L`endogène

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Socio-anthropologie
11 | 2002
Attirances
L’endogène
Pour le dépassement des limites du métissage et de la créolité
André Whittaker
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition électronique
URL : http://socioanthropologie.revues.org/143
ISSN : 1773-018X
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2002
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
André Whittaker, « L’endogène », Socio-anthropologie [En ligne], 11 | 2002, mis en ligne le 15 novembre
2003, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/143
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© Tous droits réservés
L’endogène
L’endogène
Pour le dépassement des limites du métissage et de la créolité
André Whittaker
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Lorsque les instruments conceptuels existant sur le marché des sciences sociales ne
peuvent appréhender certaines réalités sociales, on opère généralement par extension de
concepts rapprochés. Cette extension peut déboucher sur deux effets pervers. D’une part,
elle peut dénaturer cette réalité ou en faire une fausse lecture ; d’autre part, elle peut
affaiblir l’instrument conceptuel en le glissant dans une zone d’ambiguïté, créant ainsi
une confusion épistémologique inopératoire. C’est pourquoi il est plus opportun, dans
certains cas, de construire un nouvel instrument conceptuel pour appréhender cette ou
ces réalité(s) spécifique(s) ou nouvelle(s) qui jusque-là n’avai(en)t pas fait l’objet
d’investigation scientifique ; et/ou de construire une nouvelle pensée. Un instrument
conceptuel, le métissage, et une notion, la créolité ou créolisation, candidates au statut
d’instrument conceptuel, sont aujourd’hui confronté à ce problème.
2
Depuis un quart de siècle les phénomènes de contact et de mélanges culturels débouchant
sur l’émergence de nouvelles iden-tités et pratiques collectives attirent une attention
particulière des sciences sociales. Parmi les multiples qualificatifs plus ou moins
péjoratifs (syncrétisme, sang mêlés, bâtard, mixture…) qui désignent ces phénomènes,
l’un d’entre eux semble avoir été promu au rang d’instrument conceptuel par la
communauté scientifique : le métissage. Ce concept a connu un réel succès. Mais, par effet
de mode ou de commodité intellectuelle, il a fait l’objet de toutes sortes d’extensions tant
et si bien qu’il subit aujourd’hui le double phénomène précité, d’affaiblissement
conceptuel et de fausse lecture de certaines réalités dont celles de l’émergence de
nouvelles identités collectives et pratiques sociales. Si le métissage ne délimite pas son
objet et continue à satisfaire l’effet de mode, il risque de s’inscrire dans une antinomie
conceptuelle qui le réduirait à n’être qu’une banale idéologie de la mondialisation comme
certains le lui reprochent déjà.
3
Une autre notion voit sa candidature au statut de concept scientifique se heurter
précisément à ces problèmes : la créolisation . Nous démontrons que la créolité et la
créolisation, piégées par la ruse du langage, se noient dans un universel abstrait.
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Compte tenu de leurs limites, aucun de ces notions-concepts ne peut réellement
appréhender les phénomènes d’émergence de nouvelles identités collectives et pratiques
sociales. Du coup c’est tout un champ d’investigation pertinent, en ce début du XXI e
siècle, qui se trouve vierge, c’est-à-dire sans instrument conceptuel ou paradigme pointu
pour son exploration.
5
Le concept d’endogène proposé dans cette étude est le pivot d’une nouvelle approche qui
considère que les entités culturelles tendent à s’émanciper de leurs cultures mères, par
dépassement dialectique, en construisant des identités autonomes. Il convient par
conséquent de les étudier en soi et pour soi. La pensée endogène a l’ambition non
seulement de dépasser les limites du métissage et de la créolité ou la créolisation, mais de
fonder la construction d’une nouvelle pensée antillaise-guyanaise, voire du Sud : Afrique,
Caraïbes, Pacifique (ACP).
6
Le mot métis vient du mot latin mixtus qui veut dire mélangé et plus précisément « qui est
fait de moitié d’une chose et de moitié d’une autre » selon le dictionnaire. Cette définition
a connu de nombreuses extensions, interprétations, acceptions et connotations. Si l’on
veut éviter des confusions notoires qui faussent l’analyse scientifique, il importe de
délimiter le champ de ce concept en éclaircissant ses régions sens. Pour cela, il est
nécessaire de risquer une classification des approches et des interprétations du métissage
en soulignant l’intérêt mais aussi les difficultés et limites de chacune d’elles.
7
On peut arbitrairement distinguer trois grandes zones d’approche du métissage et une
quatrième proposée dans la présente étude : le métissage générique ou fondamental,
l’anti-métissage, le métissage phénoménal et un métissage circonstanciel ou contingent
que nous proposons.
8
A. Le métissage générique ou l’approche philosophique
9
La première approche du métissage part d’une définition générique du concept, comme
caractéristique du genre humain : toute culture est métisse. Elle dégage des principes
philosophiques déterministes : tout commence et finit par le métissage. Cette approche
donne lieu notamment à trois discours.
10
Le premier discours est développé notamment par F. Laplantine et A. Nouss1, qui donnent
à leur petit livre, Le métissage, l’« ambition (...) de contribuer à transformer cette notion
en concept voire en paradigme… » (p.8) . Les « jalons théoriques » partent d’un constat :
« le mélange est un fait qui n’a rien de circonstanciel, de contingent,… » ; le métissage
« n’est autre que la reconnaissance de la pluralité de l’être dans son devenir » (p. 71). La
pensée métisse est une pensée de la médiation et de la participation à au moins deux
univers.
11
Mais, comment concrètement s’articule cet univers pluriel ? Devant ce mur, les auteurs
avouent ne pas posséder de clé, et préfèrent répondre par la négative. « Faute de pouvoir
dire ce qu’est le métissage (...) nous pouvons néanmoins tenter maintenant de nous en
approcher en précisant ce qu’il n’est pas. » (p. 80) Par extrapolation on comprend qu’il est
une sorte de « non-être », qui ne peut pas ne pas être ou encore une sorte de nature
composite que l’on ne peut saisir que comme un tout abstrait dépassant la « rationalité
scientifique ». La tentative d’esquisse théorique de Laplantine et Nouss, ne parvenant pas
à définir l’univers pluriel, s’aventure et s’égare dans la métaphysique.
12
Le deuxième discours est celui de la créolité ou la créolisation, que nous développerons
plus loin.
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Le troisième discours est le support idéologique de la mondialisation qui devait se
présenter comme un phénomène inéluctable, parce que naturel, répondant à une loi de
l’Histoire. Le métissage est venu à point nommé pour répondre à ce besoin idéologique.
Les médias se sont mis à propager et à diffuser toutes sortes de messages, de slogans, de
mots d’ordre, de clichés se résumant par : le XXIe siècle sera celui du métissage.
14
Dès lors, tout se confond. Le métissage fait voler en éclats la frontière entre métissage et
non-métissage, le « Tout-monde » étant un monde métis. Poussée à l’extrème, cette
pensée métisse tota-lisante débouche sur une impasse caractérisée par l’antinomie 1= -1.
Car si tout est métissage, rien ne différencie le métissage du non-métissage. Le métissage
désigne à la fois ce qui est mélangé et ce qui ne l’est pas, donc quelque chose et son
contraire. Cette propo-sition antinomique est intenable et avec elle s’effondre toute la
philosophie métisse.
15
B. La négation du métissage ou l’anti-métissage
16
La deuxième approche, se situant à l’autre extrémité, prend radicalement le contre-pied
de la pensée métisse. Cette position se traduit par une négation du métissage en tant
qu’instrument conceptuel. Elle considère que le métissage est épiphénomènal, accidentel
et nullement pertinent.
17
Parmi les écrits qui défendent cette position, l’ouvrage de R. Toumson, Mythologie du
métissage, nous semble le plus inté-ressant2. C’est un réquisitoire en ordre contre le
métissage qui cacherait une idéologie « impliquant une négation de l’altérité ». Il
déconstruit le concept en dévoilant ses ambiguïtés étymologiques et démontre que
l’histoire du métissage est une mythologie.
18
Toumson réussit magistralement son opération de démolition de la mythologie du
métissage, mais il a malheureusement oublié un petit détail qui limite la portée de son
discours : c’est le fait socio-anthropologique du métissage, incontestable dans certaines
situa-tions de contact culturel. On ne peut scientifiquement nier un fait objectif à cause
des interprétations subjectives qui le dénaturent.
19
Ainsi, chassez le métissage, il revient aussitôt. Mieux vaut dans ce cas l’apprivoiser, le
situer et le canaliser, plutôt que le nier. C’est ce que tentent de faire certains historiens
comme S. Gruzinski et anthropologues comme J.-L Amselle et J.-L Bonniol, en développant une approche que nous qualifions de phénoménale.
20
C. Le métissage phénoménal ou l’approche historique et anthropologique
21
L’approche phénoménale met l’accent sur la constance et la pertinence du fait de
métissage. Elle ne risque pas, comme l’approche générique, une fusion entre métissage et
non-métissage. En ce sens que le métissage est temporel. Il se situe à un moment dans le
temps et à un lieu dans l’espace, dans un rapport complexe avec le non-métissage. Cette
démarche est logique et cohérente tant que le concept n’est pas utilisé pour appréhender
des catégories permanentes comme les nouvelles identités collectives. Lorsqu’elle
s’aventure sur ce terrain, elle tombe sous le coup de l’antinomie précédemment
démontrée pour la pensée métisse. Les différents angles sous lesquels a été développée
cette approche mettent en évi-dence ces difficultés.
22
L’angle historique de S. Gruzinski est exposé dans un ouvrage au titre prometteur : La
pensée métisse3. Gruzinski part d’un constat quasi-unanime, celui que le phénomène de
métissage se « retrouve à des échelles diverses tout au long de l’histoire de l’humanité »
(p. 36). Il formule au départ un questionnement pertinent : « Par quelle alchimie les
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cultures se mélangent-t-elles ? » Mais, mal-heureusement, les réponses se limitent aux
faits historiques. Cette démarche n’est pas toutefois inintéressante car elle apporte
beaucoup d’éclaircissements sur la problématique des contacts culturels en invitant à une
nouvelle lecture de l’histoire. L’occidentalisation du monde est analysée dans sa globalité
et sa complexité.
23
Gruzinski analyse de manière fine où commence le métissage à travers l’histoire, mais
non pas où il finit, c’est-à-dire comment naissent les cultures non métisses ou encore
comment les cultures s’émancipent du métissage. Ainsi, il ne dégage pas des lois ou des
régularités permettant d’appréhender les phénomènes d’émergence des identités
nouvelles dans leur spécificité.
24
J.-L. Amselle, dans son ouvrage Logiques métisses, essaie de dépasser cette difficulté
majeure4. Il aborde la problématique du métissage sous l’angle anthropologique en
affichant d’emblée son ambition de dégager sinon une loi, du moins une régularité. Pour
cela il est obligé, malheureusement, de faire un renversement conceptuel, certes
judicieux, mais qui, loin d’éclaircir le débat, l’obscurcit.
25
Il commence par présenter la logique métisse plutôt comme un projet de dépassement de
la raison ethnologique prisonnière de l’analyse binaire commode, mais stérile, et dont les
fondements se révèlent discutables : société sans Etat/société à Etat, autosubsistance/
marché, paganisme/islam...
« L’analyse en termes de “ logique métisse ” permet au contraire d’échapper à la
question de l’origine et de faire l’hypothèse d’une régression infinie. Il ne s’agit plus
de se demander ce qui est premier, du segmentaire ou de l’Etat, du paganisme ou de
l’islam, de l’oral ou de l’écrit, mais de postuler un syncrétisme originel, un mélange
dont il est impossible de dissocier les parties. » (p. 248)
26
C’est-à-dire l’indistinction. Le métissage serait donc la caractéristique fondamentale des
cultures marquées par ce syncrétisme originel.
27
Amselle est confronté au même problème d’antinomie conceptuelle que la pensée
métisse. Où s’arrête et où commence le syncrétisme originel ? Il ne peut répondre à ces
questions car la logique métisse n’est en fait qu’une hypothèse d’école. Ce qui le conduit,
dans un autre ouvrage, à s’éloigner de la problématique du métissage pour développer la
thématique du « branchement5 ».
28
La démarche de J.-L. Bonniol est plus prudente. Il tente de présenter « quelques éléments
de réflexion préalables » à « une théorie du métissage [qui] reste encore à produire 6 ». Il
commence par mettre en cause le fondement biologique implicite du métissage à partir
de l’individu métis. Mais l’individu métis a des marques biologiques visibles. Ces
différences, pour Bonniol, sont liées à la notion de race et ainsi à celle de race pure et
impure, ce qui relève d’une interprétation socioculturelle. L’importance de
l’interprétation sociale et culturelle du métissage est clairement démontrée par l’exemple
des Antilles-Guyane et de la Désirade.
29
La représentation sociale du métissage a connu aux Antilles-Guyane une évolution
significative. Le métissage est d’abord frappé d’exclusion et d’hérésie au début de la
période esclavagiste. C’est avec l’affranchissement de certaines catégories d’esclaves
qu’apparut le statut social de mulâtre, qui désignait celui qui s’élève par la couleur, ou
encore libre de couleur. Mais, pour éviter que cette nouvelle catégorie raciale entre en
concurrence avec le blanc, il fut établi une ligne de couleur qui, paradoxalement,
institutionnalisa la catégorie métisse comme intermédiaire, garantissant la pureté de la
race dominante. Dans ces conditions, le métissage renforce la discrimination raciale au
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lieu de l’atténuer. La société antillaise-guyanaise est donc caractérisée par le refus du
métissage, ce qui n’est pas le cas dans l’une de ses composantes, l’île de la Désirade.
30
Bonniol constate que « l’observation des comportements montre aussi que la Désirade
offre aujourd’hui l’exemple accompli d’une remarquable fluidité des “ relations raciales ”,
annonciatrice d’une abolition de la “ race ” dans le champ social ». Ce qui veut dire que la
Désirade offre l’exemple d’un métissage réussi. Mais comment interpréter ce mélange
réussi ?
31
Partant d’une analyse de l’histoire de la Désirade, Bonniol laisse entendre que c’est parce
que la communauté blanche a accepté la communauté noire, et donc le métissage, dans
cette île. Ceci l’amène à conclure que, de manière générale, un métissage accepté, intégré
(comme à la Désirade) peut permettre de dépasser, d’atténuer les différenciations
raciales, tandis qu’un métissage non accepté (comme dans les autres îles des AntillesGuyane) favorise et débouche sur les tensions et les discriminations raciales.
32
Comment peut-on distinguer le bon métissage, accepté, du mauvais, non accepté ? Et
surtout qu’est-ce qui différencie le métissage réussi de la Désirade du métissage du Japon,
de la Chine, de la France ?
33
La quatrième approche, celle d’un métissage circonstanciel ou contingent, sera présentée
plus loin, intégré dans notre analyse sur l’endogène.
34
Un courant de pensée littéraire, la créolité, connaît aujourd’hui un certain succès et fait
l’objet de beaucoup de publicité. Il est animé notamment par des écrivains reconnus
comme E. Glissant, J. Bernabé, P. Chamoiseau (prix Goncourt) et R. Confiant. Ce courant
de pensée s’inscrit dans une mouvance littéraire métisse caribéenne représentée par de
non moins célèbres écrivains, comme les prix Nobel de littérature D. Walcott et
V. S. Naipaul. Le succès de la pensée de la créolité ou de la créolisation ne vient nullement
de son ancrage culturel mais, paradoxalement, de son « désancrage culturel ».
35
L’entrée en matière d’Eloge de la créolité7 est prometteuse, authentique, endogène.
« Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. Cela sera
pour nous une attitude intérieure, mieux : une vigilance, ou mieux encore, une
sorte d’enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine
conscience du monde. » (p. 13)
36
On s’attend à une réponse conséquente à la question : Qu’est-ce qu’être créole ? Qu’est-ce
la créolité ? Réponse des auteurs :
« La Créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels
caraïbes, européens, africains, asia-tiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a
réunis sur le même sol (...). Notre créolité est donc née de ce formidable “ migan ”
que l’on a eu trop vite fait de réduire à son seul aspect linguistique ou à un seul des
termes de sa composition. » (p. 26)
37
Une première difficulté apparaît d’emblée pour les virtuoses de la langue française que
sont ces auteurs. La créolité, en tant qu’agrégat, est une juxtaposition d’éléments sans
intégration, c’est un syncrétisme. La créolité comme migan (plat créole qui, en dépit de la
diversité de ses composantes, a une spécificité propre) est une synthèse. Selon que l’on
choisit la créolité-syncrétisme ou la créolité-synthèse, cela renvoie à des réalités
diamétralement opposées. Continuons donc la lecture du texte.
38
« La Créolité c’est “ le monde diffracté mais recomposé ”, un maelström de signifiés dans un
seul signifiant : une Totalité. » On est, un instant, soulagé, car qui dit totalité dit synthèse.
Mais le paragraphe continue : « Et nous disons qu’il n’est pas dommageable pour
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l’instant, de ne pas en avoir une définition. Définir, ici, relè-verait de la taxidermie. » (p.
27) Là, se présente une difficulté car une totalité non définie en est-elle une ? Peut-être,
s’agit-il, comme le précisent les auteurs, d’une totalité en devenir. D’ailleurs, plus loin, on
lit :
« La Créolité est une spécificité ouverte (...) L’exprimer c’est exprimer non une
synthèse, pas simplement un métissage, ou n’importe quelle autre unicité. C’est
exprimer une totalité kaléidoscopique, c’est-à-dire la conscience non totalitaire d’une
diversité préservée. » (p. 28)
39
Perplexité car la créolité, présentée quelques lignes plus haut comme une totalité, devient
une conscience non totalitaire. Cette manière de dire à la fois une chose et son contraire a
de quoi dérouter le lecteur le plus voué à la cause des auteurs. Mais cette difficulté aurait
pu n’avoir aucune importance si elle ne reflétait l’ambiguïté du contenu.
« La Créolité est donc le fait d’appartenir à une entité humaine originale qui à
terme se dégage de ces processus. Il existe donc une créolité antillaise, une créolité
guyanaise, une créolité brésilienne, une créolité africaine, une créolité asiatique et
une créolité polynésienne, assez dissemblables entre elles mais issues de la matrice
du même maelström historique. La Créolité englobe et parachève donc l’Américanité puisqu’elle implique le double processus : – d’adaptation des Européens, des
Africains et des Asiatiques au Nouveau Monde ; – de confrontation culturelle entre ces
peuples au sein d’un même espace, aboutissant à la création d’une culture syncrétique dite
créole. » (p. 31)
40
Autrement dit, toute société en situation de contact culturel produit un syncrétisme
culturel que l’on nomme créolité. Et, comme dans l’histoire de toutes les sociétés il y a eu
ce genre de phénomène, la créolité est un phénomène qui s’adresse à toutes les sociétés
en général, donc à aucune société en particulier. La contradiction se situe dès lors, non
pas seulement au niveau de la forme discursive, mais au niveau du contenu. On ne peut en
effet à la fois se proclamer « ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques », comme le font les
auteurs au début de leur ouvrage, et en même temps, quelques pages plus loin, affirmer :
être créole.
41
Pour sortir la créolité de cette contradiction et de l’impasse universaliste, on pourrait
« comprendre » le titre de l’ouvrage comme étant plus spécifiquement un éloge de la
créolité antillaise. Car lorsque les auteurs parlent de l’alliance de la créolité avec
l’antillanité et de la réhabilitation de la tradition orale aux Antilles-Guyane, ils donnent
un certain contenu à la créolité antillaise. Mais, même dans ce cas, où l’on s’efforcerait de
supposer que les intentions des auteurs étaient de défendre et d’affirmer celle-ci en ce
qu’elle a de spécifique, ils ne nous facilitent guère la tâche et nous plongent dans un
profond embarras lorsqu’ils abordent la problématique du langage.
42
L’idéologie de la langue créole est magistralement développée par les auteurs, qui
soulignent que le créole est une langue légitime. « La langue créole est donc une des
forces de notre expressivité. » « Notre singularité exposée-explosée dans la langue jusqu’à
ce qu’elle s’affermisse dans l’Etre. », etc. Voilà ce qui est fort bien dit et cohérent. Mais
pourquoi ajouter que :
« La créolité n’est pas monolingue. Elle n’est pas non plus d’un multilinguisme à
compartiments étanches. Son domaine c’est le langage. Son appétit : toutes les
langues du monde. Le jeu entre plusieurs langues (leurs lieux de frottements et
d’interactions) est un vertige polysémique. Là, un seul mot en vaut plusieurs. Là, se
trouve le canevas d’un tissu allusif, d’une force suggestive, d’un commerce entre
deux intelligences. Vivre en même temps la poétique de toutes les langues, c’est
non seulement enrichir chacune d’elles, mais c’est surtout rompre l’ordre
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coutumier de ces langues, renverser leurs significations établies. C’est cette rupture
qui permettra d’amplifier l’audience d’une connaissance littéraire de nous-mêmes.
» (p. 48)
43
A peine a-t-on commencé à construire cette idéologie nécessaire de la langue créole,
victime de quatre siècles de négation, que l’on est déjà passé à l’universel, à la polyglottie.
C’est proposer un « grand écart » que le peuple antillais-guyanais - aucun peuple
d’ailleurs - ne peut suivre.
44
E. Glissant s’engage encore plus loin dans l’universel en esquissant une théorie de la
créolisation8. Il distingue les cultures ataviques qui se caractérisent par une homogénéité
fondamentale liée au mythe de la création, des cultures composites, marquées par
l’hétérogénéité résultant des contacts culturels. La culture néo-américa (la Caraïbe, le
Brésil) est l’exemple même de culture composite. La totalité monde va vers un
rapprochement des cultures ataviques et composites. Elle est donc appelée à se créoliser
au XXIe siècle, ou du moins cela est souhaitable pour l’avenir du monde. La créolisation
est donc un métissage universel. Du coup, les repères identitaires, faute de différence et
de spécificité, s’évaporent dans un universel abstrait.
45
Les incohérences de la créolité et de la créolisation prêtent le flanc à de nombreuses
critiques dont celles de Toumson9. Le grand intérêt de l’ouvrage de ce dernier est qu’il se
situe dans un contexte où le métissage est en toile de fond de l’un des plus importants
débats d’idées de l’histoire des Antilles-Guyane, marqué par la confrontation de divers
courants de pensée : négritude, créolité, antillanité, endogénisme . Dans un tel contexte, la
contribution de Toumson est fondamentale pour l’authenticité du débat antillaisguyanais car il permet d’éviter le dérapage idéologique malsain de la pensée unique.
46
Toumson souligne les contradictions de la créolisation chez Glissant. A l’affirmation de ce
dernier selon laquelle « toutes les langues sont créoles. L’italien est créole », il ironise en
renversant la proposition pour démontrer son incohérence, en se demandant « pourquoi,
illogisme pour syllogisme, ne pas hasarder la déduction selon laquelle “ le créole c’est de
l’italien ” » (p. 63). Selon lui, cette ambiguïté s’explique par le fait que le « discours de la
créolité est la forme dialectale que revêt, dans le champ littéraire francophone, le vieux
mythe colonial paternaliste du métissage » (p. 20). Par ailleurs, le projet de réhabilitation
de la création linguistique et autres symboles de la créolité échoue parce que la
littérature de la créolité, qui caractérise l’écriture métisse ne s’adresse pas à un lecteur,
mais à un lecteur fictif, irréel, non-localisé, à un « archi-lecteur ».
47
Cette critique contre l’écriture métisse de la créolité est judicieuse, savante mais elle a
malheureusement oublié un petit détail qui relativise sa portée : c’est sa propre identité
en tant qu’auteur et donc son double public. Il tombe lui-même sous le coup des critiques
qu’il a adressé à la créolité. On pourrait lui demander à son tour si « ce projet de
réhabilitation est, consciemment ou inconsciemment, entrepris sous la commande de
l’idéologie culturelle dominante légitime. » (p. 248). Que propose t-il d’autre à ses
étudiants de l’université des Antilles-Guyane et au lecteur antillais-guyanais ? En
détruisant la créolité, il ne détruit pas seulement l’écriture métisse mais la volonté
d’affirmation d’identité et de différence qu’elle contient. Ne rien proposer d’autre, c’est
défendre et proposer ce qui existait auparavant, c’est-à-dire l’absence de débat et de
pensée littéraire locale, comblant le vide de l’après négritude. Ainsi, pour être
académiquement conséquent et satisfaire un certain lecteur, Toumson s’engage dans un
nihilisme immobilisant qui ne répond pas à la demande du lecteur antillais-guyanais en
quête de sens et qui préfère encore une mauvaise écriture métisse comme la créolité,
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mais qui a le mérite d’exister, au vide. Il est regrettable qu’il n’expose pas dans ce livre les
arguments autrement intéressants qu’il a développé par ailleurs.
48
La créolité et la créolisation ont le grand mérite de donner un nouveau souffle à la pensée
antillaise bloquée depuis un demi-siècle entre une négritude obsolète et une pensée
exogène qui mystifie la société antillaise-guyanaise jusqu’à la rendre virtuelle. On ne peut
donc critiquer les incohérences de la créolité sans proposer autre chose. C’est pourquoi
notre critique débouche sur la proposition d’une nouvelle pensée antillaise-guyanaise,
voire du Sud ACP.
49
A. L’analyse socio-anthropologique de « l’exister ensemble »
50
La démarche que nous proposons se situe dans une perspective socio-anthropologique10.
Pour saisir les réalités de « l’exister ensemble » des groupes d’individus, l’analyse
proposée par P. Bouvier situe son intervention en amont.
« L’attention se porte vers des potentialités, de nouveaux facteurs : perpétuation,
résurgence, remodélisation ou émer-gence de valeurs et de pratiques qui en
dessous ou à l’écart, sinon parfois frontalement, redessinent du sens dans l’entre
soi. Elles peuvent mettre en place des “ construits ” sinon des “ ensembles
populationnels ” forgeant de nouvelles au-thenticités et “ réenchantant ” tant soit
peu, ponctuellement, en interne, pour le soi et le nous rapprochés. » (p. 75)
51
Dès lors « un “ construit pratico-heuristique ” s’établit à partir du moment où l’on a
observé que le côtoiement de pratiques induit un sens spécifique pour des acteurs
individuels et commence à être désigné comme tel par les intéressés ». Parmi plusieurs
alternatives possibles, le construit peut s’ouvrir « à plus ou moins brève échéance, vers la
constitution d’“ ensemble populationnel cohérent ”. Ce concept désigne l’entité où, de
manière autonome, se constitue, se cristallise et s’argumente du sens collectif. » (p. 76).
52
Partant de cette démarche qui appréhende avec finesse le mécanisme de construction des
entités collectives en amont, on peut tenter d’aller plus loin en essayant de saisir le
phénomène en mouvement, c’est-à-dire en amont et en aval dans le processus de
transformation sociale permanente et nécessaire de toute société.
53
B. L’analyse dialectique ou la loi du contact des cultures
54
On peut avancer l’hypothèse d’une loi de contact des cultures répondant à un schéma
dialectique en quatre temps et sept phases. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un schéma
rigide, déterministe. On peut tout aussi bien parler d’un rapport circulaire à plusieurs
niveaux ou de cycle évolutif. Mais l’hypothèse dialectique permet de mieux souligner la
synthèse intégrant les éléments en opposition dans un état antérieur.
55
1. Premier et deuxième temps : Indépendance et choc des cultures.
56
Dans un premier temps dialectique, les cultures sont autonomes et supposées « pures »,
homogènes. Elles ne sont pas en contact.
57
Dans un deuxième temps dialectique, pour une raison ou une autre, elles entrent en
contact ou en confrontation-opposition. Ce contact peut donner lieu à quatre phases.
58
La première phase de contact entre groupes ou communautés de culture différente suscite
toujours une réaction de méfiance qui souvent se traduit par de l’agressivité et de
l’hostilité. L’altérité de l’out-groupe est presque toujours perçue comme une menace pour
l’identité du groupe ou de la communauté. Entre nations différentes, ce sentiment de
rejet de l’Autre est souvent récupéré par la volonté de puissance, les besoins de
domination économique et politique des chefs. Cette première phase s’est fréquemment
traduite dans l’histoire par des tentatives d’extermination, d’élimination physique ou de
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L’endogène
domination absolue de l’Autre. Il ne manque pas d’exemples pour illustrer cette phase :
invasions, guerres, génocides, esclavages.
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Cette première phase d’extermination peut échouer ou ne pas avoir lieu (cas de
l’évangélisation).
60
Il s’instaure alors un autre mode de contact, l’assimilation, qui peut être considérée
comme une deuxième phase de contact des cultures, si la première a eu lieu. Elle vise à
soumettre l’Autre (le dominé) de son plein gré, en lui proposant de nier sa propre culture,
supposée inférieure, pour faire sienne la culture du dominant. En cas de refus
d’assimilation, le dominé peut être victime de répressions encore plus violentes ou
d’exclusion. La colonisation est l’exemple type d’une tentative d’assimilation forcée. La
culture du colonisateur a un statut supérieur. Elle suppose d’être acceptée de plein gré
par le colonisé. Mais en réalité ce dernier n’a pas le choix. Cette phase d’assimilation peut,
elle aussi, échouer ou ne pas avoir lieu.
61
Il s’instaure alors un autre mode de contact : un système d’exclusion ou encore une
ségrégation culturelle, un apartheid culturel, qui constitue la troisième phase d’évolution
des contacts des cultures si, bien entendu, les deux premières ci-dessus évoquées ont eu
lieu. Cette phase se caractérise par la marginalisation des cultures supposées inférieures :
les Indiens parqués dans les réserves, les Nègres enfermés dans les ghettos, les Tziganes
condamnés au nomadisme... Cette marginalisation permet à la culture dominée de
continuer d’exister, mais avec un statut inférieur qui va de pair avec le statut socioéconomique et politique des membres de la communauté. Cette situation est forcément
conflictuelle. Les victimes livrent une véritable guerre pour être réhabilitées.
62
Le début de ce deuxième temps peut être considéré comme un temps fort qui institue un
rapport de domination du type hégélien, maître-esclave. Les cultures s’affrontent
violemment. Chacune cherchant la négation de l’autre. La culture dominée ne voit sa
seule chance d’émancipation que par la mort de la culture dominante. Chaque culture est
l’antithèse de l’autre. Ces phases conflictuelles du deuxième temps ont rarement perduré.
Elles ont presque toujours évolué. Ou les deux cultures prennent des distances l’une par
rapport à l’autre, et la situation de contact disparaît ; ou elles entament un processus de
rapprochement. La lutte à mort évolue vers une lutte tactique, stratégique. La culture
dominée essaie de gagner ce qu’elle peut. Ses revendications deviennent plus raison
nables et parfois finissent par être payantes ; elle acquiert des droits (cas des Noirs
américains). L’assimilation peut donc échouer ou ne pas avoir lieu.
63
Il s’instaure alors une sorte de coexistence pacifique ou pluralisme culturel qui constitue
la quatrième phase de contact des cultures. Dans cette phase, il s’établit une forme de
reconnaissance de la culture dominée qui, en retour, accepte de jouer le jeu de la
coopération culturelle. Cette phase est celle de la cohabitation plus ou moins égalitaire
(en théorie). La culture minoritaire (ou inférieure) et la culture dominante (ou
supérieure) trouvent un terrain d’entente, signent implicitement un contrat de nonagression (du moins non violente). C’est le cas de beaucoup de situations de diglossie.
Mais la guerre ouverte entre cultures fait place à une guerre froide. Chaque culture tente
de s’imposer à l’autre en gri-gnotant le terrain de l’autre. Cette lutte insidieuse, sans
merci, se déroule au niveau de la violence symbolique. Elle devient fatigante, exténuante,
stérile. Chaque culture finit par se lasser. Les nouvelles générations jouent de moins en
moins ce jeu de la guerre. Les cultures en contact finissent par se résigner à tenir compte
sérieusement l’une de l’autre, à se comprendre, se connaître, voire s’apprécier. Des
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L’endogène
échanges se nouent petit à petit, jusqu’à déboucher, dans certains cas, sur des formes de
mélanges.
64
2. Troisième temps des mélanges : métissage et création endogène
65
Les mélanges constituent une cinquième phase du contact des cultures si, bien entendu, les
quatre premiers ont eu lieu. A ce moment tout change. Dès lors que les cultures en
contact commencent à se mélanger et que ce mélange atteint un certain degré, i1 y a
transformation sociale significative et on passe à un niveau supérieur. On entre dans un
troisième temps dialectique, au stade de la synthèse supérieure.
66
Les phénomènes qui marquent ce troisième temps et les phases qui le composent
s’inscrivent dans un débat vif, passionné, fondamental, qui fait rage en ce début du XXI e
siècle dans de nombreux milieux académiques à travers le monde. Débats qui tournent
notamment autour des interrogations suivantes : Quelle est la nature de ce mélange ?
Quelle en est la signification, la portée historique ? Comment la nommer, la définir pour
mieux l’ap-préhender ?
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Nous avons vu les limites du concept de métissage retenu pour appréhender ces
phénomènes de mélanges. Il convient ici d’exposer notre approche contingente et
circonstancielle de ce concept. Le métissage marque le caractère composite d’une entité.
Dans le métissage, le mélange est visible, saisissable en tant que tel. On peut difficilement
dire qu’un mariage métis entre cultures est un mariage d’amour comme cela peut l’être
entre individus de races et de cultures différentes. Il convient plutôt de parler de mariage
de raison entre deux cultures en contact. Un mariage sous contrat où chacun garde son
identité. Tout est ambigu, complexe, pervers, comme le souligne Toumson. La lutte des
cultures et les tentatives de domination continuent de plus belle dans le ménage. Le
métissage, entre cultures, constitue donc une forme de syncrétisme pervers. Le couple
marié fini soit par divorcer et la guerre recommence comme auparavant, parfois de plus
belle, soit il donne naissance à un enfant.
68
Dans l’histoire aucun mélange réussi n’a été visible. La réussite fait disparaître les parties
qui le composent. Il faut admettre une hypothèse qui s’appuie sur la biologie. Les
cultures, en s’accouplant, donnent naissance à un enfant métis qui constitue une entité
biologique nouvelle. Les gènes de l’enfant ne sont pas compo-sites et ne laissent
apparaître aucune trace de mélange comme le souligne Bonniol. C’est socialement que
l’on perçoit et définit le métissage, que l’on peut culturellement l’interpréter de manière
radicalement opposée. Dans certaines sociétés, la catégorie métisse n’existe pas. Aux
Etats-Unis, une goutte de sang noir suffit pour qu’un individu, même totalement de
couleur blanche, soit classé comme Noir. Lorsque le mariage métis donne lieu à
l’émergence d’une nouvelle entité, d’une nouvelle identité totalement autonome de ses
composantes, c’est une création du dedans ou encore une création endogène. Le cas de l’île
de la Désirade, précédemment évoqué par Bonniol, en est un exemple type. Dans cette île,
la catégorie métisse n’existe pas parce qu’il n’y a pas de différenciation raciale. C’est le
regard extérieur qui fait allusion au métissage. De l’intérieur, il y a eu création d’une
identité collective nouvelle qui dépasse le métissage en l’intégrant, le faisant disparaître
en tant que tel. C’est aussi le cas dans de nombreux pays du Pacifique. La création
endogène est une évolution qui constitue la sixième phase du contact culturel.
69
Cette sixième phase est celle de la synthèse supérieure. Le métissage se révèle n’être qu’un
état passager, celui de la fécondation conduisant à la création endogène, c’est-à-dire à
l’émergence de nouvelle identité. La culture endogène est un métissage réussi. Elle n’est
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L’endogène
plus métisse, car il y a intégration parfaite des composantes, qui ne sont plus visibles. Elle
est totalement autonome des éléments qui la composent, est majeure et se place au même
rang que les autres cultures. C’est une culture à part entière, qui peut entrer en contact,
voire en compétition, avec les autres cultures, dont les cultures mères qui l’ont
engendrée.
70
Mais la culture endogène est vite récupérée idéologiquement et intégrée dans un ordre
social. Elle prend un nom, se définit un champ de manifestation, un territoire. Elle
cimente des passions, un mode de vie. Elle devient : culture française, culture anglaise,
cultu-re japonaise, culture antillaise, cultures africaines, etc. Dès lors, elle fait l’objet d’un
chauvinisme culturel.
71
3. Quatrième et premier temps : chauvinisme culturel et recommencement du cycle
72
Le chauvinisme culturel marque la récupération socio-politique de la culture endogène,
qui se confond avec la culture nationale. Il constitue la septième phase d’évolution des
contacts. Mais c’est aussi la dernière phase du cycle en même temps, que la première d’un
nouveau cycle qui recommence. On retourne à la première phase où chaque culture est
indépendante et supposée pure.
73
Dans toute l’histoire de l’humanité, les cultures se sont construites, déconstruites et
reconstruites selon ce même schéma dialectique de conflit, coopération, assimilation,
ségrégation, mariage métis, création endogène, chauvinisme... Evidemment, ce schéma
n’est pas rigide. Le cycle peut commencer directement par la cinquième phase, celle du
métissage, les cinq premières se déroulant au niveau symbolique. C’est le cas lorsque les
cultures ont une certaine connaissance l’une de l’autre. Ce cas est symbolisé par le
mariage mixte entre personnes de cultures différentes. A la deuxième ou troisième
génération descendante, le problème de métissage ne se pose plus.
74
Ainsi ni le métissage ni la créolisation ne marquent la fin de l’Histoire comme le laissent
entendre leurs tenants. Le XXIe siècle ne sera pas le siècle du métissage ou de la
créolisation du monde. Et la mondialisation économique n’aura pas le support idéologicothéorique qu’elle espére. Tout recommencera, telle la loi dialectique des contacts des
cultures.
75
Mais le recommencement du cycle peut être synonyme de recommencement de violence,
d’exclusion, de reprise des hostilités. C’est pourquoi certains, comme Glissant, voient
dans le métissage une manière de neutraliser ces conflits et ces agressions entre peuples
et cultures. Malheureusement, ils n’ont pas compris que, non seulement le métissage
n’est pas suffisamment stable pour remplir cette mission, mais que lorsqu’il est instauré,
c’est toujours au profit de la culture dominante.
76
En revanche, il est possible d’agir sur la création endogène, c’est-à-dire au moment de
l’émergence des nouvelles identités. Celles-ci sont très souvent obligées de s’affirmer
contre la volonté de puissance et de domination des autres cultures, ce qui donne lieu à
toutes sortes de mécanismes de défense plus ou moins agressifs.
77
La nouvelle pensée endogène entend maîtriser le mécanisme de création ou de
construction endogène de manière à amener les nouvelles entités collectives à
comprendre que leur particularité et leur originalité suffisent en soi pour qu’elles
s’affirment sans qu’elles aient besoin de s’opposer à d’autres identités collectives. Nous ne
présentons, ici, que la partie de cette pensée qui permet de sortir la créolité de l’impasse
ou du dilemme de l’universel abstrait : l’endogénisme11.
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L’endogène
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Incontestablement le mouvement de la créolité est parvenu à s’imposer en s’appuyant sur
le double jeu ou les ambiguïtés du métissage que souligne judicieusement Bouvier :
« L’intelligence du métis c’est, entre autres, de se réclamer de l’assimilation, de
l’intégration mais en fait de la transgresser pour, fondamentalement, nier le Même
et chercher à le rem-placer par des valeurs endogènes, celles de la langue, des
coutumes, de l’“ exister ensemble ”. » (p. 186)
79
C’est ce double jeu qui fait toute la force de la créolité mais qui fait aussi sa faiblesse et
celle de toute démarche qui s’appuie sans précaution sur le métissage. Car, ce double jeu
n’est « rentable » que s’il rapporte les bénéfices d’une reconnaissance exogène, c’est-àdire du Même.
80
Seul, en effet, le besoin de reconnaissance identitaire exogène peut expliquer la fuite en
avant suicidaire de la créolité dans un universel abstrait. On a accusé la négritude d’être
anti-européenne, anti-occidentale, voire raciste. Les auteurs qui veulent se démarquer de
la négritude n’entendent surtout pas faire l’objet de telles critiques, qui risquent de
compromettre leur « reconnaissance » par la communauté internationale. Cela a un prix :
celui du sacrifice de la créolité antillaise sur l’autel de l’universel. La créolisation du
monde tue la créolité antillaise en la noyant dans un universel abstrait virtuel.
81
La créolité, pour être authentiquement pensée antillaise-guyanaise, doit sortir de cette
impasse en se dotant d’un contenu propre que seule la pensée endogène peut lui donner.
82
La pensée endogène part du postulat de la philosophie de la complétude selon lequel il n’y a
d’universel que particulier. L’universel est a posteriori, il se construit de substrats de
pensées, de pratiques et de savoirs locaux. On n’obtient de l’universel que ce qu’on lui
apporte. Le jazz est universel parce que profondément local. Le yoga est universel parce
que fondamentalement local. Par conséquent, chaque culture, chaque civilisation
particulière possède une dimension nécessaire et indispensable de l’universel. Les
cultures et les civilisations sont donc complémentaires. Il en résulte que vouloir fusionner
ou noyer les identités dans un universel abstrait et virtuel n’est, en définitive, qu’un
ethnocentrisme paradoxal. Il faut au contraire, non seulement accepter les nouvelles
identités mais accompagner et accélérer leur émergence et affirmation, et cela pour la
richesse même d’un universel authentique, multidimensionnel, d’un « pluriversalisme »
pour employer l’expression de Latouche, lieu de la complétude humaine.
83
La créolité ne peut donc devenir universelle que si, et seulement si, elle est
spécifiquement antillaise. Les auteurs de la créolité ont vu juste en pointant du doigt ce
nouvel imaginaire, cet « exister ensemble » ou « ensemble populationnel », pour
emprunter le vocabulaire de Bouvier, que constitue la nouvelle entité antillaiseguyanaise. On peut considérer que la créolité est une création endogène, une synthèse
supérieure résultant d’un processus répondant au schéma dialectique présenté ci-dessus ;
la négritude, comme le disait J.-P Sartre, ayant été le temps fort, la phase de négation de
la négation12.
84
La créolité dépasse donc bel et bien la négritude aux Antilles–Guyane. Mais les auteurs de
la créolité dans leur souci de dépassement, pour éviter le chauvinisme culturel d’une
certaine négritude, se sont piégés dans un dilemme en tombant dans l’excès inverse : une
fuite en avant dans un universel abstrait et virtuel.
85
La pensée endogène dans son affirmation de l’en soi et du pour soi : c’est « l’action » de
construire sa propre identité en la construisant ici et maintenant ni pour, ni contre qui
que ce soi. C’est l’affirmation identitaire en soi et pour soi. La créolité antillaise-
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L’endogène
guyanaise, dans cette perspective, se suffit à elle-même. Elle est universelle non pas dans
sa similitude avec d’autres processus de créolisation mais au contraire dans sa différence,
dans sa spécificité, dans son endogénéité. Elle est universelle non parce que, comme le dit
Glissant, elle est un lieu commun mais au contraire parce qu’elle apporte quelque chose
de plus à l’universel comme le jazz, les mathématiques, les art martiaux.
86
Celle-ci n’appréhende la création pas seulement dans le domaine littéraire et culturel,
mais aussi au niveau socio-économique. A ce niveau elle s’appuie sur l’analyse de faits empiriques et des mécanismes de construction, de déconstruction, de reconstruction de la
réalité sociale par les acteurs sociaux, pour fonder de nouvelles démarches en sciences
sociales, plus adéquates pour les pays du Sud ACP.
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NOTES
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2. R. Toumson, Mythologie du métissage, Paris, PUF, 1998.
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6. J.-L. Bonniol, « Le métissage entre social et biologique. L’exemple des Antilles de la
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7. J. Bernabe, P. Chamoiseau, R. Confiant, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989.
8. E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
9. R. Toumson, op. cit.
10. P. Bouvier, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2002.
11. A. Whittaker, L’endogénisme. De la le pensée antillaise guyanaise et du Sud ACP au XXI° siècle
, Paris, 2002.
12. J.-P. Sartre, « Orphée noire » in L. S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et
malgache de langue française, Paris, PUF, 1969.
AUTEUR
ANDRÉ WHITTAKER
Université de Marne-la-Vallée
Socio-anthropologie, 11 | 2003
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