand. De la maladie d’amour ou melancholie erotique. Evol Psychiatr (Paris) 1994 ; 59 : 599-623. MAHIEU EL. Maladie sacrée, maladie unique. Hippocrate neuropsychiatre. Actes du 6e congrès de la European Association for the History of Psychiatry, Paris, sept. 2005 (à paraître). 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