D O S S I E R Les interactions médicamenteuses : rôle des cytochromes P450 ● B. Baldin*, A. Spreux*, M. Drici** Points forts ■ Par leur effet inhibiteur enzymatique du CYP450, des médicaments très divers peuvent, lorsqu’ils sont associés à d’autres, conduire à des effets toxiques délétères. ■ Les conséquences cliniques de cette inhibition dépendent de plusieurs facteurs tels que la dose, la chronologie et la susceptibilité individuelle. ■ Les médicaments inducteurs du CYP450 stimulent le métabolisme d’autres substrats et peuvent faire conclure, à tort, à l’inefficacité des médicaments associés. Mots-clés : Cytochrome P450 - Médicament - Inhibition enzymatique - Induction enzymatique. L‘ organisme dispose d’un puissant système de métabolisation des médicaments, situé principalement dans le foie, qui les “détoxifie” en les rendant hydrosolubles et/ou en les conjuguant pour permettre leur élimination dans l’urine ou les fèces. Les réactions de métabolisation hépatique comprennent des réactions dites de “phase 1” (oxydation, réduction, hydrolyse principalement) et des réactions de phase 2 (sulfoou glucuronoconjugaison). Les réactions d’oxydation sont sous la dépendance d’un système enzymatique complexe : celui des cytochromes P450 (CYP), enzymes membranaires qui catalysent les réactions de mono-oxygénation. Ils sont localisés préférentiellement dans le foie, mais aussi dans l’épithélium de l’intestin grêle. Plusieurs isoformes de CYP ont été identifiés et un système de nomenclature permet de les différencier. Ils sont groupés en familles et sous-familles. Seules les familles CYP1, CYP2 et CYP3 et leurs sous-familles : CYP2D6, CYP3A4, CYP1A2, CYP2C9, CYP2C19 présentent un intérêt clinique dans le métabolisme des médicaments. Certains CYP, tel le CYP2C19, sont * Centre régional de pharmacovigilance, hôpital Pasteur, Nice. ** Laboratoire de pharmaco-toxicologie, hôpital Pasteur, Nice. La Lettre du Cardiologue - n° 325 - février 2000 des enzymes soumises au polymorphisme génétique : dans la population, on retrouve ainsi des phénotypes enzymatiques “intensifs”, “intermédiaires” ou “pauvres” qui induisent des variations du métabolisme médicamenteux considéré. Une parfaite connaissance des réactions de biotransformation des médicaments est utile pour prévoir de possibles interactions médicamenteuses : des études préalables peuvent être réalisées soit in vitro (hépatocytes isolés, microsomes humains), soit in vivo. Pourtant, un certain nombre d’interactions médicamenteuses ne sont découvertes que lors de notifications spontanées des médecins. La maîtrise expérimentale du système des CYP est difficile. En effet, un même CYP peut avoir deux médicaments pour substrats, avec une affinité différente (tableau I) ; un CYP peut aussi induire Tableau I. Principaux produits métabolisés par le CYP450 3A4. Alfentanil Alprazolam Amiodarone Amitriptyline Amlodipine Atorvastatine Carbamazépine Cérivastatine Cisapride Citalopram Clarithromycine Clopidogrel Clozapine Codéine Colchicine Cyclophosphamide Ciclosporine A Dapsone Delavirdine Dextrométhorphane Diazépam Diltiazem Docétaxel Ebastine 17-bêta-estradiol Érythromycine Éthinylestradiol Félodipine Finastéride Flutamide Gestodène Granisétron Halopéridol Ifosfamide Imipramine Indinavir Ivermectine Lansoprazole Lidocaïne Loratadine Meloxicam Midazolam Névirapine Nicardipine Nifédipine Nimodipine Nitrendipine Oméprazole Paclitaxel Progestérone Propafénone Quinidine Ritonavir Saquinavir Simvastatine Sulfaméthoxazole Sufentanil Tacrolimus Tamoxifène Théophylline Triazolam Vérapamil Warfarine 23 D O S S I E R Tableau II. Inducteurs et inhibiteurs enzymatiques. (D’après la liste de D.A. Flockart) (http://www.dml.georgetour.edu/depts/pharmacology/davetab.html). 1A2 2C19 2C9 2D6 2E1 3A4 INHIBITEURS Cimétidine Ciprofloxacine Fluvoxamine Ofloxacine Ticlopidine Cimétidine Fluoxétine Fluvoxamine Kétoconazole Lansoprazole Oméprazole Paroxétine Ticlopidine Amiodarone Fluconazole Fluoxétine Isoniazide Paroxétine Ticlopidine Amiodarone Fluoxétine Halopéridol Indinavir Paroxétine Quinidine Ritonavir Sertraline Disulfirame Amiodarone Cimétidine Clarithromycine Érythromycine Jus de pamplemousse Itraconazole Kétoconazole Alcool Isoniazide Carbamazépine Glucocorticoïdes Griséofulvine Phénytoïne Rifampicine Ritonavir INDUCTEURS Tabac Oméprazole Carbamazépine Phénobarbital Rifampicine Absent chez 15 à 30 % des patients de type asiatique Absent chez 1 % des patients de type caucasien ou inhiber l’activité d’une autre sous-famille de cytochromes sans en être le substrat (1). Enfin, un même médicament peut être métabolisé par plusieurs CYP, avec des voies préférentielles qui sont variables en fonction du polymorphisme génétique. INHIBITION ENZYMATIQUE DES CYP : SOURCE D’INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES L’inhibition enzymatique est le mécanisme le plus souvent impliqué dans les interactions médicamenteuses (tableau II). Lorsque deux substances sont métabolisées par le même cytochrome, elles entrent en compétition. Le médicament ayant la plus forte affinité pour le CYP occupe les sites de liaison compétitivement et réduit la capacité du foie à métaboliser l’autre substance. Celleci va s’accumuler dans l’organisme. Ce type d’interaction, qui provoque une élévation des concentrations du médicament inhibé, induit une réponse pharmacologique plus importante, entraînant ainsi une majoration du risque d’effets indésirables, qui peut parfois mettre en jeu le pronostic vital. ✔ Un des exemples les plus marquants en cardiologie est le cas du mibéfradil (Posicor®), qui a été récemment retiré du marché. Le mibéfradil est un puissant inhibiteur du CYP3A4, qui est une des voies de biotransformation de nombreux médicaments, et notamment de la majorité des “statines”. Ainsi, lors de la prise concomitante de simvastatine, il existe un risque accru de rhabdomyolyses sévères. De même, son association à des médicaments qui prolongent la durée de l’intervalle QT est susceptible de faciliter l’apparition de torsades de pointe. ✔ Un effet particulier du jus de pamplemousse est à signaler. Certains flavonoïdes du pamplemousse inhibent le CYP3A4 intestinal et peuvent multiplier par dix la concentration plasmatique de certains médicaments métabolisés par le même CYP (tableau I). 24 Absent chez 7 % des patients de type caucasien Hyperactif chez 1 % des patients de type caucasien CARACTÉRISTIQUES DE L’INHIBITION ENZYMATIQUE Chronologie L’inhibition enzymatique débute dès que des concentrations suffisantes de l’inhibiteur sont atteintes dans le foie (habituellement en quelques heures) ; elle est maximale dans les 24 heures. Dès l’arrêt du médicament inhibiteur, l’inhibition devient réversible dans des délais qui varient selon la demi-vie du médicament inhibiteur (2, 3). Ainsi, l’amiodarone (Cordarone®) est un agent inhibiteur du métabolisme enzymatique hépatique des anticoagulants oraux. L’effet inhibiteur de l’amiodarone se manifeste en général après une semaine de traitement, atteint son niveau maximal après un mois et disparaît quelques mois après son arrêt, compte tenu de sa longue demi-vie (4). En conséquence, des cas d’hypoprothrombinémie (variations de 50 à 100 %) et d’épisodes hémorragiques ont été décrits au décours de sa coprescription avec la warfarine (4). Dose L’inhibition enzymatique est généralement dose-dépendante. La cimétidine est un puissant inhibiteur enzymatique du CYP3A4 uniquement à une posologie supérieure ou égale à 800 mg par jour ; aucune interaction n’a été mise en évidence à une posologie plus faible (5, 6). Le fluconazole (Triflucan®) ne présente une action inhibitrice enzymatique du CYP3A4 qu’à une posologie de 100 mg/j, voire même 200 mg/j (7). Susceptibilité individuelle Certains patients peuvent présenter une déficience génétique de certains cytochromes et seront donc plus sensibles que d’autres aux inhibiteurs enzymatiques. Le CYP2D6 transforme la codéine en morphine ; il en résulte que l’administration de quinidine, puissant inhibiteur de ce CYP2D6, va entraîner une inefficacité de la La Lettre du Cardiologue - n° 325 - février 2000 D codéine chez les patients qui présentent un déficit en CYP2D6 (8 % de la population de type caucasien, 2 % de la population de type asiatique) (8). Puissance inhibitrice Elle varie selon les médicaments au sein d’une même classe. Dans la famille des bloqueurs des canaux calciques, le diltiazem, le vérapamil et la nicardipine apparaissent comme des inhibiteurs enzymatiques de puissance modérée. Toutefois, le diltiazem et le vérapamil multiplient les concentrations de ciclosporine par 2 à 4, risquant ainsi de majorer la toxicité rénale de la ciclosporine (9, 10). Cet effet est d’autant plus préoccupant que ces médicaments peuvent être prescrits dans l’HTA résultant de l’administration de ciclosporine. D’autres bloqueurs des canaux calciques tels que l’isradipine, la nitrendipine et l’amlodipine ne semblent pas modifier la ciclosporinémie. De manière similaire, un risque de sédation prolongée peut être provoqué par la coprescription de bloqueurs des canaux calciques avec du midazolam ou de l’alfentanil (11). Le vérapamil inhibe aussi le métabolisme de la quinidine, exposant le patient à une majoration des effets indésirables (hypotension artérielle, bloc auriculoventriculaire...) (12). Quelques interactions en cardiologie Statines et antifongiques imidazolés. L’itraconazole et le kétoconazole sont de puissants inhibiteurs du CYP450. Leur association à la simvastatine, la cérivastatine ou l’atorvastatine est contreindiquée en raison d’une élévation de leurs concentrations plasmatiques qui induit un risque accru de rhabdomyolyse (13). Flécaïnide et amiodarone. L’inhibition par l’amiodarone (400 mg/j) du métabolisme de l’acétate de flécaïnide (100 mg) peut être responsable d’une élévation majeure des concentrations de cette dernière, dont l’index thérapeutique est très étroit. Cette interaction, bien que très rare, est de mauvais pronostic, avec apparition de blocs auriculoventriculaires, de collapsus et risque de mortalité élevé. Lorsque l’association amiodarone-flécaïnide s’avère nécessaire, une réduction de 30 à 50 % de la posologie d’acétate de flécaïnide, associée à une surveillance biologique (dosage plasmatique), est préconisée (14). Bêtabloquants et lidocaïne. Le propranolol (Avlocardyl®...), le métoprolol (Lopressor®, Seloken®...) et le nadolol (Corgard®) administrés au long cours sont susceptibles d’inhiber le métabolisme de la lidocaïne administrée en i.v. La toxicité résultante liée à la lidocaïne (15) peut se manifester par des bradycardies sévères, des arrêts cardiaques, ou encore des tableaux d’agitation et d’agressivité. Si une telle association est nécessaire, il faut adapter la posologie de la lidocaïne en fonction d’un contrôle des concentrations plasmatiques et d’une surveillance clinique et électrocardiographique des plus soigneuses. La Lettre du Cardiologue - n° 325 - février 2000 O S S I E R Cisapride et macrolides, cisapride et imidazolés antifongiques. Le cisapride (Prepulsid®) est un médicament pouvant être responsable de l’allongement de l’intervalle QT avec risque de torsades de pointe. Ce risque est majoré en cas d’inhibition de son métabolisme par les macrolides (tous, sauf la spiramycine) ou par les imidazolés antifongiques (itraconazole, fluconazole, miconazole) : ces associations sont contre-indiquées (16). INDUCTION ENZYMATIQUE Certains médicaments augmentent l’activité catalytique du CYP : l’induction enzymatique affecte principalement la phase I du métabolisme (oxydation, réduction, hydrolyse), et à un moindre degré la phase II (glucuronoconjugaison). L’induction enzymatique par un médicament conduit à l’augmentation du métabolisme de l’autre médicament, et donc à une baisse d’efficacité (2, 3). Cette induction enzymatique résulte généralement de l’augmentation de synthèse des différents CYP. Parmi les inducteurs enzymatiques les plus couramment rencontrés, on peut citer le phénobarbital, la phénytoïne, la carbamazépine, la rifampicine, la rifabutine, le méprobamate et la griséofulvine. La culture d’hépatocytes ou les suspensions de microsomes humains permettent de déterminer la puissance inductrice des médicaments. Caractéristiques de l’induction enzymatique Chronologie. Le délai de survenue et de disparition de l’effet inducteur est progressif et dépend de la demi-vie de l’inducteur. L’induction peut être détectée au bout de 8 jours avec le phénobarbital, est maximale au bout de 2 semaines et persiste 2 à 3 semaines après l’arrêt de l’inducteur (2). Avec la rifampicine, l’induction atteint son maximum en 5 à 10 jours et disparaît en 5 à 10 jours suivant son arrêt (17). Dose. L’induction enzymatique est dose-dépendante : des doses élevées de médicaments inducteurs entraînent une majoration de l’induction. Chez un patient, l’augmentation de posologie du phénobarbital (100 mg/j à 200 mg/j) diminuait les taux plasmatiques de warfarine (18). En pathologie cardiovasculaire, certains médicaments voient leur efficacité diminuée par augmentation de leur métabolisme lors d’association avec des inducteurs enzymatiques. Parmi ceux qui nécessitent une adaptation de posologie (augmentation de posologie du médicament induit) et une surveillance clinique et/ou biologique figurent la majorité des dihydropyridines, l’hydroquinidine (Sérécor®), la quinidine (Longacor®), le disopyramide (Rythmodan®) et les antivitamines K. CONCLUSION En thérapeutique cardiovasculaire, seules certaines interactions du type inhibition enzymatique sont essentielles à considérer. 25 D O S S I E R L’administration d’un comprimé, prescrit seul ou avec des inhibiteurs enzymatiques, peut entraîner des concentrations plasmatiques différentes (normales ou décuplées) (19). Afin d’évaluer le potentiel d’inhibition ou d’induction enzymatique médié par les CYP, des modèles in vitro puis in vivo ont permis de mettre en évidence des interactions médicamenteuses potentielles. Certaines interactions sont connues des patients et parfois même utilisées : aux États-Unis, par exemple, nombre de patients hypertendus ou greffés ont diminué par deux leur facture mensuelle de félodipine ou de ciclosporine en prenant très régulièrement du jus de pamplemousse. ■ 7. Tetts et coll. Drug interactions with fluconazole. Med J Aust 1992 ; 156 : 365. 8. Tseng C.Y. et coll. Formation of morphine from codeine in chinese subjects of different CYP2D6 genotypes. Clin Pharmacol Ther 1996 ; 60 : 177. 9. Lindholm A. et coll. Verapamil inhibits cyclosporin metabolism. Lancet 1987 ; 1 : 1262. 10. Pochet J.M. et coll. Cyclosporine-diltiazem interactions. Lancet 1986 ; 1 : 979. 11. Ahonen J et coll. Effect of diltiazem on midazolam and alfentanil disposition in patients undergoing coronary artery bypass grafting. Anesthesiology 1996 ; 85 : 1246. 12. Trohman R.G. et coll. Increased quinidine plasma concentrations during administration of verapamil : a new quinidine-verapamil interaction. Am J Cardiol 1986 ; 57 : 706. 13. Curel P. Itraconazole and fluconazole interactions : similarities and differences. Reactions 1998 ; 699 : 3. B I B L I O G R A P H I Q U E S 14. Maury Ph., Vuille C., Metzger J. et coll. Intoxication sévère à l’acétate de flécaïnide. Arch Mal Cœur 1999 ; 92 (2) : 273-7. 1. Guengerich F.P. Cytochrome P4503A4 and role in drug metabolism. 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L’amiodarone (Cordarone®) est un agent inhibiteur du métabolisme enzymatique hépatique des anticoagulants oraux. L’effet inhibiteur de l’amiodarone se manifeste en général après une semaine de traitement, atteint son niveau maximal après un mois et disparaît quelques mois après son arrêt, compte tenu de sa longue demi-vie. 26 La Lettre du Cardiologue - n° 325 - février 2000