Un très bon texte de Th. Piketty sur les conséquences néfastes du

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Un très bon texte de Th. Piketty sur les conséquences néfastes du
dumping fiscal sur le long terme à la fois pour le pays qui adopte cette
stratégie et pour l’Union européenne, d’où la nécessité de coordonner
les politiques fiscales en Europe. Cela rejoint ce que j’ai dit en cours
lorsque j’ai parlé des problèmes posés par le « policy-mix » européen
actuel.
Libération, 14 avril 2009
Chroniques – Rubrique économie
Le désastre irlandais
par Thomas Piketty, Directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole
d’économie de Paris
Passé presque inaperçu en France, le nouveau plan de rigueur présenté
le 7 avril par le gouvernement irlandais nous en dit pourtant plus long
sur la crise et ses conséquences que le G20. De quoi s’agit-il ? Comme
d’autres petits pays qui avaient beaucoup misé sur les secteurs
immobiliers et financiers, l’Irlande se retrouve aujourd’hui dans une
situation catastrophique. L’éclatement de la bulle sur le prix des
logements et des actions a conduit à un effondrement de l’activité
économique dans la construction et dans la finance, puis dans
l’ensemble de l’économie irlandaise. Le produit intérieur brut (PIB) a
baissé de 3 % en 2008, et les dernières prévisions gouvernementales
parient sur une chute de 8 % en 2009, 3 % en 2010, avant un début de
redressement en 2011. Les recettes fiscales se sont effondrées, les
dépenses visant à sauver les banques de la faillite et à venir en aide
aux chômeurs (le taux de chômage atteindra 15 % d’ici la fin de
l’année) ont progressé, et le pays se retrouve avec un déficit abyssal de
13 points de PIB prévu pour 2009 - soit l’équivalent de la totalité des
salaires et des retraites de la fonction publique.
Le gouvernement irlandais enchaîne les plans de rigueur. En février, les
salaires de fonctionnaires avaient déjà été amputés de 7,5 % pour
financer les retraites. Cette mesure extrêmement brutale est justifiée
en évoquant à la fois la situation budgétaire désespérée et la déflation
à venir (le gouvernement prévoit une baisse des prix de 4 % en 2009,
mais les salariés n’en ont pas encore vu la couleur). Et mardi dernier le
ministre des Finances, Brian Lenihan, a annoncé de nouvelles mesures
draconiennes visant à réduire le déficit 2009 de 13 à 11 points de PIB,
avec notamment une hausse générale des impôts sur les revenus. La
ponction moyenne sera d’environ 4 % de l’ensemble des revenus, et ira
de 2 % au niveau du salaire minimum (300 euros de ponction pour un
revenu annuel de 15 000 euros) à 9 % pour les revenus les plus élevés,
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avec effet au 1er mai. De toute évidence, ce nouveau plan de rigueur
ne sera pas le dernier.
Ce qui frappe le plus, dans ce climat de crise extrême, c’est que le
gouvernement s’acharne à maintenir son taux ultra-réduit de 12,5 %
d’impôt sur les bénéfices des sociétés. Brian Lenihan l’a dit et répété le
7 avril : il est hors de question de revenir sur la stratégie qui a fait la
fortune du pays depuis les années 1990, en attirant les sièges sociaux
de multinationales et les investissements étrangers. Mieux vaut
ponctionner lourdement la population irlandaise que de prendre le
risque de tout perdre en faisant fuir les capitaux internationaux.
Difficile de prévoir comment les Irlandais réagiront lors des élections
européennes : rejet du gouvernement, rejet du monde extérieur, ou
même rejet des deux à la fois. Mais une chose est sûre : l’Irlande ne se
sortira pas seule du terrible engrenage dans lequel le système
international l’a enferrée.
La stratégie de développement fondée sur le dumping fiscal, adoptée
par tant de petits pays, est un désastre. L’Irlande a été suivie par
beaucoup d’autres dans cette voie, et ne peut revenir seule en arrière.
Presque tous les pays de l’Est ont maintenant des taux d’imposition
des bénéfices des sociétés d’à peine 10 %. En 2008, le géant
informatique Dell avait annoncé la fermeture de ses unités de
production et leur relocalisation en Pologne, provoquant la panique en
Irlande. L’accumulation de capitaux étrangers se paie en outre au prix
fort : actuellement, un pays comme l’Irlande verse chaque année
environ 20 % de sa production intérieure sous forme de bénéfices et
dividendes aux détenteurs étrangers de ses bureaux et usines.
Techniquement, le PNB (produit national brut), dont disposent
véritablement les Irlandais, se retrouve ainsi de 20 % inférieur au PIB.
Cerise sur le gâteau : l’euro ne permet même pas d’éviter à l’Irlande de
devoir payer des taux d’intérêt exorbitants sur sa dette publique. Les
taux d’intérêt à dix ans en Irlande ou en Grèce sont actuellement près
de deux fois plus élevés qu’en Allemagne (5,7 % contre 3,1 %),
phénomène tout à fait anormal s’agissant de pays partageant la même
monnaie, et qui montre que les marchés spéculent sur une
banqueroute de ces pays, voire une explosion de l’union monétaire. En
injectant des aides financières d’urgence, comme cela a déjà été fait en
Hongrie, le FMI est certes outillé pour éteindre provisoirement ce type
d’incendie. Mais seule l’Union européenne peut espérer avoir la
légitimité politique pour traiter les causes qui ont mené à ces
désastres. En gros, le deal devrait être le suivant : l’Union garantit la
stabilité financière de la zone, et vient en aide aux petits pays si
nécessaire ; mais en contrepartie ces derniers renoncent à leur
stratégie de dumping fiscal, avec par exemple des taux d’imposition
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des bénéfices minimaux de l’ordre de 30 % - 40 %. Après avoir accepté
de renoncer à leur souveraineté monétaire les petits et les grands pays
devront ainsi accepter de renoncer à leur souveraineté fiscale. Toutes
les autres solutions sont bancales. Bâtir une union monétaire sans
gouvernement économique était déjà risqué par temps calme. Mais
face à une crise majeure, le risque d’effondrement général doit être
pris au sérieux.
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