l`alsace-lorraine enjeu de deux tentatives de paix avortées

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L'ALSACE-LORRAINE
ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
par M. René HOMBOURGER
I
La mission de Sixte de Bourbon auprès de l'Empereur d'Autriche
Au début du mois de juillet 1917, le Kronprinz, depuis son quartier
général de Charleville, adressait à son père, une lettre qui sera connue en
France en 1920, grâce à sa publication par le quotidien «Le Matin».
Après avoir dépeint le déplorable état d'esprit du peuple allemand, la
misère qui s'amplifie, le désespoir qui se manifeste ouvertement, la mortalité infantile croissante, le peu d'espoir que laisse la guerre sous-marine, le
Kronprinz affirmait que «si l'Allemagne n'obtient pas la paix avant la fin
de Tannée - 1917 - le danger d'une révolution sera imminent».
Et il ajoutait que l'Autriche se trouvait dans la même situation.
«L'Empereur Charles, écrivait-il, est certainement un de nos fidèles
amis, mais s'il lui faut choisir entre la ruine complète de l'Autriche et un
moyen de la sauver, en nous abandonnant, son devoir envers ses peuples lui
commande de se séparer de nous.»
Après l'assassinat à Sarajevo, en 1914, de l'héritier présomptif du
trône d'Autriche-Hongrie, après la mort de l'Empereur François Joseph en
1916, l'archiduc Charles, petit-fils du frère de ce dernier, avait vu retomber
sur ses jeunes épaules les écrasantes responsabilités du pouvoir.
Or, le nouvel empereur n'avait qu'une ambition, dégager son peuple
de l'effroyable bourbier de la guerre dans lequel il s'enlisait.
«Lorsque l'archiduc Charles devint empereur», a pu affirmer l'un de
ses intimes, le comte Poltzer-Hoditz (1), «son premier et plus pressant
souci fut de mettre rapidement un terme à la guerre. Il n'avait aucune responsabilité dans les événements qui l'avaient déchaînée. Il ne pouvait voir
dans sa continuation aucun avantage pour les peuples qu'il gouvernait; de
sorte qu'il considéra comme une question de conscience de ne pas laisser
(1) Comte Poltzer-Hoditz, L'Empereur Charles et la mission historique de l'Autriche.
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
supporter plus longtemps les sacrifices affreux que la guerre imposait. Il
voulait mettre fin à l'effusion de sang. Chacun de ses actes, durant son
règne éphémère s'inspira de cette pensée; elle est la clé de toutes ses décisions.»
«Je veux, avait-il proclamé dans son premier message, rendre à mes
peuples les bienfaits de la paix et tout faire pour bannir dans le plus bref
délai les horreurs et les sacrifices de la guerre.»
En 1911, l'archiduc Charles avait épousé une princesse de Parme,
Zita de Bourbon, descendante de Henri IV, de Louis XIV et du petit-fils de
ce dernier, Philippe, duc d'Anjou, lui-même fils du Grand Dauphin,
devenu roi d'Espagne en 1701.
L'impératrice Zita avait deux frères, Sixte et Xavier cousins comme
elle-même, du souverain espagnol et de la reine Elisabeth de Belgique.
Lorsqu'éclata la guerre en 1914, Sixte et Xavier avaient eu pour unique pensée : servir leur patrie.
Mais comme ils appartenaient à la Maison de France, l'armée française leur était interdite. Aussi revêtirent-ils l'uniforme de l'armée belge
dans laquelle ils servirent d'ailleurs avec bravoure.
Dès 1914, le prince Sixte avait tenté des démarches auprès de sa sœur,
en vue d'amener l'Autriche à se détacher de l'Allemagne. L'impératrice lui
répondit alors que l'heure n'était pas encore venue pour l'archiduc Charles, d'intervenir.
En 1915, Sixte faisait remettre au Vatican une note, par laquelle il
priait le Souverain Pontife de s'entremettre auprès de l'Autriche en faveur
d'une paix séparée.
Victorieuse ou vaincue, tel est son avis, la Monarchie austrohongroise deviendrait une vassale de la Prusse.
Au mois de mars de la même année, Sixte était reçu par Benoît XV,
qui consentit à seconder les efforts du prince.
Au mois de janvier 1916, deux amis «sûrs» de Sixte et de son frère,
rencontrent M. William Martin, chef du protocole du quai d'Orsay, et lui
suggèrent la possibilité pour la France d'entrer en rapport avec la Cour
d'Autriche par l'intermédiaire des deux princes si les intérêts du pays
venaient à l'exiger.
Le 21 mai 1916, Poincaré, tenu informé de cette démarche, profite
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L 'ALSACE-LORRAINE
d'un séjour sur le front pour remettre la croix de guerre à Sixte et à Xavier,
en même temps qu'à la reine des Belges. Ce sera, ainsi que l'écrira le prince
français sous l'uniforme belge, «une journée unique dans les fastes de
notre Maison».
Le 24 août Sixte et Xavier sont reçus par Poincaré à l'Elysée; le 26
octobre Sixte rencontre le Président du Conseil, Aristide Briand.
A peine l'archiduc Charles était-il monté sur le trône austro-hongrois
que sa belle-mère, la duchesse de Parme, informait ses deux fils, Sixte et
Xavier, qu'elle souhaitait les rencontrer en Suisse.
Autorisés par le roi des Belges, les deux frères se rendent à Paris, puis
munis de passeports diplomatiques français, à Neuchâtel en Suisse où la
duchesse leur remet une lettre autographe de l'impératrice Zita. Celle-ci
demande instamment à Sixte et Xavier leur aide en vue de concrétiser le
désir de paix de l'Empereur.
S'ils ne peuvent aller à Vienne, leur écrit-elle, Charles leur enverra
une personne de confiance en Suisse.
Au cours de son entrevue avec sa mère, Sixte lui avait remis un aidemémoire, précisant que pour lui «toutes les conditions préparatoires à la
paix pour l'Entente doivent comporter les sacrifices nécessaires, entre
autres :
1.) La restitution de l'Alsace-Lorraine à la France sans aucune compensation de sa part;
2.) Le rétablissement de la Belgique».
Rentrés à Paris les deux frères rencontrent M. William Martin ainsi
que M. Jules Cambon, alors secrétaire général du Quai d'Orsay.
«Si l'Autriche, affirme ce dernier, est toujours dans les intentions, il
faut qu'elle fasse vite et qu'elle accepte trois conditions essentielles :
PAlsace-Lorraine intégrale à la France, sans aucune compensation coloniale pour l'Allemagne - les promesses faites par la France à l'Italie doivent
être honorées.»
L'empereur d'Autriche avait exprimé le souhait de n'avoir pour
interlocuteur que le Président de la République.
Mis au courant, Poincaré suggéra que les deux princes reprissent le
chemin de la Suisse en vue de poursuivre les pourparlers.
Ils se conformèrent à ce désir et rencontrèrent à Neuchâtel un envoyé
spécial de l'Empereur, le comte Thomas Erdôdy.
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ENJEU DE D E U X TENTATIVES DE P A I X AVORTÉES
«La mission de celui-ci, écrit Albert Chatelle (2), était de déclarer
secrètement que l'Empereur est favorable au retour à la France de l'AlsaceLorraine avec ses frontières d'avant 1814, c'est-à-dire avec la Sarre, Sarrelouis, Landau e t c . à la pleine restauration de la Belgique y compris le
Congo, avec le libre accès en toute souveraineté d'Anvers par la voie fluviale, si la Hollande y consent.»
Suivaient quelques considérations relatives aux problèmes italien,
roumain et serbe.
Ayant pris connaissance de cette déclaration, le prince Sixte demande
à l'envoyé de l'Empereur de retourner à Vienne et d'en rapporter une note
fixant les conditions dans lesquelles une action diplomatique pourrait
s'engager.
Rendu à Vienne le 15 février, Erdôdy est reçu par l'Empereur dès le
lendemain au cours d'une audience à laquelle assiste également le ministre
des Affaires étrangères autrichien, le comte Ottokar Czernin.
Descendant d'une ancienne lignée tchèque, marié à une fille du prince
Kinsky, Czernin avait vu s'ouvrir devant lui une brillante carrière diplomatique.
Il y était entré à 25 ans par favoritisme sans avoir suivi les examens
réglementaires.
Nommé en 1913 ambassadeur à Bucarest, il sera choisi trois ans plus
tard par l'Empereur pour être son ministre des Affaires étrangères.
Or, ce ministre «manquait totalement d'expérience politique. Ses
armes préférées étaient la négation et la critique» (3).
Avant l'audience en question, Czernin savait, mais sans plus, que son
souverain avait trouvé une voie conduisant à des négociations avec la
France. C'est seulement au cours de l'entretien qu'il sera informé du rôle
dévolu au prince Sixte de Bourbon. Il se déclara favorable aux négociations
et attacha la plus grande importance à ce que Sixte se rendît directement à
Vienne. A cet effet, il remit à Erdôdy, une note relative à la poursuite des
pourparlers.
Il commença par y déclarer que l'alliance entre l'Autriche-Hongrie,
l'Allemagne, la Turquie et la Bulgarie est absolument indissoluble et
qu'une paix séparée d'un de ces Etats est pour toujours exclue.
(2) Albert Chatelle, La paix manquée.
(3) Poltzer-Hoditz, ouvrage cité.
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L'ALSACE-LORRAINE
Il précisa que si l'Allemagne voulait renoncer à l'Alsace-Lorraine,
l'Autriche-Hongrie n'y formerait naturellement pas d'obstacle, de même,
il estimait que la Belgique devait être rétablie et dédommagée par tous les
belligérants.
Suivait une affirmation qui pèsera lourd du côté français dans les
pourparlers de paix futurs : «C'est une grande erreur, écrivait-il, de croire
que l'Autriche-Hongrie se trouve sous la tutelle politique de l'Allemagne.
Par contre, en Autriche-Hongrie, l'opinion est répandue que la France agit
complètement sous la pression de l'Angleterre».
De sa main, l'Empereur ajoutait au document de Czernin une note
secrète par laquelle il affirmait : «Nous aiderons la France et par tous les
moyens nous exercerons une pression sur l'Allemagne.
"Nous avons les plus grandes sympathies pour la Belgique et nous
savons qu'elle a éprouvé une injustice. L'Entente et nous, nous réparerons
ses grandes pertes.
"Nous ne sommes absolument pas sous la main allemande : c'est
ainsi que, contre la volonté de l'Allemagne, nous n'avons pas rompu avec
l'Amérique».
En outre l'Empereur croit pouvoir affirmer à son tour qu'en Autriche «on pense que la France est tout à fait sous l'influence anglaise».
Muni de la note secrète de Charles et du document dicté par le ministre, le comte Erdôdy retrouve en Suisse le prince Sixte. Celui-ci en prend
connaissance et brûle la note secrète ainsi que l'a d'ailleurs souhaité l'émissaire autrichien.
Le prince Sixte reconstituera ce texte de mémoire, à la demande qui
lui sera faite, pour éviter que la note de Czernin seule subsistante n'empêche la poursuite des négociations.
A présent la balle se trouve dans le camp de la diplomatie française.
Des conversations vont s'engager entre le prince et les autorités au plus
haut niveau : Président de la République et Président du Conseil. Aux yeux
de Poincaré, la note du comte Czernin est «tout à fait insuffisante et
impossible à montrer aux alliés», en revanche la note secrète donne une
base possible. «Je communiquerai ces textes au Président du Conseil en lui
faisant promettre le secret absolu» devait déclarer Poincaré.
A la suite de quoi Sixte rédige une lettre par laquelle il priait son
beau-frère d'accepter sans ambiguïté les quatre points déjà évoqués qui
constituent les conditions sine qua non à l'égard de l'Autriche.
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
Or, cette lettre Sixte et Xavier vont la remettre personnellement à
l'Empereur, au cours d'un séjour, après un voyage mouvementé, qu'ils
firent en Autriche (22 mars).
Ils trouvèrent Charles plus que jamais décidé à faire la paix. «Je veux
la paix, je la veux à tout prix», s'écria-t-il. Et il ajouta : «Nous ne pouvons
continuer à nous battre pour le roi de Prusse : nous faisons donc les sacrifices nécessaires et nous signons immédiatement la paix».
L'Empereur craint pourtant un échec des négociations en raison de ce
que Poltzer-Hoditz appelle «les ambitions démesurées du gouvernement
italien».
«Il fallait avant tout, précise Poltzer-Hoditz, que la France, l'Angleterre et la Russie fussent bien décidées à faire la paix avec l'Autriche.»
Le 24 mars, l'Empereur remettait à son beau-frère un document par
lequel il le priait, entre autres, «de transmettre secrètement et inofficiellement à M. Poincaré, Président de la République française, qu'il appuierait
par tous les moyens et en usant de toute son influence personnelle auprès de
ses alliés, les justes revendications françaises relatives à l'Alsace-Lorraine».
Muni de cette lettre, Sixte de Bourbon rentre en France.
Mais alors que les tractations s'étaient déroulées jusqu'ici dans un climat de confiance mutuelle, les choses vont changer d'aspect.
Entre-temps, le cabinet Briand avait été mis en minorité et un cabinet
présidé par Alexandre Ribot qui prenait le portefeuille des Affaires étrangères lui avait succédé.
«Un malheureux hasard faisait que le Parlement, ignorant les transactions en cours, se donnait un ministre des Affaires étrangères, épuisé,
hésitant, soupçonneux et inquiet des moindres remous de la vie parlementaire.» (4)
Poincaré avait mis Ribot au courant des conversations autrichiennes,
mais le jour (31 mars) où Sixte fut reçu à l'Elysée, le ministre des Affaires
étrangères se fit excuser au dernier moment.
A l'intention de Poincaré, de Cambon et de William Martin qui sont
présents, Sixte donne connaissance de la lettre de l'Empereur et souligne
que celui-ci a bien précisé qu'il s'agissait des provinces perdues, non pas de
1871, mais de celles de 1790 et de 1814.
(4) Albert Chatelle, ouvrage cité.
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L'ALSACE-LORRAINE
Appelé à l'Elysée après le départ du prince, Ribot se refuse à croire à
une possibilité de paix séparée avec l'Autriche. «Ce serait, dit-il, la brouille
certaine avec l'Italie».
Ribot s'oppose à ce que Sixte se rende à Londres pour soumettre la
lettre de l'Empereur au roi d'Angleterre.
Le 11 avril, le ministre français rencontre Lloyd George à Folkestone : l'Anglais, conscient de l'importance des pourparlers estime qu'il
convient de les poursuivre. Mais il faut en référer à l'Italie, ce qui revient à
augmenter le nombre des instances mises au courant et le danger certain de
fuites.
Une réunion entre Français, Anglais et Italiens a lieu le 19 avril à
Saint-Jean-de-Maurienne et se termine par un veto formel de Sonino, le
représentant des Italiens.
Une paix séparée doit tenir compte des aspirations italiennes qui portent sur Trieste et le Trentin.
Dans l'esprit de Ribot, c'est l'arrêt des pourparlers avec l'Autriche.
En effet, le 22 avril Jules Cambon vient apporter à Sixte la réponse négative du gouvernement français à l'offre de paix séparée de l'Empereur
d'Autriche. Mais le prince de Bourbon ne se laisse pas décourager pour
autant.
Le 25 avril et le 4 mai, il rencontre une fois de plus le représentant de
l'Empereur. Celui-ci révélera à Sixte que l'Italie, tout récemment encore,
avait proposé la paix à l'Autriche, exigeant le seul Tyrol de langue italienne.
«L'Empereur, déclare son homme de confiance, a refusé, pour ne
pas faire double emploi avec les négociations amorcées». «D'ailleurs,
ajoute-t-il, cinq fois déjà on a proposé la paix à l'Autriche, depuis 1915, du
côté russe notamment.»
Sixte fait un nouveau séjour en Suisse où il rencontre une fois de plus
le comte Erdôdy, puis à Vienne où il s'entretient avec l'Empereur, l'Impératrice et le ministre Czernin. Celui-ci lui déclare : «J'espère que bientôt
nous ne serons plus ennemis».
Le 20 mai le prince de Bourbon apporte à l'Elysée une nouvelle lettre
de l'Empereur Charles.
Ribot est à présent à l'entretien; le prince le trouve «fatigué, vieilli. Il
voit toutes les difficultés et ne voit qu'elles. Pas de volonté agissante».
«C'est plein d'embûches, cette histoire-là, je n'y crois pas», devait
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
déclarer de son côté le ministre.
Il admettra pourtant la nécessité de préparer une entrevue entre le
Président de la République et les rois d'Angleterre et d'Italie. Il essaiera de
détourner Sixte d'une rencontre avec Lloyd George et le souverain britannique, puis une fois qu'il l'aura admise, écrira au ministre anglais : «Vous
ne nous dissimulez pas qu'un accord sera très difficile... nous devons agir
avec la plus grande prudence».
A Londres, le roi après avoir pris connaissance de la correspondance
impériale reconnut que la paix avec l'Autriche serait un coup fatal pour
l'Allemagne et qu'il était nécessaire de tenter l'expérience.
Mais voici que le 5 juin, Sonino faisait savoir qu'il ne voit pas la
nécessité d'une pareille rencontre à laquelle il est d'ailleurs tout à fait
opposé.
Aussi le projet sera-t-il bientôt totalement abandonné.
Quant à la dernière lettre de l'Empereur d'Autriche, elle ne recevra
jamais de réponse de la part de la France.
Le rôle de médiateur du prince Sixte de Bourbon est terminé. Il
reprend sa place sur le front belge le 25 juin.
Quatre mois plus tard, l'Italie va payer d'un prix exorbitant le refus
qu'elle avait opposé aux offres de paix de l'Autriche, rejetée ainsi dans les
bras de l'Allemagne. Le 2 novembre, le front italien est enfoncé sur toute la
ligne du Tagliamento. En deux jours les Autrichiens font 180 000 prisonniers et capturent plus de 2 000 canons.
En son temps, Czernin avait jugé bon de faire connaître à l'Allemagne, alliée de l'Autriche, «qu'il croyait avoir trouvé une occasion pour
entamer avec la France des conversations qui ne semblaient pas dénuées
d'intérêt».
Le chancelier allemand, Bethmann-Hollweg accourut aussitôt à
Vienne où une conférence réunit un certain nombre de personnalités allemandes et autrichiennes.
Au cours de cette réunion (16 mars), Czernin proposa d'envoyer en
Suisse, un ancien ambassadeur autrichien en vue de s'entretenir avec un
envoyé secret français. Le chancelier allemand souhaitait que cet émissaire
se conformât strictement aux instructions que rapporte le comte PoltzerHoditz :
1°) Il ne se départira pas d'une attitude réceptive.
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2°) Il devra laisser percer qu'une entente avec la France serait possible sur
la base suivante :
a) un échange de territoire en Europe
b) un accord général sur les colonies
c) des compensations économiques
3°) Il devra poser à son interlocuteur la question suivante : quelle sera
l'attitude de l'Angleterre à l'égard d'un arrangement de ce genre ?
«Bethmann-Hollweg déclara que les conditions minima de l'Allemagne à l'égard de la France étaient l'échange du bassin métallurgique de
Briey-Longwy contre certaines parties de la Lorraine et de l'Alsace, les conditions maxima étant l'abandon de l'Allemagne du bassin de Briey, sans
compensations territoriales pour la France.» (5)
Peu de jours après la réunion Bethmann-Hollweg - Czernin, l'Empereur Charles confiait à l'un de ses intimes que l'Autriche déposerait les
armes avant la fin de l'année et que l'Allemagne serait obligée de céder une
partie de l'Alsace à la France.
L'Alsace-Lorraine revenait à nouveau sur le tapis au cours d'un conseil de la Couronne (22 mai). Les ministres autrichiens s'accordaient à
reconnaître que si l'Allemagne consentait à une réduction de territoire à
l'ouest (Alsace-Lorraine), elle devrait en être dédommagée à l'est par une
cession de la Pologne.
Des semaines passèrent, puis des mois, la guerre continuait ses ravages, lorsque le comte Czernin, le 2 avril 1918, prononça devant une délégation du Conseil Municipal de Vienne, un discours, véritable provocation à
l'égard de Georges Clemenceau.
Ce dernier était accusé par le ministre autrichien de lui avoir fait
demander sur quelle base des négociations pourraient être entamées, si la
France le souhaitait.
«Je répondis immédiatement, prétendait Czernin, d'accord avec Berlin, que j'étais prêt à des négociations, que je ne voyais aucun obstacle à la
paix avec la France, si ce n'étaient les aspirations françaises relatives à
l'Alsace-Lorraine. On répondit de Paris qu'il n'était pas possible de négocier sur cette base. Dès lors, il n'y avait plus de choix.»
A Georges Mandel qui lui communiqua cette étrange affirmation par
téléphone, Clemenceau, en inspection sur les lignes du front, répondit par
une phrase lapidaire, que les journaux reproduisirent dès le lendemain :
(5) Poltzer-Hoditz, ouvrage cité.
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
«Le comte Czernin a menti». Point n'est besoin de rappeler les remous que
provoqua cette phrase dans les chancelleries.
Dès le lendemain, Clemenceau prenait connaissance du dossier relatif
à la médiation du prince Sixte.
Or, il se trouvait que Czernin n'avait pas visé celle-ci, mais une autre
affaire à l'origine de laquelle il s'était d'ailleurs trouvé mêlé lui-même. Il
avait en effet essayé de renouer le fil avec l'Entente par l'intermédiaire de
deux personnages de second plan, le comte Reverterá et un officier français, le comte Armand.
Ces dernières tractations s'étaient soldées par un échec. Alors que
Clemenceau s'attendait à être confronté avec le dossier de l'affaire
Armand-Revertera, dont il connaissait l'existence, et qu'il considérait
comme négligeable, il découvrait le dossier Sixte-Empereur Charles qu'il
avait ignoré jusqu'alors.
Le 5 avril, en réponse au démenti formel du ministre français, Czernin, dans une note officielle, dévoilait les pourparlers Reverter a-Armand,
mais «oublia» de préciser qu'il en avait été responsable.
Clemenceau saisit la balle au bond et fit publier la note suivante : «Le
comte Czernin ne pourrait-il pas retrouver dans sa mémoire le souvenir
d'une autre tentative du même ordre, faite à Paris et à Londres, deux mois
seulement avant l'entreprise Reverterá, par un personnage d'un rang fort
au-dessus du sien ? Là encore, il subsiste, comme dans le cas présent, une
preuve authentique, mais beaucoup plus significative».
Cette allusion aux négociations Sixte-Charles ne présageait rien de
bon aux yeux du prince négociateur.
Il mesurait, écrit-il, «la répercussion effrayante que la publication
des lettres de Charles par Clemenceau, aurait tant à Berlin qu'à Vienne
pour l'Empereur et notre sœur Zita».
Nonobstant Clemenceau décide de faire publier par l'agence Havas,
le 12 avril, les lettres de l'Empereur. D'autant plus que Czernin dans un
communiqué avait affirmé que les données de M. Clemenceau étaient mensongères d'un bout à l'autre.
A Vienne, poussé par son ministre, Charles essaya d'atténuer la portée du geste de Clemenceau. Une dépêche de la Ballplatz (le Ministère des
Affaires étrangères) transmise par Bâle donnait des explications embarrassantes qui tendaient à faire croire à la falsification d'un passage d'une des
lettres. L'Empereur, disait la note, ne se serait nullement engagé sur la
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L* A L S A C E - L O R R A I N E
question de l'Alsace-Lorraine, mais il aurait simplement écrit cette phrase :
«J'aurais fait valoir toute mon influence personnelle en faveur des prétentions et revendications françaises concernant l'Alsace-Lorraine, si ces prétentions étaient justes, mais elles ne sont pas» (6).
«Il y a des consciences pourries», telle fut, bien dans sa manière, la
réponse de Clemenceau au Ministère autrichien. «On m'attaque, devait-il
déclarer également, je trouve une arme, j'indique que je l'ai, je donne un
avertissement à l'Empereur, si c'est pour le bien du pays, je m'en sers.»
Entre-temps, une campagne inouïe, de source pro-allemande, était
lancée à Vienne contre l'Impératrice que l'on nommait la princesse française et contre l'Empereur Charles «coupable» d'avoir essayé de donner
une paix honorable à son pays.
Par raison d'Etat, il dut alors envoyer à Guillaume II sa fameuse
dépêche : «Nos canons fourniront la réponse». Quant aux deux princes de
Bourbon, Clemenceau leur fera parvenir un long télégramme chiffré dans
lequel il s'excusait d'avoir dû les mettre personnellement en cause, et leur
exprimait ses regrets.
Poincaré, de son côté, devait leur télégraphier : «Le Président du
Conseil vous a exprimé ses regrets, j ' y joins les miens, je sais que vous
n'avez personnellement agi que dans l'intérêt de la France et des alliés, et le
Président du Conseil en est convaincu comme moi».
Nonobstant, les deux princes refusèrent de rencontrer aussi bien le
Président de la République que le Président du Conseil.
Ils quittèrent Paris pour le front belge (6 mai), «heureux, écrira
Xavier, de nous replonger dans notre métier de soldats et de servir la
France, la vraie...».
Ainsi, se terminèrent dans un climat de faux-fuyants, de suspicions et
aussi de regrets, des négociations qui eussent pu apporter la paix au monde
dix-huit mois plus tôt, et épargner à l'Europe une nouvelle hécatombe de
vies humaines.
II
Les propositions de paix de von der Lancken
et ses suites funestes pour Aristide Briand
A l'heure même où l'Autriche tentait de négocier avec la France une
(6) Philippe Amiguet, La vie du prince Sixte de Bourbon.
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
paix séparée, l'Allemagne faisait à la Belgique des ouvertures semblables.
Les pourparlers ainsi engagés se déroulèrent en deux temps : les premiers de janvier à juillet 1917, ne concernaient que la Belgique, les seconds
qui intéressaient plus particulièrement la France donnèrent lieu à une
affaire enchevêtrée, complexe et touffue que l'Histoire retiendra sous le
nom de «négociations Briand-Lancken».
Dès le mois de décembre 1916, le chancelier von Bethmann-Hollweg
avait fait des avances à la Belgique par le truchement d'un diplomate espagnol, en poste à Bruxelles, le marquis de Villalobar. De passage à Berlin,
celui-ci devait apprendre avec surprise, de la bouche même du chancelier
«que l'intégrité de la Belgique et son indépendance n'ont jamais été mises
en cause par l'Allemagne».
Or, quelques semaines plus tard, le sous-secrétaire d'Etat allemand
aux Affaires étrangères remettait à l'ambassadeur des Etats-Unis à Berlin,
une note secrète qui précisait les conditions réelles de paix offertes par
l'Allemagne à la France et à la Belgique.
Le diplomate américain, devant la gravité des prétentions allemandes, s'empressa de communiquer la note au ministre des Affaires étrangères belge et à M. Jules Cambon, secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères à Paris.
Celui-ci, dans un document secret en date du 24 février 1917, affirmait «le gouvernement allemand déclare que la Belgique recouvrirait la
liberté de son territoire, mais que l'Allemagne s'attribuerait :
I ) Le droit de mettre une garnison à Anvers, Liège et Namur et de supprimer l'armée belge.
2°) L'Allemagne prendrait le contrôle des ports, la direction et l'administration des chemins de fer. Un régime commercial serait créé de telle façon
que l'Allemagne seule en bénéficiât».
o
La note du haut fonctionnaire français ajoutait : «Quant à la France,
elle paierait quinze milliards d'indemnité et abandonnerait le bassin de
Briey plus une partie de ses départements du Nord y compris Dunkerque et
sans doute Calais que l'on rattacherait soit à la Belgique devenue pratiquement terre d'Empire soit directement à l'Allemagne».
Désormais la Belgique et la France ne peuvent plus se faire d'illusions
sur le traitement que leur réserverait une Allemagne victorieuse.
Les choses en étaient restées là jusqu'au jour où apparut sur le devant
de la scène diplomatique à Bruxelles, un attaché d'ambassade allemand
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L'ALSACE-LORRAINE
naguère en poste à Rome, Madrid et Paris, présentement haut fonctionnaire en Belgique, le baron von der Lancken.
Ses négociations avec deux protagonistes belges et un français, les
barons Copée père et fils, la comtesse Mérode et Aristide Briand, tenteront
désormais de dominer le bruit meurtrier de la bataille.
Les barons Copée, père et fils, étaient de grands industriels, restés
par ordre à Bruxelles où, ils deviendront avec d'autres personnalités, les
agents de la politique secrète du gouvernement belge en exil. Ce qui ne les
empêchait pas, en raison de leurs affaires, d'entretenir de bonnes relations
avec les autorités d'occupation.
Française de naissance, la comtesse Pauline de Mérode avait épousé
un sénateur belge et s'était dévouée tout au long de la guerre au service de
la population en proie à la misère.
Aristide Briand, quant à lui, se trouvait en réserve de la République,
ayant quitté le pouvoir après une séance houleuse du Parlement, au cours
de laquelle le maréchal Lyautey, ministre de la Guerre, avait accusé les
Comités secrets «d'exposer la défense nationale à des risques périlleux».
«La Chambre tout entière s'était cabrée et l'indignation avait pris des
formes violentes (...) Lyautey surpris, désemparé et furieux descendit de la
tribune» (7)
La séance ayant été levée, Briand demanda à Lyautey de revenir dans
la salle. Le ministre de la Guerre refusa de s'expliquer sur ses propos.
«S'expliquer, c'est s'excuser, rétorqua-t-il; j'aime mieux m'en aller. Je
donne ma démission».
Le 18 mars à minuit, un communiqué annoncera que Briand a
renoncé à former un nouveau cabinet et que le Président de la République a
fait appel à Alexandre Ribot, l'un des chefs du parti républicain modéré.
A Bruxelles, Lancken, au cours d'un entretien avec le baron Evence
Coppée fils devant lequel le père s'était effacé, lui avait laissé entendre que
Guillaume II et l'entourage civil et diplomatique de celui-ci, veulent sincèrement la paix. Or, Lancken estimait que l'heure de les écouter était arrivée; la prolongation de la guerre serait un crime.
Lancken prétendait que l'Allemagne est décidée à restaurer la Belgique dans la plénitude de son indépendance politique, financière, économi-
(7) Lieutenant-colonel Charles Bugnet : Rue Saint-Dominique et G.Q.G.
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
que et militaire, ainsi qu'à réparer les préjudices causés par elle. De la
France et des alliés il n'en était pas question.
Or, le 23 janvier 1917, s'entretenant en Flandre française avec M. de
Broqueville, ministre de la Guerre de Belgique, le baron Coppée s'entendait dire que rien ne pourrait se faire sans l'accord des alliés.
Le roi des Belges, mis au courant, confirmait au baron Coppée, sa
pleine identité de vues avec M. de Broqueville. Les alliés devront être informés de toute proposition ayant un caractère officiel ou paraissant sérieuse.
Après ses interlocuteurs belges, Lancken avait envisagé de prendre
contact avec une personnalité française.
En vue de recueillir des instructions précises, il s'était rendu à Berlin
où il provoqua une réunion au sommet, au cours de laquelle Hindenburg
déclara que dans l'intérêt de la paix avec la France, on pourrait admettre
l'idée de se séparer de certaines parties (en tout cas pas très importantes,
dira-t-il) du territoire d'Empire, c'est-à-dire de l'Alsace-Lorraine. «Pour
l'avenir, ajouta-t-il, l'utilisation de l'armée aérienne a modifié les principes
de la détermination des frontières stratégiques qui avaient été appliquées en
1870.» Ce qui revenait à dire que grâce à l'aviation, l'Alsace-Lorraine avait
perdu l'intérêt stratégique que lui avait reconnu le roi de Prusse en personne, lorsqu'il écrivait le 26 octobre 1870 à l'impératrice Eugénie :
«l'Allemagne veut être assurée que la guerre prochaine la trouvera mieux
préparée à repousser l'agression sur laquelle nous pouvons compter aussitôt que la France aura réparé ses forces et gagné des alliés; c'est cette triste
considération seule et non le désir d'agrandir ma patrie, dont le territoire
est assez grand, qui me force à insister sur des cessions de territoires qui
n'ont d'autre but que de reculer le point de départ des armées françaises
qui, à l'avenir voudraient nous attaquer» (8).
Revenu à Bruxelles après son séjour à Berlin, Lancken avait revu le
baron Coppée chez la comtesse de Mérode, en présence du cardinal Mercier.
Celui-ci fera part de leurs entretiens au Souverain Pontife, qui, par la
suite, recevra le baron Coppée à Rome. Le Pape chargera le baron de dire
au chef du gouvernement belge combien il encourageait les démarches
entreprises en faveur de la paix.
(8) Cette lettre dont le texte est reproduit par Albert Chatelle (La paix manquée) a été offerte
à la France en 1918 par l'impératrice Eugénie alors âgée de 92 ans. Ce document se trouve
aux archives du Quai d'Orsay.
97
L'ALSACE-LORRAINE
De son côté, M. de Broqueville sera informé de la poursuite des pourparlers, mais tenu par le secret qu'il s'est engagé à respecter, il n'y fera pas
allusion lorsqu'il sera invité à déjeuner à l'Elysée par le Président de la
République. Celui-ci, de son côté, gardera le silence sur ses conversations
avec Sixte et Xavier de Bourbon, les beaux-frères de l'Empereur d'Autriche.
Entre temps, Lancken, grâce à l'entremise de la comtesse de Mérode,
avait tenté d'entrer en relations avec Aristide Briand qui, écrira-t-il, «passé
maître dans l'art de la persuasion, devait également apparaître comme
l'homme le plus propre à orienter l'opinion publique de France dans des
voies favorables à la paix».
De passage à Paris, la comtesse de Mérode demanda un rendez-vous
à Aristide Briand «pour une communication importante» (4 et 7 juin).
Bien qu'après cette entrevue Briand jugeât fragiles les bases indiquées
par Madame de Mérode, bien qu'une personnalité féminine lui parût peu
qualifiée pour servir d'intermédiaire dans une opération d'une telle envergure, il lui fit part des conditions mises par la France à une poursuite éventuelle des pourparlers : évacuation des territoires envahis - restitution de
PAlsace-Lorraine - réparation des dommages par l'ennemi.
Pour l'instant pourtant, Briand décidera de ne pas pousser plus avant
ses conversations avec Madame de Mérode qui dans une lettre lui fera part
de sa déception.
Après une entrevue avec le Président de la République, qui, tout en le
mettant en garde contre des illusions et des imprudences, ne sembla pas
l'avoir découragé, Briand décida «de ne pas rompre les contacts, mais ne
tenta rien pour les resserrer» (9).
Pendant ce temps, à Bruxelles, Lancken s'impatientait, d'autant plus
qu'en Allemagne la situation politique et économique se dégradait de jour
en jour.
Les chefs militaires allemands quant à eux, craignaient que les velléités pacifiques du Parlement n'augmentassent le malaise qui s'est manifesté
dans l'armée.
Le 19 juillet, la majorité parlementaire avait en effet voté une motion
affirmant que «le Reichstag désire une paix d'entente et de réconciliation
durable entre les peuples. Les conquêtes territoriales obtenues par la force,
(9) Georges Suarez, Briand.
98
ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
les mesures violentes d'ordre politique, économique ou financier sont
incompatibles avec une paix de ce genre».
Le baron Coppée et la comtesse de Mérode avaient à nouveau rencontré Lancken, plus que jamais persuadés de la sincérité des intentions de
paix de l'Allemagne.
Coppée quant à lui, avait rappelé au diplomate prussien l'inutilité de
toute démarche ultérieure qui n'aboutirait pas à l'indépendance totale de la
Belgique et à la restitution de l'Alsace-Lorraine à la France.
Le 27 août, après une entrevue avec le roi des Belges, Coppée arrive à
Paris où il est reçu par Briand. Celui-ci lui dit avoir apprécié les sentiments
de bonne amitié et la délicatesse de la Belgique envers la France, mais
qu'étant donné l'état de la question, il vaut mieux laisser à cette dernière le
soin de répondre aux propositions de l'Allemagne.
Briand se déclare néanmoins disposé à se rendre en Suisse pour rencontrer Lancken, mais seulement avec l'assentiment définitif du Président
de la République et du Président du Conseil.
Il ne serait d'ailleurs qu'un plénipotentiaire officieux des alliés mis au
courant, étant donné qu'il ne fait plus partie, pour le moment, du gouvernement.
Briand exprime enfin le désir d'avoir une conversation avec le Président du Conseil belge.
Le 3 septembre M. de Broqueville, de passage à Paris, invite Briand à
dîner au Ritz.
«La démarche est certainement dangereuse pour celui qui la fait, dira
le ministre belge, et l'on ne saurait prendre trop de précautions».
«Mais, répondra Briand, je considère que mon devoir de Français est
de m'oublier moi-même pour prendre à ma charge tous les risques de
l'entreprise, si difficile puisse-t-elle être. Ce sera ma façon de m'associer à
l'héroïsme de nos admirables poilus. Qu'importe l'homme quand il s'agit
de la patrie» (10).
«Dans l'échange de vues qui eut lieu entre M. Briand et le comte de
Broqueville, peut-on lire dans une note impersonnelle de la main du ministre français lui-même, il a été estimé que le programme minimum de la Belgique et de la France devait être le suivant :
(10) Exposé secret du comte de Broqueville cité dans G. Suarez «Briand» 1916-1918.
99
L'ALSACE-LORRAINE
1°) Préalablement à toute négociation officielle de paix, évacuation par
l'ennemi des territoires des alliés occupés par lui;
2°) Reconnaissance de l'indépendance politique, économique et militaire
de la Belgique;
3°) Restitution de l'Alsace-Lorraine à la France;
4°) Réparation de tous les dommages causés.»
Après cette entrevue avec le ministre belge, Briand notait dans ses
carnets intimes, à la date du 1er septembre, «... la suggestion me paraît
trop grave pour la garder. Je la communiquerai à mon gouvernement».
Entre-temps une crise ministérielle suscitée par une attaque violente
de Clemenceau contre Malvy avait abouti à la nomination de Painlevé
comme Président du Conseil.
Ribot, malgré l'hostilité générale du Parlement, et bien que Poincaré
estimât qu'il eut dû s'effacer de lui-même, conservait le portefeuille des
Affaires étrangères. On n'a pas oublié le rôle négatif qu'il joua dans les
pourparlers de Sixte et Xavier de Bourbon avec l'Empereur d'Autriche. Le
13 septembre le nouveau Président du Conseil rendait visite à Briand qui
l'informait des sollicitations dont il a été l'objet; Painlevé estime qu'il faut
pousser les négociations jusqu'au bout.
Reçu par Poincaré, Briand note dans ses carnets : «Visite à l'Elysée.
Confidence : favorable en principe s'il est possible de prendre toutes précautions pour éviter piège».
«Mais, écrit Poincaré dans ses «Souvenirs» au sujet de Briand, que
cherche-t-il. Il m'a laissé une impression pénible mélangée de défiance,
d'inquiétude.»
S'il faut en croire Lloyd George (dans ses Mémoires), Painlevé ne
semblait pas redouter que les avances de l'Allemagne ne fussent pas sincères, mais bien au contraire qu'elles le fussent.
«Car dans ce cas, écrit l'homme d'Etat britannique, il (c'est-à-dire
Painlevé) doutait que la France consentît à se battre si elle apprenait que les
Allemands étaient disposés à lui offrir les neuf dixièmes de l'AlsaceLorraine et à restituer la Belgique dans toute son intégrité.»
Briand ayant appris que Lancken acceptait un rendez-vous en Suisse
(22 septembre) s'empressa de s'entourer de toutes les garanties indispensables.
Poincaré lui affirma que rien ne sera fait sans l'accord des alliés;
Painlevé estima que les propositions ne doivent pas être écartées sans exa100
ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
men. Ribot manifesta une hostilité latente, il redoute des manœuvres.
«Il n'est pas question de rompre la solidarité entre la France et ses
alliés, lui écrit Briand, les territoires occupés doivent être évacués, la seule
paix admissible est subordonnée à la restitution intégrale de l'AlsaceLorraine.» «Il est bien entendu, précisait un post-scriptum de la main de
Briand, que si une suite quelconque était donnée à la proposition qui a été
transmise, le gouvernement français n'en aurait jamais rien su. Je prends
sur moi tout risque, trop heureux de servir les intérêts de mon pays et de ses
alliés...»
De son côté le baron Coppée reste toujours persuadé - et il l'écrit à
Briand - que l'Allemagne est mûre pour de plus larges discussions et que,
avec une quasi certitude de succès, les revendications déjà formulées pourraient recevoir satisfaction.
En revanche, Ribot continue à faire de l'obstruction et dans un message adressé aux alliés de la France, il insiste sur le fait qu'il est impossible
d'autoriser des conversations dans le genre de celle proposée par von Lancken sans consultation de tous les intéressés.
Et il ajoute : «M. Briand nous a fait la promesse de ne donner aucune
suite à son projet d'accepter un rendez-vous en territoire suisse, si, après
que nous aurions consulté nos alliés, notre avis était de déconseiller le projet en question».
Lorsque Briand prendra connaissance de ce texte, il se précipitera à
l'Elysée pour protester.
De cette visite Poincaré tirera la conclusion qu'il n'a jamais été question pour Briand d'accueillir des ouvertures en dehors des alliés; il en informera Ribot qui en fera part aux représentants diplomatiques de la France à
Rome et à Londres.
Rencontrant à Ouchy le baron von der Lancken, les deux émissaires
belges lui réitérèrent les conditions déjà connues, cependant qu'à Paris,
Briand attendait pour agir l'approbation des alliés.
Le 22 septembre arrivait la réponse de l'Angleterre, transmise par
l'ambassadeur de France à Londres.
Pour Lord Balfour, la rencontre en territoire suisse serait simplement
un piège. Il lui semble impossible que l'Allemagne puisse parler du rétablissement de la Belgique ou de la restitution à la France de l'Alsace-Lorraine
sans en même temps avouer qu'elle est vaincue. Or le moment de cet aveu
n'est pas encore arrivé.
101
L'ALSACE-LORRAINE
Ce même 22 septembre, M. de Broqueville affirmait à Ribot que le
gouvernement belge n'est nullement opposé au voyage de Briand en Suisse.
Mais le lendemain, alors que le jour de la rencontre à Ouchy appartient déjà au passé, Briand apprend de la bouche de Ribot que le gouvernement, d'accord avec les alliés, refuse de l'autoriser à se rendre en Suisse
pour y rencontrer von der Lancken. Briand est obligé de s'incliner.
«J'ai vu Briand ce matin, devait déclarer Ribot à Poincaré. Il était
pressé de partir. Je l'ai refroidi. Je lui ai fait connaître les télégrammes de
Londres et de Rome hostiles à la combinaison (...). Il a fini par conclure :
Vous avez raison, je vais rester à la campagne et me reposer.»
Poincaré de son côté notera dans ses Souvenirs : «Tous les ministres
sont nettement opposés à l'affaire Briand et croient que Briand est victime
d'illusions. Ribot en particulier paraît très mécontent. Il demande même
expressément à Painlevé de faire surveiller les démarches de Briand. S'il
passe outre, ce seront des «intelligences avec l'ennemi» et nous devrons aviser».
«S'il y a des gens poursuivis pour intelligence avec l'ennemi, remarqua Briand, on devrait bien en poursuivre d'autres pour inintelligence.»
Mais que sont devenus entre-temps les autres protagonistes de cette
déplorable tragi-comédie ?
Dans le résumé des faits qu'il rédigea en se nommant à la troisième
personne, Briand écrit : «M. Briand n'étant pas arrivé le jour fixé, la comtesse de Mérode en informa le baron von Lancken. A cette nouvelle, il
manifesta un grand mécontentement (...). Il confirma à nouveau sa conviction que cette entrevue aurait ramené la paix, que dans ce but, il avait fait
tout son possible et obtenu des pouvoirs qui, vraisemblablement, ne lui
seraient plus accordés».
En effet von der Lancken aurait dit au baron Coppée qu'il avait reçu
l'autorisation de préconiser une conférence de la paix qui siégerait à
Bruxelles... La restitution intégrale de l'Alsace-Lorraine était notamment
prévue et acceptée malgré la difficulté de faire avaler pareille chose au peuple allemand. L'on souhaiterait pourtant le démantèlement des forteresses
de Metz et de Strasbourg.
La seule récompense que récolteront les Coppée du côté français sera
d'être traités de «boches» par les gens du Quai d'Orsay, ainsi que le rapportera Briand.
M. de Broqueville trouvera étonnant qu'étant donnée leur correc102
E N J E U DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
tion, ils aient été ainsi maltraités.
On en était arrivé ainsi aux premiers jours d'octobre, lorsqu'une
petite phrase prononcée à l'intention d'un journaliste par l'ambassadeur de
France en Russie, mit le feux aux poudres.
Le diplomate avait affirmé que «les conditions de paix concernant
PAlsace-Lorraine étaient mises en discussion publique». La riposte allemande n'allait pas tarder.
«L'Allemagne, déclara le secrétaire d'Etat von Ktihlmann, peut-elle,
en ce qui concerne l'Alsace-Lorraine faire à la France des concessions quelles qu'elles soient ?
Nous n'avons qu'une réponse à faire : non jamais ? Tant qu'un poing
allemand pourra tenir un fusil, l'intégrité du territoire de l'Empire ne
pourra être l'objet de quelques pourparlers on concessions que ce soit».
Un débat à la Chambre des Députés sur le personnel diplomatique va
fournir à Ribot l'occasion de démentir ces propos. «Hier encore, avoua-til, c'était l'Allemagne qui faisait murmurer à l'oreille d'un haut personnage
politique que si le gouvernement français voulait engager une conversation
directe ou indirecte, nous pourrions espérer qu'on nous restituerait
l'Alsace-Lorraine. Le piège était trop grossier pour qu'on s'y laissât prendre».
Ce petit bout de phrase «à l'oreille d'un haut personnage français» ne
tardera pas à provoquer au sein du Parlement une polémique au cours de
laquelle on lavera bien du linge sale.
Briand demanda à Ribot de supprimer la phrase à l'Officiel. Ribot y
consentit. Mais c'était compter sans Clemenceau, qui, dès le lendemain,
dans «L'Homme Enchaîné», demandait «pourquoi le ministre après un
bref entretien avec un éminent député, avait cru devoir retrancher du Journal Officiel cette partie importante de sa déclaration».
Briand subordora que Clemenceau avait été renseigné par Ribot.
«Les deux compères, écrit-il dans ses Carnets, vont partir en guerre contre
moi».
Et il n'avait pas tort.
En effet, le 15 octobre Clemenceau revient à la charge. «Pourrai-je
demander à M. Ribot, notre ministre des Affaires étrangères, pourquoi
après avoir confié à la tribune le secret d'une manœuvre allemande en vue
d'une paix ignominieuse, d'une paix séparée, dont le prix serait l'Alsace-
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L'ALSACE-LORRAINE
Lorraine, et nous avoir annoncé qu'il avait reçu la confidence d'un haut
personnage politique, il a cru devoir, après un assez vif entretien avec un
éminent député, retrancher du Journal Officiel cette importante partie de
sa déclaration ? Une telle réticence est bien faite pour étonner. Serait-il
donc possible qu'une si étrange suggestion, qui ne pourrait aboutir à rien
de moins qu'à la consommation de notre ruine matérielle et morale, fut
venue d'un politicien français ? Je ne veux pas le croire; mais je n'en serai
bien sûr qu'après l'explication de M. Ribot».
Ayant lu l'article de Clemenceau, Briand demanda aussitôt une
audience au Président de la République.
Poincaré notera dans ses «Souvenirs» : «II, c'est-à-dire Briand,
affecte d'être ému d'un article de Clemenceau, qui sans le nommer, le met
en cause dans l'affaire Lancken. Je dis à Briand que si Ribot a cru pouvoir
faire à la tribune cette allusion assurément trop précise à son intervention,
c'est qu'il savait que lui, Briand, continuait dans les couloirs à laisser
entendre que la paix aurait été possible».
Briand conclut des propos tenus par Poincaré, que celui-ci se rangeait
délibérément du côté de Ribot, et il décida de se défendre. Il le fera depuis
la Chambre des Députés, où de sérieux accrochages se produiront entre lui
et Ribot.
Entrer dans les détails de ces séances houleuses dépasserait le cadre de
cette communication.
Grâce à ces débats, les députés devaient apprendre ce que Georges
Suarez (11) appelle «tous les mystérieux dessous de la machination... Les
députés devinaient qu'une vilaine intrigue avait sapé un belle espérance.».
La dernière parole au cours du débat appartint à Briand qui
s'écriera : «J'ai porté la question comme je devais le faire entre les mains et
sous le contrôle de mon gouvernement, et mon gouvernement ayant prononcé, après avoir consulté ses alliés, je n'avais plus rien à faire, ni à dire.
Seulement quand on s'empare de l'incident et qu'on s'efforce de me faire
jouer un rôle qui ne pouvait pas être le mien, j'ai le droit de dire : Non,
mon rôle n'a pas été tel».
On put lire dans le Journal Officiel à la suite de cette intervention de
Briand : «Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs».
Ribot essaya bien de formuler quelques vagues excuses à l'adresse de
Briand, mais il était condamné. Quelques jours plus tard il remettait sa
(11) Georges Suarez, ouvrage cité.
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ENJEU DE DEUX TENTATIVES DE PAIX AVORTÉES
démission et Painlevé lui succédait. «Il mourait de l'occasion perdue un
beau jour de septembre à Ouchy.» (12)
Malheureusement l'affaire Briand-Lancken ne se trouvait pas pour
autant reléguée au placard des occasions perdues.
Elle devait resurgir en 1919 dans la foulée de la brouille qui depuis
des années opposait Briand à Clemenceau. D'autant plus que ce dernier
tenant à garder pour lui seul le profit moral de la victoire s'était opposé à ce
que Briand fût associé aux préliminaires de la paix.
Alors que certains venaient sussurer à l'oreille de Clemenceau : «Prenez Briand, c'est l'heure de la paix», le Tige répondait : «Pourquoi lui et
pas moi ? A cause du baron Coppée et de son ami Lancken. Pour ce que ça
lui a servi !».
Or voilà que fort opportunément va surgir des tiroirs d'un personnage assez douteux, un dossier relatif aux tractations Briand-Lancken et
fabriqué avec des papiers découverts à Bruxelles dans le bureau de l'intermédiaire allemand.
Bonne aubaine pour une revanche de Ribot, bon moyen pour Clemenceau de se débarrasser d'un concurrent en la personne de Briand.
Le dossier avait été vendu à Clemenceau pour une somme de cent
mille francs par un certain Alfred Léopol qui se disait ancien directeur des
archives secrètes allemandes et qui s'était réfugié en France.
Les papiers attribués à Lancken démontraient que Briand avait tenu
dans les pourparlers le rôle d'une dupe ou d'un complice de l'ennemi (13).
Briand en sera prévenu par un député qui avait pour mission de lui
conseiller : «Si vous ne combattez pas la candidature de Clemenceau à la
présidence de la République on ne se servira pas des armes que l'on détient
contre vous».
Pour rendre à Clemenceau la monnaie de sa pièce, Briand décida
alors de fermer au Tigre l'accès de l'Elysée.
On lui avait rapporté le mot de Clemenceau : «Le 17 janvier j'entrerai à l'Elysée pour sept ans. Pendant sept ans Briand battra la semelle
devant la présidence du Conseil». Ce à quoi Briand avait répondu : «Ah !
c'est ainsi, c'est Clemenceau qui battra la semelle devant la présidence de la
République».
(12) Georges Suarez, ouvrage cité.
(13) Georges Suarez, ouvrage cité.
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L'ALSACE-LORRAINE
On connaît la suite de l'histoire : comment Clemenceau conjuré par
ses amis de poser sa candidature répondit : «Non, je m'en F...». Et il partit
pour Giverny.
Deschanel qui avait accepté de se présenter recueillit 408 voix, Clemenceau 389. Sur ce, le Tigre informa le président de l'Assemblée Nationale qu'il priait ses amis de ne plus poser sa candidature à la présidence de
la République. Deschanel sera élu au deuxième tour. Et lorsqu'il demandera à Clemenceau de le recevoir après son élection, le Tigre refusa.
«C'est une magnifique rigolade, devait-il déclarer par la suite. De
tous ceux qui pouvaient désirer l'Elysée, Deschanel est certainement le plus
idiot. C'est lui que l'on a choisi. Ça c'est ma revanche. Une belle revanche
dont vous verrez plus tard les effets.»
Etrange prédiction en vérité que la réalité ne tardera pas à confirmer.
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