Extrait du livre - Editions Ellipses

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LA CONSCIENCE
« Seule au monde », Olivier Tibloux, 2008
LE SUJET
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Vous venez d’acheter ce livre et commencez à lire ces
premières lignes, un peu étonné que l’on y parle de vous.
Mais êtes-vous bien sûr d’avoir choisi ce livre en toute
liberté et en toute conscience ? Pourriez-vous décrire
encore les ouvrages qui l’entouraient ou sont-ils déjà
retournés au néant ? Et les personnes de tout âge et de
toute condition qui près de vous s’arrêtaient et parfois même vous
frôlaient, les avez-vous remarquées ou seulement dévisagées ? Êtes
vous seul ? Toujours le même ? Déjà un peu différent ?
Quelle que soit votre réponse, un constat s’impose : prendre
conscience de quelque chose, d’un fait, d’un livre, d’un mot, d’une
émotion, d’un sentiment ou d’un souvenir, c’est aussi et souvent en
même temps négliger tout le reste.
Paradoxalement, être conscient ne signifie pas forcément être attentif
au monde mais d’abord être attentif à soi. Vous voilà donc projeté
dans le monde de la conscience, c’est-à-dire, pour le meilleur, le
pire et pour chacun, son monde à soi.
1. Vers la conscience de soi
Q
Le Fou et le Rêveur
Pour s’approcher de cette notion une première fois, essayons de comprendre
que la conscience est ce qui reste quand apparemment il ne reste plus
rien. Suivons pour cela les pas de Monsieur Descartes et tentons de refaire
le chemin que suivit sa pensée dans Les Méditations métaphysiques.
Au départ, et comme souvent, tout commence par un simple constat qui
finit par changer même les évidences. Ici, le constat est le suivant et vous
l’avez déjà fait : il arrive parfois, par hasard ou non, d’admettre pour vrai
ce qui ne l’est pas en réalité. Habituellement, le constat prend le nom
d’erreur ou d’illusions et les choses en restent là, inchangées et familières.
Mais avec Descartes, ce constat va être à l’origine d’une des expériences
les plus prodigieuses de l’histoire de la pensée, et de la pensée tout court :
l’expérience de la conscience de soi.
Explorons le chemin par nous-même : si j’ai déjà pris pour vrai ce qui
ne l’était pas, comment puis-je, à l’instant même où je lis ces lignes, être
assuré de ne pas être encore dans l’illusion ? Comment être sur de ne pas
me tromper ou être trompé ? Et puisque je sais que l’on m’a déjà trompé
quelques fois à propos des sujets les plus divers et même parfois au sujet
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LES GRANDES QUESTIONS PHILOSOPHIQUES EN CLAIR
des sentiments, comment ne pas penser à présent qu’il est possible que
je sois dans l’illusion bien plus que je ne le crois. Pour éloigner ce soupçon
et éviter qu’il ne se transforme en crise, la solution est simple : il me faut
prendre le temps, une fois dans ma vie, d’examiner ce que je sais, ce que
je crois ou ce que je crois savoir ; mais cela revient à douter de tout ce
que je croyais vrai et même de ce que je pensais faux.
Une vie ne suffirait pas à examiner tout cela ; il me faut donc une méthode
qui puisse s’attaquer à la base de toutes mes opinions, à la racine de toutes
mes croyances – une méthode radicale. Et de fait, mes opinions, mes
croyances et mes préjugés ont un point commun : je les ai eu après avoir
vu, entendu, touché ou senti quelque chose, et donc toujours au départ
en m’appuyant avec confiance sur mes sens. Douter de tout, c’est donc
pour chacun se demander s’il peut faire confiance à ses sens.
Descartes, Méditations métaphysiques, Première méditation, 1641
« Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me
suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai
sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes
opinions Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de
prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais
jamais à bout ; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que
je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance
aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables qu’à
celles qui nous paraissent manifestement être fausses le moindre sujet de
douter que j’y trouverai suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour
cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce
qui serait d’un travail infini ; mais parce que la ruine des fondements
entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai
d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions
étaient appuyées.
Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai
appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces
sens étaient trompeurs et il est de la prudence de ne se fier jamais
entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. »
Je sais, mieux encore je sens, que mes sens ne sont pas infaillibles : il
m’arrive de ne pas bien voir, entendre ou comprendre, et parfois même
de confondre certains visages avec d’autres. Il arrive même à certains de
prendre leurs désirs pour la réalité – ce que qualifie précisément le mot
illusion. Et si j’étais fou, qui me le dirait ? Le véritable fou n’est-il pas celui
qui ne s’aperçoit pas de sa propre folie ? Je suis peut-être un fou qui vit
dans l’illusion en la prenant pour la réalité. Et même si je ne suis pas fou,
LE SUJET
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comment puis-je affirmer connaître la réalité ? Les choses m’apparaissent
maintenant tellement incertaines que je me demande si je ne suis pas
en train de rêver tout cela. Et si je suis en train de rêver, je suis aussi le
jouet des illusions, et si le rêve dure toute la vie…
On sent bien à refaire le cheminement de Monsieur Descartes que son
questionnement est toujours intime et moderne, et qu’il concerne chacun
de nous, au plus profond. Il est celui de Néo dans le film Matrix, celui que
nous vivons à chaque fois que notre monde vacille. Il est le cheminement
personnel qui mène à la conscience de soi. Qu’est ce que cela signifie ?
Cela signifie que pour pouvoir douter (de tout), imaginer (que je suis fou),
rêver (sans savoir si le rêve s’arrêtera), et être trompé, il faut bien que
je sois quelque chose, et plus précisément quelque chose qui pense. Et
s’apercevoir de cela, c’est pour chacun dans l’intensité et l’intimité de
son expérience et de son cheminement prendre conscience de soi et en
même temps de son existence : cogito ergo sum.
Descartes, Méditations métaphysiques, Première méditation, 1641
« Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde,
qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns
corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ?
Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement
si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur
très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper
toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et
qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne
sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y
avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses enfin
il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis,
j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce,
ou que je la conçois en mon esprit. »
Vivre et sentir cela, c’est aussi poser deux choses – d’un côté : soi ; de l’autre :
tout le reste. L’expérience de la conscience de soi est aussi l’expérience
de sa solitude, l’expérience d’une distance infranchissable avec le monde
et les autres consciences. Mais c’est aussi cette distance qui permet la
différence et le recul. Une différence entre nous tous et un recul envers
les choses qui nous entourent. Et l’expérience est sans limite, car même
dans la solitude de ma conscience dont je sens l’existence, je ne sais pas
encore qui je suis moi qui suis un être conscient.
Il convient donc de se demander à présent si l’on peut se définir par la
conscience, ou si au contraire la conscience, propre de l’homme, en fait
un être indéfinissable.
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LES GRANDES QUESTIONS PHILOSOPHIQUES EN CLAIR
2. Conscience et représentation
Je pense et je suis ; mais pour autant je n’ai pour l’instant aucun moyen
de savoir si ce que je pense correspond bien à la réalité. Je ne sais même
pas si je suis ce que pense être. Je ne suis à présent qu’une conscience,
c’est-à-dire un sujet doté de cette essentielle capacité de se représenter
et d’imaginer des choses.
Il convient de s’arrêter sur cette singulière situation et de comprendre à quel
point elle peut être source d’illusion. Nous ne voyons jamais directement
la réalité mais uniquement et toujours des représentations projetées sur
l’écran de nos consciences. Et ces projections sont perturbées et influencées
par un nombre d’éléments et de faits incalculables : souvenirs, émotions,
affectivité, opinions, préjugés, milieu social, éducation…, auxquels on
peut rajouter l’imperfection de chacun des sens censés nous apporter
des informations, et, pour ceux qui y croient, l’hypothèse de l’inconscient.
Ce mélange d’éléments, de faits et d’hypothèses constitue la subjectivité
propre à chaque conscience.
L’illusion la plus dangereuse et répandue est l’égocentrisme1 que rend
possible la subjectivité des consciences. Cela consiste à confondre sa
position et sa situation : ce n’est pas parce que je suis au centre de mes
représentations du monde (puisque c’est ma conscience qui les constitue)
que pour autant le monde tourne autour de moi. Et ils sont nombreux
ceux et celles qui déçus, trahis ou effrayés par la réalité, aimeraient qu’elle
soit ou devienne comme ils la voulaient. Le déni et la mauvaise foi, les
attitudes de fuite ou au contraire de toute puissance accompagnent bien
souvent et malheureusement la subjectivité des consciences qui se prend
parfois même au jeu du fantasme de l’omniscience.
Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873
« La conscience, en tant que moyen de conservation de l’individu, déploie
ses principales forces dans le travestissement ; car c’est le moyen par
lequel se maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne
peuvent pas se permettre de lutter pour l’existence à coups de cornes
ou avec la mâchoire affilée des bêtes de proie. C’est chez l’homme
que cet art du travestissement atteint son sommet : illusion, flagornerie,
mensonge et tromperie, commérage, parade, éclat d’emprunt, masques,
convention hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même, bref
1.
On distinguera toujours les termes « égocentrisme » et « égoïsme » que l’opinion
confond souvent. L’égoïste ne pense qu’à lui ou d’abord à lui mais ne pense pas que
le monde tourne pour autant autour de lui.
LE SUJET
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le sempiternel voltigement autour de cette flamme unique : la vanité
— tout cela impose si bien sa règle et sa loi que presque rien n’est plus
inconcevable que la naissance parmi les hommes d’un pur et noble
instinct de vérité. Ils sont profondément immergés dans des illusions et
des images de rêve, leur œil ne fait que glisser vaguement à la surface
des choses et voit des “formes”, leur sensation ne conduit nulle part à
la vérité, mais se contente de recevoir des excitations et de pianoter
pour ainsi dire à l’aveuglette sur le dos des choses. »
C’est contre ces illusions et assombrissements de la conscience (dont le
paroxysme en société s’appelle obscurantisme) que lutte la philosophie.
La philosophie est d’abord une lutte contre toute forme d’occultation des
consciences, et donc une lutte contre l’opinion, les superstitions et toutes
les illusions fondées sur l’égocentrisme. On comprend alors autrement la
démarche de Descartes (et de la philosophie en général) : s’affirmer, exister
par soi-même, c’est aussi nier le reste et aussi et surtout ce qui semblait le
plus commun et le plus évident ; car il est si facile en tant qu’être conscient
d’utiliser ou de se laisser berner par « l’art du travestissement ».
La philosophie est en ce sens et fondamentalement une tentative de
prise de conscience éclairée de la réalité, et cette prise de conscience
change profondément le sujet qui l’effectue, et lui permet d’affirmer
son identité.
3. Conscience et identité
Q
L’Être et le Néant
La conscience apparaît donc à la fois comme un pouvoir d’affirmation
et de négation, parfois même de « néantisation ». Et il est possible en
étudiant ce pouvoir non pas de définir l’homme mais de comprendre
peut-être mieux ce que masquent et ce que dévoilent chaque conscience
et chaque existence. Comprendre l’homme en tant qu’individu doué de
conscience suppose de distinguer en lui deux façons d'êtres. Ces deux
manières d'être que certains appellent « moi privé » et « moi social », et
que Sartre réinvente, prolonge et précise en parlant « d’être en soi » et
« d’être pour soi », renvoient à l’existence de chacun se sentant à la fois
déterminé et pourtant libre.
« L’être en soi » désigne la façon dont chacun apparaît déterminé par
son passé, ses actes, son milieu et renvoie à la difficulté d’échapper aux
contraintes sociales, physiologiques ou psychologiques. « L’être pour soi »
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désigne au contraire le pouvoir de la conscience sur l’être ; c’est-à-dire la
possibilité pour chacun en tant qu’il est doué de conscience de réfléchir
sur soi, les autres et le monde, et ainsi échapper à ses déterminations
et pouvoir à chaque instant se déterminer autrement. Ce pouvoir de la
conscience s’appelle donc liberté.
Cette conscience, synonyme de liberté, ne peut justement pas définir
l’homme, puisque être libre, c’est pouvoir toujours être autre. Et chaque
conscience est impénétrable, invisible aux autres dans ses intentions et
ses désirs, justement parce qu’elle est synonyme de liberté. La liberté
survit souvent dans l’intime et le non dévoilé1.
Être libre et pouvoir ainsi sans cesse renvoyer au néant ce que j’ai été.
Être conscient et pouvoir anéantir les déterminations et les influences en
choisissant d’exister autrement. Exister, et avoir conscience infiniment de
n’être jamais totalement déterminé ou contraint par tout ce qui pèse sur
moi. Être humain et me placer sans cesse entre l’être et le néant.
À l’extrême, cela consiste à devenir totalement responsable et sans
excuses face à ses choix, ses actes et son histoire. Mais la plupart, par
paresse et lâcheté, préfèrent à cette liberté vertigineuse une « mauvaise
foi » rassurante qui consiste à affirmer que je ne suis que cet « être en
soi » déterminé par son milieu, son histoire, ses devoirs – et ainsi pouvoir
s’enfermer dans l’illusion et l’excuse de « l’ordre des choses », ou du « c’est
comme ça, j’y peux rien ». Cette majorité n’aime pas savoir que tout peut
toujours changer et préfère le plus souvent le confort à la liberté – et
même dans la passion.
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946
« L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable,
c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se
sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de
Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit,
mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme
il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que
ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi
ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom
même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une
plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons
dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord
1.
Dans 1984, Georges Orwell présente une dictature où des écrans à la fois émetteurs
et récepteurs sont partout, et surtout dans les endroits les plus intimes, afin d’espérer
pouvoir contrôler ce qui rend chacun unique et humain : la conscience. Le roman
commence au moment ou le héros découvre un angle mort grâce auquel il prend
conscience du monde qui l’entoure avec l’espoir fou de s’en échapper.
LE SUJET
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ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans
l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au
lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe
préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme
sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. […].
Ce que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. […] Et au
fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez lâches,
vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y pouvez rien, vous serez
lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros,
vous serez aussi parfaitement tranquilles, vous serez héros toute votre
vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros.
Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que le héros
se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus
être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce qui compte,
c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas particulier, une action
particulière, qui vous engagent totalement. »
Si ces quelques lignes en ont irrité beaucoup et vous mettent peut-être
mal à l’aise, c’est avant tout parce qu’elles dévoilent différentes façons
habituellement admises d’échapper à ses responsabilités. Être de mauvaise
foi consiste alors à ne pas assumer, non pas la part d’engagement, mais
l’engagement total que suppose chacun des actes que nous décidons, en
toute conscience, d’accomplir. Être lâche, en ce sens, est le toujours le
résultat d’un choix (par rapport à des événements) et non pas comme la
majorité aimerait le croire le résultat de circonstances ou de forces invisibles
comme le tempérament ou l’inconscient : « le lâche se fait lâche, (et…) il
y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche ». Et c’est
finalement réduire à néant le pouvoir que confère à chacun la conscience
que de lui chercher sans cesse de fausses excuses1.
1.
La suite de cette critique est exposée à propos de « l’inconscient ».
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