Vanessa ROUSSEAUX

publicité
Disciplines de la frontière, frontière des disciplines : étudier l'information
géographique dans les agglomérations transfrontalières.
Vanessa Rousseaux
Institut des Sciences de l’Environnement, Université de Genève
Battelle, bât. D
7 route de Drize, 1227 Carouge, SUISSE
Téléphone: 0041223790946
Fax: 0041223790989
[email protected]
Mots clés : interdisciplinaire, information géographique, agglomération, frontière,
instrumentation
Nombre de mots : 4234
1
Introduction
Dans les recherches en géographie, on aurait de la peine à ne pas trouver des apports d’autres
disciplines. Ethnographie, anthropologie, sciences économiques, sociologie, sciences
politiques, et d’autres, ont été si bien intégrées que c’est la géographie elle-même qui s’est
spécialisée (géographie de la santé, études urbaines, etc.), sans compter les influences
méthodologiques de chacune des disciplines. L’objet même de la géographie lorsqu’elle a été
instituée, à savoir « la description de la Terre et de ses habitants » (1) que ni les sciences
historiques, sociales et naturelles de l’époque ne pouvaient comprendre, en fait même « une
discipline de l’interdisciplinarité » (2). De manière interne, elle met en effet en relation les
sciences naturelles et sociales. Au moment de lui choisir sa faculté au sein de l’organigramme
universitaire, elle est placée au sein des sciences naturelles ou bien des sciences humaines (3).
Le domaine particulier de l’aménagement du territoire, dans lequel se situe notre recherche
doctorale, est également propice à l’approche inter- voire transdisciplinaire, puisque son objet,
ses outils et sa finalité font sans cesse l’aller-retour entre disciplines et, disons-le
schématiquement, entre théorie et pratique. « En matière d’espace habité, affirmait J. Lévy,
les connexions entre la géographie ou la sociologie urbaine et le monde de l’urbanisme et de
l’aménagement vont au-delà de l’idée de passerelle. Il existe en effet un double mouvement
d’embrassement réciproque » (4).
Paradoxalement, peu de recherches en géographie – car on ne fait pas aisément l’économie de
l’inscription épistémologique et administrative dans une discipline – sont explicitement
interdisciplinaires, alors que les écoles doctorales prônent de plus en plus l’adoption de cette
"approche" sans la définir systématiquement. L’interdisciplinarité semble à la fois
incontournable et floue, trop souvent confondue avec la pluri- et la transdisciplinarité (pour ne
citer qu’elles !) qu’elle contiendrait à ses extrémités. Le défi qui se pose alors au chercheur
désireux de mener une étude "interdisciplinaire" est de se situer dans les différentes manières
de concevoir l’interdisciplinarité ou de forger sa propre conception, et de savoir ensuite
comment la mettre en œuvre. Pour rappel et pour ne reprendre que les sens communément
retenus, la pluridisciplinarité consiste en la juxtaposition de plusieurs disciplines, par exemple
sur un même thème ou objet, mais sans mise en relation ni effet intégrateur (5), tandis que la
transdisciplinarité « représente un processus de connaissance qui va au-delà (trans-) des
frontières disciplinaires » (6) impliquant la production de nouveaux concepts et, dans une
vision plus pragmatique, désigne un processus de recherche intégrant des acteurs externes,
non scientifiques, qui participent à la co-construction des connaissances (6). Dans le cadre de
cette communication, c’est principalement l’interdisciplinarité scientifique qui sera au centre
de nos préoccupations. La définition provisoire que nous en adoptons est la suivante :
« l’interdisciplinarité mobilise deux ou plusieurs disciplines instituées et vise leur mise en
interaction dynamique pour décrire, analyser et comprendre la complexité d’un objet d’étude
donné » (6). Elle implique « un principe d’intégration conceptuel, théorique et
méthodologique des disciplines » (7), nécessite « une collaboration entre représentants des
disciplines » et donne lieu à une synthèse (7).
L’objectif de cette communication est de montrer comment et pourquoi, dans notre recherche
doctorale en cours, nous "faisons" de l’interdisciplinarité. La première partie montrera en quoi
le sujet lui-même, transversal, nécessite une intégration de savoirs et de disciplines, tandis que
la seconde partie présentera la mise en application de cette posture. Enfin, nous terminerons
par une réflexion sur la place de notre pratique interdisciplinaire dans l’ensemble de notre
recherche.
2
Problème complexe, solution interdisciplinaire ?
La complexité du développement urbain appelle de plus en plus une approche globale qui
nécessite de mobiliser différentes disciplines et professions. Dans les agglomérations
transfrontalières que nous étudions, à savoir le Grand Genève, l’agglomération trinationale de
Bâle et la Grande Région, la complexité du système territorial est accrue par les effets de la
frontière qui le traverse, difficiles à saisir et à représenter. Notre recherche porte sur les enjeux
techniques, politiques et sociocognitifs de la représentation du territoire transfrontalier, que
nous abordons en étudiant spécifiquement l’information géographique. Celle-ci désigne toute
information relative a un lieu et peut prendre des formes diverses selon les supports (image,
point, tableau, carte papier ou numérique, etc.). Elle est constituée d’au moins deux données :
le contenu de l’information (ex : 470000 habitants) et sa localisation (ex : Lyon ou 4° 56’ E,
43° 45’ N). Sa particularité est de n’avoir potentiellement aucune "limite" puisqu’elle consiste
en une information sur l’espace, mais elle est traditionnellement créée, traitée et diffusée par
les institutions étatiques qui, elles, connaissent bien des frontières. Les agglomérations
transfrontalières, dont le territoire est à cheval sur au moins deux Etats, ont besoin
d’information adéquate pour mener à bien leurs projets d’aménagement. Or, élaborer une
carte transfrontalière et obtenir des informations communes est un défi pour ces
agglomérations. Pour y remédier, elles mettent parfois en place des dispositifs sociotechniques spécifiques, comme par exemple l’observation territoriale transfrontalière ou le
partage d’information. Nous cherchons à comprendre pourquoi et comment ces dispositifs
sont mis en place, quelles sont les stratégies à l’œuvre et quelles sont les raisons et modalités
de l’adhésion des acteurs. Plus généralement, il s’agit d’appréhender les usages de
l’information géographique dans des processus de coopération transfrontalière et de voir
comment les deux s’influencent.
Les disciplines et domaines touchés pour cette recherche sont donc multiples. Nous
montrons dans le tableau ci-dessous (tableau 1) la difficulté d’assigner une seule discipline
aux principaux objets et concepts mobilisés.
Tableau 1. Les disciplines impliquées par les différents concepts
Objet/concept
Domaine/discipline
Agglomération, Frontière, territoire Géographie humaine,
aménagement
Information géographique
Géographie (analyse spatiale),
informatique,
sciences
de
l’information
géographique,
sciences cognitives
Coopération transfrontalière
Droit (national et européen),
sciences politiques
Dispositifs socio-techniques
Sociologie (de l’action publique),
sciences politiques
Nous pouvons y observer la limite d’une telle catégorisation, qui dépend elle-même de
l’objectif de la recherche et de la formation du chercheur. Ayant suivi un parcours
pluridisciplinaire à travers des classes préparatoires « Lettres et Sciences humaines », une
licence de « Géographie et aménagement » et un Master en « Etudes européennes » à visée
interdisciplinaire, nous souhaitons mobiliser les différentes compétences acquises qui relèvent
de la géographie, des sciences politiques, de la sociologie et du droit. Ce sont également ces
domaines qui, à leur carrefour, nous semblent faire sens pour l’information géographique telle
3
que nous l’étudions, en prenant en compte ses aspects techniques, mais surtout politiques et
sociocognitifs, dans un contexte actuel de normalisation au niveau européen (directive
INSPIRE). De plus, bien que les « Sciences de l’Information géographique » se soient
constituées petit à petit, on dispose encore de peu d’outils d’analyse pour appréhender les
modalités et outils de partage de l’information géographique (8). Les usages et effets des
dispositifs sociotechniques de l'information sont un objet de recherche marginal pour la
géographie et les sciences de l’information géographique, qui se sont intéressées dans un
premier temps aux aspects techniques. Enfin, l’information géographique constitue elle-même
un « objet-frontière » (9) qui peut jouer un rôle de médiateurs entre différents types d’acteurs,
cristallisant les rapports de pouvoir et les représentations du territoire. Pour nous, elle est aussi
un objet technique sur lesquels les acteurs territoriaux sont amenés à coopérer pour répondre à
une demande d’harmonisation à l’échelle européenne, ce qui en fait un élément privilégié
pour explorer ses apports pour la coopération transfrontalière.
Il convient de distinguer à ce stade la juxtaposition de fait des disciplines, engendrée
par les différents contextes à prendre en compte pour cerner l’objet de recherche et élaborer
notre questionnement, et l’interaction entre les disciplines appelée par la problématique
complexe retenue. L’apport des disciplines est donc essentiel et elles ne sont pas considérées
comme un obstacle mais comme un point de départ pour la réflexion. « Il s’agit de partir des
disciplines, d’envisager leur décloisonnement et non leur disparition, et d’inventer de
nouveaux modes d’articulation et d’exploration des interfaces inter- et transdisciplinaires »
(6). Nous nous situons ainsi dans une approche instrumentale de l’interdisciplinarité, rendue
nécessaire par la résolution d’un problème complexe, et non une approche épistémologique
qui supposerait une sorte d’unité perdue du sujet, que l’interdisciplinarité aiderait à révéler
(7). « L’approche interdisciplinaire, affirme Y. Lenoir, doit être saisie et utilisée en tant
qu’outil, en tant que méthode. L’interdisciplinarité est un moyen, et non une fin » (10), et
c’est de cette manière que nous l’envisageons dans notre recherche. Le chapitre suivant
expose comment nous la mettons en pratique.
Pratiquer l’interdisciplinarité
Au sein de notre recherche en cours, nous pratiquons actuellement l’interdisciplinarité
dans trois éléments que nous expliquons ci-dessous : le cadre théorique, la formulation des
hypothèses et la méthodologie.
 Un cadre théorique en réseau
Les travaux sur l’usage de l’information géographique dans le domaine de
l’aménagement ont suivi ses développements technologiques, notamment l’essor des
technologies de l’information et de la communication (TIC) et des technologies de
l’information géographique (TIG). De fait, un certain déterminisme a longtemps prévalu,
centré sur l’efficacité intrinsèque des TIG pour l’aménagement et la prise de décision. Grâce à
l’évolution de l’analyse des processus décisionnels et des comportements sociaux, la
rationalité et la linéarité des TIG ont pu être remises en question, mais l’importance de leur
usage social n’a été pris en compte que tardivement (11). Or, nous considérons que la prise en
compte de l’utilisateur et de son rapport aux TIG (usage direct/indirect, expert ou non) en
fonction de son rôle dans un projet d’aménagement (technicien, aménageur, décideur, etc.)
est indispensable pour comprendre la relation entre information géographique et décision
spatialisée. Nous nous appuyons sur le postulat selon lequel l’information géographique est
une construction sociale (12) et nous adhérons au paradigme de l’« interactionnisme social »
développé par Campbell (13). A l’opposé du déterminisme technologique, l’interactionnisme
4
social considère que la diffusion et l’utilisation des TIG sont intimement liées à leur
interaction avec leur contexte social. De manière générale, le paradigme de l’
« appropriation » au sein de la sociologie des usages est pertinent pour observer les usages de
l’information géographique telle que nous la considérons, car il porte son regard non pas sur
l’offre technique mais sur ce que font les personnes des instruments mis à leur disposition, sur
l’utilisation concrète qui est faite (14). L’usage renvoie donc à la manière dont l’information
est mobilisée et utilisée, c’est-à-dire aux fonctions qui lui sont attribuées et aux effets qu’elle
produit.
La seconde approche théorique que nous mobilisons pour explorer non plus
l’information géographique mais les modalités de ses usages et les dispositifs en place est
celle de l’instrumentation de l’action publique développée par P. Lascoumes et P. Le Galès (15).
Cette approche particulière de l’instrumentation de l’action publique envisage d’une part la
construction et l’insertion des instruments, y compris les raisons des choix préalables, d’autre part
leur appropriation par les acteurs et les effets produits, à la fois sur les réseaux d’acteurs que sur
les cadres cognitifs, et finalement sur les instruments eux-mêmes. Ceux-ci sont des dispositifs
normatifs, à la fois techniques et sociaux, qui « organisent des rapports sociaux spécifiques entre
la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations
qu’ils véhiculent » (16). Ils ne sont que partiellement le produit d’une intentionnalité politique et
produisent des effets spécifiques aussi bien que des résistances. Ces effets spécifiques, révélés dès
les années 90 pour le domaine de la statistique et de la cartographie portent sur la représentation et
la problématisation des enjeux traités, dans la mesure où les instruments peuvent induire une
hiérarchie des variables voire un système explicatif. Comme la cartographie et la statistique, en
tant que technique de domination politique, ils induisent également une certaine légitimation des
positions à travers des effets de vérité qu’ils produisent.
L’intérêt de cette approche pour notre recherche est double : d’une part, elle rejoint les
dimensions sociocognitives et organisationnelles de l’information géographique que nous mettons
en avant. Elle évolue d’ailleurs elle-même vers la prise en compte directe d’aspects cognitifs des
instruments (15). D’autre part, elle fournit un cadre théorique qui apporte une perspective
politique et permet de prendre du recul par rapport à notre objet d’étude, en l’insérant dans une
problématique plus large, celle de la gouvernementalité qui présente un intérêt récent dans le
domaine de l’information géographique (17). L’interaction entre l’information géographique
comme construction sociale et l’instrumentation est non seulement féconde, dans les pistes qu’elle
permet d’explorer, mais aussi pertinente au vue de notre questionnement et cohérente dans ses
fondements. De ce fait, nous pouvons affirmer dans un premier temps que nous pratiquons une
interdisciplinarité que N. Rege Colet appelle relationnelle ou thématique, qui « relève d’une
approche exploratoire autour d’un problème complexe » et où « les savoirs intégrés prennent
la forme d’un réseau conceptuel » (7).
 La formulation des hypothèses : vers un cadre opératoire intégré
Le deuxième élément que nous souhaitons mettre en avant est la formulation des
hypothèses. Celles-ci sont encore en évolution, mais nous pouvons déjà y observer une
intégration des disciplines qui s’effacent au profit de concepts dont seule la définition
opératoire que nous forgeons sera pertinente. Répondant à la question de l’adhésion des
acteurs aux dispositifs sociotechniques, les hypothèses (H1, H2, H3) sont les suivantes :
H1. Les difficultés rencontrées dans les agglomérations transfrontalières pour la pérennisation
du partage de l’information géographique peuvent être liées à trois facteurs :
H1.1. le manque d’appropriation des outils de représentation spatiale (par les élus ?) ;
H1.2. le refus des techniciens à abandonner leurs habitudes de travail en matière de
production et d’échange d’information ;
5
H1.3. une faible identification des besoins en matière d’information transfrontalière.
H2. Les dispositifs mis en place ont des fins communicationnelles et servent les institutions
porteuses de la coopération transfrontalière aux différentes échelles (finalité des
dispositifs et intentionnalité des acteurs).
H3. Les dispositifs de partage et de diffusion d’information géographique transfrontalière
constituent des instruments de légitimation pour les acteurs territoriaux en charge de
l’aménagement transfrontalier et témoignent d’un rapport de pouvoir entre les acteurs
impliqués.
Nous soulignons ici quelques exemples de concepts que nous explorons afin de mettre en
place le cadre exploratoire. Le travail effectué ne consiste pas en une recherche
encyclopédique sur ses concepts mais en une définition et description qui tiennent compte de
leur archéologie et des apports de nos premières observations de terrain. Ainsi, même s’ils
peuvent avoir été "marqués" par telle ou telle discipline, il s’agit de les utiliser dans le cadre
spécifique de notre questionnement. Remarquons aussi que la plupart d’entre eux
appartiennent au langage courant, ce qui témoigne de leur plasticité et de leur facilité à
traverser les frontières disciplinaires. L’appropriation, par exemple, est presque un terme
galvaudé et on aurait de la peine à le situer précisément. Issu de la psychologie et des sciences
cognitives, son usage en sociologie aurait débuté avec les travaux de Marx. Avec les
recherches en sociologie de l’espace et en géographie, il a acquit une dimension collective.
Définie aujourd’hui comme un processus visant à « faire sien » au niveau individuel ou
collectif, l’appropriation en géographie humaine est souvent présentée comme synonyme de
l’apprentissage qu’elle implique, dans la mesure où elle se traduit par une modification des
pratiques. Cependant, la mobilisation de tels concepts n’a rien d’exceptionnel en géographie,
qui serait même prédisposée à cela : « la méthode géographique implique […] la réflexion sur
le problème de la relation de la géographie avec les autres disciplines et les autres
connaissances que celles produites par elle-même, dans la mesure où la mobilisation de ces
autres savoirs est incluse dans la définition de la discipline elle-même » (2). Et c’est dans
l’ensemble de la construction des hypothèses que nous voyons une pratique de
l’interdisciplinarité, c’est-à-dire aussi bien dans le cheminement qui y mène, nourri d’apports
théoriques et empiriques de différents horizons, que dans leur contenu. De cette manière se
développe un cadre opératoire qui certes est celui d’une recherche en géographie, mais enrichi
d’autres disciplines. Nous nous approchons peut-être ainsi, dans un deuxième temps, d’une
interdisciplinarité instrumentale, qui « traduit une approche convergente et aboutit à des
savoirs groupés dans une structure opératoire » (7).
 Méthodologie : au plus près de l’action
Sur le plan méthodologique, nous avons premièrement recours à des pratiques courantes
de l’interdisciplinarité en géographie en ce qui concerne la récolte de données. En effet, nous
collectons nos données qualitatives principalement grâce à des entretiens semi-directifs et à
des observations non participantes déclarées de plusieurs groupes de travail. Ces méthodes
issues de l’ethnologie et de la sociologie sont courantes en recherche qualitatives, mais elles
n’en restent pas moins des pratiques interdisciplinaires concrètes, étant donné qu’il s’agit de
les employer pour les rendre signifiantes dans une autre discipline –la géographie. C’est bien
tout leur outillage qui est mobilisé (méthode de collecte et d’analyse), mais l’interaction entre
les disciplines reste tout de même faible. Nous pouvons parler ici d’une « interdisciplinarité
méthodologique », celle-ci englobant des degrés divers d’intégration et d’interaction des
disciplines (18).
6
Deuxièmement, nous avons choisi pour récolter une partie de nos données de nous
rapprocher de l’ « action », essentielle en aménagement du territoire, c’est-à-dire des acteurs
et de leurs pratiques. C’est pourquoi nous effectuons des entretiens auprès de technicien,
aménageurs, élus et responsables impliqués dans la coopération, l’aménagement et/ou la
gestion d’information géographique, afin de saisir leurs pratiques et leurs représentations.
Notre grille d’entretien porte en partie sur les aspects concrets de leurs activités, par exemple
en termes de moyen d’échanges de données, ainsi que sur les relations entre acteurs
(individuels et institutionnels). Bien qu’ils ne consistent au final qu’en un discours d’acteur,
les entretiens sont aussi l’occasion de nous rendre compte de la réalité matérielle des activités
des personnes interrogées, car nous nous rendons toujours sur leur lieu de travail. Cela permet
de nous imprégner du terrain, de rencontrer parfois d’autres acteurs, de collecter des
documents, ce qui ne serait pas possible par un entretien par téléphone. « La recherche
fondamentale sur l’espace habité, affirme J. Lévy, a tout intérêt à se tenir au contact de
l’action. Quelle que soit la méthode choisie […], la proximité avec les pratiques du projet en
aménagement et en urbanisme augmente à coup sûr l’efficacité de la recherche. » (4.)
Discussion
Nous avons expliqué dans les paragraphes précédents les éléments qui nous paraissent
relever d’une approche interdisciplinaire – et nous avons vu qu’il peut y avoir différents
degrés d’interdisciplinarité. Nous pouvons nous demander à présent si c’est bien cela qui fait
qu’une recherche est interdisciplinaire, non seulement au vu de la définition que nous avions
donnée en introduction, mais aussi au vu de notre démarche générale.
Interaction, Intégration, collaboration et synthèse sont les mots que nous avions retenus
pour définir l’interdisciplinarité. Notre objet d’étude se prête à, voire même appelle, une
approche interdisciplinaire. L’interaction et l’intégration des disciplines est facilitée par une
démarche inductive et exploratoire, qui permet de reléguer au second rang la nécessité
d’identifier et de hiérarchiser les disciplines mobilisées – exercice dont le tableau 1 a montré
la limite. Par l’ensemble de cette démarche, nous arrivons à l’interdisciplinarité en passant en
quelque sorte par une phase d’« indiscipline » qui consiste à ne pas préjuger des découpages
du savoir avant de le produire, et que J. Lévy décrit ainsi : « placer, à chaque instant, les
questions, les problèmes et les théories en premier, quitte à définir ensuite les découpages
appropriés » (4). Cette indiscipline a été un passage obligé et intuitif dans notre démarche
inductive et exploratoire, au cours de laquelle les observations empiriques ont beaucoup aidé
à fixer le questionnement. Au final, ce ne sont pas seulement l’objet étudié et les méthodes
d’analyses qui témoignent d’une certaine interdisciplinarité, mais aussi les champs pour
lesquels nos résultats font sens, et qui ne peuvent se limiter aux sciences de l’information
géographique ou à l’aménagement du territoire. La multiplication des échelles prises en
compte et la transversalité de notre questionnement permettent en effet à notre recherche
d’éclairer simultanément les mutations qui touchent l’ensemble des acteurs territoriaux, quel
que soit leur domaine d’implication (coopération transfrontalière, aménagement local, mise en
œuvre d’échange de données, etc.). C’est là que nous voyons une possible synthèse s’opérer.
Quant à la collaboration, il est évident que la recherche doctorale, bien qu’elle permette et
nécessite le dialogue avec d’autres chercheurs, des praticiens, des experts, etc., demeure un
exercice solitaire. Ce ne sont donc pas plusieurs chercheurs, issus de disciplines différentes
qui sont amenés à collaborer, mais bien un seul qui doit intégrer plusieurs disciplines. Peut-on
parler alors de réelle interdisciplinarité ? Cela n’est pas certain. Ce qui l’est en revanche, c’est
que le chercheur qui intègre plusieurs disciplines acquiert une « compétence
7
interdisciplinaire », une compétence « qui permet de considérer une question avec un regard
pluriel et de produire un cadre théorique approprié (un « ilôt de rationalité » selon
l’expression de Fourez) en vue de traiter cette question sous différents angles disciplinaires
interreliés dans le cadre d’un projet déterminé » (10). Mais là encore, nous pouvons nous
demander jusqu’à quel point il est possible et souhaitable, dans le cadre de l’obtention du titre
de docteur en « une discipline », de développer et d’affirmer cette compétence
interdisciplinaire. La reconnaissance institutionnelle de l’interdisciplinarité est encore
balbutiante (19). Dans l’institut auquel nous sommes rattachée, il est possible d’inscrire son
doctorat non pas dans une discipline (une de celles regroupées par la faculté des Sciences de
la Société), mais de l’assortir d’une « mention interdisciplinaire » (règlement de la faculté des
Sciences de la Société, Université de Genève). Dans notre cas, il n’est pas certain que nous
choisissons cette voie, car cela ne correspond pas à l’approche pragmatique que nous avons de
l’interdisciplinarité, selon laquelle « l’interdisciplinarité ne doit surtout pas devenir une
discipline. Elle doit craindre sa propre institutionnalisation et éviter de s’indurer comme un
corps de doctrine ou comme un ensemble de méthodes : elle doit rester l’expression d’un
questionnement épistémologique récurrent et renouvelé par l’action scientifique » (4). Cela ne
signifie pas qu’il n’est pas important de prendre la mesure de cette pratique, d’en souligner les
implications théoriques, mais selon nous le travail de recherche lui-même ne doit pas devenir
un plaidoyer pour l’interdisciplinarité, même si elle y est profondément ancrée.
Pour conclure, revenons aux frontières que nous étudions, qui font l’objet notre recherche
et le point de départ de cette communication. Les frontières disciplinaires ne sont pas abolies,
loin de là, par l’interdisciplinarité – il ne s’agit d’ailleurs pas de les faire tomber. Comme pour
les frontières territoriales, il s’agit plutôt d’identifier leur nature, leurs effets, et d’en tirer
parti, car c’est la différence qui fait la richesse. Les territoires disciplinaires ont tout intérêt à
mettre en place de solides et profondes relations transfrontalières.
Références
(1)
Pinchemel et al., 2011 Deux siècles de géographie française, une anthologie, Paris,
CTHS.
(2)
Mathieu, N., 1992 « Géographie et interdisciplinarité : rapport naturel ou rapport
interdit ? », in Jollivet, M. (Ed.), Science de la nature, science de la société : les
passeurs de frontières, Paris, CNRS Éditions, pp. 129-154.
(3)
Kazancigil A. et Makinson D. (dir.), 2001 Les sciences sociales dans le monde, Paris,
Maison des sciences de l'homme.
(4)
Lévy, J., 2008 « Sortir du pavillon disciplinaire », in Darbellay, F. et Paulsen, T. Le
défi de l’inter- et de la transdisciplinarité : concepts, méthodes et pratiques innovantes
dans l’enseignement et la recherche, Lausanne, PPUR.
(5)
Fourez, G., 2002 La construction des sciences : les logiques des inventions
scientifiques : introduction à la philosophie et à l'éthique des sciences, Bruxelles, De
Boeck.
(6)
Darbellay, F. et Paulsen, T. Le défi de l’inter- et de la transdisciplinarité : concepts,
méthodes et pratiques innovantes dans l’enseignement et la recherche, Lausanne,
PPUR.
8
(7)
Rege Colet, N., 2003 « Enseignement interdisciplinaire : le défi de la cohérence
pédagogique ». Colloque Intégration des savoirs par l’interdisciplinarité et la
transdisciplinarité.
(8)
Noucher, M., 2013 « Infrastructures de données géographiques et flux d’information
environnementale : de l’outil a l’objet de recherche », Networks and Communication
Studies, vol. 27, n° 1-2, pp.120-147
(9)
Star, S.L., et Griesmer, J.R., 1989 “Institutional Ecology, Translations and Boundary
Objects”, Social Studies Sciences, 19/3.
(10)
Lenoir, Y. 2013 « L’interdisciplinarité dans la recherche scientifique : orientations
épistémologiques et conditions », Interfaces Brasil/Canada, Canoas, vol. 13, n°16, pp.
223-259.
(11)
Argyris C., Schôn D.A., 2002 Apprentissage organisationnel, Bruxelles, De Boeck.
(12)
Harvey F. (ed.), 2000 Social Construction of Geographical Information, International
Journal of Geographic Information Sciences, Themed issue, 8, 14.
(13)
Campbell, H. J., 1997 Institutional Consequences of the Use of GIS. Geographical
Information Systems Volume 2. Edited by Longley, Goodchild, Maguire, & Rhind,
John Wiley, 621-631.
(14)
Roche, S., Raveleau, B., 2004 Usages sociaux et modèles d’adoption des SIG. In
Roche, S. & Caron, C. (dir.) Aspects organisationnels des SIG, Paris, Hermès
Lavoisier, pp. 122-145
(15)
Halpern C., Lascoumes P., Le Galès, P. (dir.), 2014 L'instrumentation de l'action
publique. Controverses, résistance, effets, Paris, Les Presses de Sciences Po.
(16)
Lascoumes, P. & Le Galès, P., 2004 Gouverner par les instruments, Paris, Les Presses
de Sciences Po.
(17)
Lerch, L., 2013 « Logiques de projet et régulation publique de l'information géographique:
l'expérience bolivienne », Networks and Communication Studies, vol. 27 (2013), n° 1-2,
pp. 88-119
(18)
Thompson Klein, J., 2011 « Une taxinomie de l’interdisciplinarité » in Nouvelles
perspectives en sciences sociales : revue internationale de systémique complexe et
d'études relationnelles, vol. 7, n° 1, p. 15-48.
(19)
Bühlera E. A. et al., 2006 « Le jeune chercheur et l'interdisciplinarité en sciences sociales.
Des pratiques remises en question », Natures Sciences Sociétés, Vol. 14, p. 392-398.
9
Téléchargement