D ossier thématique

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Une approche psychodynamique des maladies mentales
peut-elle être intégrative ?
Can a psychodynamic approach to mental illnesses be integrative?
 C. Müller*
▶ rÉsumÉ
Les efforts de ces cinquante dernières années pour développer
une nosologie purement descriptive des maladies mentales
ont nécessité des révisions successives ; d’ailleurs, l’une d’elles
est actuellement en cours d’élaboration. À cette approche
descriptive s’est associée une approche plus explicative, issue
de trois cadres de référence : l’approche cognitivo-comportementaliste, l’approche biologique et l’approche psychodynamique. Ces cadres de référence permettent d’envisager les
troubles mentaux depuis leurs différents niveaux d’analyse.
La théorie psychodynamique serait à même de pouvoir intégrer et rassembler ces approches. Trois propriétés constitutives de base permettant de définir une maladie mentale
– l’irrationnel, le péremptoire et le spontané – seraient au
soubassement de cette approche.
mots-clés : Cognitivo-comportementalisme – Psychiatrie
biologique – Théorie psychodynamique – Nosologie.
summary. Over the last 50 years, the efforts to develop a
purely descriptive nosology of mental illnesses have required
several revisions and yet another one is currently in progress.
Behind this descriptive effort there are three currently used
explanatory frames of reference: cognitive behavioral, biological, and psychodynamic frames which consider mental
disorders from different levels of analysis. We propose that the
psychodynamic frame might be able to provide an integrative model likely to incorporate these approaches. Three main
constituting characteristics are supporting this approach
because they are supposed to define mental disorders: the
irrational, the peremptory and the unbidden.
Keywords: Cognitive behaviorism – Biological psychiatry –
Psychodynamic theory – Nosology.
L’
idée d’une nosologie non rattachée à un cadre théorique,
après avoir eu son heure de gloire, a été très critiquée
ces dernières années. En effet, la mise en perspective
des symptômes et de l’histoire du patient est indispensable pour
juger du poids et de l’importance respectifs de ces facteurs dans
un contexte thérapeutique.
* Service de psychiatrie, hôpital Saint-Antoine, Paris.
La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 9 - novembre-décembre 2007
Il existe aujourd’hui trois cadres de référence prédominants :
le cadre cognitivo-comportementaliste, le cadre biologique et
le cadre psychodynamique. Chacune de ces trois approches
est fondée sur des hypothèses reposant sur des domaines de
référence et de preuve indépendants. Par exemple, la théorie
cognitivo-comportementaliste considère qu’avoir des pensées
dépressives conduit à une humeur de type dépressif ; changer ces
pensées entraînerait une modification de l’humeur. La théorie
biologique avance que c’est le dysfonctionnement des neurotransmetteurs qui est responsable de l’humeur dépressive ; la
normalisation biologique cérébrale serait associée à la disparition
du trouble de l’humeur. Par ailleurs, la théorie psychodynamique
postule que le trouble serait l’expression d’un conflit inconscient
entre différentes instances psychiques (ça, moi, surmoi).
À première vue, ces théories ne semblent pas compatibles ; or,
notre propos aujourd’hui est d’examiner dans quelle mesure
ces approches peuvent converger. Pour cela, nous allons nous
inspirer du travail épistémologique entrepris par H. Shevrin,
professeur de psychologie et directeur du programme de
recherche en neuro-psychanalyse à l’université du Michigan,
travail rapporté dans son article intitulé “The contribution of
cognitive behavioral and neurophysiological frames of reference
to a psychodynamic nosology of mental illness” (1).
La première erreur serait d’envisager ces approches sur un
continuum linéaire. Dans cette perspective, elles paraissent
effectivement inconciliables. Néanmoins, qu’en est-il lorsqu’on
les considère comme étant superposées les unes aux autres ?
En effet, il est primordial de noter que chacune de ces théories
tente d’approcher un trouble mental selon sa grille de lecture,
différente de celle des autres théories. Chacune d’elles se place
à un niveau d’analyse différent. Appliquées à un même patient,
elles deviennent complémentaires et non rivales. Une approche
multifactorielle est dès lors possible.
Dans un même registre, les théories cognitivo-comportementalistes et la neurophysiologie révèlent aujourd’hui la nécessité
de faire appel à des métathéories afin de trouver des hypothèses
explicatives mettant en relation pensées et neurotransmetteurs.
En effet, bien qu’il soit généralement admis que les pensées
influencent le comportement, on connaît mal le substratum
neurobiologique qui lie les premières au second. Certaines configurations mentales isolées pourraient avoir un fort impact sur
nos pensées. Dans une perspective behavioriste, cela voudrait
dire par exemple que si j’apprends qu’une personne que je considérais comme digne de confiance se révèle être quelqu’un de
malhonnête, mes pensées changeront à son sujet en fonction
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de mon degré de déception. Néanmoins, ce bouleversement des
croyances pourra varier d’une personne à l’autre. De même, si
on appliquait au fonctionnement cérébral ce raisonnement, il
est peu probable qu’un changement significatif du nombre de
neurotransmetteurs dans une partie du cerveau n’influence pas
d’autres parties et, ce faisant, ne modifie les pensées.
Aujourd’hui, certains auteurs avancent l’hypothèse que l’approche la plus à même de faire le lien entre les différents mécanismes issus des théories comportementalistes et physiologiques
serait l’approche psychodynamique. Il n’est pas ici question
d’affirmer la suprématie d’un cadre de référence sur un autre,
mais de souligner une potentielle perméabilité théorique de
l’approche psychodynamique, qui pourrait intégrer les contributions des deux autres approches au sein d’une même nosologie
multifactorielle.
Avant toute chose, cette hypothèse nécessite la prise en compte
commune de présupposés fondamentaux propres à chacune
des approches :
 Le cadre de référence psychodynamique est en accord sur
quelques points avec les deux autres cadres : cette approche
admet volontiers le rôle des pensées et des processus du cerveau
dans les comportements humains pathologiques. Néanmoins,
les théories comportementalistes et neurophysiologiques n’intègrent pas dans leurs présupposés le rôle des conflits psychiques
inconscients dans les troubles mentaux au même titre que celui
des pensées et des neurotransmetteurs ;
 Les approches cognitives et biologiques font appel à la nosologie psychodynamique à la condition que celle-ci admette l’influence autonome de la génétique, qui prédispose une personne
à développer une maladie mentale plutôt qu’une autre.
Ces conflits de frontière sont en partie excessifs car Freud disait
déjà que la névrose était déterminée par l’hérédité, d’une part, et
par l’environnement, d’autre part. Les recherches sur la dépression menées en psychologie expérimentale confortent cette
vision. Elles commencent avec les travaux de J. Bowlby, qui
conclut de ses études sur la séparation précoce que la dépression
doit être envisagée sous le versant de sa fréquence dans la famille,
mais aussi en fonction des expériences de perte ou de choc dans
la vie du patient (2). Les cliniciens psychodynamiques se doivent
de voir ces facteurs comme des contributions à la formation des
besoins, des attentes et des désirs inconscients.
Nous tenterons de déterminer, dans ce qui suit, les modalités
selon lesquelles les facteurs psychiques établissent un lien entre
les pensées et l’esprit, ainsi que les différents aspects par lesquels
les facteurs neurophysiologiques mettent en rapport les niveaux
spécifiques de neurotransmetteurs et l’esprit. Nous examinerons
également la façon dont les facteurs inconscients opèrent une
liaison entre l’expérience consciente et le comportement.
Irrationnel, péremptoire et spontané
Examinons l’apport de l’approche psychodynamique tant
diagnostique que thérapeutique en prenant l’exemple de la
phobie des araignées, cette symptomatologie irrationnelle
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dans laquelle la peur et le comportement n’ont pas de liens
directs avec la dangerosité de l’animal. Malgré cette prise de
conscience, les patients ne peuvent contrôler leur peur et redoutent l’émergence d’une crise importante d’anxiété en présence
d’une araignée. L’apparition du symptôme n’est pas le résultat
d’une décision volontaire, mais a lieu de façon spontanée et non
désirée consciemment. Le ressenti est intense, s’imposant de
façon irrationnelle, péremptoire et spontanée.
L’expérience psychanalytique propose une approche de cette irrationalité. Elle indique qu’elle se manifeste et se comprend grâce à
l’accès à la teneur des rêves. Considérés comme un phénomène
normal malgré leur caractère irrationnel et spontané et leurs
apparitions péremptoires plusieurs fois dans la nuit, les rêves
pourraient entraîner des comportements pathologiques dans la
mesure où l’inhibition de l’expression motrice est absente. Freud
rattachait la dynamique inconsciente mise en évidence par les
rêves aux processus primaires, et cette conscience cognitive (dans
notre exemple, la peur en dépit de soi) au préconscient1.
Une autre caractéristique de l’approche psychopathologique
résulte du fait qu’elle envisage les symptômes actuels dans un
continuum au sein duquel il convient d’intégrer les éléments
irrationnels, péremptoires et spontanés. Certains auteurs ont
postulé que l’étendue de la pathologie serait corrélée à son degré
d’irrationalité et de spontanéité et à son caractère plus ou moins
péremptoire, témoignant ainsi de la force de la dynamique inconsciente échappant au contrôle inhibitoire et affectant les pensées,
les actions et les sentiments de manière irrationnelle. Dans cette
perspective, le traitement médicamenteux, s’il ne modifiait en
rien les processus à l’œuvre, interviendrait sur le passage à l’acte
comportemental. Le film A Beautiful Mind en fournit une intéressante illustration. Le héros, paranoïaque, bien que toujours
délirant après son traitement médicamenteux, n’exprime plus le
besoin d’agir, de passer à l’acte. Ses pensées hallucinatoires ont
perdu significativement de leur caractère péremptoire et peuvent
être contenues et ignorées de façon consciente.
Malgré cette amélioration comportementale, le thérapeute identifie ainsi une dynamique et des conflits inconscients, et tente
de les intégrer dans un registre transférentiel via sa relation au
patient. Rejoué dans le transfert, le conflit psychique perd de
sa force ; comme le héros de A Beautiful Mind, qui continue de
ressentir des tendances à agir comme avant, mais qui se trouve
à même de pouvoir se contrôler.
La théorie psychodynamique avance que le degré et le type d’inhibition sont essentiels à la compréhension du fonctionnement
du cerveau. Il est intéressant de noter à ce sujet un principe
fondamental du fonctionnement neuronal : le système nerveux
ne peut fonctionner sans un processus d’inhibition, mais il ne
le peut pas non plus sans un processus d’excitation. Certains
auteurs, anciens mais aussi contemporains, considèrent la maladie
mentale comme résultant d’une faille dans le système inhibitoire.
La personne souffrant de troubles compulsifs ne peut pas, par
exemple, s’empêcher de se laver constamment les mains.
1 Freud S. Contribution à la conception des aphasies : une étude critique. Paris : PUF, 1987.
La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 9 - novembre-décembre 2007
Au cours de leurs recherches, H. Shevrin, J.H. Ghannam et
B. Libet, trois psychologues américains, ont mesuré le temps qu’il
fallait pour qu’un stimulus devienne conscient. Ils ont ensuite
corrélé les résultats des sujets de leur expérience à ceux qu’ils
ont obtenus à une batterie de tests mettant en lumière leurs
tendances individuelles à réprimer leurs affects (3). La corrélation s’est avérée positive. Ainsi la tendance neurophysiologique
à prendre du temps pour rendre conscient un stimulus seraitelle liée au développement d’une censure en vertu de laquelle
le sujet réprime le stimulus. Ces auteurs ont fait l’hypothèse
qu’il s’agirait là d’une réaction neurophysiologique défensive
corrélée à ce que la théorie psychodynamique nomme “modalité défensive”.
La neurophysiologie du rêve
au service de l’approche psychodynamique
et cognitiviste du comportement
Nous avons évoqué plus haut l’importance des rêves dans leur
capacité à témoigner de l’existence de mécanismes inconscients
à l’œuvre dans toute une série de processus défensifs. Quel lien
pouvons-nous établir avec le sommeil physiologique, notamment avec le sommeil paradoxal, qui se distingue de celui à
ondes lentes. On a remarqué que les récits de rêves paraissent
plus “bizarres” lors du sommeil paradoxal que lors du sommeil
à ondes lentes. Partant de ce constat, H. Shervin et C. Fisher,
deux pionniers dans la recherche sur la perception subliminale
et la mémoire, ont tenté d’approcher les processus en jeu (4).
Ils ont présenté un stimulus subliminal lors du réveil suivant
la période de sommeil à ondes lentes et lors de celui suivant la
période de sommeil paradoxal, et ils ont observé les différents
effets sur les processus mentaux. Le stimulus subliminal est
considéré comme un “traceur” pouvant révéler les processus
inconscients dans ces deux états de sommeil et, dans cette
perspective, nous permettre d’en apprendre un peu plus sur
les différences obtenues, notamment lors de la narration par le
rêveur de ce qu’il a ressenti. Un stimulus subliminal particulier a
été conçu pour pister les différents niveaux des processus linguistiques. Le stimulus était une image d’un stylo (pen) montrant
un genou (knee). L’idée des auteurs était que cette association
condensée dans le rébus penny serait susceptible de témoigner
d’un traitement différent du stimulus selon la période de rêve
considérée. Après que le stimulus eut été flashé subliminalement, les chercheurs ont observé l’activation de trois niveaux
des processus linguistiques :
 tout d’abord, le niveau sémantique, relatif à pen et knee ;
 le niveau des sons, où pen et knee pourraient être liés phonétiquement en mot comme pennant (petit drapeau) ou
neither (ni) ;
 finalement, le mot rébus penny et ses associés comme nickel,
dime (10 centimes américains).
H. Shevrin et C. Fisher ont fait l’hypothèse que le rébus subliminal ainsi introduit sortirait davantage du bruit de fond au
sein des divers stimuli auxquels le sujet serait soumis lors du
La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 9 - novembre-décembre 2007
réveil succédant à la période de sommeil paradoxal, et que le
degré d’activation du niveau sémantique serait plus important
lors du réveil suivant la période de sommeil à ondes lentes.
Leur hypothèse a été validée. En effet, davantage de signaux
et de rébus ont été relevés après le sommeil paradoxal et plus
d’éléments sémantiques et rationnels ont été associés au réveil
faisant suite au sommeil lent-léger. Les chercheurs ont donc
observé des effets qualitativement différents pour un même
stimulus lors de deux états psychophysiologiques distincts.
Les résultats montrent ainsi que deux niveaux des processus
inconscients étaient activés, l’un rationnel, l’autre en apparence
irrationnel, le premier pouvant être rattaché au préconscient,
le second à la dynamique inconsciente.
Dans une extension de leur théorie concernant le traitement
linguistique de l’information, les auteurs postulent que les
anomalies d’utilisation phonémique, non sémantique, des mots
dans les états maniaques et dans les pensées du schizophrène
relèvent d’un même mécanisme.
Dans cette perspective, il est intéressant de noter les observations faites par C.H. Schenck et M.W. Mahowald au sujet
de patients souffrant du trouble du sommeil paradoxal, une
maladie dégénérative provoquant une atonie musculaire (5).
Cette pathologie concerne majoritairement des hommes âgés
qui, décrits par leurs femmes comme étant de tempérament
calme, sont néanmoins capables lors du sommeil paradoxal,
de les rouer de coups. Paradoxalement, les récits de leurs
rêves sont liés à la protection de leurs femmes d’un éventuel
assaut. Tout se passe comme si la perte des inhibitions due à
l’atonie musculaire permettait à une colère supposée réprimée
de faire surface.
Les auteurs tentent ainsi un lien explicatif entre processus inconscients, affaiblissement des processus inhibitoires et troubles du
comportement, d’allure irrationnels.
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Preuves de la dynamique inconsciente
La psychologie expérimentale peut utiliser les stimuli subliminaux pour mettre en évidence plusieurs niveaux de traitement
de signaux internes. Le stimulus peut tout d’abord advenir à
la conscience. On peut aussi envisager qu’il se situe dans un
registre préconscient d’où il pourrait être rappelé à la conscience
lorsque l’attention le sollicitera. Enfin, on peut concevoir qu’il
soit réprimé et maintenu comme contenu inconscient. Il ne
réapparaîtrait alors à la conscience que sous forme déguisée,
éventuellement sur un mode pathologique. Dans leurs recherches, H. Shevrin et al. ont projeté subliminalement des images
d’araignées à 10 patients souffrant d’une phobie des araignées
et à 6 patients souffrant d’une phobie des serpents (6). On leur
a demandé de dire s’ils avaient vu ou non quelque chose. La
mesure de la détectabilité du stimulus indiquait le degré avec
lequel l’araignée était perçue. Pour les deux groupes, elle avoisinait le zéro et montrait que le stimulus était dirigé dans le
registre inconscient. Les chercheurs ont alors corrélé ces mesures
avec celles recueillies dans l’expérience précédemment citée
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lors de laquelle la mesure du temps nécessaire pour rendre
conscient un stimulus leur avait permis de mettre en lumière
le rôle défensif des processus d’inhibition. Ils ont obtenu une
corrélation hautement négative entre les mesures de ces deux
expériences, mais uniquement pour les patients souffrant d’une
phobie des araignées. Cela voudrait dire que ces patients répondraient au stimulus subliminal araignée, mais le réprimeraient
aussitôt. Chez le sujet non phobique, le stimulus serait placé
dans le registre du préconscient, mais chez le sujet phobique
on observerait une inhibition défensive forte séquestrée dans
le registre inconscient.
La psychologie expérimentale cherche ainsi depuis plusieurs
dizaines d’années à établir l’existence des processus inconscients dans la perception, la mémoire et les affects, à montrer,
en particulier, que ces processus occupent un rôle important
dans la formation des rêves et dans les phobie simples et sociales.
Les chercheurs en ce domaine ont tenté de faire un pont entre
les défenses actives mises en jeu lors de la présentation d’un
stimulus subliminal et l’existence d’un conflit inconscient. Ils
s’interrogent sur les phénomènes permettant la résurgence
du matériel enfoui lors de certaines pathologies mentales. Ils
distinguent trois niveaux opérationnels à partir desquels ils
tentent d’approcher cette émergence : l’irrationnel, le péremptoire et le spontané.
L’irrationnel
Le point de vue philosophique définit l’irrationnel par rapport
au rationnel. Est irrationnel tout ce qui n’est pas rationnel au
regard de la raison, d’un savoir adapté ou approprié. Néanmoins, cette perspective ne prend pas en compte la possibilité
qu’il puisse y avoir une cause au comportement irrationnel
d’une personne. Dans le cas d’une phobie de l’araignée, nous
devrions envisager le modèle d’un trouble s’étant développé au
décours d’un épisode de l’enfance et durant lequel la personne
a été effrayée par une araignée. On pourrait aussi envisager de
faire référence à la théorie de l’évolution : la peur de l’araignée
serait une adaptation à l’environnement ayant subsisté comme
une réponse instinctive, bien qu’elle n’exerce plus aujourd’hui
de fonction utile.
Pour les théories psychanalytiques et cognitivistes, l’irrationnel
n’est pas simplement le résultat d’une erreur. Il s’agirait d’un
processus qui suivrait ses propres règles. Nous avons indiqué,
que dans le modèle de C. Fisher, le son du mot avait une grande
importance pendant le sommeil paradoxal. Lors du sommeil à
ondes lentes, le niveau sémantique était activé et caractérisait la
nature plus “rationnelle” des rêves dans cet état. Freud appelait
cette transformation langagière inconsciente “le travail du rêve”.
Cette considération mérite qu’on y prête une grande attention car
elle questionne la fiabilité du discours du patient. Il est complètement possible que le mot penny apparaisse dans un rêve au
travers des processus primaires ou secondaires. Ayant recours
à un matériel non verbal, non langagier, L. Brakel et al. ont tenté
d’approcher les processus inconscients en utilisant des figures
géométriques, a priori sans référence à la sémantique. Les auteurs
arrivèrent à la conclusion que les processus primaires font bien
216
partie de l’organisation mentale (7). De plus, ils ont souligné que
l’alternative au rationnel n’est pas l’irrationnel résultant d’une
erreur ou d’une information inadéquate, mais une autre forme
de pensée que L. Brakel a suggéré d’appeler l’“arrationnel” (8-10).
Le caractère irrationnel des troubles mentaux est intrinsèquement lié au trouble lui-même et souligne une fois de plus le
caractère inconscient des causes de la maladie. Dans les troubles
mentaux, quelque chose est survenu de telle sorte que les mots
et le moi agissent conformément aux processus “arationnels”
inconscients.
Le péremptoire
L’irruption du symptôme est particulièrement difficile à expliquer
lors des troubles mentaux : d’où viendrait le dyscontrôle ?
Des recherches en neuroscience ont tenté de le comprendre à
partir du constat de l’activation de zones cérébrales cibles lors de
l’ingestion de substances addictives. Ces dernières provoquent
chez le rat un comportement de prise continue au détriment
d’autres besoins et jusqu’à épuisement. Cet apparent besoin
dans le mode d’exécution est qualifié de “péremptoire”. Au
début, les chercheurs pensaient qu’il s’agissait d’un centre de
plaisir associé à un état de besoin comme la faim, la soif ou le
sexe. Cependant, lorsque le rat était affamé, il ne répondait pas
uniquement à la faim, mais également à la soif et à un congénère,
sans faire de distinction. De ce fait, nous pouvons aussi qualifier
ce comportement d’“irrationnel”. Il a été observé que, lors de
cet état d’activation, le rat adopte un comportement de type
exploratoire. De plus, lorsque l’on effectue une ablation de la
partie du cerveau activée par le toxique, on constate une inertie
et une inactivité ; le rat ne cherche plus la nourriture ni l’eau ni
la rencontre avec un autre rat. Un auteur comme J. Panksepp
propose de singulariser une région cérébrale distincte du système
de récompense qu’il appelle le “système de quête” (the seeking
system) ou le “système de satisfaction” (11, 12). K.C. Berridge,
pour sa part, le décrit comme un “wanting system”, un “système
de la volonté” en opposition à un “liking system”, un “système de
l’affection” (13). Plaisir et désir seraient donc anatomiquement
et fonctionnellement distincts.
La difficulté est que le système de récompense et celui de quête
seraient tous deux médiés par la dopamine mais ne concerneraient pas le même fonctionnement cérébral. Le caractère
péremptoire, incontrôlable et irrationnel du comportement de
l’animal serait sous contrôle dopaminergique. Pour K.C. Berridge
et T. Robinson, l’addiction serait une pathologie du wanting et
non une pathologie du plaisir, comme avancé jusqu’alors (14).
En effet, un comportement addictif n’est pas nécessairement
une expérience de liking.
J. Panksepp établit par ailleurs une relation entre l’activation du
système dopaminergique (DA) et le comportement irrationnel,
suggérant que le désordre dans les pensées du schizophrène
pourrait résulter d’une activation intense des circuits du système.
Il remarque, à titre de preuve, que la plupart des antipsychotiques
réduisent l’activité de ce système DA. Ces auteurs ont aussi
tenté d’établir un lien entre ce modèle et les troubles obsessionnels compulsifs et les phobies. Les rats appuient sur le levier
La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 9 - novembre-décembre 2007
avec frénésie en absence de toute récompense, tout comme la
personne compulsive se lave constamment les mains. Il serait
intéressant de voir quel comportement du rat serait activé si
on l’empêchait d’appuyer sur le levier. Il en découlerait certainement un grand stress.
Une autre hypothèse intéressante a consisté à expliquer le
comportement irrationnel et péremptoire du rat par l’impossibilité de l’animal à garder à l’esprit la relation conditionnée.
Son comportement est dominé par des caractéristiques, par les
processus primaires et non pas par des relations d’objet.
Le spontané
Si pour ces chercheurs en psychologie expérimentale l’irrationnel
est lié aux causes inconscientes, et si le péremptoire résulte
d’un trouble de la motivation et de la rétention, le spontané
proviendrait du caractère inéluctable de l’expression du trouble
dès lors qu’il n’est pas contrôlé. Dans cette perspective, les symptômes et leur nature spontanée apparaissent lorsqu’il existe un
déséquilibre des instances psychiques.
Conclusion
Il est évident que les efforts de ces cinquante dernières années
pour développer une nosologie purement descriptive des
maladies mentales ont nécessité des révisions successives.
Les cadres de référence que nous avons passés en revue sont
complémentaires et permettent d’envisager les troubles
mentaux selon différents niveaux d’analyse. Une perspective en cours d’élaboration de la théorie psychodynamique se
propose d’intégrer les approches neurobiologiques et cognitivo­comportementales.
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La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 9 - novembre-décembre 2007
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