Université de Picardie Jules Verne – Laboratoire de Psychologie Appliquée Juin 2009 L’addiction au travail : une liaison dangereuse ? Marion LORE Résumé des travaux menés pour le Doctorat de Psychologie du Travail Réalisé sous la direction de : Amal BERNOUSSI (Maître de Conférences en Psychopathologie) & Alain LANCRY (Professeur des Universités en Psychologie du Travail) La survalorisation du travail liée, d’une part au contexte de crise socio-économique que traverse le monde aujourd’hui et d’autre part, à l’avènement de la société de consommation, participe à l’accroissement des rêves de réussite professionnelle. Pris entre le désir d’accéder à un bien-être personnel et financier et face à une réalité économique et sociale en crise, les individus sont amenés à se questionner sur leurs objectifs de vie. L’addiction au travail peut être perçue comme le seul moyen pour exister individuellement et socialement. En prônant le dépassement de soi et en louant les succès professionnels, notre société concourre à faire de l’addiction au travail une addiction respectable dont la gravité est déniée. A travers ce travail de recherche, trois objectifs étaient poursuivis : 1/ Identifier les aspects psychologiques et comportementaux caractéristiques de troubles addictifs dans l’addiction au travail. Les troubles addictifs (addiction à une substance ou à un comportement) se caractérisent par la présence, à des degrés variables, de similitudes psychopathologiques et comportementales : - un phénomène de dépendance c'est-à-dire un besoin intense de réaliser un certain comportement ainsi qu’une relation particulière d’être au monde, source de souffrance tant pour le sujet que pour son environnement personnel, social ou professionnel ; - le sentiment d’être contraint à adopter un comportement ; - le fait de répéter encore et toujours le même comportement ; - la place centrale occupée par le comportement dans la vie du sujet : - le besoin d’augmenter le temps consacré au comportement ou d’augmenter la dose de produit ingéré pour retrouver les effets initiaux de bien-être ; - l’incapacité à abandonner le comportement bien que l’individu sache que celui-ci peut avoir des conséquences négatives pour lui-même ou pour son entourage. 1 2/ Répertorier les différents facteurs psychologiques et environnementaux qui participent au développement de l’addiction au travail. Les troubles addictifs sont généralement la conséquence de l’interaction de plusieurs déterminants : sociaux, culturels, génétiques, psychologiques, etc. Dans cette recherche, les différents facteurs étudiés étaient la personnalité du sujet, son contexte familial, son mode de vie actuel, le parcours professionnel suivi, les éléments qui déclenchent, guident et maintiennent son activité professionnelle (sens du travail, motivation, satisfaction, implication et degré de liberté) et enfin les éléments de la politique organisationnelle de l’entreprise dans laquelle le sujet est inséré (gratifications et intensité du travail effectué). 3/ Evaluer les conséquences de l’addiction au travail pour le sujet. Si la plupart des troubles addictifs ont des répercussions sur le sujet et sur son entourage personnel, social et professionnel, il a été choisi de s’intéresser ici uniquement aux conséquences pour le sujet. D’après la littérature, celles-ci seraient observables sur le plan de la santé physique et émotionnelle et sur le plan des domaines de vie à travers un déséquilibre du temps consacré aux différentes activités du sujet. La population de la recherche était constituée de 13 sujets (6 hommes et 7 femmes) d’une moyenne d’âge de 52 ans et 6 mois. Les sujets exerçaient tous une activité professionnelle rémunérée au moment de la passation et ont été choisis parce que leur entourage considéraient qu’ils consacraient « trop de temps » à leur activité professionnelle. Bien que la plupart des sujets exerçaient en tant que « professions libérales et cadres supérieurs » (classification INSEE), les professions très différentes d’un sujet à l’autre tendent à montrer que l’addiction au travail est davantage le fait d’une relation du sujet à son travail que celui d’un corps de métier particulier. Il a été demandé aux sujets de répondre à deux tests, le Test des Comportements Addictifs (Vavassori, Harrati & Favard, 20021) et le NEO PI-R (Costa, McCrae & Rolland, 1998 2), et à un questionnaire. Le TCA permet d’appréhender le degré de sévérité d’un trouble addictif en distinguant trois classes de sujets : ceux qui ne souffrent pas d’addiction au travail, ceux qui présentent un risque d’addiction au travail et enfin ceux qui présentent une addiction au travail avérée. Le NEO PI-R offre une lecture de la personnalité normale adulte. Grâce au questionnaire, les différents déterminants de l’addiction au travail ainsi que ses conséquences éventuelles ont pu être appréhendés. Les résultats obtenus, après analyse qualitative, tendent à remplir les objectifs initiaux. 1 Vavassori, D. Harrati, S. & Favard, A-M. (2002). Le Test des Comportements Addictifs. Psychotropes. 2(8), pp.75-96. 2 Costa, P.T., McCrae, R.R. & Rolland,J-P. (1998). Manuel de l’inventaire de personnalité NEO PI-R. Paris : ECPA, 2004. 2 En ce qui concerne le premier objectif, les résultats montrent une répartition hétérogène des aspects psychopathologiques et comportementaux en fonction des trois classes de sujets distinguées par le TCA : - La classe Absence d’addiction au travail se caractérise par la présence d’aspects qui traduisent une implication forte du sujet dans son travail. - La classe Risque d’addiction au travail se caractérise également par la présence d’aspects relatifs à un investissement important du sujet dans son travail. Elle se distingue cependant de la classe précédente par la présence d’aspects relatifs à un envahissement matériel et psychologique du comportement d’abus de travail ainsi que d’aspects relatifs à la perte de contrôle sur ce comportement. - La classe Addiction au travail se caractérise par des aspects relatifs au besoin d’augmenter le temps consacré au comportement et à l’incapacité de l’abandonner ainsi qu’à l’ensemble des aspects propres aux deux classes précédentes. Une analyse fine des résultats de la classe Addiction au travail a permis de progresser dans la connaissance des éléments qui lui sont constitutifs. Les sujets addictés au travail souffrent ainsi de difficultés profondes et anciennes à supporter les moments d’inactivité. Ces difficultés s’ancrent dans leur personnalité et/ou sont renforcées par les comportements des parents à leur égard dans l’enfance. Elles se traduisent par une volonté d’éviter les situations de « non activité », c'est-à-dire les moments de repos ou de sommeil mais aussi les week-ends et les vacances. C’est autour de ce besoin de se maintenir occupé que se greffe progressivement le processus de la dépendance pathologique, qui est au cœur de l’addiction au travail. Celui-ci, tour à tour, induit ou est renforcé par, la recherche d’une « activité professionnelle-alibi », c'est-à-dire une activité professionnelle qui cautionne le besoin viscéral d’être maintenu occupé. Les éléments recherchés concernent le degré de liberté dans l’exercice du travail dont les sujets pourront bénéficier, l’intensité avec laquelle ils devront travailler ou encore les récompenses qui leur seront offertes par l’entreprise. En ce qui concerne le deuxième objectif, l’analyse des résultats a permis de montrer que le développement de l’addiction au travail est progressif et multi-déterminé. Il procède en trois stades : absence d’addiction au travail, risques d’addiction au travail et addiction au travail avérée. - Il existe des facteurs spécifiques qui peuvent encourager le développement du stade Risques d’addiction au travail. Ces facteurs sont tous en rapport avec les éléments qui guident et orientent l’activité professionnelle ; ce sont : le désir de travailler entre 9 et 11 heures par jour, le fait de travailler effectivement entre 51 et 60 heures par semaines, le fait d’être motivé à poursuivre l’activité professionnelle en raison des possibilités d’évolution personnelle et de carrière proposées par l’entreprise et enfin le bénéfice d’au moins une promotion au cours de la carrière professionnelle. 3 - D’autres éléments sont apparus comme pouvant favoriser le développement de l’addiction au travail. Au niveau de la personnalité, c’est la tendance à aimer les rythmes de vie denses et actifs. Au niveau du contexte familial, il s’agit de l’intérêt élevé des parents dans l’enfance du sujet pour ses projets d’avenir. Au niveau des éléments qui guident et orientent l’activité professionnelle, il s’agit du sentiment de travailler plus que ce qui correspond réellement au salaire perçu, d’une satisfaction élevée provenant de la possibilité d’évolution personnelle et de carrière permise par l’entreprise, d’un degré de liberté total dans l’organisation du travail ainsi que dans le choix du nombre et de la nature des tâches quotidiennes à réaliser. Enfin, au niveau des facteurs de politique organisationnelle, il s’est avéré qu’autant certaines gratifications (au moins une formation gratuite au cours de la carrière et la présence de fêtes au sein de l’entreprise) qu’une intensité élevée dans l’exercice du travail (travail dans l’urgence, forte disponibilité) pouvaient encourager le comportement d’addiction au travail. Le troisième objectif semble être atteint puisque l’analyse des résultats permet de faire émerger un certain nombre de troubles de la santé ainsi que des répercussions sur les vies sociales, familiales et personnelles des sujets addictés au travail. Les troubles émotionnels et physiques les plus fréquents sont des insomnies, des fatigues très fortes, le sentiment d’être inefficace, une nervosité latente quasi permanente, ainsi qu’une mauvaise hygiène de vie avec une alimentation déséquilibrée. Le temps accordé aux domaines de vie social, familial et personnel est fatalement très réduit lorsque le sujet consacre quotidiennement une douzaine d’heures à son activité professionnelle. Comme les relations amicales et les relations sociales sont souvent similaires, il semble que les personnes addictées au travail privilégient davantage les activités familiales. En revanche, les relations intimes, le temps personnel et les moments de repos sont quasiment complètement désinvestis par les sujets. Cette recherche ambitionnait initialement de progresser dans la compréhension de l’addiction au travail, trouble jusqu’à présent peu étudié dans notre pays. Le processus de la dépendance pathologique, au cœur des troubles addictifs, a été analysé ainsi que les différents facteurs qui peuvent jouer un rôle dans la construction de l’addiction au travail et que les conséquences envisageables pour le sujet. Malgré les nombreuses limites théoriques et méthodologiques de cette recherche, l’objectif initial de réaliser un travail exploratoire sur ce trouble mal connu et de développer de nouvelles pistes de réflexion est atteint. De futurs travaux pourraient continuer d’explorer les mécanismes de dépendance en jeu dans l’addiction au travail. Ils pourraient également s’appliquer à développer des propositions thérapeutiques tenant compte de l’objet de l’addiction, c'est-à-dire de l’activité professionnelle qui reste, malgré tout, incontournable, au moins du point de vue économique, dans la vie des individus. 4