On a écrit l’histoire EPISODE 4 L’histoire sociale à la française (1950-1960) Après la seconde guerre guerre mondiale, la France connaît une explosion des sciences sociales sous l’effet de fortes commandes publiques. Le besoin d’indicateurs nombreux, fournis et fiable se fait sentir pour reconstruire. I. L’institutionnalisation ’institutionnalisation des sciences sociales a. Une croissance sance planifiée Le front populaire avait créé le C.N.R.S. mais c’est à partir des années 50 que ces sciences prennent un véritable envol avec la création de l’I.N.E.D en 1945 et de l’I.N.S.E.E. en 1946. On assiste dans le même temps à une augmentation du nombre des étudiants jusqu’à la massification de l’enseignement supérieur. En 1948, une chaire de sociologie est créée à la Sorbonne. Sous l’impulsion de l’U.N.E.S.C.O., les sciences sociales explosent, avec la volonté de transformer la société et de penser penser le social en s’appuyant sur la croissance économique. En 1958, la faculté de lettres devient, faculté de lettres lettre et sciences humaines. La sociologie remporte immédiatement un vif succès et monopolise monopolise les grands événements : Saussure, Freud, reud, Lévy-Strauss. Lévy b. Un new deal des sciences sociales Avec le plan Marshall et l’arrivée en Europe des dollars américains, les sciences sociales sont influencées par la vision américaine : visées de rentabilité, d’efficacité à l’américaine. La modernité des années 50 prend prend une couleur américaine. Les nouvelles disciplines vont redistribuer les cartes et les hiérarchies. Cela provoque la réaction des historiens. Les sciences sociales supportent mal la domination d’autres disciplines. La sociologie espère se libérer de la tutelle de la philosophie. L’histoire est à nouveau contestée comme science majeure du social. c. Une discipline-phare discipline : la démographie historique La démographie historique avec le développement des outils statistiques prend son essor. La première source est est constituée par les registres paroissiaux. 2 II. La contribution de l’Empire Braudel La revue des annales change de nom et garde son rôle fédérateur. Elle a à cœur de concurrencer la sociologie. a. Braudel, l’entrepreneur Fernand BRAUDEL lance des travaux en équipe là où les historiens sont plutôt seuls. Il organise le travail en réseau avec des pays méditerranéens, la Pologne. L’équipe a donc un programme à suivre. Sa conception de l’école des Annales est d’incorporer toutes les sciences humaines à l’histoire. Elles deviennent ainsi sciences auxiliaires. Constructeur d’école, indépendant d’esprit, il donne des gages aux Etats-unis, tout en travaillant avec des historiens marxistes, comme Annie Kriegel. Il sollicite la fondation Rockefeller pour soutenir le programme du centre de recherche historique et notamment l’organisation de colloques interdisciplinaires. Par ailleurs, il réforme l’agrégation d’histoire de l’intérieur, sa position de président de jury de 1950 à 1955 l’y aide. Il transforme ainsi l’enseignement supérieur, en ouvrant sur l’histoire économique. Le décloisonnement est le maître mot. S’il rend l’agrégation plus ouverte, il ne réussit pas à la rénover en profondeur. b. Domination de l’histoire économique Dans les années 60, la prédominance de l’histoire économique est évidente et Braudel sort de l’hexagone et joue la carte de l’influence internationale. Il sollicite d’ailleurs l’intervention de contributeurs étrangers. Il souhaite créer une nouvelle université dégagée de la Sorbonne et des facultés de droit, qui se consacrerait aux sciences sociales. En 1962, naît un nouveau laboratoire : la maison des sciences de l’homme sur l’emplacement de l’ancienne prison du Cherche-midi. Naissance difficile, objet d’un conflit de 17 ans entre le ministère de la Culture et celui de la justice. Mais Braudel, opiniâtre, tient bon. Plus homme d’action que théoricien, il aura néanmoins infléchi les orientations des Annales, première génération. 3 III. Labrousse et son école a. A partir des années 50 : un tournant social de l’histoire économique labroussienne Quand on parle des Annales, on pense à Braudel. Pourtant Ernest Labrousse avait déjà beaucoup œuvré dans les années 30, en matière d’histoire sociale. Un tournant s’amorce donc dans les années 50. Le modèle d’une hiérarchie des trois instances, l’économique, le social et le mental (emboitement des retards : l’économique retarde les évolutions dans le social, puis le social dans le mental) a fait autorité et a fasciné près de deux générations d’historiens. L’économique devait permettre le mouvement, les mentalités condensaient les résistances et le social se trouvait en tension entre les deux. b. Débat Labrousse-Mousnier En 1965, lors d’un colloque à Saint-Cloud, Ernest Labrousse entre en débat avec Roland Mousnier. Labrousse a une approche économique et marxiste de l’histoire, tandis que son contradicteur adopte une dimension politique et repose sur les représentations. La société du XVIIème siècle, qu’il a particulièrement étudiée, repose sur la place faite à l’honneur, la dignité, l’estime sociale. Dès lors, il distingue trois genres de stratification, reposant sur une valeur fondatrice : • • • Société d’ordres fondée sur l’honneur Société de castes fondée sur le degré de pureté Société de classes fondée sur les rapports de production Cette vision retire au concept de classe son caractère universalisant et correspond seulement à certains types de hiérarchie sociale qui ont pu s’étendre et durer. Ce regard se porte en opposition à celui du courant marxiste posé sur les mouvements populaires du XVIIème siècle. Et selon Roland Mousnier, il n’y a pas de lutte d’un groupe social contre un autre pendant la révolution. 4 c. Une génération labroussienne Labrousse engage toute une génération dans des monographies. Il leur affecte un département, un chef-lieu dont ils doivent se rendre maître. A la même époque, le contexte de la régionalisation et la nomination des jeunes agrégés dans les grandes villes de province amènent la naissance des grandes thèses régionales. On voit alors des thèses sur l’économie d’une région (histoire des banques), sur les processus d’industrialisation avec l’étude des périodes de croissance et l’émergence des crises modernes. Pour Labrousse, les évolutions économiques constituent un fait d’histoire primaire sur laquelle les autres niveaux viennent se greffer (l’économique, le social, le mental). Puis peu à peu, on voit poindre des thèses sur les mentalités. IV. Longue durée et pluralisation du temps A la fin des années 50, début des années 60, la concurrence de la sociologie, sous l’influence du programme structuraliste de Claude Lévy-Strauss, se fait sentir plus fortement encore. Cela relance le débat du début du XXème siècle engagé par Simiand. Selon lui, le seul plan empirique d’observation de l’histoire, le condamne à ne pas être en mesure de modéliser (opacité d’un descriptif informe, chaos de la contingence). Tandis qu’au contraire la grille de lecture de l’ethnologue scrute le niveau inconscient des pratiques sociales. a. Défi structuraliste Histoire et sociologie ont le même objet, cet autre séparé du même par les distances spatiales ou l’épaisseur temporelle du passé. L’histoire se pose comme science empirique tandis que l’ethnologie sociale est conceptuelle. De ce fait, l’anthropologie peut seule s’aventurer dans l’univers psychique. Dans la pensée sauvage, il présente même l’histoire comme un mythe et sa continuité assurée qu’au moyen de tracés frauduleux. b. Défense de l’identité historienne Fernand Braudel a repris quant à lui, l’héritage de Bloch et Fèbvre en infléchissant les orientations premières pour enrayer l’offensive structuraliste. Il redonne à l’histoire ses couleurs de science fédératrice. Il reconnait l’héritage des sciences humaines dans sa façon d’écrire l’histoire et réaffirme la nécessité d’ouvrir les 5 frontières entre les disciplines. Il affirme l’unité des sciences de l’homme comme une seule et même aventure de l’esprit. Il oppose la notion d’extension dans la durée à Lévy-Strauss. c. Le modèle structure-conjonture-événement Sur la durée, il y a trois paliers différents : 1. L’événementiel 2. Le temps conjoncturel, cyclique 3. La longue durée Braudel renvoie l’événementiel à l’ordre de la superficialité, de l’apparence pour aller vers les évolutions lentes, les permanences qui laissent apparaitre des équilibres : il existerait un ordre général sous-jacent au désordre apparent du domaine factuel. Il substitue à la conception linéaire du temps, un temps quasi stationnaire où passé, présent et avenir ne diffèrent plus. Il privilégie les invariants et rend illusoire la notion d’événement. Braudel sauve l’histoire au prix de transformations et Lévy-Strauss utilise alors les outils des vieux historiens provoquant ainsi un chassé croisé entre les disciplines. Braudel aura ainsi préparé la troisième génération des annales. Vitalité de l’histoire économique Les années 60 et 70 ont vu la bonne santé de l’histoire économique, avec en particulier un défi quantitativiste. L’histoire économique existe dès lors qu’elle est en capacité de parvenir à une expression quantitative intégrale. Mais l’illusion scientiste et l’ivresse statisticienne débouche parfois sur des anachronismes en appliquant des catégories comptables propres au monde contemporain et inadaptées à d’autres périodes de l’histoire. V. Une histoire des relations internationales en quête de profondeurs a. Un rénovateur de la vieille histoire diplomatique : Pierre Renouvin Par son travail, il a permis la professionnalisation des relations internationales via l’université. Il enseignait sous forme d’entretiens individuels avec ses étudiants, sans l’ostentation du séminaire spécialisé. S’il conclut à la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la première guerre mondiale, en 1925, il met en avant que pendant une crise diplomatique, l’action des hommes d’état est dominée par certains sentiments et par certaines forces. 6 b. Les forces profondes Ces forces agissent pour éclairer les relations entre états. Renouvin pousse ses recherches au-delà des descriptifs des allées et venues des agents de la diplomatie. Son intérêt pour l’opinion publique, les facteurs psychologiques, les impératifs stratégiques, la dimension économique et enfin l’interaction entre tous font la nouveauté de son approche. L’histoire se fait de plus en plus globale autour de la quête de la pesée de chacune des influences. Il substitue les relations entre les peuples à l’intérêt exclusif aux relations entre les diplomates des gouvernements. Les forces profondes se situent au niveau des relations entre les peuples. De cette notion floue, il distingue deux domaines : les éléments matériels (géographiques ou économiques) et les éléments moins concrets (tempéraments nationaux et mentalités collectives). Il ouvre ainsi le champ de recherche de l’histoire diplomatique à celle des relations internationales. Il creuse alors le rapport entre l’économie et le politique, la conquête de marchés extérieurs et la colonisation. Puis ajoute l’étude des mentalités collectives et des opinions publiques. VI. L’histoire présentiste et politique La période suivante remet en cause la séparation entre passé et présent. C’est la fin de l’objectivisme sur un passé à exhumer. a. L’implication subjective de l’historien La question de la présence au monde des historiens est alors posée et avec elle, celle des liens entre l’engagement spirituel des principaux acteurs de l’Institut d’Histoire du Temps Présent. La vigilance éthique surtout sur les sujets d’actualité et médiatisés est alors de mise. Pendant les années 50, la guerre d’Indochine, puis celle d’Algérie ramènent le présent dans le champ de l’étude historique. René Rémond rejette l’argument du recul du temps sur les événements pour pouvoir aborder une question. Plusieurs historiens de l’époque, s’élèvent alors contre la pratique de la torture en Algérie. On assiste alors à une présentification de l’histoire, ce qui modifie le rapport du moderne avec le passé. L’événement n’est plus réductible au seul événement, mais replacé dans une chaine événementielle. 7 b. L’incomplétude de l’objectivité historienne Paul Ricoeur rappelle que l’histoire a pour vocation l’exploration de l’humanité et alerte sur la fascination de la fausse objectivité fondée sur des structures, des forces des institutions et plus sur les valeurs humaines. L’histoire est une pratique en tension entre objectivité incomplète et subjectivité d’un regard critique. Mais la recherche de la vérité passe par des détours nécessaires et rigoureux. L’histoire est extérieure à son sujet et tout à la fois en situation d’intériorité. Ricoeur opte pour la décomposition du passé en catégories puis en relations causales, en déductions logiques : explication et compréhension sont les maîtres mots. Objectivité et subjectivité se complètent ainsi : • Le choix des événements et des éléments à retenir • L’activation des liens de causalité L’historien doit traduire ce qui n’est plus en termes contemporains, ce qui implique une part de subjectivité. Se limiter aux phénomènes répétitifs et aux grands socles structuraux immobiles ne suffit pas. Il exprime ainsi sa critique des Annales. c. Le maintien d’une histoire politique sensible à l’événement Au cours des années 50, l’histoire contemporaine (1789 à nous jours) est négligée, c’est l’histoire moderne (1453-1789) qui est en vogue. Seule l’histoire des relations internationales avec les travaux de Renouvin ont une visibilité plus importante. C’est avec les travaux de René Rémond avec la publication en 1954 des droites en France que l’histoire contemporaine retrouve ses lettres de noblesse. Mais un faux procès est fait à cette période : • Est psychologique et ignore le conditionnement • Est narrative et ignore l’analyse • Est idéaliste et ignore le matériel • Est idéologique et n’en n’a pas conscience • Est partielle et l’ignore aussi • S’attache à ce qui est conscient et ignore l’inconscient • Est ponctuelle et ignore la longue durée Mais surtout, crime parmi les crimes, elle est événementielle. Dans les années 60, elle se frotte aux sciences politiques, aux études politiques à la sociologie électorale, au droit constitutionnel et administratif, puis peu à peu à toutes les sciences humaines. Le travail de René Rémond a réhabilité l’objet politique. 8 Pierre Vidal-Naquet, historien de l’antiquité, ramène le politique sur le devant de la scène en luttant après guerre contre le révisionnisme, ses parents ayant été déportés et tué à Auchwitz-Birkenau en 1944. d. La sociabilité politique Le renouvellement de cette histoire politique est aussi du à Maurice Agulhon qui a avancé le concept de sociabilité. Cette sociabilité influe sur la forme politique adoptée par les territoires. Les us et coutumes ancestraux d’une région influent sur les pratiques politiques. VII. Matérialisme historique et histoire nouvelle Les années 50 voient la puissance du parti communiste d’après guerre. Le marxisme pénètre le milieu historique par adhésion mais aussi du fait de la puissance des idées communistes sur l’air du temps. De plus, plusieurs membres du jury de l’agrégation sont communistes. Pour autant, on ne se limite plus au champ économique et on prospecte plus sur les superstructures, ce qui est en fait le domaine des mentalités. Beaucoup ont gardé le marxisme comme théorie de base, moyen de défendre une histoire totale, globale aux schèmes explicatifs. C’est ce qu’on a appelé le matérialisme historique. Et beaucoup ont tenté la conciliation entre les Annales et le marxisme. a. Les leçons d’Althusser Louis Althusser introduit l’étude de Marx à l’école normale supérieure et développe un enseignement sur une pensée structuraliste. Il invite ses étudiants à lire Marx. L’ENS lui sert d’outil de contestation de l’appareil universitaire traditionnel et l’appareil du PCF. Il développe une synthèse philosophique capable de rendre compte des diverses formes de rationalité contemporaines, au-delà des seules sciences sociales. Si on suit le parcours de plusieurs historiens, dont Georges Duby qui est passé de l’économique au social pour enfin s’intéresser à l’imaginaire. Démarrer par l’économique ouvre, 9 rend possible l’accès à d’autres niveaux d’une société. Ainsi Duby explique la société féodale par ses modes de production : le développement des forces de travail au VIIème siècle est expliqué par le passage de l’esclavage au servage. Toutefois, il garde l’histoire au niveau des interférences entre mental et matériel. Il préfère aussi la notion de relations mutuelles à la relation de causalité simple. Il en veut pour exemple, la prodigalité du prince qui se propage dans la noblesse et stimule ainsi l’artisanat de luxe et de fait le rôle des marchants. Pour Duby, le marxisme est un mode de pensée mais n’a jamais été la base d’un engagement politique. Michel Vovelle distingue de son coté, mentalité et idéologie. La mentalité relève d’une démarche empirique et permet un élargissement du champ de recherche. Le médiéviste Guy Bois établit trois niveaux d’analyse : 1. Les grands indices économiques et démographiques 2. En micro-analyse : les rapports sociaux, les rapports de production entre acteurs économiques 3. Le retour sur la chronologie de l’évolution démographique et économique De cette triple démarche, l’analyse est possible pour aboutir à des conclusions. Démarche complexe qui évite néanmoins que le descriptif ne glisse un peu vite vers l’explicatif. b. Une histoire antique renouvelée Cette période de l’histoire est elle aussi touchée par cette approche globale. Pour Jean-Pierre Vernant, on ne comprend bien le religieux qu’en prenant l’ensemble avec le politique, l’éthique et la vie quotidienne. Cela doit amener à comprendre les articulations essentielles et éviter les anachronismes, les projections actuelles sur une société différente. L’exemple classique serait de se méprendre sur l’exercice de la démocratie et de la liberté dans la Grèce antique en oubliant l’économie de l’esclavage qui sous tend son épanouissement. 10