Les Irlandais et le traité de Lisbonne

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Note de l’Ifri
Les Irlandais
et le traité de Lisbonne
ACTE II
Marie-Claire Considère-Charon
Janvier 2010
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Sommaire
SOMMAIRE ......................................................................................... 1
INTRODUCTION ................................................................................... 2
UN DEFI POUR LE PREMIER MINISTRE ................................................... 3
L’ACCORD DE BRUXELLES .................................................................. 5
UNE VASTE CAMPAGNE D’INFORMATION ET DE PROXIMITE ..................... 7
PARTISANS ET ADVERSAIRES DU TRAITE .............................................. 9
ARGUMENTS ET CONTRE-ARGUMENTS ............................................... 11
Les partisans du traité
Les opposants au traité
DEBATS ET CONTROVERSES .............................................................. 15
UN SCRUTIN TANT ATTENDU .............................................................. 17
CONCLUSION .................................................................................... 20
ANNEXES : AFFICHES DE CAMPAGNE ................................................. 22
1
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
Introduction
Depuis que le traité de Lisbonne est entré en vigueur, le blocage
institutionnel provoqué par le rejet dudit traité, à 53,4 % des voix1, par
l’électorat irlandais, fait désormais figure de simple péripétie dans
l’histoire communautaire. Il aura néanmoins pesé sur l’avenir de
l’Union européenne (UE) et suscité bien des débats et controverses
jusqu’au 2 octobre 2009, jour où le 28e amendement à la Constitution
était proposé pour la seconde fois à l’approbation des Irlandais2.
La campagne référendaire de 2009 a ressemblé à bien des égards à
celle de 2008, à ceci près que de nouveaux paramètres avaient surgi
à l’échelle nationale et internationale. La crise qui frappait l’Irlande
avec une rare intensité – la plus terrible de la zone euro – a accaparé
le débat public dominé par la question du chômage et des mesures
gouvernementales très controversées en réponse à la débâcle
bancaire et aux déficits publics. Elle allait, de ce fait, jouer un rôle de
premier plan dans la campagne où les deux camps tenteraient de
fonder une large part de leur argumentaire sur l’impact du traité de
Lisbonne quant à l’avenir économique et social du pays. Conscient
du risque d’un nouveau rejet, le gouvernement irlandais, dont
l’impopularité n’avait fait que croître, proposa, en octobre 2009, un
traité assorti de garanties, destinées à rassurer un électorat inquiet et
perplexe.
Marie-Claire Considère-Charon est professeur émérite à l’université de FrancheComté. Elle enseigne les questions d’intégration européenne, de politiques publiques
et d’organisation du territoire à l’ÉNA. Spécialiste de l’Irlande, elle est l’auteur de
Irlande, une singulière intégration européenne, paru en 2002 chez Économica, et a
codirigé un ouvrage sur les célébrations en Irlande, The Irish Celebrating. Festive
and Tragic Overtones, 2008. Elle est l'auteur de nombreux articles sur les élections
au Royaume-Uni et en Irlande, l’économie irlandaise, les relations entre l’Irlande et
l’Europe et la coopération entre les deux Irlande.
1
Les partisans du non avaient alors réussi à convaincre en nombre les indécis en
leur disant qu’il valait mieux voter « non » s’ils ne comprenaient pas les enjeux du
traité. « If you don’t know, vote no ! ».
2
Comme le précisait le site officiel du traité, les Irlandais étaient appelés à répondre
à la même question qu’en 2008 : « Voulez-vous que l’Irlande ratifie le traité de
Lisbonne ? ». Il était bien précisé que le traité n’avait pas été changé mais que
certaines décisions en avaient modifié le contexte politique et juridique, notamment
quant au maintien d’un commissaire par État et dans les domaines de la législation
et de la vie politique qui avaient soulevé des craintes.
2
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
Un défi pour le Premier ministre
Le 12 juin 2008, le rejet du traité de Lisbonne, qui était destiné à
doter l’Europe de moyens renforcés pour sa politique étrangère, à
faciliter la prise de décision à la majorité qualifiée, tout en accordant
un rôle accru aux parlements nationaux dans le processus
décisionnel, avait entamé le crédit de l’Irlande auprès de ses
partenaires européens. Les réactions des partenaires européens
avaient été très vives, allant de l’agacement à l’indignation et à la
colère. Si la pression en faveur d’une nouvelle consultation était très
forte de la part des chefs d’État, qui mettaient en cause la
responsabilité morale de l’Irlande appelée à décider du destin
institutionnel de toute l’Union, la décision d’organiser un second
référendum représentait une véritable gageure pour le Premier
ministre irlandais3. Dans les semaines qui suivirent le scrutin, alors
que l’idée d’un deuxième vote commençait à être évoquée, de
nombreuses voix s’étaient élevées en Irlande pour rejeter cette
éventualité au nom du respect de la démocratie. Le précédent de
Nice4 était encore présent dans les esprits et les Irlandais ne
semblaient aucunement disposés à revivre ce que beaucoup avaient
ressenti comme une humiliation. Si le vote de 2002 sur le traité de
Nice avait permis la ratification du traité, il n’en restait pas moins que
l’euroscepticisme avait pris racine et s’était manifesté avec force, six
ans après, à l’occasion du premier référendum sur le traité de
Lisbonne, le 12 juin 2008. L’Irlande avait alors rejeté le traité par
53,4 % de non contre 46,6 % de oui. Ce n’est qu’à la suite d’une
assez longue période de réflexion sur la façon de sortir de l’impasse
que le gouvernement opta pour un second référendum, malgré le
risque de voir le traité rejeté une fois encore. Il lui incombait de
retourner l’électorat, ce qui semblait irréalisable s’il s’agissait
exactement du même texte qu’en juin 2008.
Les autorités irlandaises avaient, dès le lendemain du vote de 2008,
tenté de cerner les préoccupations, les doutes et les craintes des
Irlandais dans le but d’y répondre grâce à une série
d’éclaircissements et de garanties dans les domaines jugés sensibles
et anxiogènes. Il fallait convaincre les Irlandais que les changements
3
M.-C. Considère-Charon , « Le non de l’Irlande au traité de Lisbonne », Politique
étrangère, vol. 73, n° 3, automne 2008.
4
Le gouvernement irlandais allait parvenir en 2002, à l’issue d’une campagne
vigoureuse, à inverser le vote d’un électorat inquiet des conséquences du grand
élargissement.
3
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
institutionnels programmés à plus ou moins long terme par le traité de
Lisbonne, avatar du traité constitutionnel, ne remettraient pas en
cause des spécificités nationales considérées comme intangibles en
matière de neutralité, de fiscalité et de mœurs5. Parmi les points
d’achoppement figurait également la fin programmée en 2014 du
principe de pouvoir disposer d’un commissaire permanent par État6.
5
Nombre d’Irlandais avaient exprimé leurs craintes de voir leur pays contraint à plus
ou moins long terme à adopter une législation qui autorise l’avortement. Le principe
du « droit à la vie de l'enfant non né » est inscrit dans la Constitution irlandaise
depuis 1983, à la suite de l'adoption par référendum d'un amendement
constitutionnel connu sous le nom de « Pro-life Amendment ».
6
Le traité de Nice de décembre 2000 avait fixé le nombre maximum de
commissaires à 27 et permettait donc à l’Irlande de conserver son commissaire. Le
traité de Lisbonne, une fois ratifié par les 27, aurait dû entraîner la suppression de ce
principe à partir de 2014. Le mécontentement des Irlandais quant à cette disposition
du nouveau traité s’était exprimé lors de la campagne de 2008. L’Irlande est en effet
très attachée à sa représentation au sein de la Commission, jugée plus protectrice
des intérêts des petits États, à l’inverse du Conseil où les responsables politiques
des grands États, de par leur couverture médiatique et la pondération des voix,
tendraient à monopoliser le processus décisionnel. Le droit de nommer un
commissaire représentait l’élément essentiel de la stratégie de négociation de
l’Irlande sur les institutions lors de la Conférence intergouvernementale. Cette priorité
avait été réaffirmée par le Taoiseach à plusieurs reprises et notamment lors du
sommet de Biarritz et aussi celui de Nice qui marquait la fin de la présidence
française de l’Union européenne. Voir M.-C.Considère-Charon, Irlande, une
singulière intégration européenne, Economica, 2002, p. 117.
4
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
L’Accord de Bruxelles
Après une série de tractations, l’Irlande et ses partenaires européens
conclurent, au sommet européen de Bruxelles des 18 et 19 juin
20097, un accord, ou plutôt un compromis, sur la façon de poursuivre
le processus de ratification du traité. Par la voix de son représentant,
l’Irlande s’engageait « à chercher à obtenir la ratification du traité de
Lisbonne d’ici à la fin du mandat de l’actuelle Commission »8 en
échange d’un ensemble « d’arrangements » destinés à « rassurer le
peuple irlandais et à répondre à ses préoccupations » concernant
une série de problèmes identifiés comme prioritaires9. Ces
dispositions figurent parmi les conclusions de la présidence sous la
rubrique « Décisions des chefs d’État et de gouvernement des 27
États membres, relatives aux préoccupations du peuple irlandais
concernant le traité de Lisbonne » (annexe I). Il s’agit des points
sensibles où elle entendait sauvegarder sa souveraineté, à savoir le
droit à la vie, la famille et l’éducation (section A)10, la fiscalité (section
B), la sécurité et la défense (section C)11. Ces dispositions prendront
la forme d’un protocole annexé au prochain traité soumis à ratification
par les États membres, en l’occurrence le traité d’adhésion de la
Croatie (soit un texte à valeur de droit primaire ou constitutionnel).12
De surcroît, les vingt-sept renoncèrent au projet de réduction de la
taille de la Commission de façon à préserver le principe d’un
commissaire européen par pays de l’UE dans le futur exécutif
communautaire. Il ne fut cependant pas envisagé d’incorporer au
7
er
Ce mandat allait prendre fin le 1 novembre 2009. Ce conseil fut également
l’occasion de rassurer le gouvernement britannique de Gordon Brown sur le fait qu’il
n’était pas question de revenir sur la ratification.
8
Ce référendum devait avoir lieu entre mi-septembre et début octobre, de façon à ce
que la nouvelle Commission européenne soit nommée sous ce nouveau régime
juridique. Il restait toutefois à obtenir que deux autres pays terminent leur processus
de ratification : la Pologne et la République tchèque dont le président Vaclav Klaus
s’était engagé à ne signer le traité qu’après le résultat du référendum irlandais.
9
Au Conseil européen de Bruxelles des 11 et 12 décembre 2008, la présidence
s’était engagée dans ce sens.
10
Il s’agissait de s’opposer à toute pression communautaire en faveur d’une
dépénalisation de l’avortement.
11
Il était précisé que « le traité de Lisbonne ne prévoit pas la création d’une armée
européenne ni de conscription pour une quelconque formation militaire ».
12
La crainte de devoir renoncer à sa neutralité militaire s’était déjà exprimée en 2001
à l’occasion du débat autour de la ratification du traité de Nice. En 2002, le Conseil
européen avait adopté la déclaration dite de Séville, une déclaration unilatérale du
gouvernement irlandais, destinée à garantir sa neutralité militaire afin de convaincre
les Irlandais de voter une seconde fois sur le traité de Nice.
5
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
traité des clauses d’exemption comme cela fut le cas pour le
Danemark en 1992, lorsque le pays avait rejeté une première fois le
traité de Maastricht13. Parmi les autres dispositions figure une
déclaration solennelle sur les droits des travailleurs et la politique
sociale (annexe II), où l’Union souligne son attachement aux services
publics, ainsi qu’une déclaration nationale (annexe III) – à valeur plus
politique que juridique – où l’Irlande réaffirme son souci de préserver
sa politique traditionnelle de neutralité militaire. Cette déclaration fut
associée à l’instrument de ratification par l’Irlande.
13
Voir Laurent Pech, « De Lisbonne I à Lisbonne II, Chronique du second
référendum en Irlande », Fondation Robert Schuman, Questions d’Europe, n° 145, 7
septembre 2009.
6
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
Une vaste campagne
d’information et de proximité
La seconde campagne référendaire sur le traité de Lisbonne s’est
ouverte dans un climat de désarroi, d’amertume et de colère. Si le
risque de faillite de l’État avait été écarté de justesse grâce à
l’intervention de la Banque centrale européenne, qui avait débloqué
120 milliards d’euros pour le bénéfice de l’Irlande14, l’impact de la
crise se faisait sentir dans tous les domaines de l’activité
économique, associé au mécontentement vis-à-vis du gouvernement
jugé, pour partie, responsable de la gravité de la situation et
incapable de fournir des réponses cohérentes.
Cette campagne a été marquée par une bien plus forte mobilisation
des partisans du oui qu’en 2008, ainsi que par la prise de conscience
qu’il était indispensable pour les partis politiques d’unir leurs forces et
d’éviter toute polémique partisane. L’engagement des partis de
l’opposition dans la campagne fut sans faille. Le leader du Fine Gael,
Enda Kenny, parcourut le pays afin d’organiser de nombreux
rassemblements de soutien à Lisbonne tandis que le leader du parti
travailliste Eamon Gilmore s’employa avec acharnement à convaincre
les électeurs de la classe ouvrière qu’ils n’avaient rien à redouter du
traité, en insistant sur l’apport de la Charte des droits fondamentaux.
Après le vote négatif du 12 juin 2008, on avait beaucoup invoqué le
manque de compréhension et d’information des électeurs par rapport
à un traité très complexe et très sophistiqué. Pour répondre à cet
argument très communément avancé, de gros efforts d’information et
d’explication furent déployés pour tenter de rendre le traité plus lisible
et de convaincre l’électorat qu’il était dans l’intérêt de la nation de le
ratifier. Plusieurs organes officiels nationaux diffusèrent une quantité
considérable de documents tels qu’un livret explicatif sur le traité
adressé par la commission référendaire à tous les ménages, un petit
fascicule du Ministère des affaires étrangères ainsi qu’un guide
audiovisuel d’une trentaine de minutes sur le site Ireland for Europe,
sans oublier un guide du citoyen sur le traité fourni par la Commission
européenne.
14
Cette intervention sous forme de bons à court terme est censée aider la NAMA
(National Asset Management Agency), une structure dans laquelle seraient
cantonnés 90 milliards d'euros de prêts immobiliers à risque détenus par les banques
irlandaises.
7
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
Si les partisans du traité s’efforcèrent d’éviter les débats publics qui
avaient été accaparés, lors de la campagne de 2008, par les
adversaires du traité, beaucoup plus offensifs, le porte à porte, peu
utilisé précédemment, démarra très tôt dans de nombreuses régions
avec pour objectif de toucher le maximum d’électeurs à titre individuel
au cours des semaines qui précédèrent le jour du référendum. Pour
parer à toute attaque, les partis s’engagèrent également à rendre
public le financement de la campagne.
8
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
Partisans et adversaires du traité
Les partisans et adversaires du traité se rassemblèrent comme en
2008, à quelques nuances près. Le parti travailliste, affilié au Parti
socialiste européen, fut le premier, dès le 31 août, à se lancer dans la
campagne pour le oui à Lisbonne, suivi, au cours de la première
semaine de septembre, par le parti du gouvernement, le Fianna Fail
affilié à l’ALDE, le Fine Gael15 affilié au PPE et les Verts appartenant
à la coalition gouvernementale et membres du Groupe des Verts au
Parlement européen. Outre les partis politiques, la société civile
s’organisa autour de plusieurs mouvements favorables au traité,
parmi lesquels Ireland for Europe, emmené par l’ancien président du
Parlement européen, Pat Cox, et présidé par l’universitaire Brigid
Laffan, officiellement lancé le 6 septembre, ainsi que la Confédération
des syndicats irlandais (ICTU) favorable à la Charte des droits
fondamentaux. Le camp du oui fédéra également le patronat, une
grande partie du monde syndical, une partie des agriculteurs et
bénéficia du soutien financier de nombreux hommes d’affaire, dont le
directeur de Ryanair Michael O’Leary. Parmi les interventions
extérieures, on note celle du président de la Commission
européenne, Manuel Barroso, qui se rendit à Dublin le 19 septembre
2009 puis s’adressa à des représentants de la société civile à
Limerick. À cette occasion, il annonça le déblocage de 14,8 millions
d’euros du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation afin d’
indemniser le personnel licencié de l’usine Dell d’assemblage de
matériel informatique16.
Les partisans du non formèrent une coalition tout aussi disparate
qu’en 2008, allant de la gauche radicale – avec, outre le Sinn Fein17
et son site No2Europe, le parti communiste, le parti socialiste des
travailleurs sous l’égide du parlementaire européen Joe Higgins – aux
catholiques ultratraditionalistes regroupés sous l’égide de COIR,
15
Les deux partis qui alternent au gouvernement, le Fianna Fail (les Combattants du
Destin) et le Fine Gael (la Famille des Irlandais) sont issus de la scission au sein du
Sinn Fein en 1921, après la signature du traité d’indépendance. Ils ne s’opposent
pas de façon idéologique et leurs affrontements restent mesurés.
16
Declan Ganley avait qualifié de « tentative pathétique de corruption » l’annonce de
cette aide financière aux licenciés de Dell.
17
Le Sinn Fein a recueilli 7 % des voix aux dernières élections législatives et ne
dispose que de 4 élus sur 166. Si ce parti ne dispose que de peu de sièges au
Parlement irlandais, son assise populaire a toutefois progressé au cours des
dernières années. Son leader en Ulster Gerry Adams a effectué plusieurs visites en
République lors de la campagne.
9
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hostiles à l’avortement, aux mariages homosexuels et à l’euthanasie.
Les ultralibéraux du mouvement Libertas réapparurent malgré la
défaite de leur leader, Declan Ganley, aux élections européennes, et
sa décision initiale de ne plus faire campagne18.
Les messages du Sinn Fein, le seul parti représenté au Parlement
irlandais résolument hostile au traité19, étaient relayés par plusieurs
petites organisations citoyennes qui entendaient lutter contre
l’émergence d’une Europe néolibérale et la militarisation à marche
forcée de l’Irlande, traditionnellement pacifiste.
Un mouvement de jeunes d’obédience socialiste, intitulé Connolly
Youth Mouvement, déclara qu’il était vital, au nom de la démocratie
de toute l’Europe, de se prononcer à nouveau contre le traité20. La
campagne hostile au traité fut également marquée par la création du
mouvement du peuple contre le traité (Anti-treaty people’s
movement) avec à sa tête l’ancienne parlementaire européenne du
groupe des Verts, Patricia Mckenna. Pour tous les opposants au
traité, le statu quo légué par le traité de Nice était préférable à toute
nouvelle avancée dans le processus d’intégration.
Les agriculteurs restèrent divisés sur le traité. L’Association des
fermiers irlandais (IFA) affirma son soutien tandis qu’un mouvement
d’opposants intitulé Farmers for NO fit campagne pour le non.
L’Eglise catholique ne donna pas de consigne de vote mais le comité
permanent de la Conférence des évêques irlandais en appela, par
une déclaration officielle le 21 septembre 200921, à la responsabilité
des électeurs en insistant sur le fait que l’Europe n’était pas qu’une
zone de libre-échange mais aussi une communauté de valeurs. Le
traité de Lisbonne ne représentait en aucun cas, selon la hiérarchie
catholique,
une
menace
à
l’encontre
des dispositions
constitutionnelles en faveur des enfants à naître.
18
Il expliquait sa volte-face en arguant qu’il lui était apparu nécessaire d’intervenir
pour dénoncer les représentations erronées des partisans du traité, en particulier
auprès des écoliers, ainsi que l’ingérence de la Commission européenne dans la
campagne. L’ancienne parlementaire européenne Patricia McKenna s’était
également insurgée contre cette intervention.
19
Le parti avait fait campagne pour le non lors de tous les référendums européens
depuis 1972.
20
21
http://cym.ie/index.htm
http://www.kandle.ie/2008/05/15/bishops_lisbon_treaty/
10
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Arguments et contre-arguments
On a souvent déploré une campagne articulée autour de slogans
réducteurs, de rumeurs, de contre-vérités et de chantage affectif.
Partisans et adversaires du traité ont certes joué sur plusieurs
registres, celui des valeurs jugées propres à l’Irlande tout comme
celui des peurs et préoccupations des Irlandais quant à leur avenir et
celui de leurs enfants en matière d’emploi, de service public et
d’éducation. Chacun des deux camps insista sur le caractère décisif
du vote à une période cruciale de l’histoire de l’Irlande.
Les partisans du traité
Du côté du gouvernement il ne fut pas facile de valoriser un traité
dont la complexité et l’opportunité échappaient à la grande majorité
des citoyens, qui ne parvenaient toujours pas à démêler les enjeux et
à percevoir ce qu’ils risquaient de perdre dans un cas comme dans
un autre. Toutefois, la crise économique allait conforter la campagne
pour le oui de façon décisive22.
Les arguments les plus fréquents des partisans du traité portèrent sur
des enjeux économiques, le besoin de rester au cœur de l’Europe,
pour conserver la confiance des multinationales, préserver
l’attractivité du pays auprès des investisseurs étrangers et ainsi
sauvegarder nombre d’emplois directs et indirects. Une petite
économie ouverte comme celle de l’Irlande, dont près de deux
emplois sur trois étaient fournis par des entreprises dépendantes des
marchés en Europe, ne pouvait, selon eux, survivre sans être un
membre à part entière. Fut également invoqué l’intérêt vital pour
l’Irlande de rester dans la zone euro, perçue comme un espace de
stabilité propice au redressement des finances publiques et pouvant
faire office de protection en temps de crise. Si le oui l’emportait, le
traité aurait incontestablement un impact positif sur l’emploi et
22
On a assisté en Irlande à une crise multiple avec l’éclatement de la bulle
immobilière et la crise financière étroitement mêlées dans la mesure où les banques
irlandaises étaient très dépendantes de l’immobilier. Les chiffres du chômage ont
triplé en l’espace d’un an tandis que les maisons perdaient de 30 à 40 % de leur
valeur.
L’Irlande, naguère acteur global de premier rang, a vu sa part de marché réduite d’un
tiers.
11
© Ifri
M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
l’économie irlandaise de façon générale23. À l’inverse, une seconde
victoire du non serait très préjudiciable au marché et les
conséquences seraient lourdes en matière d’emplois. La perte de
crédibilité de l’Irlande auprès de ses partenaires risquerait fort
d’entraîner une forte hausse du coût du crédit qui lui serait accordé,
tandis qu’une victoire du oui lui permettrait d’économiser 200 millions
d’euros pour le remboursement de sa dette24.
Les partisans de Lisbonne s’employèrent également à convaincre
l’électorat, texte à l’appui, que rien dans le traité ne pouvait affecter la
neutralité ni la fiscalité de l’Irlande qui demeureraient des domaines
souverains. Ils insistèrent sur les garanties obtenues destinées à être
intégrées au traité d’adhésion de la Croatie et réaffirmèrent à chaque
occasion que les promesses faites seraient tenues, comme ce fut le
cas pour le Danemark en 199325. Ils s’évertuèrent à dramatiser le
débat sur le plan politique en expliquant que l’Irlande devait rester
solidement arrimée à l’Europe et que la condition était la ratification
du traité. L’Irlande ne pouvait pas se permettre de rejeter le traité, car
si d’aventure elle redisait non, elle se verrait marginalisée dans le
processus décisionnel et en quelque sorte persona non grata au sein
des instances communautaires. Pour Dick Roche, le traité
renforcerait les droits de l’homme en donnant une force juridique aux
droits contenus dans la Charte des droits fondamentaux26.
Pour Le Fine Gael et le Labour, ce traité était une occasion pour
l’Irlande de demeurer dans le peloton de tête de l’Union européenne
et non de se voir reléguée au statut de membre de seconde zone.
L’universitaire Brigid Laffan évoquait également les conséquences
fâcheuses d’un vote négatif qui viendrait conforter les conservateurs
britanniques et renforcer une dynamique au sein de l’Union contraire
aux intérêts de l’Irlande, réduite au rôle d’agent du parti de David
Cameron.
D’autres arguments mirent l’accent sur les acquis obtenus grâce à
l’Europe. « L’Europe a été bonne pour vous ! », « l’Irlande a
largement bénéficié des largesses de l’Europe », pouvait-on lire sur
certaines affiches. Le site du mouvement des jeunes favorables au
traité, Generation yes, insista sur le rôle essentiel de l’Europe dans
les avancées économiques et sociales de l’Irlande grâce à l’accès au
23
L’ancien président du Parlement européen, Pat Cox, réitérait que l’histoire de
l’Irlande depuis son indépendance comportait deux périodes : une période de
pauvreté, de misère, où l’Irlande était assimilée à un pays du tiers monde et sous la
dépendance économique de la Grande-Bretagne, et la seconde, celle du décollage
économique grâce à l’aide de l’Europe.
24
Une affiche, intitulée « Ruin or recovery ? », montrait les deux directions qui
s’offraient à l’Irlande, celle de la ruine si le non l’emportait et celle de la reprise en
cas de victoire du oui.
25
Le Danemark a revoté sur le traité de Maastricht le 18 mai 1993 (oui à 56,7 %,
participation 86,5 %) après un rejet le 2 juin 1992 (non à 50,7 %, participation
83,1 %).
26
Déclaration de Dick Roche, ministre des Affaires européennes, le 8 juillet 2009,
http://www.dickroche.com/article.php?sid=1132.
12
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M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne
grand marché européen, la charte européenne des droits
fondamentaux et tous les acquis en matière de droits des femmes,
ainsi que ses engagements en matière de lutte contre le changement
climatique, contre la drogue et contre la criminalité organisée. Le
ministre des Affaires étrangères, Michael Martin, quant à lui, insista
sur le rôle essentiel des garanties obtenues par le gouvernement. Il
fut également demandé aux électeurs de ne pas donner libre cours à
leur frustration en émettant un vote de protestation contre le
gouvernement.
Les opposants au traité
La campagne du non, où se mêlèrent les arguments de la gauche
radicale, ceux des souverainistes et traditionalistes et ceux des
antilibéraux, fut caractérisée par des excès et des slogans souvent
réducteurs. Les « nonistes » s’insurgèrent contre l’idée d’avoir à
s’exprimer une seconde fois sur le même sujet. Ils s’indignèrent du
déni de démocratie et des tentatives de manipulation par les autorités
irlandaises qui, selon eux, profitaient de la crise pour exercer un
chantage à l’isolement de l’Irlande, voire à l’ostracisme
communautaire qu’entraînerait un second rejet. Ils dénoncèrent les
fortes pressions exercées par les milieux communautaires aux côtés
des partisans du traité.
La campagne de Libertas, sous l’impulsion de son fondateur, Declan
Ganley, s’articula essentiellement autour du non-respect de la
souveraineté populaire exprimée lors du premier vote du 12 juin
2008, avec une référence à la déclaration du commissaire européen
Charlie McGreevy pour qui 95 % des Européens auraient voté contre
le traité s’ils avaient pu s’exprimer. Quant aux garanties offertes par
la Commission à en matière de fiscalité et de neutralité, elles
n’étaient que de simples promesses, des aménagements de façade
sans valeur juridique. Declan Ganley dénonça à nouveau un traité
auto-amendable (self-amending) grâce au mécanisme connu sous le
nom de « passerelles » qui permet à l’Union européenne d’annexer
de nouveaux domaines soumis au vote à la majorité qualifiée par une
simple décision du Conseil des ministres sans devoir passer par les
parlements nationaux.
L’Union qui se dessinait avec le traité de Lisbonne fut présentée
comme antidémocratique, liberticide, destructrice d’emplois et de
services publics. La perte de liberté qui résulterait du traité fut
largement avancée. Une affiche du Sinn Fein, qui montrait en toile de
fonds les héros de l’insurrection de Pâques 1916, dénonçait ce risque
majeur avec l’émergence d’un super-État européen. Le site du Sinn
Fein, No2Lisbon, s’opposa au traité au nom de la souveraineté, de la
neutralité et de la démocratie. Avec l’élection d’un président du Conseil européen rééligible pour un second mandat, le traité qui renforçait les pouvoirs du représentant aux affaires étrangères ouvrirait la
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voie à la prise de pouvoir par un super-État sans fondement
démocratique, où les droits des travailleurs seraient bafoués. Il s’agissait de lutter contre une nouvelle forme d’impérialisme associé à la
militarisation de l’Union. « Nous sommes des républicains irlandais,
nous sommes internationalistes et entendons instaurer une union de
nations libres », pouvait-on lire sur une affiche arborant un tank bleu
couvert d’étoiles jaunes. Une autre affiche signalait que la part de
l’Irlande, suite à la nouvelle pondération des voix au Conseil, ne
serait plus que de 0,8 %, comparée à 17 % pour l’Allemagne.
Des arguments semblables furent avancés par les catholiques
traditionalistes. L’organisation COIR diffusa une série d’affiches
percutantes qui ne tardèrent pas à déclencher la controverse. L’une
d’elles affirmait que le traité de Lisbonne remettrait en cause le SMIC
horaire irlandais qui passerait de 8,65 € à 1,84 € (sans doute le
chiffre moyen pour les dix nouveaux membres) une fois le traité
ratifié. Le risque de privatisation des services publics et celui d’une
harmonisation fiscale, qui remettrait en cause l’avantage comparatif
de l’Irlande, furent souvent brandis. Les adversaires de Lisbonne
dénoncèrent également l’impuissance de l’Europe à régler la crise
avec un total de 20 millions de chômeurs dont 137 000 nouveaux
chômeurs en Irlande depuis le début de la crise.
Les catholiques ultras craignaient, tout autant, une dérive des mœurs
par suite d’une harmonisation des choix de société à l’échelle
européenne. Une affiche de COIR montrait à gauche un fœtus et à
droite une femme âgée souriant sur son lit d’hôpital, dénonçant
implicitement l’introduction forcée de l’avortement et de l’euthanasie.
D’autres mouvements catholiques ultra-conservateurs comme le
« Rosaire de Fatima » appelèrent les fidèles, à la sortie des églises, à
voter non pour résister à une Europe qui encouragerait la généralisation de l’avortement, des unions homosexuelles et s’immiscerait
dans bien d’autres domaines où la doctrine sociale et morale de
l’Eglise catholique serait mise à mal. Un organe mensuel de ce même
courant, Alive, s’opposait au traité en dénonçant pêle-mêle les
multiples atteintes au droit à la vie du fœtus, au droit des parents à
protéger leurs enfants, au mariage, à la liberté religieuse, au droit de
grève, au droit du travail, à la censure et à la constitution irlandaise27.
La responsabilité du gouvernement dans la crise fut un argument très
souvent avancé par les adversaires du traité afin de provoquer le vote
protestataire. Les anti-Lisbonne misèrent largement sur le mécontentement et l’amertume vis-à-vis des responsables politiques ridiculisés
pour leurs propos28, dénoncés comme responsables des difficultés et
uniquement soucieux de leur propre enrichissement.
27
Alive, a catholic monthly paper, n° 149, septembre 2009.
Ainsi le commissaire européen Charlie McGreevy, ancien ministre de l’Économie
de 1997 à 2004, qui avait déclaré que 95 % des Européens auraient voté contre le
traité.
28
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Débats et controverses
Quelques débats publics eurent lieu au cours de la première semaine
de la campagne avec l’intervention de l’ancien parlementaire
européen Jens-Peter Bonde et de l’ancienne commissaire aux
comptes Marta Andreassen, devenue membre du Parti pour
l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). La seconde semaine de la
campagne fut ponctuée par la visite d’un certain nombre de
personnalités telles que le président du Parlement européen, Jerzy
Buzek, et le président de l’UKIP, Nigel Farage. L’engagement de ce
parti, qui allait sous couvert du « groupe pour la liberté et la
démocratie » diffuser des tracts très virulents, dénoncés comme
contre-productifs, xénophobes et mensongers, fut vivement critiqué
par les deux camps29.
Au cours de la seconde semaine de la campagne, le 24 septembre
2009, un débat très vif eut lieu entre le parlementaire européen
socialiste Joe Higgins et le syndicaliste Blair Horan dans les studios
de la radio nationale, RTE, sur les implications de la Charte des droits
fondamentaux. Aux arguments avancés par Joe Higgins selon
lesquels l’article 52 de la Charte allait « verrouiller » les arrêts Viking
et Laval de la Cour européenne de justice (CEJ), Blair Horan rétorqua
que Joe Higgins avait omis dans ses références des mots importants
de la Charte, ce qui sapait son argumentation juridique. Le 13
septembre, la Commission parlementaire mixte sur les affaires
européennes produisit un nouveau rapport sur le traité de Lisbonne et
les droits des travailleurs qui concluait sur l’idée que les droits des
travailleurs seraient renforcés et non amoindris par le traité et que les
arrêts de la CEJ concernaient certains États membres mais ne
seraient en aucun cas institutionnalisés par le traité.
Lors du débat télévisé organisé le 29 septembre par Pat Garry sur la
radio RTE, les participants évoquèrent les plus grands mensonges de
la campagne. Furent cités en vrac, parmi les slogans hostiles au
traité, la remise en cause du salaire minimum et la conscription
forcée, et pour les partisans de Lisbonne l’idée que la ratification du
traité aboutirait à davantage d’emplois en Irlande.
La Commission européenne fut vivement critiquée pour avoir
dépensé 150 000 euros dans la rédaction d’un mode d’emploi du
traité et sa diffusion auprès des grands journaux du dimanche, jugée
tout à fait illégale. Declan Ganley, pour sa part, fut la cible de
29
Ce tract est accessible sur le site http://www.euinfo.ie/.
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violentes critiques pour avoir accepté une aide de 10 000 livres
fournie par un certain Adam Fleming, directeur d’un fonds
d’investissement basé à l’île Maurice, ainsi qu’un don de 3 000 livres
en liquide d’une société de gestion basée à Londres. D’après le
ministre des Finances irlandais, Brian Lenihan, un certain nombre de
sociétés financières britanniques avaient parié sur la faillite de l’État
irlandais.
Tableau 1. Les sondages d’opinion
au cours de la campagne référendaire
Dates
Partisans
Adversaires
Indécis
Irish Times, 4 septembre
46 %
29 %
25 %
Red, C 13 septembre
52 %
25 %
23 %
Millward Brown,
18 septembre
53 %
26 %
21 %
Le premier sondage fut interprété comme le signe que rien n’était
joué et que les résultats risquaient d’être très serrés. Il s’avérait que
plusieurs catégories d’électeurs avaient encore une image négative
du traité, en particulier les femmes, les jeunes entre 18 et 24 ans et
aussi les milieux défavorisés. Il s’agissait donc pour les partisans du
traité de mener une campagne vigoureuse afin de convaincre cet
électorat particulièrement réfractaire à Lisbonne. Le deuxième
sondage, plus encourageant pour les pro-Lisbonne, indiqua que le
soutien au traité variait selon les régions. À l’est de l’Irlande, et en
particulier à Dublin, le oui devançait nettement le non, tandis que le
non était en tête à l’ouest, dans la région du Connacht-Ulster.
Il ne fait aucun doute que la campagne pour le oui fut mieux
organisée et que la coopération entre les partis fut instaurée de façon
efficace. Toutefois, la campagne d’affiches hostiles à Lisbonne, par
sa profusion et son mordant, a révélé la détermination du camp du
non. Le troisième sondage révéla que le oui était plus fort parmi les
plus de 35 ans et que 3 Irlandais de plus de 60 ans sur 4 étaient
favorables au traité. Il apparaissait également que parmi ceux qui
avaient déclaré qu’ils avaient voté non en 2008, un quart au moins
était à présent disposé à voter oui.
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Un scrutin tant attendu
Un peu plus de trois millions d’électeurs – soit moins de 1 % des
Européens – furent appelés aux urnes le vendredi 2 octobre 2009
pour décider du sort du traité de Lisbonne, jugé essentiel pour le bon
fonctionnement de l’Union des 27. L’impopularité du gouvernement,
au plus bas avant le scrutin, à seulement 11 % d’opinions favorables,
pouvait laisser redouter un vote sanction. Les bureaux de vote
s’ouvrirent à 7 h 00 du matin et ne fermèrent qu’à 22 h 00 de façon à
permettre au maximum de citoyens de voter. L’importance du résultat
pour l’avenir et la prospérité du pays ainsi que pour sa place dans le
monde avait été maintes fois soulignée par les deux camps au cours
de la campagne.
Le taux de participation fut de 58 %, soit près de 5 points de plus que
lors du référendum de 2008. Le oui l’emporta très largement à
67,1 %, soit un bond spectaculaire de 20,5 points par rapport au
premier référendum30.
Le Premier ministre irlandais, Brian Cowen, ne dissimula pas sa joie
dans sa déclaration à la presse : « Aujourd’hui, le peuple irlandais a
parlé de façon claire et éclatante. C’est un grand jour pour l’Irlande et
c’est un grand jour pour l’Europe ». Il ne manqua pas de remercier
les dirigeants européens pour avoir « répondu positivement » à ses
appels à modifier le traité, afin de prendre en compte les inquiétudes
exprimées par les Irlandais lors du premier référendum de 2008.
Declan Ganley, la figure de proue des nonistes, concéda la défaite de
son camp tout en ajoutant que ce vote révélait combien les
responsables politiques avaient su habilement jouer sur les peurs des
Irlandais. « Les Irlandais sont terrifiés. C’est un vote basé plus sur la
crainte que sur l’espoir », déclara-t-il31.
Selon les résultats officiels le 4 octobre 2009, 250 000 Irlandais qui
avaient voté non au référendum de 2008 votèrent oui le 2 octobre
2009. Les raisons de ce retournement de l’opinion sont diverses.
D’après l’enquête publiée par l’Irish Times le 13 octobre 2009, les
Irlandais se sont considérés mieux informés en 2009 qu’en 2008.
29 % déclarèrent qu’ils avaient changé d’avis grâce aux explications
fournies, tandis que 21 % se déclarèrent plus impliqués dans le
30
Un total de 1 214 268 personnes, soit 38,8 % de l’électorat , se prononcèrent pour
le traité tandis que 594 606 personnes, soit 19 % de l’électorat, exprimèrent leur
refus.
31
"No camp disappointed by result”, The Irish Times, samedi 3 octobre 2009.
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débat. Plus des deux tiers des personnes interrogées ont jugé la
campagne du oui mieux structurée et plus convaincante que la
campagne du non, alors que l’opinion inverse s’était exprimée au
lendemain du premier référendum32. Il est incontestable que les
arguments économiques martelés par les tenants du oui et les appels
vibrants à la raison ont triomphé des réticences de beaucoup
d’indécis, qui n’ont pas cédé à la tentation du vote protestataire.
Selon la même enquête, le quart des Irlandais qui se rallia au oui lors
du second référendum le fit par conviction que le traité aiderait
l’Irlande à sortir de la récession. Le ministre des Finances affirma que
le résultat était un premier pas essentiel vers la reprise économique,
tandis que Pat Cox déclara que le choix des Irlandais était un signe
de maturité et de discernement à l’encontre des sirènes qui avaient
tout mis en œuvre pour faire du référendum un verdict sur le
gouvernement et les politiques nationales. L’accent mis sur les
enjeux économiques parvint sans aucun doute à détourner les
Irlandais des questions liées aux complexités juridiques du traité. On
peut également supposer que les garanties obtenues par le
gouvernement firent basculer une partie de l’électorat qui s’était
exprimé contre le traité en 2008.
Tableau 2. Le vote par région
Région
% de oui
% de non
Dublin
69,03 %
30,97 %
Leinster
68,97 %
31,03 %
Munster
67,16 %
32,84 %
Connacht
65,18 %
34,82 %
Ulster
55,32 %
44,68 %
Les résultats du scrutin révélèrent toutefois un certain nombre de
disparités régionales. Ce furent les 12 circonscriptions de Dublin qui
enregistrèrent le taux le plus élevé de votes favorables avec 69 % de
oui en moyenne et un taux de participation de 59,3 %, suivies de près
par la banlieue très résidentielle de Dun Laoghaire. Le plus faible
écart entre le oui et le non fut enregistré en Ulster33. Seules 2
circonscriptions sur les 43, celles du Donegal Nord-ouest et Donegal
Sud-ouest votèrent majoritairement non34. Selon le représentant du
32
J. Smyth, “Economy played key role in treaty vote, poll finds”, The Irish Times ,
mardi 13 octobre 2009.
33
L’Ulster géographique inclut neuf comtés dont trois, le Donegal, le Cavan et le
Monaghan, se situent en République, les six autres comtés constituant l’Ulster
politique ou Irlande du Nord.
34
Il semblerait que l’activisme des groupes anti-avortement dans le Donegal ait
largement favorisé la victoire du non, tout comme l’hostilité aux mesures prises dans
le cadre de la politique commune de la pêche.
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Sinn Fein, Padraig Mac Lochlainn35, très engagé dans la campagne
contre le traité, ce vote négatif était l’expression du « scepticisme
sain des habitants du Donegal ». Ce rejet peut certes s’expliquer par
la situation périphérique et l’enclavement de ce comté qui rend
difficile son insertion dans des réseaux d’échanges, d’où un
sentiment de marginalisation éprouvé par ses habitants. Outre le
Donegal, les deux autres comptés frontaliers du Cavan et du
Monaghan ont eu beaucoup à souffrir des Troubles et ont accusé un
retard de développement économique.
On assista à un certain nombre de retournements spectaculaires,
comme dans la circonscription populaire de Dublin Sud-ouest qui
avait exprimé le vote négatif le plus élevé en 2008 et vota cette fois à
58,91 % pour le traité, malgré la forte implantation du Sinn Fein. S’il
paraît difficile de mesurer avec précision l’impact du niveau socioéducatif sur le vote de 2009, il semblerait que le sursaut en faveur de
l’intégration se soit manifesté toutes classes confondues, mais à des
degrés divers.
35
"Two thirds of voters endorse Lisbon II”, Independent on Sunday, 4 octobre 2009.
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Conclusion
Le vote des Irlandais a, au grand soulagement des chefs d’État de
l’Union, levé l’obstacle majeur à la mise en place du traité de
Lisbonne. Le basculement de l’opinion irlandaise s’explique
largement par les difficultés économiques très profondes que traverse
le pays. La crise qui a fait prendre conscience à nombre d’Irlandais
du risque d’isolement a sans doute été le meilleur allié du traité et de
ses « supporters ». Le spectre d’un scénario à l’islandaise les a sans
doute incités à reconsidérer leur choix.36. Les aménagements
destinés à préserver la neutralité irlandaise, la fiscalisation directe
des entreprises, tout comme les garanties éthiques en matière de
mœurs, ont permis d’éviter le repli identitaire.
Deux rejets en six ans montrent toutefois que le gouvernement
irlandais a bien des difficultés à impliquer la nation irlandaise dans de
nouvelles étapes de la construction européenne. La dimension
affective de l’adhésion à l’Europe s’est largement émoussée au fil des
traités et des élargissements, synonymes de concurrence accrue et
de pertes de parts de marché. Elle n’a plus d’écho chez les jeunes
générations qui n’ont guère connu que la prospérité du « tigre
celtique ». La nouvelle géométrie de l’Europe qui voit son centre de
gravité déplacé à l’est a également quelque mal à s’imposer dans les
esprits. Toutefois, il ne saurait être question d’un désamour profond
entre les citoyens irlandais et l’Europe, comme en attestent les
résultats des eurobaromètres, mais plutôt d’une difficulté croissante à
cerner les enjeux d’une Europe qui ne cesse d’évoluer. Quant à la
société irlandaise, elle s’est révélée beaucoup plus parcellisée,
comme en attestent les affrontements lors de la campagne et les
résultats plus diversifiés d’une circonscription à l’autre.
Après la signature du président polonais, puis celle du président
tchèque, le traité de Lisbonne a pu être mis en application dès le 1er
décembre 2009. Il est incontestable qu’il apportera son lot de
problèmes avec, en suspens, la question du rôle du président du
Conseil européen et celui du haut représentant aux Affaires
étrangères, ainsi que celle des limites de l’intégration européenne en
matière de justice et de fiscalité. L’arrivée probable au pouvoir d’un
36
« Les électeurs prennent conscience des bénéfices de notre adhésion à la zone
euro, quand ils comparent avec l'Islande …», expliquait Peadar O'Broin, chercheur à
l'Institut des affaires internationales et européennes.
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gouvernement conservateur37 au Royaume-Uni contraindra l’Irlande,
qui conserve à bien des égards des liens étroits avec l’île voisine38, à
repréciser sa position dans des domaines clés.
37
Au congrès annuel du parti conservateur, en octobre 2009, le leader des Tories a
déclaré qu’en cas de ratification du traité par l’électorat irlandais, il renoncerait à
l’idée d’organiser un référendum sur le traité européen.
38
Voir M.-C. Considère-Charon, Irlande, une singulière intégration européenne, « La
logique d’archipel ». La question de l’adhésion à la zone Shengen va sans doute se
poser, ainsi que celle des orientations à prendre en matière de justice et de
régulation financière.
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Annexes : affiches de campagne
La campagne du non : Libertas, Sinn Fein, COIR
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La campagne du oui
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