Français-Philosophie

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Français-Philosophie
lycée naval • année scolaire 2012–2013 • classes
de mathématique spéciales • samedi 19 janv i e r 2 0 1 3 • é p reu ve d u r a n t qu a t re heu re s
Résumer en 250 mots le texte suivant. Un écart de 10 % en plus ou en moins sera accepté. Indiquer avec
précision, en marge de chaque ligne, le nombre de mots qu’elle comporte et, à la fin du résumé, le total.
Rien de précis, au contraire, dans la conversation, qui est la source ordinaire de la « critique ». D’où viennent les idées qui s’y échangent ? Quelle est la portée des mots ? Il ne
faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la
fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il
faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre
langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi
naturel à l’homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage ?
C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres
ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action
immédiate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est
industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été
découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés
qu’il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même,
comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera
à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même
action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l’idée. L’un et
l’autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle.
Est-elle intelligence ou intuition ? Je veux bien que l’intuition y fasse filtrer sa lumière : il
n’y a pas de pensée sans esprit de finesse, et l’esprit de finesse est le reflet de l’intuition
dans l’intelligence. Je veux bien aussi que cette part si modique d’intuition se soit élargie,
qu’elle ait donné naissance à la poésie, puis à la prose, et converti en instruments d’art les
mots qui n’étaient d’abord que des signaux : par les Grecs surtout s’est accompli ce miracle.
Il n’en est pas moins vrai que pensée et langage, originellement destinés à organiser le travail des hommes dans l’espace, sont d’essence intellectuelle. Mais c’est nécessairement de
l’intellectualité vague, — adaptation très générale de l’esprit à la matière que la société doit
utiliser. Que la philosophie s’en soit d’abord contentée et qu’elle ait commencé par être dialectique pure, rien de plus naturel. Elle ne disposait pas d’autre chose. Un Platon, un Aristote
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adoptent le découpage de la réalité qu’ils trouvent tout fait dans le langage : « dialectique »,
qui se rattache à διαλέγειν, διαλέγεσθαι, signifie en même temps « dialogue » et « distribution » ;
une dialectique comme celle de Platon était à la fois une conversation où l’on cherchait à
se mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses selon les indications
du langage. Mais tôt ou tard ce système d’idées calquées sur les mots devait céder la place
à une connaissance exacte représentée par des signes plus précis : la science se constituerait alors en prenant explicitement pour objet la matière, pour moyen l’expérimentation, pour
idéal la mathématique ; l’intelligence arriverait ainsi au complet approfondissement de la
matérialité et par conséquent aussi d’elle-même. Tôt ou tard aussi se développerait une philosophie qui s’affranchirait à son tour du mot, mais cette fois pour aller en sens inverse de
la mathématique et pour accentuer, de la connaissance primitive et sociale, l’intuitif au lieu
de l’intellectuel. Entre l’intuition et l’intelligence ainsi intensifiées le langage devait pourtant
demeurer. Il reste, en effet, ce qu’il a toujours été. Il a beau s’être chargé de plus de science
et de plus de philosophie ; il n’en continue pas moins à accomplir sa fonction. L’intelligence,
qui se confondait d’abord avec lui et qui participait de son imprécision, s’est précisée en
science : elle s’est emparée de la matière. L’intuition, qui lui faisait sentir son influence, voudrait s’élargir en philosophie et devenir coextensive à l’esprit. Entre elles cependant, entre
ces deux formes de la pensée solitaire subsiste la pensée en commun, qui fut d’abord toute
la pensée humaine. C’est elle que le langage continue à exprimer. Il s’est lesté de science,
je le veux bien ; mais l’esprit scientifique exige que tout soit remis en question à tout instant, et le langage a besoin de stabilité. Il est ouvert à la philosophie : mais l’esprit philosophique sympathise avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des
choses, et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe ; ils ne
peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement de l’ancien. On appelle couramment et peut-être imprudemment « raison » cette logique conservatrice qui régit la pensée en
commun : conversation ressemble beaucoup à conservation. Elle est là chez elle. Et elle y
exerce une autorité légitime. Théoriquement, en effet, la conversation ne devrait porter que
sur les choses de la vie sociale. Et l’objet essentiel de la société est d’insérer une certaine
fixité dans la mobilité universelle. Autant de sociétés, autant d’îlots consolidés, çà et là, dans
l’océan du devenir. Cette consolidation est d’autant plus parfaite que l’activité sociale est plus
intelligente. L’intelligence générale, faculté d’arranger « raisonnablement » les concepts et de
manier convenablement les mots, doit donc concourir à la vie sociale, comme l’intelligence,
au sens plus étroit, fonction mathématique de l’esprit, préside à la connaissance de la
matière. C’est à la première surtout que l’on pense quand on dit d’un homme qu’il est intelligent. On entend par là qu’il a de l’habileté et de la facilité à marier ensemble les concepts
usuels pour en tirer des conclusions probables. On ne peut d’ailleurs que lui en savoir gré,
tant qu’il s’en tient aux choses de la vie courante, pour laquelle les concepts ont été faits.
Mais on n’admettrait pas qu’un homme simplement intelligent se mêlât de trancher les questions scientifiques, alors que l’intelligence précisée en science devient esprit mathématique,
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physique, biologique, et substitue aux mots des signes mieux appropriés. À plus forte raison
devrait-on l’interdire en philosophie, alors que les questions posées ne relèvent plus de la
seule intelligence. Mais non, il est entendu que l’homme intelligent est ici un homme compétent. C’est contre quoi nous protestons d’abord. Nous mettons très haut l’intelligence. Mais
nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de
toutes choses.
Henri Bergson, La pensée et le mouvant,
Œuvres, presses universitaires de France,
Paris, 1959, pp. 1320–1323.
Traiter le sujet de dissertation suivant.
Henri Bergson écrit dans ce texte : « Les choses que le langage décrit ont été découpées dans
le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu’il signale sont
les appels de la chose à une activité humaine. » Vous analyserez le sens de cette affirmation et
discuterez de sa pertinence en la confrontant aux trois œuvres du programme.
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