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Métissage, branchement et patrimoine culturel immatériel
Pour réfléchir sur les éléments qui sont au principe de la politique du
« patrimoine culturel immatériel », il faut partir de la notion qui occupe une place
centrale dans la réflexion anthropologique et qui a été énoncée par Cl. LéviStrauss dans « Race et histoire ». Ce livre, qui a été rédigé à la demande de
l’UNESCO en 1952, est à la base de la philosophie de cet organisme en matière
de « diversité culturelle » et de « patrimoine culturel immatériel »1.
L’argumentaire de ce texte, qui a été repris par Jacques Chirac lors de
l’inauguration du Musée du Quai Branly en juin 2006, fait de chaque culture une
entité incommensurable et incomparable à aucune autre. Pour reprendre une
formule de Marshall Sahlins qui éclairera notre propos, les différentes cultures du
monde sont ainsi conçues comme des îles, des îles dans l’histoire, chacune d’entre
elles possédant son propre régime d’historicité2.
Cette conception du relativisme culturel trouve son origine dans
l’anthropologie culturelle américaine qui a été fondée par F. Boas et popularisée
par ses disciples (Kroeber, Linton, Mead, Benedict etc.) et qui relaie elle-même
tout l’héritage herderien du volksgeist. Cette approche suppose que les différentes
cultures de la planète sont des univers étanches, des sortes de monades évoluant,
sans relations, les unes à côté des autres.
Or les différentes cultures du monde n’ont jamais été juxtaposées : elles
ont toujours communiqué les unes avec les autres et ont toujours été situées dans
des ensembles qui les débordaient largement. De même, ces cultures n’ont jamais
entretenu des rapports de stricte égalité, bien au contraire elles ont toujours été
englobées dans des hiérarchies qui les structuraient et leur donnaient un sens.
C’est cette configuration que j’ai nommée « chaînes de sociétés » à propos de
l’Afrique de l’ouest précoloniale mais on peut trouver des équivalents dans
d’autres continents, notamment avec « La route de la soie » que l’on a pu qualifier
d’Internet de l’Antiquité.
Cette notion de « chaînes de sociétés » rend bien compte à mon sens des
relations que, de proche en proche, les sociétés ou les cultures nouent les unes
avec les autres et que j’ai pu décrire à propos de la série de « groupes ethniques »
Peul, Bambara, Malinké, Senufo et Minyanka du Mali , série que l’on peut
assimiler à un système de transformations3.
Dans cette perspective on ne naît pas peul, bambara, malinké, senufo ou
minyanka mais on le devient, ce qui interdit de considérer l’identité ethnique ou
culturelle, et plus largement les identités en général, comme des entités figées et
immuables. Entre sociétés et cultures voisines, il n’existe pas en effet de solution
de continuité et l’on peut ainsi partir ainsi pour l’époque précédant la conquête
coloniale, de n’importe quelle société ou culture ouest-africaine et, en cheminant
de proche en proche parvenir, à travers le Sahara, jusqu’au Maghreb et en Europe
sans observer de rupture culturelle majeure ou de « choc des civilisations ». Cette
expérience de la continuité entre les différentes cultures africaines qu’ont les
voyageurs du 18e et du début du 19e siècle qui parcourent cette zone a pour
corollaire l’absence de recours à la notion de race ou d’ethnie pour caractériser
1
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1984, (1961)
Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1989.
3
Jean-Loup Amselle, Logiques métisses, Anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, Payot, 2009 (3 éd.)
2
ces ensembles. A l’époque, c’est la notion de « nation » qui est utilisée mais ce
concept sert aussi bien à désigner les cultures africaines que les cultures
européennes lesquelles sont, de fait, situées sur un pied d’égalité.
Tout change au milieu du 19e siècle sous l’action conjuguée de la
raciologie et de l’anthropologie physique d’une part et de la conquête européenne
d’autre part. Pour n’évoquer que le second point, je me contenterai d’observer que
la conquête européenne de l’Afrique s’est traduite par la confrontation directe
entre des entités culturelles très éloignées les unes des autres comme la France et
l’Angleterre d’une part et telle ou telle ethnie africaine d’autre part. C’est cette
rencontre directe, ce choc qui a produit les différentes cultures, les différentes
civilisations en question. N’existant jusque-là que comme des ensembles diffus, la
brusque confrontation de ces cultures a induit un phénomène que j’ai nommé
« enjambement de sociétés », phénomène qui a lui-même provoqué le
durcissement de ces cultures. Pour paraphraser S. Huntington, c’est donc le choc
qui crée les civilisations, à l’état naturel si l’on peut dire, ou au repos, les
différentes cultures n’existent que sous une forme flexible, labile.
Le relativisme culturel, c’est-à-dire l’idée que les cultures sont des entités
discrètes, n’est donc paradoxalement que le résultat de la domination de l’Europe
sur le reste de la planète. C’est en effet l’occidentalisation du monde, ou ce que
l’on nomme aujourd’hui la globalisation, qui a détruit toute la gamme des
relations qui existaient autrefois entre cultures proches. Car il faut avoir présent à
l’esprit que le globalisation actuelle n’est pas la première du genre : il a en effet
existé plusieurs autres globalisations avant celle-ci, comme par exemple celle
engendrée par l’existence de l’Empire romain et c’est certainement dans le cadre
de cette dernière structure qu’il faut situer l’« invention » de catégories ethniques
« coloniales » comme la Belgique ou la Gaule. De la même façon, la catégorie
d’« Afrique noire », avant d’être reprise par les raciologues français du 19e siècle,
a été introduite par les voyageurs arabes du Moyen-Age, tout comme celle
d’« Hindou » résulte de la conquête moghole du nord de l’Inde. Les catégories
« locales » sont ainsi souvent le produit d’un regard englobant extérieur et n’ont la
plupart du temps pas grand sens pour les acteurs qui en utilisent d’autres, plus
appropriées à la situation qu’ils entendent décrire.
A l’encontre de l’ethnologie classique, il faut donc poser comme
caractéristique première l’existence d’une communication inter-culturelle, ou d’un
« syncrétisme originaire ». Toute culture est en effet originairement métisse, elle
est faite de façon constitutive d’apports extérieurs pour autant que cette distinction
intérieur/extérieur soit d’ailleurs pertinente. Cependant la notion de métissage que
j’ai essayée de promouvoir n’était pour moi qu’une simple métaphore : elle ne
renvoyait en fait à aucun mélange réel des cultures, à aucune « hybridité » ou
« créolisation » pour reprendre des termes en vogue dans les « cultural studies »
nord-américaines. Mais malheureusement cette notion a fait florès à la fois dans le
domaine du marketing intellectuel et du marketing tout court et c’est pourquoi j’ai
été amené à l’abandonner.
En effet la notion de métissage a pour moi l’inconvénient de renvoyer au
monde de la zootechnie et de l’élevage. Pour hybrider, il faut d’abord sélectionner
des races ou des cultures pures puis, dans un deuxième temps, les croiser.
Paradoxalement, la notion de métissage renvoie à celle de race ou de culture pure,
ce qu’elle prétendait précisément éviter. C’est pourquoi la métaphore du
« branchement », métaphore empruntée au domaine de l’électricité et de
l’informatique m’a paru préférable à celle de métissage et c’est cette notion que
j’ai appliquée à la dernière enquête de terrain que j’ai effectuée en Afrique de
l’ouest4.
En recourant à la notion de branchement, je voulais signifier qu’il n’y a
pas, qu’il n’y a jamais eu de culture isolée et que chaque culture est le produit
d’un système culturel qui l’englobe et qui lui donne un sens. Chaque culture
locale est donc, dans cette optique, le résultat de la torsion de signifiants
englobants, de plus ou moins grande extension selon les époques, en une
multitude de signifiés locaux. On peut montrer ainsi à partir de plusieurs exemples
- madrigal corse, wayang javanais ou flamenco - que toutes ces institutions
culturelles sont le produit d’empilages de branchements.
Cette question des branchements est intimement liée à celle du
« Patrimoine culturel immatériel ». Quelle opération accomplit-on en effet
lorsqu’on institue une pratique, un trait culturel en chef d’œuvre du patrimoine
culturel immatériel ou lorsque l’on érige certains acteurs sociaux en « trésors
humains vivants ». Cette sélection est en réalité une opération consistant à isoler
une culture de toute une géographie et de toute une histoire. Le processus de mise
en œuvre du patrimoine culturel immatériel se traduit donc par la production de
cultures distinctes, discrètes que l’on dote de caractéristiques intangibles.
Dès lors que la procédure de constitution du patrimoine culturel immatériel a été
mise en œuvre, les différents « chefs d’œuvre » ou les différentes cultures sont
donc muséifiées et perdent le flou relatif qui les caractérisait auparavant5.
La politique du patrimoine culturel immatériel a donc pour effet, en
extrayant chaque culture de sa trame interculturelle, de la purifier, de
l’essentialiser et de l’ériger comme un étendard face à des cultures adverses. Le
PCI instaure donc, ou en tout cas, renforce la concurrence des cultures en
établissant une distinction entre celles qui sont « nominées » et celles qui ne le
sont pas. A ce titre, l’UNESCO ne se contente pas de préserver la diversité
culturelle, elle l’institue véritablement tout en la hiérarchisant. Cette politique
participe donc ce que les anthropologues nord-américains nomment
l’« anthropologie du sauvetage », politique qui a le mérite d’attirer l’attention sur
les espèces culturelles en voie de disparition mais qui, du même coup, s’interdit
d’analyser et de rendre compte des espèces culturelles en voie d’apparition. Or il
existe des langues et des cultures qui apparaissent à l’instar du « nouchi », parler
des jeunes d’Abidjan en Côte d’Ivoire. En outre, il est des cultures qui se
transmettent sous d’autres noms ou avec d’autres acteurs comme la culture
garifuna d’Amérique centrale par exemple.
La politique de diversité culturelle et du PCI a donc l’inconvénient de figer
en un temps t, la transformation incessante des cultures et du tissu interculturel,
c’est-à-dire des relations entre chacune de ces entités. A ce titre, ce n’est pas
l’uniformisation culturelle qui menace la planète, c’est plutôt la fragmentation et
le durcissement des ensembles culturels. Il faut se déprendre de l’idée
d’occidentalisation du monde car les globalisations ne sont pas toutes
méridiennes, elle ne sont pas toutes orientées selon un axe nord-sud. Au contraire,
ce qui frappe, à l’heure actuelle, c’est l’existence de globalisations parallèles dont
Jean-Loup Amselle, Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures,
Paris, Flammarion, 2005 (2e éd.).
5
Notons que le concept de « chef d’œuvre » a été récemment abandonné par
l’UNESCO mais cela ne change rien à notre raisonnement.
4
la plus visible est celle que l’on pourrait appeler « sud-asianisation » du monde et
dont l’emblème le plus fameux est représenté par les films de Bollywood.
La caractéristique principale de ce début du 21e siècle semble donc bien
être un affrontement des grands blocs culturels qui se solidifient et qui se coulent
dans le schéma du « choc des civilisations ». En ce sens, la politique de diversité
culturelle et de PCI mise en œuvre par l’UNESCO participe pleinement de ce
processus.
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