Impact révol haïti

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« COUPÉ TÊTES, BRÛLÉ CAZES »
Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar
Clément Thibaud
Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2003/2 - 58e année
pages 305 à 331
ISSN 0395-2649
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-annales-2003-2-page-305.htm
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Thibaud Clément , « « Coupé têtes, brûlé cazes » » Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/2 58e année, p. 305-331.
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« Coupé têtes, brûlé cazes »
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Clément Thibaud
Se trouvant à Jacmel, [Dessalines] y vit arriver l’Espagnol Miranda, natif de Caracas,
qui avait organisé une expédition en Angleterre et qui arrivait alors des États-Unis pour
se porter à Carthagène d’où il espérait soulever contre l’Espagne toute la Côte-Ferme
comprenant la Nouvelle-Grenade et le Venezuela, son pays natal. Présenté à l’Empereur,
Miranda en fut bien accueilli ; et quand il lui eut dit que son dessein était de proclamer
l’indépendance dans ces contrées, de même qu’il l’avait fait pour Haïti, Dessalines lui
demanda quels moyens il emploierait pour réussir un si vaste projet. Miranda répondit
qu’il réunirait d’abord les notables du pays en assemblée populaire, et qu’il proclamerait
l’indépendance par un acte, un manifeste qui réunirait tous les habitants dans un même
esprit. À ces mots, Dessalines agita et roula sa tabatière entre ses mains, prit du tabac et
dit à Miranda, en créole : « Eh bien ! Monsieur, je vous vois déjà fusillé ou pendu :
vous n’échapperez pas à ce sort. Comment ! vous allez faire une révolution contre un
gouvernement établi depuis des siècles dans votre pays ; vous allez bouleverser la situation
des grands propriétaires, d’une foule de gens, et vous parlez d’employer à votre œuvre des
notables, du papier et de l’encre ! Sachez, Monsieur, que pour opérer une révolution, pour
y réussir, il n’y a que deux choses à faire : “coupé têtes, brûlé cazes”. » Miranda rit comme
tous les assistants de ces moyens expéditifs dont Dessalines avait fait un si grand usage.
Il prit congé du terrible Empereur d’Haïti, et fut à Carthagène où il échoua dans son
entreprise 1.
Cet article est dédié à la mémoire de François-Xavier Guerra.
1 - BEAUBRUN ARDOUIN, Études sur l’histoire d’Haïti, Paris, Chez B. Ardouin, 1856, t. VI,
pp. 241-242. Francisco de Miranda a débarqué en 1806 à Coro et non pas à Carthagène
Annales HSS, mars-avril 2003, n°2, pp. 305-331.
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Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar
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Les révolutions libérales dans le monde caraïbe, aussi bien espagnol que français,
possèdent des traits singuliers que met en scène le dialogue du précurseur Miranda
avec l’empereur du premier gouvernement noir indépendant2. À l’image d’Haïti, et à
la différence de la France ou des États-Unis3, les États hispano-américains ont adopté
les principes de la modernité politique (régime représentatif, souveraineté nationale,
égalité des citoyens) dans le cadre de sociétés d’ordres et de castas. C’est pourquoi la
moquerie de Dessalines traduit un avantage d’expérience vis-à-vis de l’optimiste
créole4. Miranda, en bon patricien espagnol, croit pouvoir faire l’indépendance des
Indes de Castille avec le seul consentement des corps d’Ancien Régime (municipalités, sanior pars des cités). Pour lui, la révolution est aussi le retour à un âge d’or.
Suivant l’exemple nord-américain, elle vise à rétablir la constitution pré-absolutiste
des royaumes américains. En éliminant le roi-tyran, et sa faible administration de
justice, les Indes reviendraient à leur nature originelle : celle d’un ensemble de municipalités finement hiérarchisées entre elles – ciudades, villas, pueblos – que domineraient
des élites urbaines éclairées. Dessalines savait que la structure organiciste de la société
américaine ne résisterait pas à la dynamique révolutionnaire. Comment pourrait-il y
avoir une association des pueblos, s’il n’y avait plus que des individus ?
Le dialogue imaginé par Beaubrun Ardouin laisse entrevoir le statut de la
révolution d’Haïti dans le monde caraïbe. Cette dernière évoquait le renversement
des hiérarchies légitimes par l’arrivée au pouvoir des esclaves. L’historiographie traditionnelle s’empara de l’image : Saint-Domingue devint la mère de toutes les révolutions caraïbes en inoculant les valeurs égalitaires au grand continent espagnol. Dans
les années 1970 et 1980, un courant historiographique d’inspiration marxiste renouvela la thèse classique de la contagion. Les grands propriétaires esclavagistes vénézuéliens et néo-grenadins auraient déclenché le processus émancipateur pour éviter de
nouveaux Saint-Domingue et garder le contrôle des populations mineures. Les révolutions hispaniques n’étaient que des faux semblants destinés à préserver le statu
quo des dominations socio-politiques. Conformément au subterfuge des aristocraties
siciliennes du Guépard, il fallait que tout change pour que rien ne change. Fausse
révolution politique blanche contre vraie révolution sociale noire5. Miranda contre
Dessalines. Consentement des bourgeoisies montantes contre « coupé têtes, brûlé
cazes ».
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comme l’affirme cet auteur qui ne constitue pas une source d’une grande fiabilité. Si
ce dialogue n’est pas vrai, il a le mérite d’avoir été bien trouvé.
2 - Les Blancs sont exclus de la nationalité haïtienne, mis à part quelques exceptions.
C’est pourquoi Haïti fut, dans ses principes, une république, un royaume ou un empire
noir. Voir l’art. 12 de la constitution haïtienne de 1804, l’art. 27 de la constitution du
Sud en 1806, et les art. 38 et 39 de celle de 1816.
3 - Élise Marienstras a montré l’exclusion des populations indiennes et noires de la
révolution (ÉLISE MARIENSTRAS, Nous, le peuple. Les origines du nationalisme américain,
Paris, Gallimard, 1988).
4 - On nomme créoles, en Amérique hispanique, les Blancs descendants d’Espagnols –
ou se disant tels – nés en Amérique.
5 - MIGUEL IZARD, El miedo a la revolución. La lucha por la libertad en Venezuela (17771830), Madrid, Tecnos, 1979.
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Cette interprétation occultait la complexité des relations entre la révolution
haïtienne et celle de Terre-Ferme. Loin de se limiter aux expressions de l’effroi,
les Antilles françaises sont aussi apparues, au gré de la conjoncture, comme un
exemple, et parfois un modèle. En s’attachant à la dynamique des relations entre
Haïti et le continent, l’enquête change de perspective. Plutôt que de se demander
comment Saint-Domingue influença – en bien ou en mal – les libertadores sudaméricains, il s’agit d’envisager la façon dont le processus d’indépendance de la
Caraïbe hispanique construisit la référence à Saint-Domingue 6. Cette question ne
se réduit pas à un point d’histoire politique : elle doit comprendre les effets sociaux
de la révolution dans l’espace hispanique. L’abolition des castas et la reformulation
par le vocabulaire libéral des classifications sociales et « raciales » 7 firent entrer les
sociétés créoles en « combustion 8 » générale, du grand propriétaire d’hacienda à
l’esclave de plantation – sans d’ailleurs que les attitudes des uns et des autres
coïncidassent toujours avec les prédictions de l’observateur « rationnel » du
e
XXI siècle. Les contextes et les enjeux propres à l’indépendance sud-américaine
ont induit non pas une, mais plusieurs intelligibilités des événements antillais,
diverses selon le temps, l’espace, les groupes sociaux ou les partis. Symbole du
grand massacre des Blancs, Saint-Domingue en vint à incarner « la république la
plus démocratique du monde », avant que la question de l’esclavage qui l’a suscitée
ne soit effacée des mémoires. De 1810 à 1825, on passa ainsi d’une vision raciale
à une conception politique des événements antillais.
Influence ou référence ?
Singularité de la révolution haïtienne
Pour commencer, rappelons les deux présupposés qui orientent l’analyse des relations entre Saint-Domingue et la Caraïbe sud-américaine en ces années de bouleversement : d’abord, celui de la contagion révolutionnaire des colonies françaises
6 - C’est le renversement qu’a opéré Frédéric Martinez dans son étude sur la référence
à l’Europe dans la Colombie du XIXe siècle (FRÉDÉRIC MARTINEZ, El nacionalismo cosmopolita. La referencia europea en la construcción nacional en Colombia, 1845-1900, Bogota,
Banco de la República/IFEA, 2001).
7 - Nous savons que les races n’existent pas. Le terme est ici utilisé pour désigner une
catégorie que manient les acteurs, afin d’éviter l’anachronisme que supposerait l’usage
de la notion d’ethnie. Ce qui joue dans les interactions entre acteurs n’est pas tant
l’identité culturelle que la valeur sociale et la classification juridique associées à certains
traits de l’apparence physique (couleur, forme du visage, cheveux, etc.). Dans le monde
hispanique, le terme de race est moins péjoratif que dans le contexte français, même
si, dans son sens classique, il « est pris habituellement en mauvaise part » ou, comme
le définit encore le Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Española
(Madrid, 1817), il peut être synonyme de « genus, stirps, etiam generis macula vel
ignominia ». Je remercie Élisabeth Cunin pour ses éclairantes suggestions à ce sujet.
8 - Pour reprendre le mot de l’archevêque de Caracas, Narciso Coll y Prat, dans son
mémoire de 1812 au roi (Memoriales sobre la independencia de Venezuela, Madrid, Éditorial
Guadarrama, 1960, p. 64).
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L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
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sur les possessions espagnoles, puis celui de la révolution préventive des créoles
blancs contre les classes populaires et métisses.
Le premier réduit la révolution haïtienne à une simple modalité de la Révolution française. En acclimatant sur son sol la subversion libérale, Saint-Domingue
aurait constitué un foyer d’idées séditieuses pour tous les royaumes castillans
d’outre-mer ; l’île serait, en un mot, la « révolution-mère du bassin de la Caraïbe 9 ».
Cette perspective s’appuie sur une conception diffusionniste de type centrepériphérie. Elle assimile Haïti à un échelon entre le foyer français des troubles et
une marge américaine passive. Mécaniste, elle associe les moindres indices de
présence française en Terre-Ferme à la propagation de la sédition. Elle suggère
en outre que les nations hispano-américaines préexistaient à leur indépendance.
L’exemple antillais aurait simplement encouragé les sociétés du continent à engager des guerres coloniales contre leur métropole et les révolutions franco-haïtiennes
auraient été les tutrices des communautés créoles dans leur constitution en Étatsnations 10.
Malgré son simplisme, cette thèse possède de forts arguments. Les précautions prises par la Couronne pour un projet d’établissement en Amérique centrale
de sept cent quatre-vingts Noirs de Saint-Domingue ayant servi dans l’armée espagnole témoignent des angoisses d’une diffusion séditieuse. Le gouverneur militaire
de la place de Portobelo, au Panama, assurait ainsi en 1796 :
Les Noirs français ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population de cette cité
pour éviter que leur pernicieux exemple et leurs relations avec les esclaves ne portent ces
derniers à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la
liberté [...] 11.
De telles alarmes étaient courantes en raison de la circulation intense des
biens et des personnes entre les possessions françaises et les côtes orientales du
Venezuela. Ces relations passaient par un actif commerce interlope, et plus tard
par l’activité des émissaires de la République. Des communautés francophones
s’étaient installées un peu partout dans les Antilles à la suite des conquêtes
308
9 - LESLIE MANIGAT, « Haïti dans les luttes d’indépendance vénézuélienne », in A. YACOU
(éd.), Bolivar et les peuples de Nuestra América, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1990, pp. 29-42. Cette thèse fut défendue d’abord par EUGENE D. GENOVESE,
From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World,
Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1979, et critiquée par DAVID PATRICK
GEGGUS, « Resistance to Slavery in the Americas: an Overview », in J. TARRADE (dir.),
La Révolution française et les colonies, Paris, Société d’histoire d’outre-mer, 1989, pp. 107123.
10 - Pour une analyse comparée des trois révolutions américaines, voir l’important
ouvrage de LESTER D. LANGLEY, The Americas in the Age of Revolution 1750-1850, New
Haven, Yale University Press, 1997.
11 - Archivo General de la Nación de Colombia [AGNC], Negros y esclavos, t. III, f. 903,
dans JAIME JARAMILLO URIBE, « Esclavos y señores en la sociedad colombiana del siglo
XVIII », Ensayos de Historia social, Bogota, CESO-UNIANDES, 2001, pp. 3-62, ici p. 27.
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anglaises ou par hostilité à tel ou tel parti au pouvoir en France. L’île de Trinidad,
prise aux Espagnols par les Britanniques en 1797, rassemblait une importante
colonie française réunissant, pour le meilleur et pour le pire, royalistes, jacobins et
autres adversaires de Napoléon. Elle commandait l’embouchure stratégique de
l’Orénoque 12. Maints commerçants, planteurs, corsaires ou libres de couleurs, plus
ou moins influencés par l’idéologie révolutionnaire, avaient accès, par le grand
fleuve, à l’intérieur du royaume de Nouvelle-Grenade. Rien ne s’opposait, sinon
les lois, à leur progression jusqu’au piémont des Andes pour aller porter la subversion jusqu’à Bogota.
Innombrables furent en outre les marins haïtiens et français qui combattirent
dans la marine patriote au cours de la guerre d’Indépendance 13. Victor Hugues,
commissaire en Guadeloupe, fréquenta assidûment ses alliés espagnols sous le
Directoire. Pourtant, à l’image des insurgés haïtiens, il se refusa à tout prosélytisme
sur le continent. L’alliance avec la péninsule l’empêchait d’ailleurs de susciter la
sédition dans des colonies amies. Ajoutons à cela que, selon l’image traditionnelle,
les Espagnes étaient vouées à l’Inquisition et plongées dans un obscurantisme sans
remède. Dans ce contexte, beaucoup jugeaient impossible la subversion américaine 14. Le conservatisme supposé du patriciat créole, renforcé par les événements
d’Haïti, semblait un obstacle insurmontable.
Le présupposé de la révolution préventive blanche ne manque pas non plus
d’arguments. La Terre-Ferme n’avait rien d’un gouvernement tranquille 15, et l’influence de Saint-Domingue sur certains soulèvements fut parfois avérée. Dans la
région de Coro, en 1795, le zambo José Manuel Chirino avait conduit une révolte
à laquelle peut être comparée celle qui menaça Caracas en juillet 1812 16. Son
12 - Voir les mémoires d’Andrés Level de Goda, qui fut avocat dans l’île après la
conquête anglaise : ID., « Antapodosis », Boletı́n de la Academia Nacional de Historia
(Caracas), XVI-63/64, 1933, pp. 500-709, notamment pp. 501-507.
13 - FRÉDÉRIQUE LANGUE, « Les Français en Nouvelle-Espagne à la fin du XVIIIe siècle :
médiateurs de la révolution ou nouveaux créoles ? », Caravelle, 54, 1990, pp. 37-60, et
CARLOS VIDALES, « Corsarios y piratas de la Revolución francesa en las aguas de la
emancipación hispanoamericana », Caravelle, 54, 1990, pp. 247-262. La série Guerra y
marina de l’AGNC conserve de nombreux rôles d’engagement de ces marins (par
exemple les liasses 54 et 398).
14 - « Les Français ne peuvent pas avoir de grands partisans dans les Indes espagnoles.
Les malheurs de Saint-Domingue et le décret du 16 pluviôse [d’abolition de l’esclavage]
les en éloignent à jamais », affirme-t-il au ministre en mars 1797, cité dans ANNE
PÉROTIN-DUMONT, « Révolutionnaires français et royalistes espagnols dans les Antilles »,
in J. TARRADE (dir.), La Révolution française et les colonies, op. cit., pp. 125-158, ici p. 133.
15 - FEDERICO BRITO FIGUEROA, « Venezuela colonial: las rebeliones de esclavos y la
Revolución francesa », Caravelle, 54, 1990, pp. 263-289, et DAVID PATRICK GEGGUS,
« Slave Resistance in the Spanish Caribbean in the Mid-1790s », in D. B. GASPAR et
D. P. GEGGUS (éds), A Turbulent Time: The French Revolution and the Greater Caribbean,
Bloomington, Indiana University Press, 1997, pp. 131-155.
16 - Voir, au sujet des révoltes noires, RAMÓN AIZPURUA, « La insurrección de los Negros
de la Serranı́a de Coro de 1795: una revisión necesaria », Boletı́n de la Academia Nacional de la Historia (Caracas), LXXI-283, 1988, pp. 705-723. On consultera aussi PEDRO
MANUEL ARCAYA, Insurrección de los Negros de la Serranı́a de Coro, Caracas, Instituto
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meneur avait passé quelque temps aux Antilles, où il avait suivi les événements
haïtiens et adopté leurs valeurs. Il demandait l’application de la « loi des Français ».
Le style de la révolte, malgré certains mots d’ordre modernes et l’espoir de recevoir
le soutien de corsaires français, rappelait cependant les émotions d’Ancien Régime.
Elle avait d’ailleurs emboîté le pas à la rumeur selon laquelle le roi d’Espagne
avait libéré les esclaves.
En 1797, les créoles Manuel Gual, ancien capitaine du bataillon de Caracas,
et José Marı́a España, officier de justice, ourdirent une conspiration à l’allure plus
clairement révolutionnaire : toutes les « races » du Venezuela furent invitées à
briser le joug espagnol 17. Le complot s’appuyait sur un programme de quarantequatre articles, prônant l’égalité naturelle de tous les habitants de la capitainerie
et abolissant l’esclavage 18. Des réfugiés français de Trinidad participèrent à son
organisation. L’un des meneurs, Picornell, avait séjourné en Martinique où il avait
réimprimé la traduction espagnole qu’avait donnée le Bogotan Antonio Nariño de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Deux ans plus tard, des marins
franco-haïtiens, désavoués par leurs officiers, cherchaient à promouvoir la révolte
à Maracaibo.
Au cours du XVIIIe siècle, les insurrections serviles se succèdent sans toutefois
menacer l’ordre colonial. Depuis 1780, la traite stagne et le manque de bras qui
en résulte suscite un meilleur traitement des esclaves 19. La législation s’humanise
et semble de mieux en mieux respectée. Pourtant, la géographie de la côte caraïbe
atteste l’extension ancienne du marronnage avec ses villages peuplés de fugitifs
ou de leurs descendants, cumbes au Venezuela, palenques en Colombie. Ces communautés rebelles inquiètent les autorités au XVIIe siècle, mais elles achèvent, à la fin
du siècle des Lumières, leur processus d’articulation et d’intégration au reste de
la société coloniale en un processus permanent de négociation 20.
310
Panamericano de Geografı́a e Historia, 1949 ; WILLIAM J. CALLAHAN JR., « La propaganda, la sedición y la Revolución Francesa en la Capitanı́a General de Venezuela
(1789-1796) », Boletı́n Histórico (Caracas), V-14, 1967, pp. 177-205 ; FEDERICO BRITO
FIGUEROA, El problema de tierra y esclavos en la historia de Venezuela, Caracas, Universidad
Central de Venezuela, 1985 ; ID., « Venezuela colonial... », art. cit. ; MATTHIAS RÖHRING
ASSUNÇÃO, « L’adhésion populaire aux projets révolutionnaires dans les sociétés esclavagistes : le cas du Venezuela et du Brésil (1780-1840) », Caravelle, 54, 1990, pp. 291-313.
17 - « Discurso preliminar dirigido a los americanos » (1797), reproduit dans Pensamiento
polı́tico de la emancipación venezolana, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1988, pp. 9-31, ici
p. 15.
18 - « Derechos del Hombre y el Ciudadano », notamment art. 18, et « Maximas republicanas » (1797) dans Pensamiento polı́tico..., op. cit., pp. 31-39.
19 - GERMÁN COLMENARES, Historia económica y social de Colombia, II, Popayán: una sociedad esclavista, 1680-1800, Bogota, TM Editores, 1999, pp. 12-32.
20 - ANTHONY MCFARLANE, « Cimarrones y palenques en Colombia, siglo XVIII », Historia y Espacio (Cali), 14, 1991, pp. 53-78 ; JORGE CONDE CALDERÓN, Espacio, sociedad y
conflictos en la provincia de Cartagena, 1740-1815, Barranquilla, Universidad del Atlántico,
1999, pp. 56-85 ; MARTA HERRERA, Ordenar para controlar. Ordenamiento espacial y control
polı́tico en las Llanuras del Caribe y en los Andes Centrales. Siglo XVIII, Bogota, Instituto
Colombiano de Antropologı́a y de Historia, 2002, chap. V-VI.
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Malgré la facilité des communications et leur affinité, Saint-Domingue ne
fut pas la médiatrice antillaise de la Révolution française en Amérique du Sud. En
effet, comme l’ont montré maints travaux récents sur les indépendances hispanoaméricaines, dans la voie ouverte par François-Xavier Guerra21, l’adoption de la modernité libérale en Amérique hispanique est une conséquence directe de la conquête
de l’Espagne en 1808 par les troupes de Napoléon. Contraint d’abdiquer, Ferdinand
VII est emprisonné à Valençay. En un paradoxe ironique, des Cortès réunis en
Andalousie balaient l’absolutisme bourbonien au nom du souverain déchu. En
1812, la constitution de Cadix donne à la monarchie des institutions libérales. Ainsi
faut-il bien distinguer la révolution moderne de la représentation et les mouvements d’indépendance américains. La première eut lieu en Espagne, de 1808 à
1812 ; les seconds commencèrent après 1810, dans une grande et durable ambiguïté, puisqu’ils prirent d’abord la forme d’une guerre civile entre les cités loyales
à la régence de l’île de León et les villes patriotes. Les principes de 1789 passent
par la médiation de la péninsule Ibérique. L’improbable « influence » haïtienne
n’est qu’un trompe-l’œil. Les nations hispaniques – Espagne comprise – naquirent
de l’implosion de la monarchie plurielle et, pour la région, la première modernité
libérale vit le jour à Cadix.
Si Haïti fut une référence pour le continent, ce fut d’une autre façon. L’exemplarité de son expérience ne lui venait pas du caractère universel de sa révolution,
mais de son expérience singulière de la modernité dans un cadre socio-racial proche
de l’Amérique métisse. Elle fut, en ce sens, le miroir des interrogations patriotes
sur la singularité de leur indépendance. C’est pourquoi l’imaginaire créole de l’île
possède un large spectre : l’indépendance haïtienne fut, pour l’Amérique caraïbe,
bien plus qu’une révolution noire, un épouvantail ou un succédané de Révolution
française.
Haïti et les pardos d’Amérique
Les analyses des événements haïtiens ont longtemps été fascinées par la couleur
des protagonistes, censée résumer sans médiation tout un faisceau de dominations
sociales et politiques. Dans un but certes louable, ces travaux eurent pour effet
pervers d’enfermer les populations d’origine africaine dans une identité univoque :
celle proposée par une pigmentation tenue, à cette époque, pour un stigmate.
21 - Le processus général des années 1808-1810 a été reconstitué par MARIE-DANIELLE
DEMÉLAS-BOHY et FRANÇOIS-XAVIER GUERRA, « Un processus révolutionnaire méconnu :
l’adoption des formes représentatives modernes en Espagne et en Amérique, 18081810 », Caravelle, 60, 1993, pp. 5-57, et RICHARD HOCQUELLET, Résistance et révolution
durant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, Paris, Bibliothèque de l’histoire,
2001. Sur le processus d’adoption de la modernité politique, voir les travaux de
FRANÇOIS-XAVIER GUERRA, notamment Modernidad e Independencias, Madrid, MAPFRE,
1992. Voir aussi VÉRONIQUE HÉBRARD, Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours,
1808-1830, Paris, L’Harmattan, 1996, et GENEVIÈVE VERDO, Les « Provinces désunies »
du Rio de la Plata, Thèse de doctorat, Université de Paris-I, 1998.
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Or les acteurs, qu’ils fussent blancs, mulâtres ou noirs, savaient adapter leur perception du phénotype au contexte de leur action 22. Les sociétés métisses sont expertes
à discerner les nuances de couleur ; elles sont aussi capables de passer de puissantes
conventions d’évitement pour les ignorer 23, quand leurs membres ne recourent pas
à ce vocabulaire pour disqualifier ou diffamer un individu. Souligner la labilité
des identités des acteurs n’est pas nier les préjugés de couleurs ni refuser toute
importance au phénotype. C’est d’abord reconnaître l’extrême diversité sociale et
juridique des populations libres et non blanches.
La catégorie casta regroupait des métis de toutes origines. Dans la Caraïbe sudaméricaine, qui nous intéresse au premier chef, cette classe s’identifiait essentiellement aux libres de couleur en raison du petit nombre des métis d’Indiens et de Blancs.
Elle se déclinait en une multitude de nuances : zambo, mulato, tercerón, cuarterón, ou,
par euphémisation générique, pardo, moreno (brun) ou encore negro 24. Ces dénominations étaient aussi des étiquetages sociaux. Dans la milice de Caracas, un individu
pouvait ainsi être de qualité « illustre », « noble », « distinguée », « honorable »,
« connue » ou simplement « parda » 25. Certains Indiens résidant hors des communautés indigènes et de pauvres Blancs vivant parmi les Noirs étaient eux aussi
réputés castas. Une position d’outsider en marge de cette société holiste suffisait
parfois pour être rangé parmi les métis. La notion de casta ne s’assimile donc pas
à une simple classification raciale, elle servait aussi à donner un statut juridique
aux déclassés.
Du reste, sur les côtes du royaume de Nouvelle-Grenade, on nommait souvent ces derniers « libres ». Cette appellation révèle le sens de la macule noire.
Le nom de « libre » aurait, en effet, été redondant pour définir les membres des
républiques indienne et espagnole. Il ne se justifiait que pour lever l’ambiguïté
qui pesait sur les métis de sang africain. L’apparence physique de ces derniers
était associée immédiatement au statut servile mais, dans les villes, personne ne
pouvait dire, au premier coup d’œil, si tel pardo était serf ou libre. Dans la hiérarchie
des catégories malheureuses, le stigmate servile prenait le pas sur celui de la couleur, les catégories de liberté et de métissage se superposant.
312
22 - Un pardo pouvait être, selon les circonstances, vecino, compère, commerçant, sousofficier de milice, membre d’une confrérie religieuse ou d’une clientèle politique, ou
simplement... pardo, stigmate qu’il essayait, en règle générale, d’éluder.
23 - Dans certaines régions de la Caraïbe, il y avait pénurie de vecinos blancs pour occuper
les charges du cabildo (conseil municipal) ; force fut de les confier parfois à des pardos
qui, en droit, ne pouvaient les occuper. Ainsi dans la région du Sinú en 1802 (AGNC,
« Cabildos », t. II, ff. 588r-v).
24 - Pardo : métis ayant une goutte de sang noir ; zambo : métis de Noir et d’Indien ;
mulato, grifo, tercerón, cuarterón, quinterón, salto atrás : métis de Blanc et de Noir à divers
degrés ; moreno : euphémisation de pardo.
25 - Voir les états de service des milices coloniales à Caracas reproduits par VICENTE
DAVILA, Hojas militares, Caracas, Tipografı́a americana, 1930 ; cf. LYLE MCALISTER,
« Social Structure and Social Change in New Spain », Hispanic American Historical Review,
43-3, 1963, pp. 349-370.
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CLÉMENT THIBAUD
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Sur les côtes de la capitainerie générale du Venezuela comme de la viceroyauté de Nouvelle-Grenade, les castas étaient très majoritaires. Si les esclaves
composaient entre 5 et 10 % de la population, les métis en représentaient entre 60
et 80 %. Dans la Caraïbe grenadine, le métissage entre les trois « sangs » était plus
poussé qu’ailleurs, d’où l’usage que les autorités avaient d’employer l’expression
« personnes de toutes couleurs » pour contourner l’embarras que suscitait, de façon
récurrente, le caractère mêlé des phénotypes et des statuts.
Dans ce contexte social, il n’était pas étonnant que les élites créoles s’accordassent à condamner sans nuance Haïti. Bien avant le début des troubles, les
événements de l’île représentaient, sans surprise, la triple menace de la Révolution
française, jugée impie ; du gouvernement des Noirs, considéré comme une scandaleuse inversion des hiérarchies légitimes ; de la guerre civile et du massacre des
Blancs. À l’origine, cette peur était plutôt la reprise d’un cliché ; elle reflétait plus
une idée reçue du siècle des Lumières qu’une angoisse universellement partagée.
L’éventualité d’une prise du pouvoir par les esclaves de Saint-Domingue faisait
en effet partie des scénarios imaginés par les auteurs lus avec avidité par les élites
américaines de la fin du XVIIIe siècle. L’apparition d’un Spartacus noir appartenait
au répertoire de la politique littéraire des créoles aisés. Raynal, dans son Histoire
philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes
(1770), Louis Sébastien Mercier, dans son An deux mille quatre cent quarante, rêve
s’il en fût jamais (1771), Diderot enfin, prédisaient une fin funeste aux riches planteurs des îles à sucre françaises 26.
Cependant l’angoisse littéraire prit bientôt corps. En 1797, cet émoi facilita
la conquête de Trinidad par les Anglais. Le gouverneur Chacón refusa d’armer les
morenos, dont beaucoup étaient originaires des Antilles françaises, par crainte
d’excès comparables à ceux de Saint-Domingue. L’indépendance poussa la couronne espagnole, en 1806, à une politique de confinement qui interdisait à tout
Haïtien de fouler le sol des possessions castillanes en Amérique.
Saint-Domingue préoccupait aussi les Anglais et, en 1804, Francisco de
Miranda s’appuya sur cette menace pour défendre son projet d’émancipation américaine auprès du cabinet britannique 27. Les lettres du général vénézuélien au
gouvernement anglais sont un des éléments fondamentaux de la thèse de la révolution préventive. Pourtant, à l’évidence, Miranda ne fit que se servir des inquiétudes
britanniques vis-à-vis des soulèvements antillais – comme celui de la Jamaïque en
1795 – pour donner plus de poids à ses arguments. Il est peu vraisemblable que,
pour sa part, le « Créole universel » ait eu peur d’une classe qui était très minoritaire
en Amérique. Les pardos ne semblent pas l’avoir davantage effrayé. D’après une
rumeur malveillante qui circulait à Caracas, le sang de Miranda n’était pas exempt
26 - Cf. YVES BÉNOT, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte,
1989, p. 28 ; MARCEL DORIGNY et BERNARD GAINOT, La Société des amis des Noirs, 17881799 : contribution à l’histoire de l’abolition de l’esclavage, Paris, UNESCO, 1998, p. 18.
27 - Archivo del General Miranda, La Havane, Éditorial Lex, 1950, t. XVII, pp. 82-83 et 114.
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L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
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de « mélange malsonnant ». Du reste, un simple fait prouve l’indifférence du général envers ce « péril noir » : son plan d’attaque contre les autorités vice-royales
prévoyait l’engagement de cinq à six mille soldats haïtiens 28.
Si la théorie de la révolution préventive blanche ne tient pas, ce n’est
pas tant parce qu’elle ignore la véritable origine des indépendances américaines
– l’effondrement de l’empire après la conquête napoléonienne de l’Espagne – ou
qu’elle présente les défauts de la téléologie et du finalisme ou, enfin, qu’elle
recycle la vieille théorie du complot, mais c’est parce qu’elle s’égare sur les mentalités des élites blanches dans la Caraïbe hispanique. Contrairement aux colons
anglais et français, les grands propriétaires terriens de Terre-Ferme, surnommés
mantuanos, se voyaient comme de grands seigneurs sans ambition productiviste.
Pour eux, les Indes de Castille n’étaient pas des factoreries comparables aux îles
à sucre anglaises, françaises ou hollandaises. La pression sur la main-d’œuvre y
étant beaucoup moins forte que dans les autres colonies, la paix sociale devait
régner. Comme l’affirme Bolivar au rédacteur de la Royal Gazette of Jamaica, en
1815 : « L’Espagnol américain a fait de son esclave le compagnon de son indolence 29 », ajoutant : « L’esclave, en Amérique espagnole, végète ; abandonné par
son maître dans les haciendas, [il] jouit de son inaction, de la maison du maître et
d’une grande partie des biens de la liberté. » Très religieux, « il considère son état
comme naturel et se pense comme un membre de la famille de son maître, qu’il
aime et respecte 30. » Que ces affirmations soient vraies ou fausses importe peu ici.
Ces traits de mentalité paternaliste rendaient les patriciens américains peu sensibles à la menace d’une subversion victorieuse des esclaves ou des castas 31. Du
reste, les mantuanos ne se sont pas appuyés sur les milices blanches pour établir la
junte du 19 avril 1810 à Caracas, mais sur celles des pardos, dont ils ont élevé
rapidement les membres à des grades convoités.
Pourtant, chez les patriciens, esclavagistes ou non, le discours de l’harmonie
socio-raciale était souvent associé à l’évocation de la catastrophe haïtienne. Une
telle contradiction s’explique aisément. La peur est sans doute une question
d’échelle. Au niveau micro-politique, les créoles mettaient toute leur confiance
dans les mécanismes hérités de la servitude volontaire des gens de couleur, libres
ou esclaves. Le peuple pardo effrayait cependant parce qu’il pouvait à tout moment
se transformer en une masse incontrôlable, sous l’effet de l’exemple ou de la
prise de conscience de son « abjection ». La formation de ce Behemoth, nommé
pardocratie, ne pouvait se réaliser que sous l’influence pernicieuse de la révolution
noire. C’est ainsi qu’Haïti commença à cristalliser les peurs patriciennes.
314
28 - Ibid., p. 137.
29 - SIMON BOLIVAR, septembre 1815, Cartas del Libertador [CL], Caracas, Banco de
Venezuela, 1964-1967, t. I, p. 240, reprenant une remarque du voyageur français
FRANÇOIS DEPONS, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme dans l’Amérique méridionale,
Paris, Imprimerie Fain et Cie, 1806.
30 - CL, I, p. 241.
31 - Voir la lettre de Bolivar à l’amiral de la Barbade, 17 juin 1814 (CL, I, pp. 136-138).
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CLÉMENT THIBAUD
L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
Ces inquiétudes expliqueraient-elles un trait particulier de la géographie de
la révolution hispanique ? À l’échelle du continent, les zones de peuplement
« noir » ont adopté les idées modernes de manière beaucoup plus radicale et précoce que les régions à dominante indienne, constantes dans leur loyauté envers
la monarchie jusqu’à la proclamation formelle de la séparation (Mexique, Pérou,
Bolivie) 32. Caracas et Buenos Aires furent les deux seules capitales à connaître des
clubs d’allure et d’inspiration jacobines 33, qui mêlaient en leur sein une société
métisse ; c’étaient aussi deux grandes villes noires. Cette géographie confirmerait
la thèse de la révolution préventive. Dans les régions où les castas prédominaient,
les grands propriétaires terriens auraient hâté l’accession à l’indépendance pour
maintenir leur contrôle social sur des populations dissipées. L’interprétation fonctionne aussi à l’envers : le poids de la classe servile à Cuba et à Porto Rico aurait
obligé les grands planteurs à garder le lien avec la métropole pour conserver leur
position.
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Croiser les champs politiques et juridico-raciaux ouvre de nouvelles perspectives
sur ces questions. Si les régions à forte population casta adoptèrent la modernité
de rupture de façon plus précoce que les autres, elles choisirent aussi la forme
confédérale de gouvernement. Mais l’articulation de notions aussi différentes que
celles de race, de statut juridique, de fédéralisme et de radicalisme révolutionnaire
est délicate. Pour comprendre la récurrence de la référence négative à Haïti dans
les premières années de la révolution américaine, il faut lier deux interrogations.
Quelle était la nature des angoisses politiques de la société américaine au commencement de son indépendance ? Quelle pouvait être l’attitude des castas vis-à-vis
de la révolution ?
Il existe une puissante affinité entre les sociétés métisses, les principes égalitaires et la définition abstraite du citoyen que défend la révolution libérale hispanique dès 1808. Cette affirmation repose sur l’observation de la place des castas
dans la mosaïque juridique et raciale de la société coloniale. Le statut de ces
32 - FRANÇOIS-XAVIER GUERRA, « La identidad republicana en la época de la Independencia », in G. SÁNCHEZ GÓMEZ et M. E. WILLS OBREGÓN, Museo, memoria y nación,
Bogota, Museo Nacional de Colombia, 1999, p. 275.
33 - Sur la Société patriotique de Caracas, voir CAROLE LEAL CURIEL, « Juntistes, tertulianos et congressistes : sens et portée du public dans le projet de la Junte de 1808 (Province
de Caracas) », Histoire et sociétés de l’Amérique latine, 6, 1997, pp. 85-107, et ID., « Tertulias de dos ciudades », in F.-X. GUERRA et A. LEMPÉRIÈRE, Los espacios públicos en Iberoamérica. Ambigüedades y problemas. Siglos XVIII-XIX, Mexico, Fondo de Cultura Económica,
1998, pp. 168-195. Sur celle de Buenos Aires, se reporter à PILAR GONZÁLEZ BERNALDO,
« Producción de una nueva legitimidad: ejército y sociedades patrióticas en Buenos Aires
entre 1810 y 1813 », Cahiers des Amériques latines, II-10, « L’Amérique latine face à la
Révolution française », 1990, pp. 177-195.
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Logiques du système des castas
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populations est en effet extrêmement flou. Leur identité est toujours définie négativement, d’abord vis-à-vis des deux républiques qui bénéficient de droits et d’immunités particuliers – la république des Indiens et celle des Espagnols –, ensuite
par rapport au statut propre à la classe servile. Les castas forment un groupe sans
unité : il n’est ni indien, ni blanc, ni esclave 34. L’embarras du général loyaliste
Ceballos est révélateur dans la description qu’il livre à sa tutelle péninsulaire : les
castas seraient ce « tiers état intermédiaire, placé entre les libres et la classe servile,
réputé jusqu’à un certain point comme étranger, pour ne pas jouir complètement
des effets civils de l’ingénuité, dont même les fils des esclaves libérés ont bénéficié
dans d’autres pays 35 ».
La société de castas génère une vaste zone de confusion raciale, juridique et
sociale, un monde de désordre qui déborde les statuts figés de la société créole.
Sous la Colonie, la couleur en elle-même ne préjugeait pas de la qualité de la
personne. En vérité, seuls l’honneur, la réputation ou la vox populi pouvaient rappeler les métis à ce qu’ils étaient : rumeurs et insultes troublaient en effet la vie
quotidienne des localités côtières et donnaient lieu à d’innombrables procès.
Ces prémisses permettent de comprendre la double logique qui gouverne le
système des castas sous l’Ancien Régime bourbonien. Comme toute hiérarchie
ouverte, cette structure suscitait un désir universel de promotion d’autant que,
depuis 1795, le Conseil des Indes avait permis aux plus riches métis de se « blanchir » par des cédules de gracias al sacar. Contre une somme relativement modeste,
les interdictions pesant sur les castas purent être levées ; si la loi n’abolissait pas le
préjugé, comme en témoigne les protestations de la noblesse locale contre cette
mesure, du moins permettait-elle à la sanior pars métisse d’appartenir enfin aux
meilleurs rangs de l’Église, de l’armée, de l’office ou de l’Université 36.
En 1815, le capitaine général Ceballos essaya de convaincre Madrid que cette
logique poussait les pardos à s’aligner du côté loyaliste afin d’infléchir la politique
européenne vis-à-vis de ces populations 37. Pour l’archevêque de Caracas, Narciso
Coll y Prat, les castas se montraient « avides de liberté, d’égalité et de représentation 38 », dans l’acception ancienne de ces mots. C’est pourquoi, en tant que classes
316
34 - VIRGINIA GUTIÉRREZ DE PINEDA et ROBERTO PINEDA GIRALDO, Miscegenación y
cultura en la Colombia colonial, 1750-1810, Bogota, UNIANDES, 1999, 2 vols, HERMÉS
TOVAR PINZÓN, Convocatoria al poder del número: censos y estadı́sticas de la Nueva Granada,
1750-1830, Bogota, Archivo General de la Nación, 1994, et JOHN LOMBARDI, People and
Places in Colonial Venezuela, Bloomington, Indiana University Press, 1976, ont reproduit
des recensements de l’époque avec leur système de classification pour la Colombie et
le Venezuela, respectivement.
35 - Lettre du capitaine général Ceballos au secrétaire du Despacho universal de Indias,
Caracas, 22 juillet 1815, reproduite par JAMES F. KING dans « A Royalist View of the
Colored Castes in the Venezuelan War of Independence », Hispanic American Historical
Review, 33-4, 1953, pp. 526-537, ici p. 531.
36 - Les dispositions concernant les métis sont regroupées dans le livre VII, titre V de
la Recopilación de Leyes de los Reynos de las Indias..., 4e éd., Madrid, 1791, 3 vols, « De los
Mulatos, Negros, Berberiscos, é hijos de Indios ».
37 - J. F. KING, « A Royalist View... », art. cit., p. 537.
38 - Memoriales sobre la independencia de Venezuela, op. cit., p. 162.
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d’une société d’Ancien Régime, elles étaient prises dans une contradiction douloureuse. D’une part, il leur était impossible d’éluder toute conscience raciale – reflétée par les incapacités juridiques et symbolisée par la couleur, mais, d’autre part,
elles devaient renoncer à toute stratégie collective revendiquant une identité
parda, puisque leur but était l’égalisation des statuts.
La dynamique d’ascension socio-raciale dérivait de cette définition flexible
des castas, qui n’avait pourtant rien de progressiste. Pris dans un mouvement de
promotion statutaire, le pardo – cette catégorie construite par la Couronne – n’existait que dans la perspective de sa disparition. Cette logique en appelait une seconde,
qui la contrariait : celle de la distinction. Dans cette société mouvante et ambiguë,
chaque groupe « racial » cherchait en effet à garantir au mieux son statut, quitte à
en fermer l’accès aux degrés inférieurs. Ce penchant n’était pas propre aux Blancs,
dont on sait la passion dévorante pour les cédules de « pureté du sang » à la fin
du XVIIIe siècle : elle traverse aussi toutes les catégories métisses. Ces distinctions
déjouaient les solidarités « raciales » car les libres avaient tendance à naturaliser la
frontière qui les séparait des esclaves afin de mieux se garantir de la macule servile 39. Entre les métis eux-mêmes la rivalité était grande, et un pardo en passe
d’obtenir la « pureté de sang » et les charges afférentes ne se commettait pas avec
un berger zambo.
Si la révolution patriote et la constitution de Cadix abolirent les castas, elles
ne détruisirent pas les habitudes prises sous la Colonie. Que font en effet les
rebelles noirs, mulâtres et zambos qui se dressent contre la confédération de
Miranda en juin 1812 ? Ils prennent l’église de San Francisco et détruisent les
registres de baptême dans le but d’effacer la preuve de leur macule 40. L’égalité
universelle des droits de l’homme ne faisait pas partie de l’horizon mental de ces
multitudes « indéfinies et indéfinissables 41 » qui se soulevèrent entre 1812 et 1813
au nom du roi et de sa constitution. Rarement les pardos rebelles prétendirent à
l’abolition de l’esclavage ou à la disparition des deux républiques. Les castas
métisses tendirent à inscrire leur action collective à l’intérieur des règles écrites
ou tacites qui donnaient consistance à leur identité « raciale ». Dans ce cadre, leurs
ambitions avaient pour bornes la réforme bien plus que la révolution des droits
de l’homme.
Aussi, les partis loyalistes et patriotes usèrent, pour séduire les pardos, d’arguments qui flattaient ce désir d’égalisation que toutes les sources reconnaissent. De
fait, la guerre d’Indépendance fut, de 1810 jusqu’au rétablissement de l’absolutisme en mai 1814, une lutte entre deux libéralismes égalitaires. Rien d’étonnant,
39 - David Patrick Geggus observe le même phénomène dans l’espace antillais révolutionnaire (« Slavery, War, and Revolution in the Greater Caribbean », in D. BARRY
GASPAR et D. P. GEGGUS, A Turbulent Time..., op. cit., pp. 1-50, ici p. 16).
40 - JOSÉ DOMINGO DIAZ, Recuerdos sobre la rebelión de Caracas [1829], Caracas, Academia
Nacional de la Historia, 1961, p. 181. Dans cette perspective, voir JEAN-PAUL ZUÑIGA,
« La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en Amérique espagnole », Annales
HSS, 54-2, 1999, pp. 425-452.
41 - V. HÉBRARD, Le Venezuela indépendant..., op. cit., pp. 52-56, sur la « multitude
dangereuse ».
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alors, à ce que nombre de gens de couleur ait choisi la fidélité monarchique. La
constitution de Cadix offrait, à ceux qui se « distingu[aient] par leur talent, application et conduite », le titre d’Espagnols 42 et couronnait ainsi une ambition collective
très ancienne dans le respect dû au roi et à la lettre de la religion. Car si les lois
patriotes accordaient aux métis l’égalité complète et le titre de citoyen, elles
livraient aussi l’Amérique à l’aventure d’une révolution.
Un autre obstacle étouffait le développement de mouvements pardos autonomes : la guerre civile et la polarisation de la société. Chaque faction interprétait
les émotions, soulèvements et rébellions des gens de couleur selon un binôme :
fidélité/trahison pour les royalistes ; révolution/contre-révolution pour les patriotes.
Certains groupes pardos, à l’image d’autres corps de la société, défendirent des
objectifs propres au sein du conflit, comme la protection de la communauté villageoise. La dynamique de guerre civile réduisit le sens et la nature de ces mouvements tiers à l’antagonisme entre l’Espagne et l’Amérique ou entre le roi et la
sédition républicaine. Dans ce contexte guerrier, subordonnant toute action collective à la logique binaire du conflit, les métis, comme nouveaux Espagnols selon la
constitution de Cadix ou vrais citoyens des républiques égalitaires, perdirent tout
espoir de conduire une politique autonome et se virent tenus d’attacher leurs pas
à ceux des libertadores patriciens ou des loyalistes blancs.
La variable raciale est-elle, du reste, déterminante pour décrire l’activité politique des populations pardas pendant l’indépendance ? Les défenseurs de l’identité noire estiment que leurs contradicteurs prolongent le discours nationaliste bâti
par les élites blanches du XIXe siècle. La doxa oligarchique niait les conflits entre
races : la nation devait rester un manteau sans coutures. Reprenant inconsciemment
le topos des pères de la patrie, les études historiques auraient minoré les luttes
entre les castas et nourri, malgré elles, le mythe irénique de la démocratie raciale 43.
En réponse, les tenants de la non-pertinence du phénotype arguèrent que les
populations pardas n’avaient pas de conscience raciale. Elles agissaient aussi bien
suivant des logiques socio-politiques, le plus souvent locales ou clientélaires. Dans
une étude sur la province de Carthagène, Aline Helg se place à mi-chemin entre
les deux perspectives. Selon elle, un pacte tacite lia, pendant ces guerres, les élites
blanches et les populations métisses dans le but de passer sous silence les possibles
divisions raciales 44. L’« Afro-Caribéen » devenait « invisible », par la grâce des stratégies de contournement du stigmate.
Il faudrait plutôt comprendre ce consensus d’évitement comme un mutisme
né des contraintes du système des castas donnant forme aux revendications
métisses. Penser que les castas n’avaient aucune conscience juridico-raciale de leur
statut est aussi inexact que de croire qu’elles agissaient de concert pour défendre
318
42 - Recopilación de Leyes..., op. cit., titre II, chap. IV, art. 22.
43 - Ce mythe est dénoncé par ALFONSO MUNERA, El fracaso de la nación. Región, clase y
raza en el Caribe colombiano (1717-1810), Bogota, Banco de la República, 1998, pp. 13-14.
44 - ALINE HELG, « Raı́ces de la invisibilidad del afrocaribe en la imagen de la nación
colombiana: independencia y sociedad, 1800-1821 », in G. SÁNCHEZ GÓMEZ et
M. E. WILLS OBREGÓN, Museo, memoria y nación, op. cit., pp. 219-252.
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Les pardos ont adopté un ton quasi insupportable, capable de s’imposer non seulement
à la Junta, mais aussi à toute la famille des Blancs. [Ils nous importunent] par leurs
prétentions à l’égalité à propos de tous les droits, comme le fuero 45, et autres privilèges ; il
paraît que l’on compte armer et discipliner tous les Blancs afin de contenir tant d’audace 46.
La dynamique d’égalisation portée par les castas (« fuero », « privilèges »)
était certes inhérente à la société coloniale, mais cette passion ancienne pour la
représentation nourrissait des relations profondes avec les idées de la Révolution
française (« prétentions à l’égalité de tous les droits »). C’est pourquoi, malgré leur
conservatisme face à la Révolution, la présence des majorités pardas fut parfois un
facteur de radicalisation égalitaire, notamment dans les grandes villes où ces pétitions purent se formuler dans le langage universaliste des Lumières.
De la république des Espagnols à la République moderne :
angoisses créoles
L’analyse de la position des pardos dans la société caraïbe est un préalable nécessaire pour entendre comment les créoles – et, sans doute, la plupart des libres –
comprirent Haïti. La place des métis dans l’imaginaire social conditionnait directement la perception du processus révolutionnaire dans les Antilles françaises. Les
élites hispano-américaines avaient été profondément choquées par le massacre
des Blancs ordonné par Dessalines en 1804. Si cet événement eut autant d’écho,
c’est sans doute parce qu’il symbolisa, pour les créoles, les effets anomiques de
l’abolition des frontières d’ordres et de castas.
45 - Privilège de juridiction, droit particulier à un groupe.
46 - AGNC, Archivo Restrepo, vol. 26, lettre datée du 22 mai 1810, f. 25.
319
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cette identité. Lorsque les métis se comportaient en castas, et non en membres du
petit peuple ou d’une clientèle qui les subordonnaient au patriciat blanc, ils agissaient dans le respect d’un ordre hiérarchique, profondément intériorisé, qui les
orientaient vers des revendications réformistes : l’intégration à l’état supérieur de la
société. Cette dynamique les porta de fait au loyalisme envers la couronne d’Espagne
comme en témoignent le soulèvement des llaneros métis des plaines de l’Orénoque,
en 1813, et le rôle de bastion royaliste que tint la façade caraïbe de l’Amérique du
Sud, de Carthagène à Cumaná, jusqu’au triomphe final des républicains.
Si les castas ont plutôt choisi le parti de la Régence espagnole que celui
des premières confédérations patriotes, leurs revendications de représentation et
d’égalité pouvaient néanmoins les faire changer de camp avec facilité. Après tout,
leurs pétitions étaient susceptibles d’une double interprétation. Dans la société de
l’Ancien Régime, elles réclamaient l’intégration au monde privilégié des Blancs ;
dans la nouvelle, elles étaient homothétiques aux valeurs libérales. Une lettre
anonyme de l’époque révèle les liens subtils entre les suppliques d’Ancien Régime
et les revendications révolutionnaires :
CLÉMENT THIBAUD
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Nous ne sommes ni Indiens, ni Européens, mais une espèce intermédiaire (especie
media) entre les propriétaires légitimes du pays et les usurpateurs espagnols : en somme,
Américains par la naissance, mais tenant nos droits de l’Europe, nous devons disputer
nos titres aux habitants du pays et pourtant résister à l’invasion des envahisseurs ; nous
nous trouvons ainsi dans la situation la plus extraordinaire et la plus compliquée 47.
Dans la peur d’Haïti se lisent donc une angoisse identitaire et un sentiment
de chute 48, sensibles dans le scandale de la proximité inédite entre castas, autour
d’une table, lors d’un bal ou dans la rue, lorsque les pardos gagnent le droit de
saluer les Blancs du nom de citoyen ou de demander leurs filles en mariage 49. La
figure du citoyen était trop abstraite pour rassurer un patriciat, fût-il porté par
l’enthousiasme des Lumières à miner, comme la noblesse libérale de 1789, les
fondements de sa propre excellence. C’est pourquoi le souvenir du massacre des
Blancs devint obsédant lorsque les patriotes eurent affaire aux soulèvements des gens
de couleur, comme ceux de Curiepe en mai 1812 ou des llanos en novembre 1813.
Pire : à cet effroi identitaire se mêlait une crainte plus directement politique.
320
47 - Contestación de un Americano Meridional a un Caballero de Esta Isla, Kingston, 6 septembre 1815, CL, I, p. 222 (souligné par nous).
48 - On retrouve le même type de peurs dans tout le monde hispanique, notamment
dans l’espace andin. À Quito, « [la] population américaine est composée en grande
partie d’Indiens et de Noirs, gouvernés selon les règles de l’Ancien Régime [...]. Que
pourrions-nous faire pour égaliser brusquement toutes ces classes sans que l’édifice
social en soit tout bouleversé ? », Gaceta de Quito, no 29, 22 août 1829, texte cité par
MARIE-DANIELLE DEMÉLAS, L’invention politique. Bolivie, Équateur, Pérou au XIX e siècle,
Paris, Éditions Recherches sur les civilisations, 1989, p. 102.
49 - Ces exemples sont donnés par un témoin anglais hostile à la révolution, GEORGE
FLINTER, A History of the Revolution of Caracas with a Description of the Llaneros, or People
of the Plains of South America, Londres, T. and J. Allman, 1819, pp. 19-23.
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La révolution libérale avait donné naissance, sur le plan constitutionnel, à
un monde sans repère de couleur ni de statut. Les élites blanches disparaissaient
en tant que telles pour se muer en citoyens d’Amérique, à égalité avec les libres
de toutes couleurs. L’ascension statutaire des métis se doublait du déclassement
corrélatif des élites révolutionnaires blanches très imbues, quelques années plus
tôt encore, de la pureté de leur sang espagnol, comme Miranda ou le marquis
del Toro. Le libéralisme, en éliminant les castas, condamnait les créoles à une
promiscuité symbolique avec ceux qu’ils avaient toujours tenus pour mineurs et
infâmes. Il les plongeait dans un état d’angoisse d’autant plus fort que l’apparence
physique ne distinguait pas toujours avec certitude les Blancs des pardos en Amérique caraïbe, au contraire des Antilles françaises ou anglaises. En outre, d’une
république à l’autre, les Blancs étaient amenés à occuper, sur le plan politique,
une position comparable à celle des métis au sein de la hiérarchie raciale : celle
d’un peuple intermédiaire. La perplexité de Simon Bolivar dans sa fameuse « Lettre
à un habitant de la Jamaïque » illustre cette mutation :
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Les sociétés américaines vécurent en effet les premières années de l’émancipation dans un profond état de détresse de souveraineté. Le roi était captif, les
institutions de l’administration coloniale avaient été renversées et les distinctions
d’ordres et de castas abolies ; des structures de pouvoir ou des principes de distinction qui faisaient tenir la société d’Ancien Régime, il ne restait plus que la charpente municipale. D’une certaine façon, la révolution fut vécue, entre 1810 et 1812,
comme la restauration de l’âge d’or d’une monarchie tempérée. La municipalité
retrouvait le statut qu’elle n’aurait jamais dû perdre : celui de l’ultima ratio de la
vie en collectivité et du bien public 50. L’idée confédérale des premiers temps de
la révolution est consubstantielle à une « municipalisation », née de la disparition
du roi et du renversement des institutions monarchiques. Cette révolutionrestauration renvoyait au modèle de la Révolution nord-américaine dont les élites
créoles copièrent consciencieusement la constitution pour l’appliquer chez elles.
Le principe organisateur de la société retournait au pueblo, la communauté d’habitants. Par extension, l’horizon de la patrie nouvelle devint l’union de ces citésÉtats, unies en une confédération de Provinces-Unies (de Nouvelle-Grenade, du
Venezuela, du Rio de la Plata). Cette idée confédérale répond aussi bien à l’imaginaire ancien du municipalisme hispanique qu’à la conception éclairée de la représentation, possible seulement dans les petites républiques 51.
L’envers de la reconstitution municipale de la souveraineté est une intense
inquiétude de la dissolution et de l’anarchie. Les élites révolutionnaires savaient
combien leurs confédérations étaient des structures politiques fragiles. Alors, par
déplacement du désarroi politique et identitaire créoles, la figure du métis cristallisa tous les fantasmes de désordre. Considérés depuis le XVIIe siècle comme « instables, perturbateurs (buscarruidos), gens de vie irrégulière et de mauvaises
mœurs 52 », les métis avaient longtemps été stigmatisés pour vivre dans un état
d’indécision juridique et raciale. Plus encore que les autres, les pardos de sang
africain étaient enclins au « pillage et à la boisson 53 », agissaient en « nuées » ou en
« nuages noirs ». Ils menaient la société à l’« anarchie », en appelant à « l’égorgement des Blancs 54 ». Ils personnifiaient un état de nature dans lequel les patriotes
craignaient de tomber par un effet pervers des réformes libérales. Par analogie
immédiate, Haïti matérialisait l’aboutissement de cette régression dans la barbarie 55. L’expérience de la révolution y avait dérapé dans la guerre civile, l’anomie
50 - Le républicanisme municipal de la société néo-grenadine était profond sous l’Ancien Régime. Les notions de república et de bien public sont des valeurs fondamentales
à la fin du XVIIIe siècle. Les échevins de la ville de Tolú ont œuvré en 1801 pour le « bien
public et économique comme bons pères de la République, citoyens et compatriotes. »
(AGNC, Cabildos, t. II, f. 518v.)
51 - L’Esprit des lois (livre IX) et le Contrat social (livre II, chap. IX), qui défendent cette
idée, sont les bréviaires des révolutionnaires créoles.
52 - JAIME JARAMILLO URIBE, « Mestizaje y diferenciación social en el Nuevo Reino de
Granada », Ensayos de historia social, op. cit., pp. 121-166, ici p. 129.
53 - N. COLL Y PRAT, Memoriales..., op. cit., p. 181.
54 - Ibid., p. 299.
55 - Bolivar à Santander, San Carlos, 12 juin 1821, CL, II, p. 355.
321
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L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
CLÉMENT THIBAUD
et le massacre. L’île devint alors le support imaginaire des angoisses créoles. Une
homonymie fortuite renforçait l’identification de la pardocratie à Saint-Domingue,
qui portait en espagnol le même nom – Guárico – que l’une des régions noires les
plus instables et anti-patriotes de Terre-Ferme.
Ces peurs étaient pourtant sans fondement. Les relevés démographiques de
John Lombardi démontrent que les villes et villages où, selon les témoignages, les
Blancs auraient fait l’objet de massacres systématiques, connaissaient une recrudescence de la présence blanche aux dépens des autres classes de la population 56.
Évolution de la population d’Ocumare del Tuy,
lieu d’un massacre de « tous les Blancs » en 1814
100 %
90 %
80 %
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60 %
50 %
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0%
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04
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16
18
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18
20
18
22
18
Population masculine indienne
Population masculine parda
Population masculine esclave
Population masculine blanche
Population masculine noire
Source : J. Lombardi, People and Places..., op. cit., pp. 206-207.
Les événements haïtiens inquiétaient moins par le soulèvement des Noirs
que pour une forme ouverte de révolution politique. Les élites confédérales se
bornaient à espérer un retour à la prospérité d’une monarchie républicaine, rêvée
sous le nom de confédération. Saint-Domingue figurait l’envers malheureux de
322
56 - D’après les recensements publiés par John Lombardi (J. LOMBARDI, People and
Places..., op. cit.). Par exemple à Calabozo, Curiepe, dans la vallée du Guárico, et même
dans la région orientale de Caracas, où les massacres auraient été nombreux.
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70 %
L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
cet idéal : la révolution jacobine, avec son énergie, ses fureurs, sa propension à
créer de nouvelles identités et à exaspérer les lignes de fractures dans la société.
La condamnation d’Haïti, en un mot, ne reflétait pas tant le refus de la révolution
que celui de l’énergie révolutionnaire moderne, l’effroi du « coupé têtes, brûlé
cazes » ; en d’autres termes, l’avènement d’une forme moderne de barbarie et de
désordre.
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La Confédération vénézuélienne déclara son indépendance le 5 juillet 1811, les
divers États néo-grenadins entre 1811 et 1813. Au cours de ces années, les représentants américains se heurtèrent à la difficulté de définir le collectif ou la nation. La
municipalisation de 1810 avait brisé les anciennes circonscriptions vice-royales en
une myriade de cités-États. Dès lors, comment organiser un pays avec cette poussière de municipalités ? En outre, si la souveraineté du peuple – et non des
pueblos – était adoptée en droit, de quel peuple s’agissait-il ? Sur quel territoire
vivait-il ? Comment se définissait-il ?
L’enjeu, dans ces questions, était le passage, pensé de façon claire et distincte
par certains patriotes, de la révolution/restauration à la révolution ouverte. La première, pour Bolivar et ses partisans, était insuffisante : la visée ultime de la politique
consistait désormais à créer un peuple par l’adoption d’une forme politique inédite.
Or, selon les centralistes, la municipalisation empêchait toute assomption d’un
collectif moderne ; il fallait donc briser la résistance des pueblos pour former le
« corps entier de la République 57 ».
Dans cette perspective, l’exemple d’Haïti se muait en une référence légitime
d’un discours indépendantiste radical, longtemps minoritaire, qui devait finalement triompher. Après 1812, les patriotes rompirent donc avec l’habitude d’associer
Saint-Domingue au massacre des Blancs par Dessalines. La référence haïtienne
quittait la sphère émotionnelle où l’avaient cantonnée les discours catastrophistes,
pour intégrer le domaine de la pensée rationnelle. Cette métamorphose procéda
de deux séries de raisons : la meilleure connaissance des événements de l’île et la
transformation des ambitions patriotes.
Car, à l’avènement de Francisco de Miranda, en mars 1812, les radicaux
s’emparèrent du pouvoir à Caracas. Ils ne reniaient pas l’influence de la Révolution
française et s’entourèrent de nombreux Français ou francophones originaires des
Antilles 58, qui prirent le commandement de l’armée et, par leurs connaissances,
57 - SIMÓN BOLÍVAR, Acta de instalación del Consejo de Estado en Angostura, Angostura,
10 novembre 1817.
58 - H. POUDENX et F. MAYER, Mémoire pour servir à l’histoire de la révolution de la capitainerie générale de Caracas, Paris, Chez Croullerois, 1815 (Caracas, Banco central de
Venezuela, 1963), p. 68.
323
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Saint-Domingue, la guerre à mort et l’américanité
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permirent de jeter une lumière nouvelle sur Haïti, tandis que des missions étaient
organisées pour acheter des armes dans l’île antillaise 59.
Placé à la tête du gouvernement, le Créole universel entama une réflexion
sur l’énergie révolutionnaire qui seule semblait à même de briser le cercle de la
municipalisation. L’émergence d’un collectif dépassant les appartenances familiales, locales ou clientélaires procéderait d’une guerre d’un type nouveau. Non
pas celui, traditionnel, de la lutte entre régions rivales au nom d’intérêts locaux,
mais celui qui mettrait aux prises deux nations distinctes. Et puisque ces nations
n’existaient pas encore – les fidèles au roi étant presque tous créoles –, l’énergie
d’une nouvelle forme de guerre aurait pour fonction de radicaliser les oppositions
entre les camps pour que la ligne d’inimitié n’oppose plus, mollement, des cités,
mais, résolument, des peuples.
Le 15 juin 1813, l’expédition de reconquête est conduite par le jeune caudillo
patricien Simon Bolivar qui, dans un discours célèbre, déclare une guerre à mort
aux Espagnols. Il espère muer le conflit civique en une lutte nationale entre péninsulaires et Américains. Cette fiction discursive, rendue concrète par le massacre
des adversaires et l’adoption d’une nouvelle stratégie militaire, est l’expression
d’un désarroi autant que la recherche d’un modèle. Aussi fallait-il, pour conjurer
la double menace de la guerre civique et de la guerre des « races », désigner une
victime expiatoire qui ferait naître, par réaction, un collectif, fondement indispensable à la représentation politique moderne de la nation. « Coupé têtes, brûlé
cazes » permettrait de puiser dans la dialectique guerrière l’énergie suffisante pour
dépasser les rivalités entre cités et bâtir une communauté « américaine » indépendante. Par l’adoption d’une belligérance où chacun était sommé de choisir son
camp, la guerre sans merci devait accoucher d’un peuple nouveau, sans contours
précis, mais détaché des pueblos et comme indifférent aux catégories construites
de la race ou de la couleur.
En déclarant la guerre à outrance, Bolivar reprenait à son compte le conseil
de Dessalines à Miranda. Bien plus : l’adoption de l’énergie révolutionnaire était
le fruit d’une discussion du « modèle haïtien de la révolution ». L’état-major de
Bolivar décréta, en effet, la guerre sans quartier le 15 juin 1813 à Trujillo, à la suite
de débats serrés avec le commandant Antonio Nicolás Briceño, entouré des FrancoHaïtiens Joseph Debraine, Louis Marquis, Georges Delon, L[ouis ?] Caz, lesquels
projetaient la destruction des Espagnols depuis janvier 1813 60. La réflexion sur le
précédent haïtien partait d’une analyse de la guerre des partisans :
Voyez les Noirs de Saint-Domingue plus ignorants que nous, avec moins d’aide, dans un
pays plus [petit] et moins bien approvisionné, qui ont soutenu une guerre contre la grande
nation qui fait aujourd’hui la loi dans toute l’Europe, et nous, nous tombons sous l’empire
324
59 - Il s’agit des expéditions du capitaine Martin (1812) et de l’expédition de Leleux
(mars-avril 1813) ; cf. L. MANIGAT, « Haïti... », art. cit., p. 34.
60 - PAUL VERNA, Pétion y Bolı́var, cuarenta años (1790-1830) de relaciones haitianovenezolanas y su aporte a la emancipación de Hispanoamérica, Caracas, Oficina Central de Informaciones, 1969, pp. 126-128.
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Ce texte, comme la déclaration finale de guerre à mort, reprend le cœur de
la déclaration de Dessalines. Le jour même de l’Indépendance, l’empereur noir
avait ordonné le massacre des Français – donc, des Blancs – comparés à des vautours
ou à des bêtes de proie, pour asseoir l’indépendance de l’île. Il fallait « dévouer à
la mort quiconque né Français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de la
liberté 62 ». Ce sacrifice était un acte de vengeance sur lequel se fondait une collectivité nouvelle. Bolivar n’était pas loin de décréter la guerre fondatrice du pacte
républicain, lorsqu’il déclara, à la manière de Dessalines : « Espagnols et Canariens,
soyez voués à la mort, quand bien même indifférents, si vous ne travaillez pas
activement pour la liberté de l’Amérique. Américains, soyez sûrs de vivre, même
si vous êtes coupables 63. » Par ce discours, rendu performatif par l’exercice de l’acte
violent, l’état-major patriote créait de toutes pièces une identité nationale qui
n’était ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique.
L’analyse des événements de Saint-Domingue contribua donc à déracialiser
la perception de la révolution insulaire pour l’inscrire au répertoire des exemples
politiques. Si les excès haïtiens continuaient à être blâmés avec constance, l’île
commençait à jouir d’un statut comparable à celui de la Révolution française : celui
d’une référence illicite et dangereuse, mais décisive pour la réflexion indigène sur
l’adoption des valeurs modernes.
Le symbole d’Haïti et l’effacement paradoxal – et limité –
de l’esclavage
Par petites touches, la perception d’Haïti évolua selon les aléas de la conjoncture
politique patriote. L’île devint même une référence centrale au moment où les
élites militaires des Provinces-Unies du Venezuela et de Nouvelle-Grenade trouvèrent refuge dans le sud de Saint-Domingue. Après les déroutes des confédérations vénézuélienne (fin 1814) et grenadine (1815/1816), près de deux cent
61 - Lettre d’Antonio Nicolás Briceño à Manuel del Castillo, probablement d’avril 1813
(Archivo General de Venezuela, Caracas, Causas de infidencia, t. 37, f. 46).
62 - Proclamation du général Dessalines au peuple haïtien, 1er janvier 1804, citée dans
B. ARDOUIN, Études..., op. cit., t. VI, pp. 26-29.
63 - Déclaration de guerre à mort, reproduite, par exemple, dans Pensamiento polı́tico...,
op. cit., pp. 207-208.
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de quatre tristes Espagnols qui ne savent ni lire ni écrire, ni combattre, [...] et que toutes
les nations méprisent, et dites-moi quel est le motif, la cause de cette différence, que la
France ait perdu plus de quarante mille braves soldats qui avaient vaincu en Égypte, à
Iéna, Austerlitz, etc., et qui n’imaginent même plus reprendre Saint-Domingue malgré les
divisions parmi les Noirs eux-mêmes, car, mon ami, cette cause n’est autre que la guerre
à mort que les naturels du pays ont décrété à tous les Français, ne compter que sur euxmêmes, pouvoir se cacher dans le maquis, survivre en mangeant des racines et ne tolérer
la présence d’aucune personne suspecte 61.
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cinquante membres des gouvernements et des états-majors durent s’exiler aux
Antilles. Les patriotes choisirent d’abord la Caraïbe anglaise, mais l’alliance britannique avec l’Espagne les obligea à fuir la Jamaïque, fin 1815. Dans ces circonstances, le choix du sud d’Haïti revêtit une signification particulière. Le président
Pétion y gouvernait une république d’anciens libres de couleur, alors que le nord,
considéré comme plus marqué par l’esclavage et le phénotype noir, était dominé
par l’empire de Christophe, successeur de Dessalines.
Le passage à Saint-Domingue eut des répercussions nombreuses sur la
conduite future de la guerre et la construction des nouvelles républiques. Il permit,
d’abord, de balayer certains préjugés colportés avec complaisance, tel celui d’un
pays livré à l’appétit des chefs de guerre et mis à feu et à sang ; puis, l’accueil et
l’aide accordés par le président Pétion aux patriotes donnaient à la Révolution
noire l’image d’une république sœur.
L’octroi de l’asile eut pour contrepartie une mesure politique réclamée par
le président d’Haïti : la libération des esclaves. Contrairement aux apparences, ce
n’était pas exiger un grand sacrifice des patriotes. Dans les circonstances difficiles
de la guerre, l’esclavage avait été nominalement aboli par Francisco de Miranda
dès 1812. Sitôt que la situation militaire d’un camp s’envenimait, les chefs militaires
promettaient la liberté à ceux qui s’engageaient dans l’armée. Loyalistes comme
patriotes usèrent de cet expédient entre 1812 et 1814. Aussi Bolivar enclenchat-il une mécanique bien réglée lorsqu’il abolit l’esclavage à son retour en TerreFerme en juillet, puis en décembre 1816. La concession, purement circonstancielle, n’obligeait personne. D’ailleurs, le Congrès de Colombie rétablit l’esclavage
en 1821, sous couvert d’accorder la liberté des ventres 64.
Outre les raisons philanthropiques du répertoire abolitionniste éclairé, les
motifs qui légitimèrent le timide abolitionnisme républicain ressortissaient à l’observation de la société haïtienne. Les Blancs y avaient disparu, non pas au titre de
catégorie juridico-raciale, mais en tant qu’individus de chair et d’os. L’éventualité,
non plus métaphorique mais concrète, d’une disparition biologique conduisit à des
décisions radicales à l’égard des esclaves. Loin d’entraîner un durcissement du
statut servile, l’expérience antillaise convainquit les états-majors patriotes de la
nécessité d’intégrer la classe servile à la citoyenneté. Elle les poussa également à
abandonner une vieille conception d’une citoyenneté géométrique de type romain,
selon laquelle le service militaire serait réservé aux libres et les grades aux nobles.
Cet honneur militaire avait cependant l’inconvénient de causer une surmortalité
des Blancs et des castas. Accorder la liberté civile aux esclaves rangés sous les
drapeaux avait un double avantage. Du point de vue militaire, la république gagnait
des soldats dévoués au régime qui, en retour, les sortirait du néant ; du point
de vue politique, on détruisait toute menace de rébellion servile et on attachait, de
manière indéfectible, une frange de la société à la révolution. Ainsi le prônait
326
64 - MAURICE BELROSE, « Bolı́var et la question de l’esclavage des Noirs », in A. YACOU
(éd.), Bolivar et les peuples..., op. cit., pp. 85-99.
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l’argumentaire de Simon Bolivar, quelques mois seulement avant que le décret de
la liberté des ventres ne fût adopté par le Congrès :
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À Saint-Dominque, les Blancs avaient disparu ; ce fait nouveau transformait
la crainte des débuts de l’indépendance en menace bien réelle. Par réaction, les
élites patriotes exilées aux Antilles cessèrent d’associer le droit de porter les armes
à la liberté. L’expérience d’Haïti devint, de manière insistante dans les correspondances et les discours, non plus l’occasion détournée d’exprimer une angoisse liée
à l’abolition des anciennes distinctions juridico-raciales, mais le fondement d’une
pensée politique sur la manière de conduire la guerre. En ce sens, l’exemple
insulaire obligeait les états-majors bolivariens à requérir, sans grand succès du reste,
la conscription des esclaves pour sauver les Blancs de l’anéantissement. Dans les
départements où cette politique fut menée avec fermeté, comme l’Antioquia, l’enrôlement de centaines d’esclaves porta un grand coup à la classe servile 66. Devenus
soldats, ils moururent par la maladie ou le glaive ou gagnèrent, avec les années de
combats, leurs droits à la liberté 67. Les autres restèrent serfs jusqu’en 1852 en
Colombie et jusqu’en 1854 au Venezuela.
Ce renouvellement de la peur explique aussi le procès du général Manuel
Piar, en septembre 1817. Originaire de Curaçao, ce mulâtre, que les circonstances
placèrent à la tête des armées indépendantistes pendant l’exil des chefs militaires
et politiques, avait participé à la révolution haïtienne comme soldat. Après le retour
65 - Bolivar à Manuel Valdes, San Cristobal, 18 avril 1820 (AGNC, Guerra y marina,
t. 325, f. 387). La province du Cundinamarca, dans l’ensemble grand-colombien, correspondait à peu près à la Colombie actuelle.
66 - AGNC, Guerra y marina, t. 323, ff. 1080-1100.
67 - Voir les articles de JOHN LOMBARDI sur ce point, notamment « Los esclavos negros
en las guerras venezolanas de Independencia », Cultura Universitaria, 93, 1967, pp. 153168, et « Manumission, manumisos, and aprendizaje in Republican Venezuela », Hispanic
American Historical Review, 49-4, 1969, pp. 656-678.
327
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Les raisons militaires et politiques pour ordonner la levée des esclaves sont évidentes.
Nous avons besoin d’hommes robustes et forts, accoutumés aux duretés et aux fatigues, de
ceux qui embrassent la cause et le métier [des armes] avec enthousiasme ; d’hommes qui
identifient leur cause avec la cause publique, et pour qui la valeur de la mort est à peine
moindre que celle de leur vie.
Les raisons politiques sont encore plus puissantes. On a déclaré la liberté des esclaves en
droit et même en fait. Le Congrès a considéré la maxime de Montesquieu : « Dans les
gouvernements modérés, la liberté politique rend précieuse la liberté civile, et celui qui est
privé de celle-ci est privé de celle-là. » Il est donc prouvé par les maximes de la politique, et
les exemples de l’histoire, que tout gouvernement libre qui commet l’absurdité de maintenir
l’esclavage est puni par la rébellion, et parfois par l’extermination, comme en Haïti.
Nous avons vu au Venezuela mourir la population libre, et rester vivante la servile ; je
ne sais pas si cela est politique, mais je sais que si dans le Cundinamarca nous n’engageons
pas les esclaves, il arrivera la même chose 65.
CLÉMENT THIBAUD
des élites sur le continent, il fut accusé de vouloir soulever les pardos contre les
Blancs, puis condamné à mort 68. Les modalités de son arrestation et de son exécution révèlent, chez les pardos, l’absence de « conscience de classe » : Cedeño, le
compère mulâtre de Piar, le livra à la justice de l’état-major bolivarien sous les
yeux de ses hommes, castas eux aussi. Le discours que prononça le Libertador
pour rassembler les troupes (noires) sous la bannière de la République affirmait
que la révolution – forcément politique – s’était achevée avec la proclamation de
l’égalité des droits 69. En réalité, tout porte à croire que Bolivar élimina, en la
personne de Manuel Piar, un rival dangereux plutôt qu’un agitateur mulâtre. Pour
arriver à ses fins, il brandissait la menace de la « guerre des races » dans ses nombreuses proclamations. Cette finesse politique lui assura le soutien des métis
guyanais, peu soucieux d’exterminer tous les Blancs. Le stigmate, ici encore, est
loin d’épuiser la signification de la conduite des acteurs ; il est une variable, parmi
d’autres, de leur identité.
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L’exil en Haïti permit aux créoles de constater de visu l’analogie des problèmes
affrontés par les deux mouvements d’indépendance. Il permit une identification
dans un nouveau domaine, celui de la politique représentative. Lorsqu’ils débarquèrent à Jacmel en décembre 1815, les membres de l’élite patriote durent tirer
les leçons de leurs premiers échecs contre les loyalistes 70. Les militaires, qui constituaient l’essentiel des exilés créoles, remettaient en question l’idée d’un contrat
social fondé sur la seule volonté des citoyens et cherchaient un modèle légitime
de gouvernement qui soit fort sans être tyrannique. Les patriotes avaient cru, aux
débuts de l’indépendance, que la souveraineté se reconstituerait aisément à partir
du libre consentement des pueblos. En prenant pour modèle les États-Unis, les
patriotes pensaient pouvoir mettre fin, sans fureurs excessives, à trois siècles de
monarchie hispanique. La réaction des populations, notamment de couleur, aux
nouveautés politiques montra qu’il n’en était rien. Lorsque le peuple n’était pas
réduit à une simple forme légitimante, il témoignait d’un loyalisme têtu à la Couronne. En ce sens, Dessalines l’emportait sur Miranda. Ni les quelques notables
rassemblés sur les places d’armes ni les proclamations publiées n’entameraient
la fidélité envers Sa Majesté Catholique. Seule une régénération de la société
permettrait d’édifier à long terme la République du consentement. Dans l’intervalle, il fallait donner, hors des principes libéraux, une assise à la souveraineté
républicaine et créer, à partir de là, le corps nouveau de la nation.
C’est pourquoi le fédéralisme, conçu comme une « politique de la volonté »,
céda du terrain face au centralisme défendu par Bolivar. Le modèle nord-américain
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68 - Les pièces du procès sont réunies dans Memorias del general O’Leary, Caracas,
Imprenta y Litografı́a del Gobierno Nacional, 1881, t. XV, pp. 351-368.
69 - Discours de Bolivar à Angostura, 17 octobre 1817, ibid., t. XV, p. 370.
70 - P. VERNA, Pétion y Bolı́var..., op. cit., chap. XII.
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Haïti : de la référence au modèle constitutionnel
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était vidé de sa substance ; les regards se tournaient vers les régimes révolutionnaires, lesquels n’assuraient leur existence qu’en rompant avec la légalité. La
conjoncture remettait au goût du jour la référence à la France impériale et à Haïti,
non en tant qu’étendards des droits de l’homme, mais, au contraire, comme répertoire de pratiques anti-libérales destinées à stabiliser la révolution. Remettant en
question les convictions premières, inspirées de Montesquieu et de Rousseau, les
écrits haïtiens rapportés d’exil par les patriotes servirent, en fait, de justification
césarienne pour instituer les principes fondateurs de la modernité politique 71.
Après 1824, l’indépendance assurée, la référence à Saint-Domingue n’était
plus fascinée par le stigmate noir de sa population. Cet enrichissement des perceptions, bien imprévisible aux débuts de la révolution, se manifesta dans la constitution bolivienne de 1825. Pensée et mise au jour par Bolivar, elle représentait, selon
lui, le sommet de la pensée constitutionnelle américaine. La loi fondamentale
reprenait la philosophie de la charte promulguée par Pétion, en 1816, lorsque les
élites patriotes s’étaient placées sous sa protection 72. Dans le discours programmatique qu’il prononce à Lima, Bolivar fit l’éloge de la république d’Haïti : « J’ai pris
pour la Bolivie l’exécutif de la république la plus démocratique du monde 73. » Le
compliment était certes paradoxal à une époque où le terme démocratie évoquait
encore la tyrannie de la plèbe, le désordre jacobin et l’impiété. Néanmoins, ce
« point fixe », semblable à celui qu’Archimède imagina pour soulever le monde,
avait permis, selon lui, de calmer « l’insurrection permanente » qui embrasait l’île
depuis son indépendance.
Cette influence avouée traduisait une évolution dans la compréhension des
événements antillais. Pour les nouvelles élites gouvernementales patriotes, les
deux révolutions retrouvaient un point de contact après l’épisode de la guerre à
mort. Si, en 1813, on s’interrogeait sur la manière de déclencher une dynamique
révolutionnaire moderne d’où surgirait la nation, il s’agissait, en 1825, à l’inverse,
de savoir comment l’arrêter.
Haïti et les castas avaient symbolisé le désordre souverain dans les premières
années de la République et figuraient maintenant le moment thermidorien de la
révolution. Saint-Domingue posait la question des effets que les réformes libérales
exerçaient sur les sociétés multiraciales ; elle avait, la première, proposé une
réponse aux désordres : le recours à l’état d’exception institutionnalisé dans un
71 - Voir la Loi constitutionnelle du Conseil d’État, qui établit la royauté à Hayti, 1811, Bibliothèque nationale de Colombie, fonds Pineda, 169, ou l’Édit du Roi, Portant Création
des Princes, Ducs, Comtes, Barons et Chevaliers du Royaume, 1811, ibid., ou encore Hayti
reconnaissante en réponse à un écrit imprimé à Londres et intitulé : l’Europe chatiée et l’Afrique
vengée, ou Raisons pour regarder les Calamités du Siècle comme des Punitions infligées par la
Providence pour la Traite en Afrique, par S. E. M. le Comte de Rosiers, À Sans-Souci, De
l’Imprimerie Royale, Année 1819, la 16e de l’Indépendance, ibid.
72 - Des juristes colombiens l’affirment calquée sur le modèle haïtien (MANUEL ANTONIO
POMBO et JOSÉ JOAQUÍN GUERRA, Constituciones de Colombia, Bogota, Banco Popular,
1986, t. III, p. 113).
73 - Mensaje con que el Libertador presentó su proyecto de constitución al Congreso constituyente de
Bolivia, dans M. A. POMBO et J. J. GUERRA, Constituciones de Colombia, op. cit., t. III, p. 118.
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L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
CLÉMENT THIBAUD
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La perception complexe de Saint-Domingue dérive des difficultés identitaires issues de l’abolition de la société d’ordres et de castas dans la Caraïbe sudaméricaine. Dans un monde chancelant et compris, sur le plan symbolique, comme
universellement métis, les angoisses liées aux mutations rapides de la révolution
déplacèrent l’image exemplaire de la Révolution noire. Les sentiments de peur et
les jugements politiques positifs se mêlèrent sans s’annuler, et aboutirent à une
identification douloureuse. Le processus d’adoption de la guerre à mort est édifiant
à cet égard. Pour les créoles, Haïti incarnait à la fois la lutte des races et sa conjuration, en fondant la nation sur un sacrifice originaire. Plus tard, alors que s’effondrait
la Grande-Colombie, la crainte de la pardocratie haïtienne n’était pas tant la réprobation raciale de l’autre qu’un discours sur soi qui condamnait l’irrésistible glissement des sociétés créoles vers l’anarchie et la guerre civile. L’abolition des castas
eut les effets que Freud attribua au narcissisme des petites différences 75 : une
proximité imaginaire qui intensifie le rejet et conduit à la création de frontières
nouvelles entre des communautés construites sur la peur.
Mais la force de la référence à Haïti trahit aussi un renouvellement profond
dans la façon de penser la société métisse. Saint-Domingue figurait l’envers du cas
vertueux des États-Unis d’Amérique. Alors que les Treize Colonies incarnaient le
modèle d’une société que la révolution avait rendue à une nature harmonieuse,
Haïti était l’idéal-type d’une nation pensée en termes de conflits. L’Amérique du
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74 - Voir CLÉMENT THIBAUD, « La culture de guerre napoléonienne et l’Indépendance
des pays bolivariens, 1810-1825 », in M. DORIGNY et M.-J. ROSSIGNOL (dir.), La France
et les Amériques au temps de Jefferson et de Miranda, Paris, Société des études robespierristes,
2001, pp. 107-124.
75 - SIGMUND FREUD, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1984, p. 163, et Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 56.
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sénat héréditaire ou une présidence à vie. Bolivar médita cette voie et défendit
très tôt la nécessité de donner un ancrage césarien aux nouvelles républiques
créoles. Le but était de mener à bien la régénération d’un peuple privé des
Lumières sans pour autant abandonner à leur fragilité les républiques naissantes.
Comme en Haïti, ce pessimisme politique se proposait de créer une institution
non libérale, stabilisatrice et civilisatrice, dans le cadre de la modernité dérivée
des principes de 1789. Le projet connaissait trois précédents : les empires français
et haïtien (Napoléon et Henry Christophe) et la présidence à vie de Pétion. Les
deux premiers représentaient des références aussi opératoires qu’inavouables 74.
Un président à vie qui désignerait son successeur – cas de la partie sud de SaintDomingue – constituait, en revanche, une nouveauté intéressante, parce que républicaine et d’allure démocratique. Le rejet complet de ces créations aboutit à présenter Haïti comme un repoussoir, notamment au cours de la désagrégation de la
Grande-Colombie, entre 1826 et 1830 et l’exclusion du pouvoir de Bolivar, accusé
de tyrannie.
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Nord symbolisait le rêve d’un ordre ancien de majesté, garanti par Dieu. SaintDomingue montrait une façon neuve de comprendre la société à partir de l’évidence d’une guerre permanente, ouverte ou larvée, entre castes, races ou classes.
Haïti ne pouvait être qu’une révolution noire, particulièrement séditieuse et
effrayante pour les élites indépendantistes. Pourtant, la peur d’Haïti n’exprimait
pas l’angoisse d’une rébellion éventuelle des pardos ou des esclaves : elle était
l’incarnation des préoccupations liées aux défis politiques qu’avaient à affronter
les patriotes. En ce sens, les créoles ne pouvaient résumer les événements de
Saint-Domingue à une rébellion noire ou servile. Elle fut aussi, plus simplement,
une révolution, c’est-à-dire une rupture politique dont le déroulement, au sein
d’une société divisée en castas, pouvait s’avérer source d’enseignements. C’est
seulement en abandonnant la fascination pour la couleur que l’étude des relations
entre les événements de Saint-Domingue et les guerres d’indépendance sudaméricaines retrouvera la vaste signification qu’eut Haïti pour les créoles du continent. L’île fut un épouvantail, certes, mais aussi un modèle de radicalisation révolutionnaire, puis un exemple thermidorien. Ces images contrastées se dessinent selon
les enjeux de la politique patriote. L’approche constructiviste aide ainsi à repenser
la place de Saint-Domingue dans les révolutions caraïbes, non comme une contagion séditieuse se répandant par la grâce de sa propre force, mais comme cette
référence, à la fois singulière et multiple, qui aida les patriotes américains à imaginer, représenter et orienter le cours de leur propre mouvement d’Indépendance.
Clément Thibaud
Institut français d’études andines
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L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
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