LES CAHIERS DU PASCRENA N° 5

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ACTES DU COLLOQUE
INTERNATIONAL UNIVERSITAIRE
Lomé 4-6 décembre 2013
« Pour aller de soi à soi, l’autre est le plus court chemin »
(Paul RICOEUR)
RE-CONSTRUIRE AU-DELA DES
DECHIRURES SOCIALES : HOMO CAPAX
APPORT DE PAUL RICŒUR
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Le Comité scientifique
Pr Yaovi Fabien AKAKPO, Philosophe, Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences,
Université de Lomé, Togo.
Pr Nicoué Octave BROOHM, Philosophe, Université de Lomé, Ministre de l’enseignement
supérieur et de la recherche, Togo.
Pr Kwami Christophe DIKENOU, Philosophe, Université de Lomé, Togo.
Pr N’Buéké A. Michel GOEH-AKUE, Historien, Université de Lomé, Togo.
Pr Martin GBENOUGA, Lettres Modernes, Université de Lomé, Togo.
Pr Augustin Kouadio DIBI, Philosophe, Université de Cocody, Côte d’Ivoire.
Pr Mahamade SAVADOGO, Philosophe, Université de Ouagadougou, Burkina.
Pr Gilbert VINCENT, Philosophe, Université de Strasbourg, membre du Fonds Ricœur,
France.
Pr Daniel FREY, Philosophe, Université de Strasbourg, membre du Fonds Ricœur, France.
Pr Jérôme POREE, Philosophe, université de Rennes, membre du Fonds Ricœur, France.
Pr Johann MICHEL, membre du Fonds Ricœur, France.
Membres du Comité d’organisation du colloque
M. Ekoué RogerFOLIKOUE, Maître-Assistant, Université de Lomé, Responsable du comité
d’organisation.
Mme Maryse Adjo QUASHIE, Maître de conférences, Université de Lomé, Institut des
Sciences de l’Education.
M. Ibina BALLONG, Maître de conférences, Université de Lomé, Département de
Philosophie.
M. Komi KOUVON, Maître-Assistant, Chef du Département de Philosophie, Université de
Lomé.
M. Mawussé AKUE, Maître-Assistant, Université de Lomé, Département de Philosophie.
M. Achille KOUAWO, Enseignant chercheur à l’UL, Institut des Sciences de l’Education
M. Cyriaque NOUSSOUGLO, Doctorant en Philosophie, Université de Lomé.
Sœur Rebecca AFANLON, Etudiante en Master de Philosophie, Université de Lomé.
Mme Emilienne ATAMEKLO, Etudiante en Master de Sociologie, Université de Lomé.
Mme Joséphine AGBA, Licence en Sociologie, Université de Lomé.
Mme Kafui DZAMESSI, Etudiante en Master de Philosophie, Université de Lomé.
Mme Christine NOMENYO, Etudiante en Master de Philosophie, Université de Lomé.
Mme Bénédicte KONDO, Licence en Philosophie, Université de Lomé.
M. Fernand HOUTON, Etudiant en Master de Philosophie, Université de Lomé.
M. Kokou KUEVI, Etudiant en Licence de Philosophie, Université de Lomé.
M. Komlan EFRICO, Etudiant en Licence de Philosophie, Université de Lomé.
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PREFACE
Ce nouveau cahier du PASCRENA, vous propose les actes du colloque international de
philosophie qui s’est tenu à Lomé du 4 au 6 décembre 2013. Ce colloque était consacré au
philosophe français Paul Ricoeur dont on fêtait en 2013 le centenaire de la naissance. Dans
son immense œuvre, à la frontière de l’épistémologie, de l’histoire, de la philosophie ou de
l’anthropologie, Paul Ricoeur propose une pensée très forte et exigeante sur les questions
de justice, de réconciliation, de pardon, bref ce qui fonde notre humanité dans sa capacité
à être simplement humaine.
Certains ont pu s’interroger sur la légitimité d’un programme destiné à appuyer les
capacités de la société civile togolaise et à s’investir dans la réconciliation nationale, à
financer un colloque de philosophie. Moi-même, philosophe de formation et en charge de
la mise en œuvre de ce programme du gouvernement togolais sur financement européen
qui a comme objectif la contribution de la société civile au processus de réconciliation
nationale par la mise en œuvre des recommandations de la Commission Vérité Justice et
Réconciliation (CVJR), je savais que Paul Ricoeur me donnerait quelques pistes de réflexion
pour mettre en œuvre ce projet mais je ne pensais pas aller jusqu’au financement d’un
colloque universitaire de philosophie.
En avril 2012, je croisai pour la première fois mon ami Roger Folikoue, enseignant en
philosophie de l’université de Lomé chez un ami commun, Etienne Cazin, chef du service de
coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France (SCAC). Nous nous
découvrîmes tous les trois habités par la pensée de Paul Ricoeur. A ce moment la question
de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait
d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par Monseigneur Barrigah devant les corps
constitués et les diplomates accrédités au Togo.
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-
Que peut-on faire, nous philosophes dans ce débat ? M’interrogea Roger
Etre citoyen dans l’espace public et enrichir la pensée au Togo sur la réconciliation,
lui répondis-je.
Ne pourrait-on réfléchir à un colloque de philosophie sur la pensée de Paul Ricoeur,
de manière à ce que nous éclairions ainsi comme philosophe togolais, les débats qui
traversent la société togolaise, pour que prenions notre part, comme le dit
Monseigneur Barrigah ?proposa Roger.
Bonne idée, on pourrait envisager un travail en liaison avec une université française
et l’OIF, ajouta Etienne.
C’est ainsi qu’émergea l’idée de ce colloque. Roger qui connaissait bien les milieux
ricoeuriens en France, particulièrement l’université de Strasbourg et le Fonds Ricoeur,
enthousiasmé à cette idée d’un colloque acceptait aussitôt d’engager les réflexions pour
réussir cet évènement. Etienne apportait son appui institutionnel. Quant à moi, il fallait
que je vende un appui du PASCRENA pour un colloque à mes partenaires institutionnels.
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La philosophie, n’est pas une matière très utilisée dans nos métiers développementistes. La
sociologie, d’accord, elle essaye de comprendre le social, mais la philosophie…est-ce bien
sérieux ? Elle critique, s’étonne, s’interroge, doute, alors qu’en matière de réconciliation
nationale, il faudrait mieux être convaincu, savoir pardonner et aller de l’avant. C’est
finalement le rapport de la CVJR qui me donna le principal argument : Paul était cité dans le
texte du rapport. Puisque le philosophe était revendiqué par les rédacteurs eux-mêmes,
creusons donc ce qu’il dit. Ainsi fut fait. J’arrivai ensuite à convaincre l’ambassadeur de
l’Union Européenne d’intégrer une référence à Paul dans son discours de démarrage des
activités du PASCRENA au centre Senghor de Lomé en décembre 2012. Le reste suivit avec
des hauts et des bas et grâce à un appui constant du ministre de l’enseignement supérieur,
monsieur Broohm, lui-même professeur de philosophie.
Au-delà de cette anecdote, je suis convaincu que la pensée sur les questions de
réconciliation, de pardon, de justice doit toujours être très exigeante quand on touche des
questions aussi sensibles que le vouloir vivre ensemble des citoyens d’un pays. Le Togo a
connu trop de difficultés pour se contenter d’une pensée paresseuse et courte quand il
s’agit de l’avenir du pays. La philosophie aide à penser. Ainsi les philosophes de l’université
de Lomé, appuyés par des pairs africains et européens ont contribué à l’ouverture de
l’espace public en débattant ensemble, devant leurs étudiants sur ces questions. Les
communications qui suivent reposent la question de la possibilité du pardon au Togo, la
légitimité de la CVJR, s’interrogent sur la validité de la démarche de la réconciliation, voire
doutent de la capacité des institutions et du peuple togolais à être capable, dirait Ricœur,
d’humanité. Ces interrogations dans la protection de l’enceinte universitaire, sont le signe
d’une maturité sociétale, seule capable de résoudre la lancinante question togolaise :
voulons-nous vivre ensemble ? Les philosophes togolais ont « fait leur part »
Christophe Courtin
Chef de projet du PASCRENA (février 2012, août 2014)
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Table des matières
1) Cérémonie d’ouverture ……………………………………………………………………………………………. 9
2) Première Partie - Les Conférences inaugurales ……………………………………………………. 11
 Pratique et pensée de l’hospitalité Gilbert VINCENT………………………………………………... 13
 Repenser le destin de l’Afrique à la lumière des grands concepts
de la philosophie de Paul Ricoeur (Kangudie KA MANA) ……………………………………………35
 Le pardon comme la vie en mémoire de son unité (Kouadio Augustin DIBI) ……………… 51
 Une lecture « ricœurienne » du rapport de la Commission
Vérité Justice et Réconciliation au Togo : entre opération historiographique
et moment de l’histoire du Togo (Christophe COURTIN) ……………………………………….….55
3) Deuxième partie -Réconciliation et re-construction au Togo ……………………………………95
 La réconciliation nationale au Togo de 1963 à 2012 :
analyse des rendez-vous manqués (Koffi Joseph TSIGBE) ……………………………………….…97
 L’analyse sociohistorique du problème de la réconciliation au Togo :
une question de politiques éducatives (Namiyate YABOURI) ………………………………… .119
 Les forces armées togolaises et la politique de réconciliation
au Togo (Eyoukéani KOULOUNG) …………………………………………………………………………….147
 Mythe politique de la réconciliation et culture de l’impunité
au Togo (Togoata Ayayi APEDO-AMAH) ………………………………………………………………….157
4) Troisième partie -Problématique de la mémoire :
réconciliation et pardon en Afrique ………………………………………………………………………..173
 Du devoir de mémoire au pardon : une exigence politique
et éthique pour l’être ensemble (Roger Ekoué FOLIKOUE) ……………………………………..175
 Réconciliation et sagesse : apport de Paul Ricoeur (Komi KOUVON) …………………….. .181
 Le pardon pour la réconciliation nationale :
 un paradoxe politique (Essonam BINI) …………………………………………………………………..…193
 Mémoire et réconciliation post-conflictuelles en Afrique :
apport de Ricoeur (Bilakani TONYEME) …………………………………………………………..……….205
 Pardon : penser les crises pour refonder la réconciliation
en Afrique (Halidou YACOUBA) ………………………………………………………………………..……..219
 La problématique ricœurienne de la mémoire et
de la réconciliation (Albert-Marius MUTOMBO KABUNDI) ………………………………..….…231
 Droit à la justice et devoir de pardon :
la voie étroite de la réparation (Shamsidine ADJITA) …………………………………………….….257
5) Quatrième partie-Repenser l’Afrique :
Apport de la philosophie de Paul Ricoeur. …………………………………………………….…….…271
 Pourquoi je suis ricœurien ? (Dieudonné MUNZANGALA- MUNZIEWU) …………………. 273
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 Repenser l’économie marchande : Paul et
la logique de l’économie du don (Charles-Grégoire Dotsè ALOSSE) ………………………. 293
 Ricœur, démocratie et éducation politique du peuple. (Gérard Boèvi LAWSON)……. 305
 Ricoeur entre la tour de Babel et la pentecôte :
penser la paix (Benjamin Kokou AKOTIA)
……………………………………………………..….317
6) Cinquième partie -L’œuvre de Ricoeur dans le paysage contemporain …………………. 335
 Œuvre d’art et action morale chez Paul (Mounkaïla Abdo Laouali SERKI) …… …………….337
 Responsabilité rétrospective et responsabilité prospective :
entre intentions et pratiques (Ndoumou MOUKALA) ……………………………………………….347
 De la nécessité physiologique et historique d’oublier :
jonction et disjonction du passé et de l’avenir au présent :
Ricoeur en dette de Nietzsche (Roland Rodrigue Moutombo NDJOUNGUI) …………… 357
 La métaphore de la violence dans Port-Mélo d’Edem (Kossi Souley GBETO) ……………. 375
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Les travaux du colloque ont commencé avec une cérémonie d’ouverture où
plusieurs allocutions ont été prononcées. Le Président de l’Université de Lomé, Le
Professeur Koffi AHADZI-NONOU, a, dans son discours d’accueil, relevé l’importance de la
question du vivre ensemble dans les sociétés africaines contemporaines. L’actualité des
notions de justice et d’équité dans le débat contemporain sur la construction du vivre
ensemble, a-t-il rappelé, est une évidence. Aussi a-t-il tenu à exprimer sa gratitude et sa
reconnaissance aux organisateurs et à tous ceux qui ont œuvré pour rendre effectif ce
colloque qui a réuni les chercheurs d’horizons divers (Bénin, Côte d’Ivoire, France, Gabon,
Niger, République démocratique du Congo, Togo) et de plusieurs disciplines. Il a terminé
son discours d’accueil en souhaitant, au nom de l’Université de Lomé, la bienvenue à tous
les participants.
Après ce mot de bienvenue, le Représentant du Fonds a pris à son tour la parole pour faire
connaître le contexte d’émergence du Fonds Ricœur. Ce dernier est en fait, a-t-il dit, un
comité éditorial nommé par testament par Paul Ricœur. Sa mission majeure est l’édition et
la diffusion des ouvrages, articles et archives de Paul Ricœur. Il est également un comité
scientifique. Le Fonds s’occupe également de la numérisation des textes de Paul Ricœur. Ce
qui donnera la possibilité d’avoir accès aux travaux de P. au-delà des frontières. Le
Représentant du Fonds a terminé son allocution en indiquant que l’œuvre de est un appel
au dépaysement, à sortir des routes tracées.
L’Ambassadeur de la France au Togo a pour sa part souligné l’importance et le soutien que
la France accorde aux demandes de reconstruction du lien social et de réconciliation sur le
continent africain.
Prenant la parole après l’allocution de l’Ambassadeur de la France, l’Ambassadeur de
l’Union européenne a mis l’accent sur ce qui chez Paul fait son actualité : l’importance de la
place de la mémoire dans la reconstruction des déchirures sociales, car agir, c‘est faire
mémoire. Cette reconstruction, a-t-il précisé, exige que l’on prenne en compte les oubliés
du présent, car le projet de vivre ensemble ne doit pas oublier ce qui fait mal aux individus.
La liberté, la vérité, la citoyenneté constituent des valeurs qui doivent guider la vie en
commun.
Dans son discours d’ouverture, le Professeur Octave Nicoué Broohm, Ministre de
l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, après avoir salué les autorités invitées et les
participants de différentes nationalités et d’horizon interdisciplinaire, a souhaité la
bienvenue à tous en rappelant que leur présence témoigne de l’intérêt porté à la pensée
de Paul sur le continent africain. Monsieur le Ministre a fait savoir que les concepts de
pardon, de responsabilité et de reconnaissance sont au cœur des interrogations en Afrique
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contemporaine. C’est à ce titre que la pensée de Paul Ricœur, penseur de la pluralité et de
la diversité, peut à bon droit, contribuer à la construction du lien social dans les sociétés
démocratiques confrontées au problème des déchirures sociales. Il a remercié les
organisateurs et ceux qui ont contribué à la tenue de ce colloque consacré à Paul qui, à
travers sa pensée et son œuvre, demeure un patrimoine de l’humanité. En rappelant avec
Paul que c’est à plusieurs que se pratique la sagesse du jugement en situation, le
Professeur Nicoué Broohm, a déclaré ouverts les travaux du colloque dont les moissons
seront abondantes et riches
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PRATIQUE ET PENSEE DE L’HOSPITALITE
Par Professeur Gilbert VINCENT1
Dans l’un des nombreux messages que nous avons échangés, en amont de ce
colloque dont la tenue est un événement dont je me réjouis énormément, mon ami Roger
Ekoué Folikoué m’a proposé de prononcer cette leçon d’ouverture. Comment ne pas être
sensible à pareil honneur ? C’est pourtant l’amitié qui a été le motif déterminant de mon
acceptation : amitié pour Roger, je viens de le dire, mais aussi pour nombre d’entre vous.
Plusieurs ont été mes étudiants, et grâce à eux j’ai appris quelque chose des riches
traditions, mais aussi des conditions de vie difficiles en Afrique.
1. Lecture et communauté de lecteurs
J’aurais pu répondre sans détour à la demande des organisateurs du colloque :
souligner l’apport de l’œuvre de à une réflexion sur la politique, dans un contexte où les
états de paix sont toujours très précaires, où les processus de réconciliation, quand ils
existent, sont éminemment fragiles. Au risque de décevoir, j’ai préféré faire un pas de côté,
pour des raisons dont les principales tiennent à la lecture, telle que notre philosophe nous
a permis de la découvrir. a en effet largement insisté sur le fait que dans la lecture,
contrairement à ce qu’on imagine souvent, le lecteur ne s’efface pas purement et
simplement : il n’est pas un appareil enregistreur. Le bon lecteur apprend à se rendre
attentif, dans un texte ou une œuvre, à des traits peu apparents, voire jugés secondaires
par des lecteurs pressés ou mal préparés par leurs autres lectures et leur formation à y
prendre garde. Le lecteur doit aller au-devant du texte ou de l’œuvre en leur posant des
questions dont la pertinence rouvre sans cesse l’écart entre le déjà lu et ce qui se donne à
lire à nouveau, écart qui se manifeste souvent à travers soit la réorientation, soit le
bouleversement des attentes de sens du lecteur. Le bon lecteur accepte que les questions
qu’il se pose et qu’il pose à l’objet de sa lecture soient mises à l’épreuve au cours de « sa »
lecture, un peu comme des hypothèses sont modifiées, parfois même abandonnées, au
cours d’une enquête scientifique sérieuse, qui n’aurait tout simplement pas lieu si le
chercheur ne se laissait pas guider par des hypothèses précises, mais provisoires
également. Ajoutons – en était très averti – que la lecture est un acte à la fois solitaire et
communautaire : nul, sauf exception, n’est un premier lecteur ; chacun prend place dans
l’histoire d’une réception au cours de laquelle se forme et se transforment, en même
temps que le lu, et la « communauté lisante » et ses habitudes de lecture.
Bref, la lecture est une pratique symbolique dont l’effet est d’augmenter (terme
repris de Dagognet, qui parle d’ « augmentation iconique ») le champ du pensable et du
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Gilbert Vincent est Professeur émérite de Philosophie à l’Université de Strasbourg et il est aussi membre du
Fonds Ricoeur
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désirable accessibles à chacun et au plus grand nombre. Le lecteur est témoin, en un triple
sens.
1) Il est témoin d’une perspective de lecture procédant d’un questionnement
singulier, son questionnement de sujet étonné, dérouté, scandalisé par certaines évidences
cognitives ou par des situations sociales et politiques qui pèsent à l’excès sur sa vie, sur
celle de ses proches, celle de ses concitoyens mais aussi celle d’étrangers, à la façon d’une
fatalité.
2) Il est témoin d’une perspective sur le monde ou de possibilités d’exister dans le
monde qui se découvrent parfois à lui lors de sa rencontre avec tel ou tel texte, à la façon
d’une révélation sans égale.
3) Témoin enfin, au sens de celui qui passe le relais, qui participe ainsi à la
constitution d’une mémoire et d’une culture trans-générationnelle, sinon transculturelle :
tâche ô combien nécessaire, Hannah Arendt l’a souvent répété, en des temps où l’usure
accélérée (cf. Harmut Rosa : Accélération. Une critique sociale du temps) des biens
culturels, et surtout des signifiants cardinaux servant de principe d’orientation, prépare
l’avènement d’un « monde » peuplé de « hasards » réfractaires à toute intelligibilité, donc
l’avènement (mais le mot convient fort mal !) d’un « non-monde » auquel il deviendrait à la
fois obligatoire et impossible de s’adapter.
Tout ceci pour dire que vous êtes mieux qualifiés que moi, vous lecteurs de Ricœur,
pour déceler dans son œuvre des ressources de sens (ressources de compréhension et
d’action) congruentes avec les questions nées de vos réflexions sur vos expériences
personnelles et collectives. Néanmoins, comme ces réflexions s’alimentent très
certainement aussi à un fonds d’ouvrages de référence qui nous est en partie commun
(nombre de ces ouvrages, au demeurant, nous sont devenus familiers après que Ricœur,
infatigable éclaireur, nous les a fait connaître), nul doute que nos intérêts de lecteurs ne se
rencontrent et que nous ne nous aidions mutuellement à montrer comment cette œuvre
est vivante ; vivante, en particulier, du fait qu’elle résiste à nos questionnements et que,
plus encore, elle est capable de les infléchir dans des directions inattendues.
Comme nous formons ici une communauté plus ou moins éphémère de lecteurs de
l’œuvre de Ricœur, c’est en tant que lecteur que je prends la parole parmi vous : non pour
vous dire comment cette œuvre doit être lue et ce qu’on doit y lire, mais pour témoigner
(témoignage et attestation, on le sait, font partie des spécifications éthiques de
l’énonciation réflexive) de ce que j’ai pu y lire en rapport avec l’hospitalité. J’aimerais
pouvoir vous convaincre qu’il s’agit de plus que d’un thème, à côté des nombreux autres
thèmes traités par Ricœur. Il s’agit d’une perspective anthropologique décisive ;
« décisive », en ce sens strict qu’il en va, semble-t-il, de l’avenir éthique – mais politique
également - de nos sociétés. L’hospitalité, ai-je envie de dire, est la pierre de touche, à la
fois, de la sincérité de l’engagement éthique de chacun envers chacun et de la solidité des
institutions sociales de base ; celles-ci manquant à leur mission dès lors qu’elles oublient –
et qu’on oublie – que leur solidité dépend très directement de la solidarité qu’elles mettent
effectivement en œuvre. Je tenterai de montrer que dans ce topos de l’hospitalité se
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croisent plusieurs des engagements théoriques et pratiques de Ricœur : s’il a fait un
abondant usage de l’heureuse expression d’ « hospitalité langagière » (nous y reviendrons),
il a, jusque tard dans sa vie de militant, pris fait et cause pour les demandeurs d’asile, en
particulier pour ceux qui ont occupé l’Eglise Saint Bernard à Paris. Faute de temps, hélas, je
ne pourrai insister comme il le faudrait sur une autre signification encore du terme de
« pratique », que, contre une habitude bien établie, j’ai choisi de faire figurer en tête de
mon titre, avant « pensée ». Deux mots d’explication s’imposent donc à ce sujet.
2. L’homme capable … d’hospitalité
Mettre en avant la pratique, c’est faire droit à une thèse herméneutique
ricoeurienne fondamentale : avant la compréhension est la pré-compréhension, qui ne se
confond pas toujours avec le préjugé, dont la réputation négative est malheureusement
devenue indiscutable depuis les Temps modernes, malgré certains efforts, dont ceux de
Gadamer, pour retrouver et réhabiliter le pré-jugement dans le préjugé. Cette thèse est
amplement développée et argumentée dans Temps et récit, Ricœur mettant au compte de
la « préfiguration » tout ce qui relève de l’intelligence pratique, des savoirs faire devenus
presque spontanés, et plaçant la préfiguration en tête du tryptique où figurent, après elle,
la « configuration » (travail plus cognitif et réflexif, travail culturel au sens large, telle la
mise en récit d’expériences « réelles » ou « fictionnelles ») et la « refiguration », moment
du retour du comprendre et du penser au monde de la vie, dans laquelle le lecteur ne laisse
pas d’être engagé. Cette thèse est présente ailleurs, et depuis longtemps, chaque fois que
le penseur rappelle que la distance critique (et plus généralement théorique) n’abolit pas
toute relation d’appartenance, que le travail d’explicitation (condition de la critique) ne
réussit jamais à épuiser le sens « déjà là » qui, implicite, fait que le monde nous paraît peu
ou prou familier.
La seconde acception de « pratique » à laquelle je songeais, en formulant le titre de
mon exposé, c’est la pratique discursive de Ricœur, dont le style est reconnaissable à ceci,
que l’écriture s’y noue étroitement à la lecture, la reprise scripturaire – à laquelle
l’affirmation d’une certaine maîtrise est liée – à une forme manifeste de déprise. Ses
propres lecteurs, l’auteur montre combien il les respecte : il leur facilite l’accès à son texte,
ménage à leur intention bilans d’étapes et annonces, au fur et à mesure, des
développements ultérieurs etc. Si l’on ajoute à cela des conclusions à caractère souvent
aporétique, on pourra convenir que Ricœur ne se livre à aucune démagogie lorsqu’il
déclare qu’il n’a jamais voulu faire école, qu’il a toujours cherché à faire de ses lecteurs,
non des disciples, mais des amis. Or si la figure du cercle – souvent mentionnée ailleurs, à
propos du « cercle herméneutique » du croire et du comprendre - convient fort bien ici,
n’est-ce pas parce qu’il n’est pas d’amitié sans égalité, actuelle ou prochaine ? Le mieux
qu’on puisse dire de ce style, en un mot, c’est qu’il est intimement dialogique, respectueux
de la singularité des œuvres lues comme de celle des lecteurs, traités en invités de choix
qu’il serait malséant de cherché à circonvenir par de feintes démonstrations ou par de
vaines flatteries. Le propos suivant, écrit au moment où, enseignant l’histoire de la
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philosophie, le philosophe se livre à une réflexion sur sa pratique, témoigne de
l’importance qu’il accorde – et n’a cessé d’accorder - au dialogisme, la dimension
proprement historienne de cette pratique dût-elle en pâtir : « L’histoire, au lieu de se
développer comme un mouvement, va se nouer dans des personnes et des œuvres ; le
philosophe-historien tentera alors d’accéder à la question que l’autre philosophe est seul à
avoir rencontrée et posée, à la question vivante avec laquelle le penseur s’identifie ; cette
longue fréquentation d’un auteur ou d’un petit nombre d’auteurs, tend vers le genre de
relation étroite, exclusive, qu’un homme peut avoir avec des amis » (Histoire et vérité, p.
40). Amitié en amont, amitié en aval : ces orientations éthiquement symétriques
« expliquent » le refus, discernable au premier coup d’œil chez Ricœur, du genre d’attitude
monologale qu’il fait parfois grief à Heidegger d’avoir complaisamment adoptée.
En choisissant d’éclairer l’œuvre de Ricœur à partir de la question de l’hospitalité, je
pouvais éviter de jouer au donneur de leçon : car ce qui nous importe à tous également,
c’est l’œuvre même de Ricœur, en tant qu’elle nous invite, loin de tout humanisme facile, à
reconnaître en tout homme un être capable. Toute position de supériorité serait en
contradiction pragmatique avec l’affirmation de cette capacité fondamentale, dont nous
soulignerons certaines manifestations remarquables ; parmi lesquelles l’hospitalité,
précisément, qui ne saurait, sauf catastrophe symbolique majeure, disparaître du champ
de capacités de base telles que promettre, se reconnaître dans une histoire, assumer la
responsabilité de ses actes etc. Or, pour une fois au moins, le fondamental et le
traditionnel s’apportent un évident appui réciproque, confortant du même coup le projet
ricoeurien d’une anthropologie herméneutique : l’hospitalité, nous avons toujours su ce
que c’est, et depuis longtemps appris – mais pas forcément réussi - à nous défier de ses
apparences captieuses : mythes, contes et récits, dans toutes les aires culturelles, nous
permettent d’en garder la mémoire, réactivée depuis dans d’innombrables films, pièces de
théâtre et romans. Dans un « monde » menacé par la fièvre du pouvoir et la tentation
d’une violence multiforme, l’hospitalité apparaît malheureusement trop rare, telle une
oasis dans le désert. Mais s’il est vrai que le soin des oasis, et même leur existence,
dépendent des humains, il l’est tout autant, sinon plus, que l’hospitalité dépend de nous, et
grâce à elle l’établissement, de proche en proche, de relations pacifiées. Elle nous incombe
comme un devoir. Mais nous avons oublié - surtout dans les sociétés où l’utilitarisme fait
loi –, que ce devoir n’a rien de triste. La tristesse ne sanctionnerait-elle pas la perte de sens
de l’hospitalité ? Au contraire, la joie consacre, elle, les vertus de l’accueil et de l’invention
de l’alliance, celle-ci étant le cœur de l’hospitalité et sa raison d’être.
Avant même d’avoir abordé explicitement notre thème, nous y avons fait référence
: la lecture n’est-elle pas déjà affaire d’hospitalité ? N’est-il pas juste de parler d’ouverture
d’un texte, ou d’entrée dans une œuvre (soulignons au passage l’insigne mérite d’Umberto
Eco, qui en pleine période structuraliste, osait donner pour titre à l’un de ses livres :
« L’œuvre ouverte » !), et de concevoir la lecture comme une interaction de type
coopératif (ce qui ne veut pas dire que résistances et conflictualité en soient absentes !) ?
Parfois, trop souvent même, hélas, nous restons sur le seuil, intimidés, peureux, crispés,
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doutant de nos capacités d’entente face à des propos inédits. Pire encore : il arrive que
nous refusions catégoriquement d’entrer, décidant ainsi de donner à nos préjugés le statut
de vérités définitives.
Ricœur, répétons-le, a été un lecteur infatigable ; plus encore, un lecteur
extrêmement généreux – au point, par exemple, d’emprunter à Descartes le vocable de
générosité pour en faire l’interprétant du Cogito, dans lequel pourtant s’affiche beaucoup
d’Ego ! Lui qui, très tôt, a su prendre la mesure de l’intérêt philosophique d’une
linguistique de l’énonciation, qui a largement contribué, en tant que directeur de
collection, à la traduction du fameux : Quand dire c’est faire, de Austin, n’a jamais oublié
que le langage est un nom générique qui désigne une grande diversité d’actes spécifiques.
Cédant au besoin de simplifier, l’on donne la priorité à l’un d’entre eux, l’acte de
description. Pourtant, qu’on y songe : le moindre de nos énoncés soi-disant constatifs
n’est-il pas teinté de regrets, ne vibre-t-il pas de doutes, de polémiques, d’aspirations à
être entendu et, partant, reconnu ? Non, le langage ne saurait être considéré comme
simple un instrument de représentation, et moins encore comme un épiphénomène ; car si
tel était le cas, il faudrait, pour rester cohérent, se décider que l’hospitalité n’est qu’une
illusion. Qu’advient-il en effet de l’hospitalité, si l’invitation est une formule qui n’engage à
rien, ou si la demande est le simple concomitant verbal d’un comportement de faim et de
soif totalement privé, donc privé d’adresse, comportement de « personne » (si l’on ose
dire, en songeant à l’auto-désignation d’Ulysse comme Personne) à l’égard duquel nul n’a à
assumer la question de savoir comment y faire face ? A ce compte, « au secours ! » ne
serait qu’un bruit, et l’on aurait tort de juger répréhensible, éthiquement voire
pénalement, l’emploi de cette expression en-dehors des situations susceptibles de le
justifier. Concluons : L’énoncé ne va pas sans énonciation, et celle-ci est un acte.
Or, on vient de le suggérer, toute énonciation n’est sensée qu’en étant reconnue.
Toute énonciation est donc en réalité un acte de co-énonciation : une praxis commune qui,
quelle qu’en soit l’objectif immédiat, vise encore autre chose, à savoir la construction d’un
monde sensé ; non seulement peuplé de questions et de réponses, mais encore, Ricœur l’a
souvent rappelé, de demandes et d’offres : le monde n’est pas seulement l’ensemble de ce
qu’il y a à connaître (par voie, précisément, de questions et de réponses) ; il est en outre
l’ensemble des biens, matériels et immatériels, qui font que la vie est, devrait être bonne à
vivre, pour chacun et pour tous. Parce que tel n’est pas le cas, notre rapport au monde, et
avant tout notre rapport aux autres, se trouvent placés sous le signe de la justice
correctrice et réparatrice. A la lumière de l’exigence de justice, un nouveau type
d’objectivité apparaît : non plus celui visé par les énoncés scientifiques, neutres, mais celui
visé par les jugements éthiques et judiciaires, visant à établir et à rétablir l’équité dans le
partage du mien et du tien, mais aussi, et l’on aborde ainsi aux rives du politique, du nôtre
et du vôtre.
Ce qu’implique la définition du discours comme pratique de co-énonciation, Ricœur
le dit, assurément, et surtout il le montre : il en va du refus – mais le terme n’est pas tout à
fait heureux, car il y a toujours trop de crispation, dans un refus – de toute position de
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maîtrise. La vérité, en philosophie avant tout, est ce que l’on recherche en commun. Que
cesse la recherche en commun, et l’on n’a plus affaire qu’à une idole. Vérité recherchée
avec qui ? Avec quiconque fait, comme l’écrivait Eric Weil, que cite Ricœur, le pari de la
non-violence, donc le pari du langage. Contrairement au savant, le philosophe ne s’adresse
pas à des pairs, mais à des amis. Si le nombre de ces derniers est restreint, on ne parlera
pas d’élitisme pour autant, car nul ne s’en trouve a priori exclu. Le souci du plus grand
nombre est patent, chez notre philosophe. Il se manifeste à travers sa critique des experts,
qui font peser sur la démocratie le risque d’une confiscation de la décision, de même qu’à
travers sa répugnance à user de ces termes techniques qui, en faisant impression, servent
souvent à marquer la distance entre ceux qui sont capables et ceux qui sont tenus pour
incapables d’être à la hauteur du discours de maîtrise. Lorsque notre philosophe a recours
à des vocables « techniques », il s’attache à en préciser la teneur de sens en recourant au
langage ordinaire. D’autre part, il prend soin de préciser que leur pertinence référentielle
les rend précieux, et difficilement remplaçables.
3. Du statut de l’hospitalité. L’héritage éthique de la philosophie classique (Kant
et Hegel)
Arrêtons-nous, brièvement dans le premier cas, plus longuement dans le second,
sur deux de ces vocables techniques familiers aux philosophes ; ils méritent notre attention
car ils nous aident à comprendre mieux ce qu’il en est de l’hospitalité. Le premier,
« Sittlichkeit », est emprunté à Hegel. Le second, qui malgré sa traduction par « schème »
reste assez obscur, de l’aveu même de Ricœur, l’est à Kant. Hegel et Kant : soit deux
auteurs dont il n’est pas besoin de rappeler ici que l’autorité que notre philosophe leur
reconnaît n’implique à ses yeux aucun renoncement au droit d’appréciation critique.
Le premier terme désigne la « morale concrète » d’un groupe ou, mieux, d’un
peuple ; l’ensemble des préférences axiologiques qui font de lui un sujet, une totalité
« organique » et non mécanique (comme le serait une addition d’individus qui
n’entretiendraient que des rapports contraints, décidés par d’autres). Cette morale, avant
d’être codifiée et juridicisée, est immanente à la vie d’un peuple, et susceptible de se
modifier avec lui. La définition qu’en donne Hegel diffère donc largement de la morale,
telle que Kant la conçoit, dans laquelle l’épreuve du devoir est capitale, ce devoir étant
mesuré à l’aune d’une Loi dont l’abstraction, quant au contenu, est la contrepartie de sa
portée supposée universelle. Hegel, quant à lui, renoue avec la conception aristotélicienne
de la vertu, entendue comme manière habituelle d’agir, l’habitude étant à ce point
incorporée à l’agir qu’elle lui confère un air de quasi spontanéité que n’a évidemment pas
l’expérience morale telle que conçue par Kant, placée sous le signe de la contrainte, de la
répression de nos inclinations spontanées, de notre sensibilité. S’il est encore question de
devoir, chez Hegel, c’est au sens de ce que l’on se doit les uns aux autres en tant qu’on
participe à une même communauté, qui est autant le théâtre de pouvoirs que de devoirs.
Ricœur adopte la définition hégélienne lorsque, par exemple, il met l’accent sur « le
noyau éthico-mythique d’une culture ». Ce qui ne l’empêche pas de concéder qu’ « il n’est
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pas aisé de bien entendre ce que l’on veut dire quand on définit la culture comme un
complexe de valeurs ou, si l’on préfère, d’évaluations ». La précision qu’il apporte, malgré
tout, est représentative de sa conviction profonde, herméneute du monde vécu en cela,
que le vis-à-vis privilégié du philosophe n’est pas le discours le mieux apprêté, mais les
formes « sauvages » du langage, quasi éruptives : « Nous sommes trop vite enclins à
chercher le sens (de la culture) à un niveau trop rationnel ou trop réfléchi, par exemple à
partir d’une littérature écrite, d’une pensée élaborée ou, dans la tradition européenne,
dans la philosophie. Ces valeurs propres à un peuple, qui le constituent comme peuple,
doivent être cherchées beaucoup plus bas ». Evitons tout contresens, à propos de la
signification de ce « bas » : il ne s’agit pas de quelque zone instinctuelle, passionnelle au
sens d’irrationnelle, mais d’une dimension pré-réflexive de l’expérience, dimension
« profonde » dans laquelle plongent la plupart de nos motivations culturelles et éthiques.
« Les valeurs dont nous parlons ici, poursuit en effet l’auteur, résident dans les attitudes
concrètes en face de la vie, en tant qu’elles forment système et qu’elles ne sont pas
remises en question de façon radicale *…+. Parmi ces attitudes, celles qui nous intéressent
le plus ici concernent la tradition elle-même, le changement, le comportement à l’égard
des concitoyens et des étrangers (je souligne), et plus particulièrement encore l’usage des
instruments disponibles » (Histoire et vérité, p. 294-5). Nul doute que Ricœur n’ait eu
raison, dans ce propos portant sur la texture de la morale concrète, de faire explicitement
référence à la relation à l’étranger ; il ne fait guère de doute non plus qu’est posée, à
travers cette notation, la question de l’hospitalité et, plus encore que des pratiques de
séparation entre « concitoyens » et étrangers, des pratiques d’accueil des uns par les
autres. Mais inscrire ainsi l’hospitalité dans la morale concrète d’un peuple, n’est-ce pas
l’inscrire ipso facto dans la morale de tout peuple ? On devine la portée d’une réponse
affirmative : l’universalité se présente comme une exigence d’hospitalité qui transcende les
mesures et les conditions que chacun, individu ou Etat, à envie d’y mettre.
Certes, l’hospitalité concerne d’abord l’étranger, l’autre par excellence. Mais l’autre
ne saurait être un tout autre sans que, face à lui, le peuple considéré, quel qu’il soit, ne
pâtisse d’un excès de mêmeté. Sans autres internes, un peuple n’est plus que masse. Pour
qu’un peuple soit effectivement un peuple, il faut donc que l’hospitalité trouve en lui un
premier terrain d’exercice. Est-il si difficile de l’admettre ? Songeons alors que venir au
monde, sauf accident majeur, c’est, pour chacun, avoir été accueilli dans le ventre maternel
et être accueilli dans une famille. Autant dire que l’hospitalité est constitutive,
simultanément, de la solidarité interne d’un peuple et de l’alliance entre des peuples tous
singuliers, mais non totalement dissemblables pour autant. Nous verrons qu’une
complémentarité similaire existe entre traduction et intra-traduction.
Le concept de « morale concrète » est dirigé principalement contre Kant. Si Hegel
met surtout en cause le caractère abstrait de cette morale, un contemporain, Benjamin
Constant, dénonce les conséquences inhumaines auxquelles risque de conduire l’excès de
rigorisme lié à la morale du devoir. Nous ne suivrons pas la réponse kantienne apportée à
cette critique, réponse formulée dans l’Opuscule intitulé : « D’un prétendu droit de mentir
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par humanité » (Garnier Flammarion). Nous retiendrons la pointe de la critique même
(telle que Kant peut la lire chez son adversaire), à savoir que « le principe moral que dire la
vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société
impossible. Nous *c’est Constant, que Kant continue de citer] en avons la preuve dans les
conséquences directes qu’a tirées de ce premier principe un philosophe allemand *Kant luimême+ qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre
ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime »
(p. 97). Au fond, l’argumentation de Constant consiste à opposer au caractère abstrait de
l’idée d’humanité impliquée par la Loi catégorique, le sentiment commun d’humanité ;
donc à opposer à un prétendu concept pratique calqué sur les concepts théoriques,
l’intuition commune, nourrie de traditions. Ce type d’argument ressemble d’assez près à
celui que Ricœur formule contre Kant lorsqu’il écrit : « L’idée que la raison soit par ellemême pratique, c’est-à-dire commande en tant que raison sans égard pour le désir, me
paraît *…+ déplorable. Elle engage la morale dans une série de dichotomies mortelle pour la
notion même d’action, que la critique hégélienne dénonce à juste titre » (Du texte à
l’action, p. 249). Quant à lui, Hegel, rappelons-le, associe sa conception de la morale
concrète au phénomène d’appartenance, dont la qualité dépend de l’active solidarité
existant entre ses membres, celle que chacun découvre au sein de sa famille comme celle
en vigueur au sein des relations de travail, où elle prend la forme d’une interdépendance
nettement plus rigoureuse, celle qu’impose la division du travail.
Cependant Ricœur (qui dans ce même texte, se compte parmi les « kantiens posthégéliens » et ne craint pas de s’en prendre à « la tentation hégélienne ») est un lecteur
trop scrupuleux, trop averti qu’une œuvre n’est pas toujours entièrement cohérente, et
que cela ne doit pas être le signe d’un défaut grave, pour soumettre son auteur à un
verdict négatif motivé par un sous-ensemble seulement de ses propos. Ainsi n’a-t-il pas
manqué de saluer, à côté du médiocre plaidoyer pour l’universel déployé à l’occasion de
l’apologie de la vérité à tout prix, l’engagement kantien en faveur d’un tout autre type
d’universalité, universalité concrète dont il examine les conditions effectives – juridiques en
l’occurrence – de réalisation. Cette fois, le reproche classique de moralisme étroit qui lui
est adressé paraît bien manquer son but, car l’on découvre chez Kant, plus encore que chez
Hegel (pour qui le champ institutionnel décidant de l’appartenance a pour limites ultimes
celles qu’impose l’Etat, Souverain par définition), l’esquisse d’une éthique (au sens
ricoeurien du terme, distingué de « morale ») dans laquelle, sinon le désir, du moins
l’espérance ou l’utopie ont la plus grande place. La référence à ce second type
d’universalité, qui s’exprime on ne peut mieux dans l’opuscule : Pour la paix perpétuelle, a
chez Kant le statut d’Idée régulatrice ; de nature pragmatique, ce statut est auto-implicatif.
Ce qui veut dire qu’il nous incombe de rechercher à tout moment les moyens
institutionnels susceptibles, compte tenu du contexte historique, de traduire l’appel
émanant d’elle. Faute d’idée régulatrice ou d’utopie, la résignation et le conformisme
s’imposent, ou encore ce qu’Hannah Arendt appelait des processus mimant la fatalité
naturelle. Chez Kant, l’Idée la plus extraordinaire est celle, politique et supra-politique, du
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cosmopolitisme. Cette Idée serait toutefois sans prise sur la réalité socio-historique, si elle
n’avait aucun ancrage dans nos capacités ordinaires actuelles, telles les capacités mises en
œuvre dans l’hospitalité, des capacités que ne saurait étouffer l’emprise croissante d’une
conception bureaucratisée de la gestion des populations, assimilées à des groupements
catégoriels.
La généalogie de ces dernières entités – rationalité bureaucratique, gestion,
populations etc. – a été soigneusement étudiée par Foucault. Inutile donc d’y revenir ici,
sinon pour rappeler que le développement de la « violence symbolique » (c’est à P.
Bourdieu, cette fois, qu’il faudrait faire appel) passe par l’usage non critique de ces mêmes
termes, et plus généralement par un appauvrissement du langage dont Georges Orwell a
su préciser les conditions et les conséquences dans l’appendice de son 1984, où il traite de
ce que par dérision il nomme le « novlangue ». Appendice romanesque ? Rien de moins
sûr, car pouvons-nous être certains que le succès d’une terminologie managériale se
prévalant de quelque rationalité n’aboutira pas à terme à faire perdre aux gens le sens et le
goût de pratiques à forte densité symbolique, qui leur paraîtront archaïques ?
« Hospitalité » fait partie de ces pratiques, et il est malheureusement significatif que, dans
les sociétés occidentales, le mot correspondant tende à être remplacé par celui de
« réception », qui désigne les invitations réciproques entre pairs, particulièrement désireux
de renforcer périodiquement leurs réseaux d’influence. Et lorsque subsiste la pratique de
l’hospitalité en faveur d’étrangers, et surtout des plus pauvres d’entre eux, décrets et
mesures dites administratives ne tardent pas à criminaliser la part que veulent y prendre
les citoyens ordinaires ! Dans ce contexte, rappelons-nous que Ricœur n’a eu de souligner
que le langage est la première institution, qu’il est la condition de possibilité d’un monde
commun peu ou prou sensé, qu’il nous permet de parler des autres institutions, de les
critiquer et de les amender. Le philosophe a souvent insisté sur ce point : toutes les
institutions, y compris le langage, sont fragiles. Comme il n’existe aucun remède miracle
contre le drame concomitant de la désinstitutionalisation et de la désymbolisation, il nous
incombe à tous de témoigner sans relâche, dans nos manières de parler et de vivre, de la
valeur irremplaçable de l’hospitalité, attestation majeure de la dignité de chacun, de son
caractère insubstituable. Ce témoignage implique, dirai-je, que nous nous inquiétions,
plutôt que de l’oubli indéterminé de l’Etre, de l’oubli des meilleures de nos traditions et
des meilleures de nos capacités éthiques – et politiques : celles qui ont trait à l’hospitalité.
4. Le schème de l’hospitalité et l’ontologie du semblable
Quel est le statut « conceptuel » de l’hospitalité ? Naguère, avec Fouillée en
particulier, on aurait parlé d’idée-force, suggérant qu’il s’agit, plus que d’un constatif,
d’une exigence : réalité jamais assez réelle, jamais assez vaste et généreuse, toujours trop
en-deçà de la demande qui sourd de l’existence de chacun, et d’abord de ceux qui
souffrent du plus criant abandon. Disons qu’« hospitalité » a le statut d’un performatif
complexe dans lequel sont imbriqués des actes langagiers spécifiques (demande et
invitation, invitation et acceptation etc.) et des gestes significatifs (toquer à une porte ou
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s’annoncer au moyen de bruits discrets, adopter une attitude d’humilité ou,
réciproquement, se montrer accueillant, bras écartés et mains ouvertes etc.). Pour préciser
autrement encore la nature du « concept » d’hospitalité, il vaut la peine de recourir à un
vocable récurrent chez Ricœur : celui de schème, qu’il emprunte à Kant (par exemple dans
Du texte à l’action, p. 219) pour qualifier le statut sémantique de termes qui déjouent
l’alternative métaphore/concept. L’herméneute ne sous-estime nullement l’exigence de
rigueur et de cohérence propre au discours. Il tient cependant à rappeler que la syntaxe et
la cohérence ne suffisent pas : la qualité d’un discours tient également à sa fécondité. Or
celle-ci lui vient de suggestions imaginatives transmises par le langage ordinaire et par la
littérature, orale ou écrite, qui à la fois s’en nourrit, s’en démarque et l’enrichit en retour,
nous dotant par là même de manières peu ou prou nouvelles ou renouvelées de dire de
penser et de vivre.
Un schème est une entité sémantique de nature mixte : assez proche du concept –
comme l’analogie raisonnée -, mais point trop éloignée de la métaphore et de l’image
jaillissante, surprenante et parfois bouleversante. Dire que l’hospitalité est un schème,
c’est dire qu’on peut en faire varier la teneur de sens. Ainsi, assez loin du concept,
rencontrerait-on cette belle image de facture bachelardienne : celle de l’entrouvert ; image
de la justesse dans les relations à soi et aux autres, face à deux excès : trop d’ouverture et
trop de fermeture. La réflexion de notre philosophe, dans Soi-même comme un autre,
prolonge celle du Bachelard de la Poétique de l’espace. Ricœur y a recours à deux
expressions moins imagées, mais proches d’expressions latines autrefois usuelles, pour
forger les concepts d’identité-idem et d’identité-ipse, dont il prend soin de préciser qu’il
s’agit des termes d’une polarité qui normalement, tout comme les pôles de l’idéologie et
de l’utopie, entretiennent des rapports de complémentarité tels que chacun sert à corriger
les défauts de l’autre. C’est que l’identité est une construction délicate, instable, chacun –
individu ou collectif – souffrant tantôt de crispation identitaire, d’encombrement d’une
mémoire bloquée sur certains souvenirs traumatiques, tantôt d’écartèlement entre des
identifications et des injonctions multiples, parfois contradictoires.
S’engageant plus avant dans la voie de la conceptualisation, mais sans rompre avec
ce que suggère l’image de l’entrouverture, Ricœur n’hésite pas à modifier l’ontologie
reçue, trop naïve ou trop marquée par l’imaginaire : l’ontologie de la substance, de la
permanence (calquée sur les phrases obtenues en réponse à la question : « qu’est-ce que
ceci ? », des phrases destinées pour partie à rassurer les locuteurs puisque par elles ils
croient réussir à façonner un environnement maîtrisable, prévisible). Chez Ricœur, le
travail de reprise ontologique passe par la mise en relief, par exemple dans « Négativité et
affirmation originaire » (étude qui clôt Histoire et vérité), des catégories aristotéliciennes
de la puissance et de l’acte. Dans le contexte de notre étude, nous retiendrons surtout
l’énoncé suivant, dont la consonance avec le schème de l’hospitalité est manifeste : « … La
finitude n’est pas une clôture spatiale, n’est pas le contour de mon corps, ni même sa
structure, mais un trait de sa fonction médiatrice, une limite inhérente à son ouverture,
l’étroitesse originelle de son ouverture » (p. 341). Ce dernier paradoxe, celui d’une
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étroitesse qui est le sceau d’une perspective singulière sur le monde, incite, bien qu’il
s’accompagne d’un parfum de scandale, à adopter une ontologie à la mesure de la relation
hospitalière, une ontologie capable de dépasser la vision toujours peu ou prou antagoniste
du même et de l’autre ; bref, une ontologie du semblable congruente avec une éthique –
elle-même articulable à une politique – de la reconnaissance. Quel est l’enjeu d’une telle
ontologie ? Desserrer, sur nos représentations et nos comportements, l’étreinte du modèle
du contrat, modèle relationnel trop pauvre pour penser les relations de confiance, sans
lesquelles aucune société n’est viable et vivable longtemps.
Insistons encore sur la propriété du schème : il suggère une certaine modélisation
de la réalité. « Modélisation » dit plus que « modèle », qui évoque, lui, une représentation
figée. « Modélisation » évoque, plus qu’une image, le pouvoir de l’imagination, la force de
jaillissement d’images sans lesquelles – je parle à la manière de Bachelard -, faute d’horizon
ou de surréalité, notre représentation convenue de la réalité devient moins que la réalité :
une prison symbolique. Notons en passant combien ont dû peser, sur l’écriture
platonicienne du mythe de la caverne, et le discrédit de l’imagination, et l’insuffisant crédit
fait à l’hospitalité ainsi qu’au concept de semblable (insuffisance repérable dans la
définition de l’organisation de la cité idéale, avec ses trois sous-groupes aux frontières
étanches !). « Modèle », dont on use par simplification, ne doit donc pas faire oublier
« modélisation ». Ni les deux façons de lui accoler un complément : complément d’objet,
certes (« modèle de …), mais aussi complément téléologique (« modèle pour … » ; par
exemple pour vivre mieux, c’est-à-dire, selon la définition ricoeurienne de l’éthique, pour
vivre « avec et pour les autres dans des institutions justes »). Penser, imaginer et désirer le
meilleur ne sont donc pas des actes disjoints. Après Ricœur, on peut au contraire prendre
Kant à témoin de leur conciliation ; pourvu que, chez Kant, on mette en relief ce qu’il a écrit
sur le schème (inflexion affective et imaginative du concept) plutôt que son éloge de la
raison, éloge trop peu nuancé qui néglige l’inflexion pratique du raisonnable, au seul profit
d’une rationalité calquée sur l’expérience scientifique.
On le sait : aux yeux de Ricœur, la littérature est l’espace de déploiement (c’est bien
sûr encore une métaphore !) de schèmes et d’intrigues qui se nourrissent de métaphores
premières. Elle est le champ d’exploration des virtualités cognitives et pratiques de ces
schèmes, surtout lorsqu’ils irriguent (une autre métaphore. Mais, heureusement, on n’en a
jamais fini, avec ce floréal du langage !) des univers romanesques. Selon Ricœur, en effet,
récits et romans sont les laboratoires de l’imagination où, sur le mode de la fiction, à
travers toutes sortes de « variations imaginatives » autour de la question de la condition
humaine, les lecteurs apprennent à reconnaître les relations véritablement instituantes.
Assurément, la littérature, surtout la littérature contemporaine, n’a rien d’« édifiant » : sa
finalité première n’est pas de fixer les critères d’une vie « accomplie ». Elle n’a pas non plus
pour objectif de recréer un air de familiarité avec le monde ambiant, après que certaines
transformations brutales des conditions d’existence ont rendu obsolètes nos cadres
cognitifs et nos principes d’action. La fonction de la littérature est bien plutôt de nous
inviter au voyage (pas de voyage sans dépaysement), de nous convier à voir le monde du
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point de vue des autres et – ceci en vue de cela - à voir dans ces autres des « semblables »,
qui nous aident à mieux discerner, avant de nous en détacher éventuellement, le poids des
habitudes cognitives et pratiques dans la sédimentation des évidences dont nous finissons
souvent par être prisonniers.
5. Le décèlement de l’étendue de l’hospitalité. Surprenantes paraboles.
Ricœur a souvent tenu à illustrer ce pouvoir de l’imagination littéraire par de menus
récits, auxquels on ne songe guère à accorder une valeur esthétique : les paraboles. Il s’est
attaché (en particulier dans un texte intitulé : « A l’écoute des paraboles : une fois de plus
étonnés », publié en 1974 et repris dans le recueil : L’herméneutique biblique) à défendre le
double pouvoir de celles-ci, parallèle à celui des métaphores : désorienter et réorienter le
lecteur, alors même, et du fait même que les valeurs et les attitudes mises en scène
peuvent passer pour scandaleuses, au regard des normes dominantes. Mais ne faut-il pas
traverser l’épreuve du scandale, de la contradiction éthique, pour découvrir les voies d’une
justice plus juste (Cf. Amour et justice) ? Je ne m’arrêterai pas sur les paraboles examinées
par Ricœur dans l’étude mentionnée ci-dessus, car leur contenu ne concerne pas
directement la question de l’hospitalité. Par contre, nous prêterons attention au
commentaire (plus vieux de quelques vingt ans) consacré par le philosophe à la parabole
dite du bon samaritain.
Je rappelle les très grandes lignes de ce commentaire lumineux, et d’abord sa trame
narrative : un homme se rend à Jérusalem. Il est attaqué et blessé par des brigands.
Passent deux personnages, au statut social élevé : un prêtre et un lévite. Ils ne s’arrêtent
pas. Un troisième personnage s’arrête et accorde au blessé des soins d’urgence. A la
lumière de la question à laquelle le récit apporte une réponse indirecte, c’est donc ce
troisième homme qui noue avec le blessé une relation qui autorise à le qualifier de
prochain. Or qui est-il ? D’après les normes en vigueur dans le milieu social présupposé par
le récit, c’est un homme aussi méprisable qu’un hérétique peut l’être : c’est un samaritain.
Conformément à la logique du donnant-donnant, on pouvait s’attendre à ce que lui, à qui
on ne réserve que mépris, ne s’estime nullement tenu de donner quoi que ce soit au
blessé. Tel n’est pas le cas. Objectera-t-on qu’il ne s’agit pas d’hospitalité, dans ce récit ?
Certes, tout se passe sur la voie publique. Il n’empêche. D’une part, en accordant temps et
soins, le samaritain accueille véritablement le blessé dans son aire d’attention, de
reconnaissance et de confiance. Il lui donne en particulier la priorité, et retarde du même
coup la réalisation de ses propres projets. D’autre part, il est suggéré par le récit même que
c’est pour autant qu’une route est un espace de rencontre (et pas seulement un passage
d’indifférence, un courant laminaire) qu’elle est un espace véritablement public : un espace
qui, afin d’être accessible à tous, ne doit faire l’objet d’aucune appropriation exclusive. Si
donc, comme Kant et Ricœur nous invitent à le faire, il faut élargir le sens de l’hospitalité et
penser qu’elle a vocation à s’étendre à un monde qui ne soit plus quadrillé et régenté par
des Etats trop avides de puissance, ne faut-il pas qu’il existe des biens publics, des
institutions garantissant l’égale participation de tous à ces biens ? Question d’hospitalité,
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question de constitution et d’ouverture d’un chez nous collectif, que seuls nos égoïsmes et
nos peurs renferment dans les limites de notre quartier, de notre ville, de notre canton ou
de notre pays !
Ricœur, tout le premier, a su découvrir une ouverture de cette sorte dans notre
récit. Celui-ci raconte en effet que le samaritain confie le blessé aux soins d’un aubergiste,
qu’il rémunère pour les services qu’il rendra à son hôte. Ainsi l’aubergiste se trouve-t-il
placé, fonctionnellement, en position de relais : il prolonge l’action immédiate du
samaritain. Or ce prolongement est de nature institutionnelle : l’auberge fait partie du
champ institutionnel qui rend possible le voyage. Il en va de même de l’argent qui sert à
rémunérer l’aubergiste. L’interprétation proposée par Ricœur fera date, dans l’histoire des
représentations contemporaines de la responsabilité éthique et en particulier parmi les
chrétiens sociaux. Selon le philosophe, on ne saurait continuer d’opposer « relations
courtes », de personne à personne, relations dites encore « charitables », et « relations
longues », plus anonymes par définition. En refusant de les opposer, le récit nous « donne
à penser » l’hospitalité selon ses deux versants : le versant intime (je te reçois chez moi, tu
me reçois chez toi), et le versant public : nous faisons en sorte (en payant l’impôt, en
respectant des règles communes qui assurent une certaine prévisibilité – et donc un
minimum de confiance mutuelle – du comportement de chacun), qu’il existe un espace
véritablement commun.
Dans la double perspective de l’herméneutique des paraboles et de la réflexion sur
l’hospitalité suggérée par le commentaire précédant, risquons-nous à apporter deux brefs
compléments. Le premier concernant l’enrichissement de la compréhension de l’hospitalité
en direction de relations qui d’ordinaire sont considérées comme indépendantes, les
relations intrafamiliales. A cet égard, la parabole du fils prodigue est fort intéressante. Elle
raconte qu’un de ses deux fils – c’est généralement au cadet qu’est dévolu ce rôle ! –
demande à son père, par avance, sa part d’héritage et décide de courir l’aventure. Il finit
par dilapider l’argent reçu et, pour survivre, se trouve réduit à se nourrir d’aliments
réservés aux animaux. Poussé par la nécessité, plus sans doute que par le remords, il se
résout à rentrer chez son père. Contre toute attente, probablement, et en tout cas au
grand mécontentement du frère aîné, qui se prévaut d’être resté « fidèlement » auprès du
père, ce dernier donne un festin en l’honneur de celui qui, de l’avis du lecteur, n’en
méritait pas tant ! On le voit : le sens de la parabole présuppose que le lecteur accepte de
se laisser désorienter. Lui qui tend à épouser le point de vue de l’aîné, est invité par le récit
à penser l’hospitalité autrement qu’il n’est de coutume : non comme une réponse, plus ou
moins contrainte, proportionnée au mérite moral supposé du demandeur, mais comme la
manifestation d’une surprenante générosité qui pousse le père à faire le premier pas. Loin
de se conduire en majesté offensée, décidée à faire chèrement payer au fils son
ingratitude, il va au-devant de lui et manifeste sa joyeuse gratitude pour ce retour quasi
inespéré.
Le second complément a trait à certain contresens commis à propos de l’enjeu
institutionnel de l’hospitalité. Une parabole raconte ce qu’il advient de l’invitation adressée
25
à ses amis par un homme qui a préparé un festin de noces. Ces amis et connaissances
déclinent l’invitation, sous différents prétextes. Cet homme charge alors ses serviteurs
d’inviter tous ceux qu’ils rencontreront, au hasard. Le sens du récit paraît clair : l’hôte ne
se laisse pas décourager par le mauvais accueil réservé à son invitation par ses proches.
Autrement dit, l’hospitalité deviendra une réalité, les premiers bénéficiaires dussent-ils
être remplacés par d’autres dans le rôle de bénéficiaires. C’est dire que le refus des
proches ne pourra rien contre la puissance transitive de l’invitation hospitalière ! S’il est
consonant avec les deux autres paraboles, ce récit nous importe en raison de l’histoire de
sa réception, durablement marquée par la lecture qu’en a faite saint Augustin, une lecture
trop allégorique pour ne pas freiner l’imagination et l’inventivité du lecteur. Qu’est-ce en
effet que l’allégorie, sinon un procédé de transposition d’un énoncé, d’un registre soidisant « élevé » dans un registre plus familier ? « Déchiffrer » l’allégorie, c’est donc moins
que l’interpréter ; c’est simplement faire l’opération inverse de la première, qui est de
chiffrage. C’est repartir du récit prosaïque pour, croit-on, retrouver une leçon cryptée,
cachée sous sa lettre. C’est, à en croire Augustin, entendre l’ordre donné aux serviteurs par
le maître – compris lui-même comme figure du Christ -, non comme l’ordre d’inviter, mais
comme celui de « contraindre » les gens à entrer. Dès lors qu’on traduit festin par salut
(l’image traditionnelle du festin eschatologique rend presque évidente cette
« traduction »), il paraît quasi normal de considérer que, devant la proposition d’une grâce
à nulle autre pareille, personne n’est plus autorisé à répondre n’importe comment, et
surtout pas à dédaigner ce don superlatif. Il faudrait donc, selon saint Augustin,
comprendre que, puisqu’il y est question du salut de tous, la parabole légitime l’usage de la
contrainte contre quiconque !
Le contresens est devrait pourtant paraître flagrant. Alors que la parabole, lue
naïvement, illustre la surabondance, l’excès de générosité, elle sert de justification à
l’exercice de la pire des violences, celle dirigée contre les consciences. La disparition du
schème de l’invitation nous laisse face à une terrible caricature d’hospitalité. Or, la violence
ne s’arrête pas là : elle détruit aussi le rapport interprétatif « normal » aux textes bibliques.
L’interprétation de ces derniers ne saurait être libre – et pas non plus d’ailleurs celle des
textes non-bibliques, qui ne sauraient contredire les principaux articles de foi ! Il faudra la
critique de la leçon augustinienne par Pierre Bayle, à la fin du XVIIIè siècle, pour que
commence à vaciller l’assurance que l’uniformité et l’unanimité sont, ici-bas, la meilleure
attestation possible de la vérité. C’est alors seulement qu’on commencera à voir dans la
laïcité la condition de possibilité institutionnelle d’un espace politique commun, où non
seulement diverses traditions religieuses pourront enfin coexister, mais encore où aucun
type de discours (scientifique, religieux, politique ou poétique etc.) ne sera plus habilité à
dominer les autres. A cet égard (cf. son étude : « Herméneutique de l’idée de révélation »),
Ricœur prendra toujours soin de rappeler que l’altérité ne passe pas entre types de
discours, telle une division radicale, mais traverse chaque type et contribue à sa
pluralisation interne. Soit le langage religieux, et d’abord biblique : ce langage, selon
Ricœur, est hétérogène. On y trouve des types discursifs aussi divers que l’hymne,
26
l’épopée, la prophétie, l’énoncé sapiential, la proposition doctrinale, le mythe etc. De ce
fait, la première des violences symboliques consiste à réduire cette pluralité, à instaurer
une hiérarchie des types de discours et à dégager un noyau doctrinal supposé fondamental
et invariant. Résistant, pour des raisons proprement herméneutiques, à toute tentative
d’homogénéisation, Ricœur ne craint pas d’affirmer – proposition ô combien hétérodoxe,
mais ô combien fidèle aux limites signifiantes de la métaphore ! - que Dieu est « le point de
fuite » de tous les types de texte qui le visent.
6. Dialogisme et laïcité
Revenons sur l’idée de laïcité. Rappelons que Ricœur a beaucoup écrit sur le rôle de
l’école et sur sa fonction d’éducation à la laïcité. A l’en croire, on n’a pas dit grand chose,
tant qu’on s’est contenté de répéter que l’école est laïque. Veut-on que les croyances
religieuses – et politiques –restent à la porte ? Drôle d’hospitalité culturelle, qui revient,
d’entrée de jeu, à dépouiller les jeunes hôtes, les élèves, de leur vêtement symbolique, de
ce en quoi, de fait, ils se sont jusqu’alors reconnus! Est-ce ainsi qu’on prétend éduquer, en
faisant abstraction de ce que sont – et croient - les élèves, puis en voulant leur éviter toute
confrontation avec les convictions de leurs condisciples ? En refusant que l’école soit le
creuset de discussions réglées, conduites par des maîtres formés et expérimentés, capables
d’éviter que la confrontation ne dégénère en polémique et, pire, en condamnation de
l’autre, on empêche les convictions de s’affiner et de se transformer, on renforce ce qu’on
prétend combattre, la crédulité ! Le philosophe ne se fera donc jamais faute de le
rappeler : l’exercice des responsabilités civiques suppose des sujets aptes à s’engager dans
des rencontres qui ne sont fécondes que pour autant qu’elles obéissent à la dialectique de
la critique et de la conviction (ces deux termes, on s’en souvient, formant le titre d’un livre
d’entretiens). Faute de convictions, la critique s’affole et devient hypercritique, voire
facteur de nihilisme. Proche de Ricœur sur ce point, Wittgenstein n’a pas manqué de le
souligner : le doute « radical » est une impossibilité pragmatique. Pour douter de ceci ou
de cela, il faut pouvoir s’appuyer sur certaines croyances (pas forcément religieuses) qu’on
tient, provisoirement au moins, à l’abri du doute. Inversement, sans critique, la conviction
devient aveuglement plus ou moins volontaire, « dogmatisme », au sens kantien du terme.
Dans le propos ricoeurien suivant, on percevra sans peine l’écho d’un énoncé cher à Alain :
« penser, c’est dire non ». « Si l’on y regarde de près, écrit de son côté Ricœur, la pensée
dubitative est la véritable institutrice de toute la pensée qui nie et qui affirme, et
finalement des plus simples énoncés. Car la réponse décisive, la réponse première est celle
qui dit non, celle qui introduit la négativité dans les significations : tout ce qui est, est ; mais
la parole peut dire ce qui n’est pas ; et ainsi peut être défait ce qui est fait *…+. Désormais le
monde de la parole est celui où l’on nie. C’est pourquoi aussi ce monde est celui où l’on
affirme … » (Histoire et vérité, p. 220-1).
Redisons-le à notre tour : le oui et le non sont, chacun, la condition de possibilité de
l’autre, et tous deux sont constitutifs de notre rapport au monde, un monde qui est sensé
pour autant que le langage nous y donne accès symboliquement, dialogiquement. Omnis
27
determinatio, negatio : cet axiome, on le vérifie chaque fois qu’on s’engage dans un
dialogue effectif, qui diffère d’un « dialogue de sourds » pour autant que chacun,
alternativement, assume le rôle du proposant qui lance le débat en disant : « je soutiens
que … » et de l’objectant. L’alternance des rôles empêche que les protagonistes ne
s’identifient comme les défenseurs jaloux, soit de quelque thèse, soit de quelque antithèse,
et ne finissent par se rendre prisonniers de rapports mimétiques d’hostilité. Dans un
dialogue authentique, un « nous » se construit à travers la coopération de partenaires qui
savent, pour l’avoir appris, souvent douloureusement, que deux obstacles majeurs se
dressent sur leur chemin : d’une part, l’appétit de compétition (on devrait hésiter, selon
moi, à parler d’esprit de compétition !) : chacun veut avoir raison, seul contre l’autre. Le jeu
alors se bloque ; d’autre part, la cacophonie par indifférence mutuelle : le « nous » avorte
car ni « je » ni « tu » ne se préoccupent de la convergence référentielle et argumentative
de leurs contributions respectives ; ils finissent même par oublier à propos de quoi ils se
trouvent en désaccord. La passion égotiste, cette fois encore, vient à bout du désir de
convaincre, qui n’est sincère que si l’on se montre disposé à se laisser convaincre.
Pourquoi ce bref développement sur le dialogue, en particulier sur le dialogue
référentiel superbement analysé naguère par Francis Jacques ? Parce que, plus qu’un
exemple, il est une « partie totale » de l’hospitalité : recevoir à sa table, c’est en effet
partager, outre des mets, des paroles significatives et, par elles, des expériences plus ou
moins singulières. Pire qu’un défaut regrettable, l’échec, dans l’un et l’autre cas,
correspond à une véritable catastrophe symbolique, car c’est notre foi – confiance et
vocation – dans notre capacité commune de co-humanisation qui se trouve alors
profondément ébranlée. On sait que, en période de dictature, l’accueil de l’étranger – il
peut s’agir de « l’étranger de l’intérieur ! » – passe pour un crime très grave. Il y a peu de
temps encore, l’accueil de « clandestins », en France, était passible de lourdes sanctions
pénales. Ainsi se développe la « raison d’Etat », au détriment des devoirs élémentaires
d’humanité ! Quant au dialogue, son échec finit par passer pour normal : on s’y résigne, en
tout cas, et l’on dissimule cette résignation derrière une manière d’euphémisation, reprise
de Nietzsche. On parle alors de perspectivisme ; une façon de dire : « à chacun sa
vérité ! » ; une façon de détruire l’Idée régulatrice de vérité en laissant entendre que
chacun, quoi qu’il dise, n’exprime jamais que ce qu’il est en quelque sorte programmé à
dire. Nul ne pourrait donc jamais comprendre ce que dit autrui ni lui emprunter des
possibilités inédites de dire, de penser et de vouloir.
7. Nos devoirs d’hôtes du langage
Contre cette forme de nihilisme, aussi désespérante que banale, Ricœur a défendu
l’idée qu’il en va, avec le langage, d’une « hospitalité langagière » infiniment précieuse.
Cette fois encore, la conception ricoeurienne du langage recoupe celle défendue
par Wittgenstein, qui récuse la notion de « langage privé », c’est-à-dire l’opinion selon
laquelle significations et usages seraient indéfiniment plastiques. Or, si tel était le cas,
comment pourrait-on comprendre ce que soi-même l’on a dit ? Conception
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instrumentaliste et conception expressiviste devraient se confondre : ne communiquant
plus rien à personne, le langage cesserait d’articuler l’expérience de quiconque. Il cesserait
d’être un medium d’inter et de trans-compréhension (interculturelle et
intergénérationnelle) pour n’être plus qu’un cri. Au contraire, se penser comme les hôtes
du langage, c’est penser qu’il nous est donné de nous comprendre, moyennant un travail
coopératif exigeant : nous ne sommes donc pas passivement installés dans la langue, voués
à en exprimer les propriétés. Après Jaspers, Ricœur tenait à souligner que la fidélité meurt,
à force de répétition ; elle meurt, faute d’invention – le prix de cette dernière étant l’écart
inhérent à toute signifiance. L’hôte du langage doit donc tenir la position qui lui est dévolue
: celle d’un sujet actif, qui prend la parole quand il faut, et la cède chaque fois qu’il
convient : affaire de tact ! Plus encore, le sujet répond au don du langage par un contredon. Celui-ci consiste, en tout premier lieu, dans l’usage de significations publiques et dans
le discernement de potentialités signifiantes « laissées en friche » (belle métaphore
ricoeurienne !). Le locuteur averti, responsable, sait que le langage s’appauvrit, comme le
sens de l’hospitalité, quand le formalisme et le ritualisme étouffent l’invention.
Le soin du langage nous incombe donc : manifestation de notre endettement
symbolique, ainsi que de notre responsabilité à l’égard des générations futures, à qui nous
devons léguer un monde habitable, doté d’un horizon de sens. Car sans un tel horizon,
désir, critique et utopie ont tôt fait de disparaître, au profit d’une soi-disant réalité qui
n’est plus qu’une addition d’états de chose indiscutables, auxquels nous sommes
contraints de nous soumettre. Après Ricœur, notons les traits les plus saillants de ce soin
du langage, par lequel nous nous efforçons de répondre à notre endettement symbolique.
1) Se soucier du langage, c’est d’abord, au plan lexical, tenir compte de la pluralité
des significations attachées à un même terme, et se poser la question de savoir si l’on a
affaire à un phénomène de simple équivocité ou si, d’une signification à l’autre, par
enrichissement sémantique graduel, ne s’offrent pas à nous des ressources nouvelles
d’intelligibilité. De ce souci, l’un des plus beaux exemples nous est donné au début de
Parcours de la reconnaissance. Il est remarquable, en effet, que tout commence, dans cette
vaste enquête sur les « figures » de la reconnaissance – tout particulièrement éthiques et
politiques – par une exploration sémantique, donc par la redécouverte de l’amplitude de
notre mémoire culturelle.
2) Le soin du langage, au plan pré-discursif, implique qu’on recueille soigneusement
les « images » et les métaphores qui « schématisent » un champ de pensée ; qui non
seulement l’illustrent, mais encore et surtout y donnent accès. Il est une image familière
pour désigner les relations dynamiques internes à tel ou tel champ (relations d’opposition,
de complémentarité, de correction etc.) : celle de la constellation. Images et métaphores
forment des constellations sémantiques qui orientent la pensée vers un dicible et un
pensable spécifiques. A ce propos, il suffit de se référer aux études de sur le mal (cf. La
symbolique du mal). L’auteur y interprète les symboles primaires (souillure, captivité, exil,
chute etc.) qui font que, devenu tant soit peu dicible, le mal peut être assumé comme une
partie – fût-elle une partie limite – de notre expérience. Mais l’auteur a également montré
29
comment les symboles se composent et s’enrichissent, comment ils forment des séquences
littéraires complexes, dotées de propriétés sémantiques nouvelles : les mythes, qui se
démarquent souvent les uns des autres et qui, en se rationalisant, confinent à la
spéculation.
3) Le soin du langage, c’est également faire droit à l’intuition suivante, à laquelle
Aristote, souvent cité par Ricœur, a donné forme d’adage : l’être se dit de différentes
manières ; il se dit selon des genres de discours dont chacun a ses règles internes, de
syntaxe en quelque sorte, ainsi que des limites, zones frontières qui peuvent être des zones
d’échange, mais aussi d’empiètement et de conflit. A cet égard, l’engagement du
philosophe est doublement remarquable. D’une part, il fait crédit aux formes les plus
actuelles du discours scientifique. A ses yeux, on ne saurait opposer (sauf concession grave
au scientisme) compréhension et explication, on ne saurait faire de la première la fidèle
servante du sens, et de la seconde sa plus farouche adversaire. L’énoncé fameux :
« expliquer plus pour comprendre mieux » nous dissuade d’entretenir ce genre de
polémique stérile. Le détour par la science, Ricœur s’en déclare convaincu, n’est pas
fatalement réducteur ou iconoclaste : c’est un mouvement de prise de distance face à des
habitudes cognitives qui, souvent utiles, peuvent parfois faire obstacle à l’émergence de
pensers nouveaux, plus aptes que les anciens à respecter, avant qu’on ne songe à la
transformer, une réalité d’une complexité déroutante.
Ce à quoi Ricœur s’oppose fermement, c’est à toute tentative visant à hiérarchiser
les différents genres de discours, donc à disqualifier certains d’entre eux ou – c’est le cas
du langage religieux – à en réserver l’usage aux gens simples. Redisons-le : Ricœur est un
bon lecteur d’Aristote. Il sait, après lui, que l’idéal de la démonstration, aussi excellent soitil, ne vaut que dans le cadre de la science ; que, par contre, dans le domaine des affaires
humaines, contingentes, c’est la persuasion qui doit régler les relations entre les gens, si
l’on veut écarter le spectre de la violence. Cette fois, le langage est moins de nature
logique que rhétorique ; au service, non du rationnel, mais du raisonnable ; non de la vérité
déductive, mais du vraisemblable (étayé par des analogies, des inductions, des
raisonnements fondés sur l’anticipation des conséquences, des précédents etc.).
Ricœur s’est en particulier opposé à cette forme d’application du préjugé scientiste
qui consiste à rétro-projeter le primat supposé du discours scientifique et, du coup, à
discréditer ce qui n’apparaît plus que comme la tradition, déconsidérée car assimilée à
l’ensemble des obstacles épistémiques qu’il aurait fallu vaincre pour que règnent les
Lumières. Le philosophe déplore ce genre de vision manichéenne, et souligne qu’en
discréditant globalement « la tradition », on se prive de ressources symboliques
précieuses, des plus mythiques aux plus poétiques, en les condamnant comme autant de
superstitions. Aussi, dans Temps et récit, tient-il à distinguer fermement les traditions
vivantes, avec lesquelles nous sommes en relation à travers l’interprétation, et la Tradition,
telle que le traditionalisme l’érige en entité fantasmatique, Corps de vérité définitif,
intangible, qu’il serait sacrilège de chercher à modifier.
30
8. « Le paradigme de la traduction »
Quatrième et dernière manifestation de l’hospitalité langagière, à laquelle Ricœur a
consacré la plus vive attention – et pas seulement dans ses derniers écrits - : la traduction,
opération qui procède de l’interprétation et en amplifie la dynamique, dans le sens de
l’ouverture et du partage d’un monde commun, potentiellement universel. Nous
n’entrerons pas dans le détail des analyses de Ricœur, pas même dans l’examen des
perspectives ouvertes par le petit mais dense recueil d’études intitulé De la traduction.
Bornons-nous à relever les points suivants :
a) A une époque – la nôtre – où le racisme s’avance un peu plus masqué
qu’autrefois, où il se présente, non plus sous les couleurs de la biologie mais sous celles
d’une certaine linguistique, le concept de Weltanschauung sert à justifier la thèse du
différentialisme culturel, donc (témoin Fichte, l’auteur des Discours à la nation allemande)
de l’incommunicabilité foncière des cultures : il faudrait tenir pour une évidence que l’on
ne traduit jamais, mais que l’on trahit toujours en voulant ou en croyant traduire.
b) Ici comme ailleurs, Ricœur met en cause le caractère artificiel de l’alternative : ou
bien traduction parfaite, ou bien échec fatal, et définitif. A propos de l’idéal factice de la
perfection, relisons notre auteur : « Qui sait si ce n’est pas l’idéal de la traduction parfaite
qui, en dernier ressort, entretient la nostalgie de la langue originaire ou la volonté de
maîtrise sur le langage par le biais de la langue universelle ? Abandonné le rêve de la
traduction parfaite, reste l’aveu de la différence indépassable entre le propre et l’étranger.
Reste l’épreuve de l’étranger » (De la traduction, p. 42). En proie au rêve de la perfection,
on oublie que la traduction est un travail, et qu’il faut compter avec une histoire de la
traduction. A la place de l’alternative, faussement rigoureuse, il convient donc de parler de
traduction plus ou moins bonne, et de montrer qu’une traduction était faible en faisant
mieux, si possible ; en n’oubliant pas que les critères d’une bonne traduction varient, dans
l’espace et dans le temps, et selon la nature des textes à traduire : la rédaction comme la
traduction d’un texte diplomatique, scientifique ou juridique visant la meilleure
communication possible, l’équivocité doit être réduite, compte tenu de la gravité de ses
conséquences. Au contraire, ce qui ici paraît un mal, ailleurs peut être l’objet d’une
recherche décidée : on ne parle plus alors d’équivoque, mais de polysémie plus ou moins
réglée. On chérit alors la métaphore qui, en lançant la pensée sur des voies peu balisées
encore, lui offre la chance, ou la grâce (laquelle signifie le « sans calcul »), de découvrir ou
de redécouvrir des aspects méconnus ou méprisés de la réalité. La polysémie suscite
l’interprétation. La traduction elle-même est déjà une interprétation, que d’autres suivront
et amenderont peut-être.
c) Avec une audace qu’on lui a parfois reprochée (Meschonnic, par exemple),
Ricœur ne craint pas de rapprocher de la traduction une opération plus discrète, presque
inaperçue : l’intra-traduction, dont le moyen est la banale paraphrase, qui n’a évidemment
pas le panache de l’interprétation. Ce rapprochement s’avère extrêmement précieux. Il
nous rappelle en effet que l’intercompréhension ne va pas de soi, et qu’il ne suffit pas de
parler « la même langue » pour habiter le même langage, pour partager le même univers
31
sémantique, axiologique et référentiel. Comment parvenir à l’assurance raisonnable qu’on
communique tant soit peu ? L’un de ces moyens, précisément, c’est la paraphrase, définie
comme « dire la même chose autrement « (op. cit., p. 45) ; La paraphrase, c’est la mise en
œuvre d’une capacité de distanciation – voire de réflexivité – qui va de pair avec la capacité
d’imaginer les difficultés de compréhension d’autrui, face à ce que nous cherchons à lui
dire.
d) L’intra-traduction est nécessaire parce que, même s’ils « ont » la même langue,
les locuteurs ne disposent ni des mêmes ressources langagières, discursives, ni du même
savoir faire. Une « communauté culturelle » est donc moins une donnée qu’une tâche ; de
même qu’est une tâche la traduction proprement dite, qui serait impossible sans cette
même capacité de « dire autrement » qu’on observe dans les plus humbles transactions
langagières. La communauté n’est rien de substantiel : elle naît des partages, des mises en
commun. C’est vrai à l’échelle d’une société particulière comme à celle d’une « société des
nations » ; c’est vrai, pourvu qu’on ne confonde pas universalité et uniformité.
e) Alors qu’il est économe de « grands mots », Ricœur a proposé de voir dans la
traduction un paradigme. De quoi, ce paradigme ? De la construction en commun d’un
monde habitable par et pour tous. D’un monde dont le sens n’est pas pré-fixé, pré-donné.
Contrairement à une opinion répandue, la traduction n’est pas une opération purement
technique, automatisable, de transcodage d’une matière signifiante disponible, qu’on
aurait « sous la main », et dont il suffirait de trouver l’équivalent dans la langue d’arrivée,
sans que celle-ci ne soit affectée en rien par cette mise en relation. De même que c’est
dans l’interprétation que le sens vient à nous, et nous au sens (l’hôte, pour le coup, est
l’hôte de l’hôte !), de même, c’est dans la traduction que se créent des équivalences. Loin
de se sentir humilié de découvrir chez autrui une pensée féconde, Ricœur se réjouit de
trouver, sous la plume de Marcel Détienne, l’heureuse formule : « construire des
comparables ». Contradiction ? Non pas, car l’incomparable n’est qu’une fausse évidence,
un préjugé. Contre ce dernier, renforcé par l’idéologie différentialiste, le philosophe
rappelle, après Antoine Berman qu’on a toujours traduit, qu’il s’est toujours trouvé des
traducteurs pour s’engager dans un travail qui implique maints compromis, mais aussi la
transformation l’une par l’autre des langues d’accueil et d’arrivée : travail et résultats
jamais définitifs, pas plus que jeter des ponts, favoriser des rencontres et entretenir des
alliances. Autrement dit, en termes plus ontologiques : comparer, c’est construire du
semblable ; au prix de la persévérante déconstruction du couple, prêt à virer au duel, du
même et de l’autre.
f) Juste avant la première occurrence de cette belle expression d’ « hospitalité
langagière » (étroitement consonante avec celle reprise de Berman : l’Auberge du lointain),
Ricœur nous met en garde contre un faux angélisme qui, sous couvert de « traduction
parfaite », rêve d’un « gain qui serait sans perte ». Or, précise-t-il, c’est de ce genre de gain
qu’il faut faire le deuil, en vue de l’acceptation de la différence du propre et de l’étranger.
L’auteur serait-il tombé à son insu dans le piège du différentialisme que nous avons estimé
devoir dénoncer à sa suite ? Non, puisque le philosophe juge que la traduction est possible,
32
avec et malgré ses imperfections. L’intention du propos apparaît en fait aussitôt après : il
s’agit de récuser toute réduction de l’universalité à une quelconque uniformité.
Qu’impliquerait en effet en effet une telle réduction ? Rien moins que la suppression de
« la mémoire de l’étranger et peut-être *de+ l’amour de la langue propre, dans la haine du
provincialisme de la langue maternelle. Pareille universalité [caricaturale] effaçant sa
propre histoire ferait de tous des étrangers à soi-même, des apatrides du langage, des
exilés qui auraient renoncé à la quête de l’asile d’une langue d’accueil. Bref, des nomades
errants » (op. cit., p. 18-19).
Craignant toute dérive spéculative, Ricœur s’efforce de tenir ses essais ontologiques
sous le ferme contrôle des analyses qui forment le corps de ses ouvrages, les réservant
pour un chapitre terminal. A sa manière, nous conclurons prudemment cette leçon par
l’ultime évocation - ce n’est guère plus que cela, en effet – de cette ontologie du
semblable qui forme le cœur de son éthique et qui, à ses yeux, est le pivot de l’articulation
de l’éthique et du politique. Cette conclusion sera celle d’un hôte attentif à témoigner de
sa dette en citant son hôte : « Au-dessus des idées de réversibilité des rôles et
d’insubstituabilité des personnes *…+ je placerai la similitude, qui n’est pas seulement
l’apanage de l’amitié, mais *…+ de toutes les formes initialement inégales du lien entre soimême et l’autre. La similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et sollicitude
pour autrui. Cet échange autorise à dire que je ne puis m’estimer moi-même sans estimer
autrui comme moi-même » (Soi-même comme un autre, p. 226). « Comme » : l’expression
est banale, à la flexion du grammatical et du métaphorique. Banale mais précieuse,
puisqu’elle préserve toute relation, soit de sombrer dans la fusion, soit d’exploser sous le
coup de l’affirmation de différences radicales. Mais on n’aura garde d’oublier que si ce
développement sur la similitude et le « comme » clôt les considérations consacrées à la
relation « avec et pour autrui », il précède immédiatement le développement consacré aux
institutions justes. Le sens de celles-ci n’est-il pas d’instituer, d’entretenir et de développer
des relations de reconnaissance entre lointains ? Ricœur nous aura permis de comprendre
que dans l’hospitalité comme dans le langage – deux institutions de base – l’autre nous
apparaît, non plus comme un ennemi, mais comme un semblable.
33
34
Repenser le destin de l’Afrique à la lumière des grands concepts
de la philosophie de Paul Ricœur
1
Par Kangudie KÄ MANA
Dans la mesure où la fécondité d’une pensée philosophique se manifeste par sa
capacité à ouvrir de nouveaux horizons de réflexion et à offrir de nouvelles possibilités de
comprendre le monde et de le changer au-delà du champ primordial où se situait la
personne qui l’a produite, mon intention, dans cette réflexion, est double.
Je veux d’abord construire, à partir de Paul Ricœur, une grille théorique pour
analyser un domaine essentiel de la situation de l’Afrique dans le monde actuel : le
domaine des rêves pour un autre monde possible. La grille dont il sera question s’enracine
dans la distinction que le philosophe français établit entre idéologie et utopie et des
déterminations qu’il attribue à chacune de ces dynamiques afin de les unir dans une
intelligence globale du fonctionnement de l’imaginaire social.2
Ensuite, j’utilise cette grille comme instrument théorique et sonde pour analyser les
nouvelles idéologies africaines contemporaines dans les utopies qu’elles ont libérées et
qu’elles sont susceptibles de déployer encore aujourd’hui. Sous cet angle de vision, je
cherche à découvrir en elles des valeurs de fond qui sont celles de l’initiative et de l’action
pour un nouvel imaginaire et une nouvelle énergie de vie, noyau éthico-mythique d’une
nouvelle destinée de l’Afrique dans la construction d’un nouveau monde possible.
L’horizon de l’imaginaire éthique : une voie essentielle
Tout ce dont je me propose de parler s’enracine dans le contexte politique de la
guerre froide. Au sein d’une société occidentale furieusement prise dans le tourbillon des
systèmes d’idées qui ambitionnaient de donner une explication globale du monde et
d’offrir à l’humanité entière les clés d’un changement radical pour un avenir lumineux.
Deux idéologies antagonistes y ont fleuri et divisé la planète en deux pôles de puissance.
Elles se présentaient comme deux configurations des « idées qui participent d’une finalité
sociale ou encore qui l’insufflent »3, comme dirait le philosophe Edgar Morin. En une
floraison d’utopies aussi somptueuses les unes que les autres pour séduire les nations et
les peuples, elles avaient l’allure de projets éternels en dehors desquels aucun salut n’était
possible : ni dans le champ économique, ni dans le champ politique, ni dans le champ
1
KÄ MANA est docteur en philosophie et en théologie. Il est président de l’Institut culturel dans la région des
grands lacs et également directeur général de l’Ecole Internationale des Hautes études en leadership et en
transformations sociales (HETS, Goma, RDC)
2
Pour ce travail, je m’appuie principalement sur les livres suivants de Paul : Du texte à l’action, Paris, Seuil,
1981 ; Temps et récit, t. 2 : La configuration dans le récit de fiction, Paris, 1984 ; Soi-même comme un autre,
Paris, Le Seuil, 1990 ; Lectures 1. Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1991 ; Réflexion faite, Paris, Editions
Esprit, 1995.
3
Edgar Morin, La Voie, Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2012, p.327.
35
socioculturel, ni dans le champ des espérances spirituelles. Leurs noms mêmes en disaient
long sur la portée et la radicalité de leurs ambitions : communisme et capitalisme.
D’un côté, le monde structuré par le communisme autour de l’Union Soviétique
exerçait une gigantesque attraction sur une vaste partie de la planète, sur la base de
l’idéologie marxiste-léniniste. Une idéologie dont les formes variaient du modèle stalinien
en Europe de l’Est aux marxismes tropicaux du type marxisme-béninisme de Mathieu
Kérékou, en passant par les multiples socialismes comme celui de Julius Nyerere en
Tanzanie ou celui de Marien Ngouabi au Congo-Brazzaville. Ce système promettait le
bonheur sans fin dans l’éclat des utopies de solidarité, de générosité et de fin de toutes les
misères et de toutes les souffrances, quand la lutte des classes aurait mis au pouvoir du
capitalisme vampire et de ses suppôts locaux dans tous les pays. Un monde nouveau était
censé surgir de ce sol idéologique et briller sans fin dans toutes ses utopies. De l’autre côté,
le camp capitaliste exaltait les splendeurs de la liberté contre les servitudes communistes,
autour des Etats-Unis comme terre des richesses et des promesses infinies, dans une
variation de formes qui allait des démocraties représentatives de l’Europe occidentale
jusqu’aux républiques ubuesques comme le Zaïre de Mobutu Sese Seko et l’Empire
Centrafricain de Jean Bedel Bokassa.
Dans la configuration orageuse du monde ainsi écartelé entre l’Est et l’Ouest, on
brandissait des idéologies et on magnifiait des utopies, sans que les peuples et leurs élites
sachent exactement de quoi il s’agissait ni en quoi ils étaient engagés. Les termes idéologie
et utopie avaient en cela un enjeu vital extraordinaire : ils sonnaient comme des oracles,
s’agitaient comme des gris-gris et s’imposaient comme des amulettes aux consciences et
aux sociétés en vue de fournir aux politiques en présence des armes de validation de leur
fécondité populaire.
La philosophie pénétra dans cette sphère des mots-fétiches. Avec des auteurs aussi
philosophiquement puissants que Karl Mannheim ou Ernst Bloch, héritiers d’une tradition
magnifique qui descendait du cartésianisme, du siècle des lumières ou de Marx et ses
grands épigones, on visait à sortir ces mots de la sphère des rêveries pour les faire entrer
dans l’ordre de la science et les imposer ainsi comme des vérités certaines. Comme en
contexte de guerres des idées les mots ont leur pesant de force manipulatrice et de
puissance porteuse d’avenir et qu’ils peuvent, en vue de cela, être exaltés ou diabolisés,
magnifiés ou dénigrés dans des configurations d’imaginaire où il devient difficile de savoir
ce qu’ils veulent vraiment dire et à quel dessein ils sont vraiment utilisés, les philosophes
s’attelèrent à les soumettre au crible de leurs analyses. Ils s’engagèrent sur la voie de
mettre de la lumière dans la forêt des débats politiques, sociaux, culturels et même
militaires qui gravitaient autour des concepts d’idéologie et d’utopie, moteurs des
explications que l’Est et l’Ouest donnaient de leur vision globale du monde, de l’homme et
de l’histoire, en vue de créer un nouvel ordre de l’être et de la réalité.
On n’a pas idée aujourd’hui du foisonnent d’ouvrages, d’articles, de colloques,
d’ateliers, de sessions et de congrès de philosophie et de politique autour de ces concepts.
Il n’était pas seulement question de clarifier le sens des mots de plus en plus flous et de
36
-
plus en plus complexes dans un contexte de turbulences politiques et sociales. Il s’agissait
surtout de préciser des enjeux philosophiques qui se profilaient derrière la configuration
violente du monde : les enjeux de l’avenir même de l’humanité. Dans la confrontation
d’idéologies et d’utopies se décidait en effet le destin de la planète. Et il appartenait aux
philosophes de dire de quoi il s’agissait vraiment tant dans le flou des concepts que dans la
fureur des enjeux de la vie concrète.
Dans ce contexte, la force de Paul fut de se livrer à une clarification conceptuelle qui
rendait les problèmes de fond perceptibles pour tous et permettait de poser sur le monde
bipolaire un regard philosophique nouveau. Non pas un regard manichéiste dans lequel les
systèmes politiques et les orientations économiques développaient leur volonté de
puissance et de domination, mais un regard de saisie de l’essentiel et de donation du sens
aux enjeux en présence, en vue d’ouvrir une voie aux nouvelles perspectives de monde.
L’originalité de l’approche ainsi proposée consistait à réarticuler idéologie et utopie
autour d’une intelligence sociale dont les dynamiques de sens permettaient de
comprendre l’intention globale des deux pôles de la guerre froide et de dépasser leurs
antagonismes pour une nouvelle visée d’avenir, avec des harmoniques éthiques
philosophiquement pertinentes. Paul situait ainsi le problème dans une perspective
philosophiquement très fertile : celle du fonctionnement de l’imaginaire social comme
champ des forces de créativité, d’innovation et d’invention. Plus précisément : le champ de
l’initiative et de l’action comme épreuve réelle de la fécondité d’une idéologie ou d’une
utopie. Quand ces champs se dévoilent ainsi comme force de validation concrète de tout
projet idéologique et de toute perspective d’utopisme créateur, il ne convient pas de les
opposer purement et simplement. Il faut les conjoindre dans une dynamique d’interfécondation pour la production d’un imaginaire éthique capable d’offrir au monde de voies
de changement crédibles.
Avec les concepts que je viens d’évoquer, on peut construire une grille de lecture et
d’interprétation de la situation africaine actuelle, en répondant aux questions suivantes :
Quelles sont les idéologies actuelles de l’Afrique et quelles utopies fondamentales portentelles ?
Comment font-elles fonctionner l’imaginaire social et sur la base de quelle éthique ?
De quelles initiatives et avec quelles actions convient-il de travailler pour engager l’Afrique
dans la construction d’une nouvelle société, un ordre social d’innovation et de créativité ?
C’est cette grille de questions inspirées de la pensée de Paul qui me servira de levier
pour imaginer une autre Afrique possible.
Les fonctions de l’idéologie et de l’utopie : une base essentielle
Georges Ngal l’a bien perçu1 : l’un des grands mérites philosophiques de Paul est
« d’avoir mis en ordre les significations et les fonctions distinctes reconnues à l’idéologie et
à l’utopie. » Il a permis ainsi de comprendre comment cette distinction dévoile une
dynamique fondamentale de l’imaginaire de toute société qui aspire à affronter ses
1
Georges Ngal, Préface, in Kä Mana, Philosophie africaine et culture, Kinshasa, Noraf, 2013.
37
pathologies profondes par des ruptures radicales et par le lancement des forces de
renouveau ouvertes aux changements irréversibles : les révolutions. Les idéologies sont
l’expression de cette volonté d’initiative et d’action pour de nouveaux commencements.
Les utopies s’inscrivent dans la même dynamique d’incarnation au sein d’un concret qui en
fait fleurir tous les rêves et en irisent toutes les chances.
Mais sous quelles formes ces fonctions se présentent-elles réellement dans la
société? Aux yeux du philosophe français, on a souvent tendance, depuis Karl Marx, à ne
voir dans l’idéologie qu’une dynamique négative de l’imaginaire, autour d’une double
fonction : distorsion-dissimulation et justification-légitimation. On ne voit pas qu’avant
cela, l’idéologie a une fonction d’intégration. Celle-ci construit un être-ensemble qu’elle
solidifie et qu’elle ne peut que solidifier par tous les moyens utiles, celui de la distorsiondissimulation comme celui de la justification-légitimation. Entre ces trois fonctions, il
existe un trait commun qui sert de force de leur unification. Notamment : l’exigence de
constituer ou de produire une interprétation de la vie réelle. « Si l’idéologie est parfois
mensongère, légitime ou intègre, elle donne au groupe de pouvoir croire à sa propre
identité. Sous les trois formes, elle renforce, redouble, préserve et, en ce sens, conserve le
groupe social tel qu’il est. Intervient alors l’utopie. Sa fonction vient projeter l’imagination
hors du réel dans un ailleurs qui est aussi nulle part. Paul met ici en lumière la nécessaire
complémentarité de la fonction de l’utopie par rapport à l’idéologie. »
Et il la formule en ces termes : « si l’idéologie préserve et conserve la réalité, l’utopie
la met essentiellement en question. L’utopie, en ce sens, est l’expression de toutes les
potentialités d’un groupe qui se trouve refoulées par l’ordre existant. L’utopie est un
exercice de l’imagination pour penser un « autrement qu’être » du social. »
En ce sens, note Georges Ngal, nous avons toujours besoin de l’utopie, dans sa
fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs, pour opérer une
critique radicale des idéologies.
Ce besoin ne doit pas cependant nous faire oublier qu’il existe au cœur de l’utopie
une dimension négative, ou plutôt un risque de basculer dans une sphère de réalité
dangereuse pour le fonctionnement de l’imaginaire social.
Ngal affirme à ce propos :
« En même temps qu’il admire le radicalisme de l’utopie, Paul en perçoit les
faiblesses. L’utopie opère des sauts dans l’ailleurs avec beaucoup de risques : elle
« annonce des tyrannies futures qui risquent d’être pires que celles qu’elle veut abattre ».
Une absence de réflexion de « caractère pratique et politique sur les appuis que l’utopie
peut trouver dans le réel existant, dans ses institutions et dans ce que j’appelle le croyable
disponible d’une époque », est nocive pour la société et les individus. A la limite, la logique
folle de l’utopie peut remplacer celle de l’action. »
Nous touchons ici le point essentiel dans l’approche philosophique de Paul :
l’importance et la centralité de l’action dans les dynamiques de l’idéologie et de l’utopie
ainsi que le pouvoir, le devoir et l’impératif d’initiative que la société crée par son le souffle
idéologique et l’utopisme de ses rêves vitaux.
38
Autrement dit : c’est par la qualité des actions du changement social et par les
initiatives de transformation des rêves en réalités d’aujourd’hui que l’on juge la pertinence
et de la fécondité des idéologies et des utopies. Il en est ainsi dans toute société et toute
société qui veut se doter d’un pouvoir d’impact sur le monde devra être sensible à cette
exigence. Sans quoi, elle danse dans l’insignifiance.
Elle danse dans l’insignifiance par rapport à son propre fondement que son passé lui
donne grâce à ses énergies fertilisantes. Comme l’affirme le philosophe congolais Tongo
Lakik Mikobi1, la force de l’idéologie est de dissimuler l’inessentiel et de dévoiler l’essentiel
qui réside dans les fondements de l’être ensemble. Ces fondements sont les sources d’où
l’on vient dans le passé le plus lointain, « un tuf de nos héritages. » Un autre philosophe
congolais, Dimandja Eluy’a Kondo, appelle cela « les lunes de nos provenances » que
l’idéologie réinvente, manipule comme on manipule les forces occultes et on finit par les
construire comme la nouvelle vérité de l’être. Sous cet aspect l’idéologie est tout saut un
mensonge ou une erreur. Elle est nouvelle réalité construite pour féconder le présent2.
Et ce présent, elle le tourne vers le futur, vers le non-encore advenu dont parle Ernst
Bloch, une sphère de vie nouvelle que couve l’utopie. L’utopie est à entendre non
seulement comme le grand rêve que nous portons et qui nous porte vers l’avenir, mais
surtout comme l’instance de l’improbable devenu probable, pour reprendre les vocables
de Bimwenyi-Kweshi. Et l’improbable ici, c’est l’inattendu qui peut surgir à tout moment et
qu’il faut accueillir non comme une menace, mais comme une chance, toujours selon les
vocables de Bimwenyi-Kweshi3.
Jean-François Vézina a une belle vision de l’inattendu, qui éclaire de façon
magnifique le sens de l’utopie comme accueille de l’avenir à partir de l’habitation des rêves
que l’on porte en soi et qui ouvrent un monde nouveau.
« L’inattendu, ce n’est pas ce que nous attendons, mais bien ce qui nous attend.
Comment recevez-vous ce que vous n’avez pas « demandé » à la vie ? Alors que nous
aimons être en contrôle, que nous cherchons les lignes droites et les chemins tracés
d’avance, certains événements nous propulsent inévitablement hors des sentiers battus.
Qu’il s’agisse d’une rupture amoureuse, d’un nouveau travail, ou de l’annonce d’une
maladie, ces situations viennent à tout moment déstabiliser notre existence. Ce chaos
apparent, nous pouvons le craindre, mais en choisissant de l’aborder avec curiosité, nous
nous donnons l’occasion de nous réinventer. Après tout, ce qui risque de nous faire tomber
peut aussi nous apprendre à danser… Accepter de converser avec l’inattendu et de s’ouvrir
à la nouveauté, c’est découvrir avec émerveillement que la vie a bien plus d’imagination
que nous »4.
Une expression est capitale dans ce texte et elle relie utopie et idéologie dans
l’imaginaire social : nous donner l’occasion de nous réinventer. Cela signifie que dans les
récits idéologiques d’une société comme dans l’imagination utopique d’une communauté,
1
Tongo Lakik Mikobi, Réflexions, Bruxelles, Editions de l’Archipel, 1987.
Dimandja Eluy’a Kondo, Préface, in Kä Mana, Destinée négro-africaine,Bruxelles, 1987.
3
Oscar Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique négro-africain, Paris, Présence Africaine, 1981.
4
Résumé du livre Danser avec le chaos : accueillez l’inattendu dans votre vie, de Jean François Vésina.
2
39
un grand et puissant travail de réinvention est en œuvre. Il appartient au philosophe de le
déceler, de le comprendre, de le fertiliser et d’ouvrir ainsi les nouvelles perspectives
d’initiatives et de nouvelles possibilités d’action.
Chez Ricœur, qui est très sensible à la pensée de Hannah Arendt, initiative rime avec
commencement et invention. Quat à tout à l’action, elle rime avec changement et
renouvellement.
Quand on étudie les idéologies et les utopies d’une communauté humaine, on
cherche en fait à mettre en branle les énergies d’un nouveau commencement et de vrais
changements, grâce à des propositions d’initiatives nouvelles et d’actions novatrices.
L’Afrique actuelle a besoin de ce travail auquel je me consacre maintenant grâce à
l’énergétique de la pensée de Paul : aux liens qu’il noue entre idéologie, utopie, initiative et
action comme principe d’activation de l’imaginaire créateur, pour une éthique du
changement.
-
Les nouvelles idéologies africaines et leurs dynamiques d’utopie
Après le travail de construction de la grille nécessaire à l’analyse de l’imaginaire
africain actuel dans sa production des idéologies et des utopies nouvelles, je voudrais
maintenant m’atteler à l’analyse de ces idéologies et de ses utopies sous leur forme de
grands mythes. Je m’attacherai principalement à 5 grands mythes qui agitent les esprits, les
intelligences et les imaginations dans les débats africains d’aujourd’hui :
Le mythe néo-pharaoniste de la redynamisation des sources africaines de la vie, de
l’histoire et de la spiritualité dans l’Egypte antique.
Le mythe néo-traditionaliste de la réactivation et de la revitalisation des valeurs africaines
traditionnelles.
Le mythe néo-panafricaniste en rupture avec ses configurations actuelles issues de la
colonisation et en proie aux nouvelles ambitions de renaissance et de renouveau.
Le mythe du réalisme afrocentriste qui veut faire du continent africain la source des
pulsations essentielles d’un nouveau monde possible.
Le mythe de l’Afrique émergente, tournée vers les horizons d’une altermondialisation dont
elle est désormais le moteur et le levier.
La splendeur des néo-pharaonistes dans l’Afrique actuelle
J’appelle néo-pharaonistes les élites intellectuelles africaines fascinées par la
référence à l’Egypte pharaonique dans leurs recherches sur les problèmes de l’Afrique
actuelle. Leur pensée s’articule autour de cinq nœuds dont chacun est à leurs yeux un
enjeu politique de première importance pour le continent africain.
Le nœud de la spiritualité. Dans la pensée néo-pharaoniste, la spiritualité désigne le
mouvement d’ouverture aux grandes sphères d’énergie dont tout être humain et les
sociétés doivent se nourrir pour s’accomplir. Cela depuis le cœur énergétique de la réalité
qu’est Dieu jusqu’aux énergies végétale et minérale, en passant par l’énergie des dieux,
l’énergie des esprits, l’énergie des ancêtres et l’énergie des hommes parfaits, chaque
sphère représentant une exigence pour l’homme d’être dans un certain type de porosité
40
-
-
avec la réalité. Chaque fois que sont oubliées ces exigences de fécondation de l’homme par
des énergies fondamentales, les individus et la société dépérissent, faute de force
spirituelle. C’est cela qui arrive à l’Afrique dans beaucoup de ses nations, avec pour
conséquence politique un manque manifeste d’orientation vers l’avenir.
Le nœud de l’éthique. Dans la pensée néopharaoniste africaine, l’éthique est
l’incarnation des valeurs irriguées par la spiritualité dans la vie concrète. C’est le domaine
des valeurs d’humanité profonde, qui unissent les êtres et composent la trame de leur
destinée communautaire. Là où manquent ces valeurs d’humanité, la société se
déstructure. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.
Le nœud de la gouvernance. Il s’agit ici du leadership dans une société, domaine où
les dirigeants doivent être ouverts à l’exigence éthique et à la puissance de la spiritualité.
Quand les leaders n’ont aucun sens de ce à quoi engagent ces réalités sublimes, toute la
société se délite, faute de boussole et de gouvernail. C’est ce qui arrive à beaucoup
africains aujourd’hui.
Le nœud de l’éducation. Les néo-pharaonistes africains voient dans l’éducation un
vrai lieu initiatique de transmission des valeurs, du sens spirituel de l’existence et de la
solidité de l’être pour conduire les hommes vers l’état d’homme parfait et le statut
d’ancêtre. Quand une société n’a plus de tels repères fondamentaux et que son système
éducatif se réduit à la course vers les biens matériels et l’enrichissement insensé, la société
se vide de toute substance et dépérit. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines
aujourd’hui.
Le nœud de la langue. Les peuples qui n’honorent pas leurs langues pour en faire des
langues de culture, de savoir, de pensée et de rayonnement mondial sont des peuples
d’aliénation et d’extraversion, condamnés à n’avoir aucune influence sur la marche et le
destin du monde. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.
Dans la pensée néo-pharaoniste, les cinq nœuds ainsi définis ont un statut spécial :
celui d’établir la mesure à partir de laquelle il est possible de penser la refondation de
l’être, condition même de la refondation de la société dans ses dimensions politique,
économique, sociale culturelle et religieuse. Plus exactement, ils constituent un protocole
d’évaluation de la néopharaonité d’un pays ou d’un peuple en Afrique, par rapport à la
grandeur de la pharaonité antique qui, grâce à ces critères, fit de l’Egypte ancienne une
nation de première grandeur, selon les papes actuels du néo-pharaonisme, Fabien Kangue
Ewane au Cameroun et Martin Massonsa-Wa-Massonsa au Congo-Kinshasa.
De cette Egypte, dans la perspective spécifique de la refondation de l’Etat, de la
politique et de la gouvernance en Afrique, trois figures de pharaons sont toujours
invoquées comme représentations de ce qu’il y a lieu de construire en termes de mythes
porteurs de vie nouvelle :
Le pharaon Menès Narmer, fondateur de l’empire de l’Egypte antique par un acte
d’unification politique qui est aujourd’hui encore la route politique à suivre en Afrique :
s’unir en vue de la nouvelle puissance.
Le pharaon Akhenaton, inventeur du monothéisme comme symbole d’une unité spirituelle
41
-
rassemblant toutes les identités religieuses en une grande vision d’identité commune pour
construire une nouvelle destinée au peuple. On voit bien tout le bénéfice que l’Afrique
peut tirer de cette figure tutélaire pour casser les reins aux identités meurtrières actuelles.
Le pharaon Sesostris, qui fut un conquérant plus grand et plus fascinant qu’Alexandre Le
Grand et Napoléon ensemble, puisque ses conquêtes furent la source d’une civilisation
mondiale nourrie par le souci des valeurs d’humanité.
Il s’agit ici plus de vision mythique dans l’imaginaire que de construction historique
scientifique. Ce que l’on veut, c’est de forger pour les nouvelles générations qui rêvent
d’une nouvelle Afrique un esprit de puissance créatrice et organisatrice. Les néopharaonistes leur proposent un mythe de refondation de l’être et de la société : le mythe
de la nouvelle puissance pour un nouveau rayonnement mondial de l’Afrique. Pour réussir
la renaissance et la reconstruction de l’Afrique, le nouvel être à bâtir doit se ressourcer à
l’esprit de la grande pharaonité politico-éthico-spirituelle que représentent Narmer,
Akenathon et Sesostris, symboles dynamiques d’une puissance et d’une grandeur à
construire comme énergie d’avenir.
L’éclat de néo-traditionalistes dans leur vision de l’Afrique
Vu sous cet angle, le néo-pharaonisme est fortement lié à un autre courant
anthropologico-politique africain actuel : le néo-traditionalisme. Il s’agit d’une volonté
ferme de redécouvrir les traditions culturelles de l’Afrique de manière à la fois scientifique
et idéologico-mythologique. Cela selon une double perspective : enseigner l’Afrique aux
nouvelles générations et booster l’imaginaire de la jeunesse avec les normes africaines
capables de les décomplexer totalement et de les conduire à inventer une modernité
nouvelle dans la rencontre avec les autres civilisations. Ce néo-traditionalisme résolument
tourné vers l’avenir a pour objectif de créer un nouveau type de conscience africaine : la
conscience d’une authenticité créatrice, différente des farces identitaires exaltées Mobutu
Sese Seko au Zaire, Ngnassimbé Eyadema au Togo et Ngarta Tombalbaye au Tchad il y a
quelques décennies. Farces féroces et sanguinaires qui furent une immense catastrophe
politique et culturelle pour le continent. Selon Olivier Sangi, le représentant le plus
marquant de cette néo-authenticité enracinée dans une tradition inventive et libératrice,
l’ambition est de reprendre toutes les grandes luttes des figures de la liberté africaine dans
l’histoire pour en faire une nouvelle sève anthropologique et politique : la sève de la
nouvelle puissance d’humanité africaine. En côte d’Ivoire, des chefs de grands
mouvements spirituels comme Félix Tchotche Mel dans l’Eglise harriste ont de cette
humanité africaine une idée fervente qui en fait le ferment de la libération spirituelle de
tout le continent. Les Eglises africaines indépendantes du Nigeria, à l’instar des l’Ordre des
Séraphins et des Chérubins, sont prises dans la même ferveur et dans le même rêve.
Deux idées frappent l’esprit quand on étudie les ressorts profonds de la nouvelle
authenticité africaine prônée par les néo-traditionalistes.
Premièrement, la tradition africaine est invoquée comme puissance à reconquérir
dans ses mystiques vitales, dans ses valeurs initiatiques, dans ses efflorescences
anthropologiques et dans ses ambitions de créer une société forte. Il s’agit, pour reprendre
42
un concept popularisé par Placide Tempels, de donner à l’Afrique une nouvelle force vitale,
fondée sur la vitalité même de l’histoire et de l’humanité africaine.
Deuxièmement, il s’agit d’un processus de fertilisation d’un instinct d’amour du
continent, en vue des initiatives qui soient des preuves d’amour pour la nation, « car aimer
son pays, affirme Olivier Sangi, n’est pas une question d’attachement sentimental, mais un
commandement pour le changer en liant son avenir au présent et au passé ».
Un jour, soucieux de ne pas laisser les néo-traditionalistes verser dans l’idyllisme et la
délectation d’une Afrique purement et faussement fantasmée, je rappelai à leur souvenir
toute la littérature d’attaque contre la culture africaine et ses atavismes destructeurs.
Notamment : la mentalité anti-développement, l’arriération des structures sociales et la
faiblesse des rationalités traditionnelles. La réponse que je reçus fut cinglante de lucidité :
« Nous préparons un nouveau panafricanisme, nous et ceux que tu appelles
néopharaonistes. Nous sommes un et nous ramons tous dans le même sens contre les
politiques d’aliénation, de division, d’affaiblissement et de destruction de l’être africain. »
Le rêve resplendissant des néo-panafricanistes
Le mythe du néo-panafricanisme est la véritable substance politique du désir d’un
nouveau commencement de l’Afrique et de la quête de la nouvelle puissance africaine,
deux leviers du discours politique dans la haute sphère des hommes de culture et de
pensée dans les grandes capitales africaines. L’homme qui incarne aujourd’hui le néopanafricanisme, le congolais (RDC) Emmanuel Kabongo Malu, est un féru de la conscience
historique africaine, un militant de la puissance africaine et un panafricaniste kadhafiste. Il
unit toutes ces dimensions de ses recherches dans une volonté d’action contre la faiblesse
actuelle de son pays, la RDC, dans le monde. Son panafricanisme est avant tout un
pancongolisme destiné à donner à la nation le statut de tête de pont du nouveau
panafricanisme, après la mort de Kadhafi. « Les projets des Etats-Unis d’Afrique, d’un
Fonds monétaire africain, d’une organisation panafricaine de communication, d’un
gouvernement continental et d’une action commune des pays africains pour une nouvelle
mondialisation délestée de la domination occidentale du monde, tout cela dont le colonel
Kadhafi rêvait, nous devons en faire l’orientation décisive de la politique congolaise »,
affirme Kabongo Malu.
L’unité dont il est question n’est pas un rêve creux ni une espérance vide C’est un défi
qui a besoin de femmes et d’hommes créateurs d’unité ici et maintenant. Ces hommes et
ces femmes, il faut les former, les éduquer, forger un moule dans lequel leur être serait
formaté par les valeurs de l’unité africaine. L’essentiel face à un tel défi ne consisterait pas
à opposer l’unité du continent à ses diversités actuelles, mais d’inscrire la diversité dans
une conscience historique d’enracinement, là où l’on comprend qu’une seule et même
sève alimente les sociétés africaines comme communauté de destinée, comme faisceaux
de problèmes communs et comme passions de mêmes rêves de vie. Bref : comme
dynamique d’un même pouvoir créateur.
Le néo-panafricanisme est l’exaltation idéologique de ce pouvoir créateur et de sa
capacité de changer l’Afrique aujourd’hui.
43
Le pragmatisme afro-centriste et son rêve d’Afrique
Aujourd’hui, une forte dynamique afro-centriste travaille les esprits de l’intelligentsia
africaine. Enracinée dans le grand mouvement afro-centriste venu des Etats-Unis
qu’incarnent des penseurs comme Molefe Asante, elle manifeste une volonté farouche de
penser, de rêver et d’agir « de l’intérieur et à l’intérieur de l’Afrique », pour reprendre la
belle expression de la militante altermondialiste malienne Aminata Traoré. Penser, rêver et
agir ainsi, ce n’est affirmer que le continent africain est le nombril du monde, comme une
mauvaise interprétation de l’afro-centrisme tend à l’imposer dans l’imaginaire mondial.
C’est plutôt demander aux Africains de prendre conscience qu’ils doivent développer un
type d’esprit et une orientation de mentalité qui mettent au cœur de leur vie la défense de
leurs intérêts vitaux, de leurs préoccupations essentielles, de leurs soucis cruciaux et des
exigences pour eux de construire un avenir de puissance et de bonheur, sans se laisser
dicter les réponses à leurs questions par d’autres lieux et d’autres forces. Les afrocentristes
affirment qu’être au centre n’est pas être le centre, selon le mot du pédagogue
camerounais Gilbert Mboubou. Etre au centre de soi-même pour considérer les problèmes
à partir de sa propre perspective est une attitude positive. En revanche, se considérer
comme le centre du monde est un nombrilisme stupide dont les Africains qui veulent une
autre Afrique possible devraient se méfier. La véritable attitude afro-centriste n’est pas
célébration d’incantations sur sa propre grandeur et d’imprécations contre les autres. Elle
est une attitude pragmatique qui consiste, comme l’affirme le poète congolais (RDC)
François Médard Mayengo, à considérer que l’on a soi-même un message fondamental
pour le monde, que l’on est doté d’une parole de vie pour enrichir le monde parce que l’on
est ancré dans son propre être et dans ses propres puissances de vie. Cela conduit à
développer des pouvoirs d’initiative et d’action dans ce sens. Avec le développement
d’idées de confiance en l’Afrique et en son avenir, envers et contre tout.
La magnificence de l’Afrique émergente et les nouvelles quêtes de puissances
Avec cette vision de construction de l’Afrique nouvelle, on entre dans la dynamique
nouvelle d’avenir que l’on nomme aujourd’hui émergence. Le mot est devenu un véritable
mantra dans tous les pays africains. Presque chaque nation a son calendrier pour réaliser
son rêve d’émergence. Dans le domaine de la pensée, l’intelligentsia africaine s’acharne à
donner un contenu à ce nouveau rêve d’Afrique et à se doter d’un beau slogan qui le fasse
resplendir. « Révolution de la modernité », « émergence 2025 », « émergence 2035 »,
« gouvernement des grandes réalisations pour l’émergence », « gouvernement des
surdoués en vue de l’émergence », le ciel au-dessus de l’Afrique scintille de toutes ses
aspirations d’un monde nouveau. C’est pour concrétiser leur avènement que le penseur
Philippe Biyoya prône le réalisme de la richesse et de la puissance comme seule stratégie
d’avenir. Spécialiste en géostratégie, il propose une voie d’émergence où il convient de
penser l’Afrique en fonction du monde tel qu’il est et non en fonction d’un monde idyllique
que nous désirerions. Dans ses discussions avec les néo-pharaonistes, avec les néotraditionalistes et avec les afro-centristes pragmatiques, il m’a paru être une conscience
44
concrète pour une énergétique qui intègre, sans état d’âme, la puissance militaire, la
puissance économique, la puissance politique et la puissance culturelle dans des luttes
concrètes au sein de l’actuelle mondialisation. « Il faut que les Congolais sachent cela et
s’organisent en conséquence ; il faut que les Africains sachent que seules la puissance et la
richesse sont chemin d’émergence. », affirme-t-il. C’est le même cri que lance Théophile
Obenga quand il propose à l’Afrique de cesser d’être « un pot de terre » pour devenir « un
pot de fer », grâce non seulement à l’union politique, mais à la recherche scientifique et au
développement technologique sans lesquels rien de grand ne peut être réalisé dans le
monde actuel. A partir de l’intelligentsia et de son investissement dans les médias,
L’idéologie de l’émergence anime aujourd’hui toute la société africaine et s’offre comme le
socle d’un imaginaire nouveau pour le continent.
Du mythe à l’initiative et à la pensée agissante: Paul Ricœur pour une nouvelle
destinée africaine
Toutes les dynamiques de mythes auxquelles je viens de me référer, il est important
de les considérer comme une seule et même configuration de sens, un seul champ d’action
qui lie passé, présent et avenir dans un même imaginaire d’utopies revigorantes et de
dynamisme créateur. Les utopies ont pour nom : liberté, authenticité, renaissance,
renouveau, grandeur, puissance et inventivité. Le dynamisme créateur a aussi un nom :
l’avènement de nouveaux Africains.
Si toutes ces dynamiques de mythes comme stations de sens dans un même récit, on
comprendra que leur substance comme idéologie cherche une nouvelle intégration de
l’Afrique dans une destinée commune à bâtir et que leur essence comme utopie conduit à
construire un type particulier d’imaginaire créateur.
Dans cette perspective, elles poussent la philosophie à leur donner un sens qui puisse
aller au-delà des fonctions idéologiques de distorsion-dissimulation et justification
légitimation pour construire un seul et même champ de création d’un être nouveau : l’être
africain porteur d’une nouvelle Afrique.
Que le néo-pharaonisme fantasme ou nom sur les liens des peuples africains actuels
et le peuple de l’Egypte antique, qu’il s’illusionne sur le caractère scientifique de ses
affirmations ou pas, là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est qu’un peuple s’est donné une
origine et que le mythe de l’origine et ce mythe de l’origine booste maintenant son
imaginaire créateur et son énergétique de vie. La vérité ici n’est ni vérité historique ni
vérité scientifique, mais vérité d’un noyau éthico-mythique où les symboles donnent
penser, pour reprendre le mot de Ricœur. En cela, le néo-pharaonisme pense le passé de
l’Afrique dans son symbole le plus radical : une origine mythique qui invente un nouvel être
à construire et à accomplir. C’est une idéologie-puissance, qui se légitime par son efficacité
sur l’imaginaire.
Il en est de même pour le néotraditionalisme comme idéologie. Les valeurs d’énergie
vitale qui le fécondent relèvent de l’éthico-mythique, c’est-à-dire des fondements
construits en vue de l’avenir à construire et d’une destinée à accomplir. Les ancêtres
45
invoqués dans l’éclat de leurs magnificences ne sont pas de beaux mensonges ni de belles
vérités éternelles. Ils sont des énergies du nouvel être, là où, comme dit une certaine
sagesse africaine, « le mensonge qui unit vaut mieux que la vérité qui divise ». Là où,
également, une parole qui élève l’être et change positivement le monde n’a rien à faire
avec les critiques qui la détruisent au nom d’une science sans projet de fertilisation de
l’être. Dans la mesure où, selon les paroles de Valentin Yves Mudimbe, la tradition qui
représente le passé fait de celui-ci une force pour notre être et non un musée d’objets
muets ou morts, la réactivation de l’héritage africain en nous est un nouveau mythe
salutaire, dont les symboles donne à penser. Et penser à ce niveau, c’est apprendre à vivre
avec les vérités profondes des ancêtres : leurs visions, leurs arts de vivre, leurs rêves pour
nous et leur sève en nous. Il y a ici engendrement d’une nouvelle destinée, imagination
d’un nouveau monde possible et parturition d’une nouvelle énergie de vie. Comme
découverte de ce noyau éthico-mythique qu’est la tradition africaine, le néotraditionalisme opère une transfiguration intérieure de l’Afrique. Que son image de
l’Afrique du passé soit vraie ou pas au sens scientifique ou historique, « on n’en a rien a
cirer », a dit un jour Tongo Lakik Mikobi, spécialiste congoloais (RDC) de ce qu’il nomme
« nyctosophie » (sagesse africaine de la nuit, propre au monde initiatique) et qu’il oppose à
la photosophie (sagesse africaine du jour, propre à la vie superficielle des travaux et des
jours). Sensible à la sagesse de la nuit, il utilise Paul comme réflecteur d’intelligibilité de la
nyctosophie comprise comme vérité d’un noyau « éthico-mythique » que seuls
appréhendent « ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains
pour toucher et un cœur pour aimer les vérités profondes de l’existence africaine ». Le vrai
travail est de créer ces oreilles, ces yeux, ces mains et ces cœurs. « Quand bien, même ils
n’existeraient pas, il faut les inventer», affirme-t-il. Le poète François –Médard Mayengo va
dans le même sens. Après une visite au musée de Tervuren où il fut confronté aux masques
de ses ancêtres, il eut une crise profonde de l’être qui le poussa à se demander si ces
masques s’étaient tu pour toujours ou s’ils avaient encore une parole pour l’Afrique et pour
le monde d’aujourd’hui. Il découvrit le message des masques en lui-même et écrivit son
superbe recueil de poèmes : Tervuren. Un livre de son propre enfantement dans la parole
ancestrale profonde. C’est là qu’il découvrit ce que Paul veut dire quand il parle de noyau
éthico-mythique ; « une véritable centrale d’énergie ». Cette énergie est dévoilement de
l’être, comme dirait Heidegger. Celui qui la reçoit devient un être nouveau capable de créer
un monde nouveau, pleine de profondeur et de sens. Il peut alors créer un récit
idéologique qui dissimule et distord la réalité ; mais ce qui est dissimulé n’est pas le
fondamental. Le fondamental est plutôt dévoilé, justifié et légitimé comme force
d’intégration et de création. Tout le travail des néotraditionnalistes est d’offrir cette vérité
à l’Afrique actuelle, dans de nouvelles utopies qui se tournent vers l’avenir comme un
avenir de vérités vitales, de forces novatrices, de grandeurs inouïes et d’espérances
fécondatrices. La tradition et ses héritages deviennent une poésie du destin : ils enchantent
l’avenir et contribuent à sa création.
Il est de même pour le travail de néopanafricanistes. Leur yeux est rivés sur l’avenir
46
qu’ils transforment en noyaux éthico-mythiques : forces qui fertilisent le présent grâce à
l’imagination du futur. Et ce futur devient lui-même un symbole qui donne à penser. C’està-dire à vivre et à inventer dans l’énergie d’une nouvelle volonté de vie. Inutile de croire
qu’ils prennent leurs rêves pour des réalités ou leurs vessies pour des lanternes. Ils
inventent ce qu’ils disent en le disant et ils construisent ce qu’ils ont à construire en
l’imaginant. L’Afrique unie devient ce que l’on appellerait en philosophie une vérité
imaginale : non pas une réalité fantasmée ou un rêve inconsistant, mais une force pour
faire être ce qui doit être parce qu’on veut qu’il soit ainsi. Ils sont dans la logique de ce que
le philosophe Ernst Bloch appelle le principe espérance. Principe qu’ils transforment en ce
que Hans Jonas appelle Principe responsabilité. La question n’est pas de savoir s’ils ont les
potentialités et les atouts pour changer l’espérance en responsabilité et de faire s’ils ont à
faire. Dans la logique de l’imaginaire qui est la leur, ce sont les rêves qui créent les atouts
et les espérances qui deviennent responsabilité.
Les afrocentristes pragmatiques ont compris cela. Leur parole est boostage de
l’imaginaire par le pouvoir d’initiative et d’action, dans la conviction que l’homme est ce
qu’il veut être et que so avenir se construit en donnant à cette fois des instruments
psychiques et matériels solides.
Les idéologues de l’émergence africaine ont aussi compris cela. Ils refusent, comme
le dit l’économiste congolais (RDC) Tshiunza Mbiye, le langage de désespérance et
l’accoutumance au défaitisme, au pessimisme et au fatalisme. Ils se donnent même des
échéances sans savoir s’ils peuvent arriver à les atteindre. Dans leur langage comme dans
leurs espérances, ils savent que les mots créent l’être et que la volonté « booste »
énergiquement la vie. Ils connaissent les grandes forces de l’esprit des communautés
humaines. A savoir que seuls les peuples qui ont de puissants rêves et d’indomptables
utopies arrivent à se construire un grand destin dans le monde. Pour devenir émergents,
les pays africains devraient, à leurs yeux, se doter de rêves dynamiques et d’utopies
ardentes. L’émergence comme idéologie relève donc d’un nouveau noyau éthico-mythique
qui masque les faiblesses réelles de l’Afrique pour mieux légitimer l’urgence des énergies
de vie à libérer. Même si, à un premier niveau, on peut être tenté de n’y voir
qu’incantation et mantra stériles, il existe un niveau plus en profondeur où ils prennent
sens parce qu’un nouvel imaginaire a pris consistance grâce à leur tuf, à leur suc, à leur
sève. Il ne s’agit donc pas d’un langage vide de sens, mais d’une énergétique de l’esprit, un
peu comme lorsqu’on promet aux jeunes terroristes une cohorte de plantureuses vierges
afin qu’ils commettent un attentat fracassant et spectaculaire. On ne peut atteindre un tel
résultat que lorsqu’un long et travail de formatage de l’imaginaire s’incruste au fond de
l’être. Ce que les énergies de la terreur parviennent à faire, les énergies du bien devraient y
arriver par la voie de l’imaginaire du bien. L’enjeu de l’émergence est dans ce travail
idéologique où le combat pour l’avenir est légitimé et validé par une volonté de rupture
avec tout l’imaginaire existant.
47
L’envers des mythes ou l’exigence de nouveaux engagements
Une fois que l’on comprend qu’idéologies et utopies africaines ont un sens éthicomythiques dont toute la société devrait prendre conscience pour l’invention de l’avenir, la
lucidité de sur tout ce qui relève de l’utopie et de l’idéologie devrait faire comprendre à
tout Africain et à toute Africaine qu’un travail de fond demeure encore. Notamment :
lancer des initiatives de transformation sociale et des actions d’invention d’un autre
monde possible. Les concepts ricœuriens d’initiative et d’action deviennent ici le chemin
d’une philosophie du changement en Afrique.
L’initiative est à entendre ici comme une dynamique de rupture et l’action comme une
dynamique d’innovation. Toutes les idéologies africaines actuelles et toutes les utopies
qu’elles font fleurir ont cette double exigence : vivre la rupture et l’innovation comme un
impératif éthique dont l’éducation devrait se charger pour la construction d’un nouvel
imaginaire.
Avec quoi faut-il rompre dans une démarche d’éthique du changement en Afrique ?
Il faut avant tout rompre avec l’Afrique de l’imbécillisation collective. J’entends par forces
d’imbécillisation collectives tous les faisceaux des récits idéologiques et des configurations
discursives qui exaltent les irrationalités, imposent des démoralisations (casser le moral et
enlever la morale, comme dirait Francis Grob) et imposent des pratiques de corruption
spirituelles dont le continent africain souffre tant en politique qu’en économie. Et surtout
dans le champ culturel et l’imaginaire religieux aujourd’hui dominés par l’effondrement de
l’intelligence créatrice. On ne peut y arriver que par de nouvelles initiatives concrètes, qui
s’offrent comme des dynamiques alternatives : universités alternatives, médias alternatifs,
gouvernance alternative, économie alternatives, politiques alternatives et cetera.
Il faut aussi rompre avec l’esprit d’une société de banalité. Depuis que la philosophe
Hannah Arendt a lancé son concept de banalité du mal pour caractériser l’attitude du nazi
Eichmann dans la petitesse et la légèreté d’esprit d’un petit fonctionnaire obéissant aux
ordres, on ne peut pas ne pas élargir le concept de banalité aux conformismes et aux
routines qui caractérisent une Afrique enracinée dans ses misères, ses pauvretés et ses
souffrances, sans énergies de véritables révoltes constructrices contre une condition
devenue scandaleusement routière dans son long fleuve tumultueux de servitudes
quotidiennes imposées par les violences physiques ou par les violences symboliques :
servitudes politiques, servitudes économiques, servitudes culturelles et servitudes
spirituelles partout visibles. La conformation à toutes ces servitudes créent un imaginaire
sans initiative ni force d’action pour les changements décisifs. Or, sans principe
d’inservitude, comme dirait Kasereka Kavwahirehi, aucun changement profond n’est
envisageable pour un peuple. Dans la mesure où ce sont les noyaux éthico-mythiques forts
et leur puissance d’invention qui propulsent les individus, les peuples, les nations et les
civilisations vers l’avenir dont ils rêvent et qu’ils doivent construire, la lutte contre la
banalité de la vie ne peut réussir en dehors de la fertilisation des consciences et des esprits
par la fonction imaginante propulsée par de nouveaux récits, de nouveaux symboles pour
plus haut, pour plus loin, comme dirait le poète Saint-John Perse. L’Afrique a besoin de
48
vaincre la banalité de sa soumission aux fatalités par une nouvelle parole de révolte
constructrice, celle qui, loin de violences meurtrières et destructrices, fonde la nouvelle
destinée africaine sur une éthique de la vitalité inventive dans tous les domaines qui
comptent pour l’avenir. D’où l’importance de promouvoir partout dans nos pays des
logiques d’innovations, d’inventions, avec une certaine idée du bonheur partagé et du futur
maîtrisé.
Ebenezer Njoh Mouelle, philosophe camerounais avait saisi l’exigence de cette
double rupture lorsqu’il proposait au continent de passer de la médiocrité à l’excellence
grâce au développement comme vitalisation de l’homme créateur. Le penseur congolais
(RDC) Philippe Kabongo Mbaya illuminait quant à lui le chemin qui passe de l’esprit
d’esclave à l’esprit de liberté, grâce aux batailles permanentes de libération dans tous les
domaines. Si on lit ces propositions avec la visée éthique de novation chez Paul Ricœur,
c’est-à-dire avec l’esprit d’initiative et d’action transformatrice comme structure même de
l’être, le passage d’une société d’imbécillité collective à une société d’intelligence
communautaire, d’une société de banalité routinière à une société de créativité
permanente en vue du bonheur partagé devient pour l’Afrique le chemin de l’homme
nouveau.
Le renouveau de l’homme africain selon cette perspective dévoile alors un enjeu que
toute l’œuvre de a imposé à mon esprit : une nouvelle éducation à penser, à développer, à
promouvoir et à faire rayonner dans de nouvelles utopies, de nouvelles idéologies, la quête
de nouveaux noyaux éthico-mythiques pour la refondation de l’être africain et l’invention
de la nouvelle destinée africaine.
Plus précisément, l’Afrique est encore à fonder et à inventer dans son nouvel être,
dans une philosophie globale dont la pensée de Paul aide à poser les jalons et à offrir les
arrhes.
Cette philosophie, je la vois comme l’émergence d’un nouvel imaginaire qui entre en
éruption sous la poussée de ce que les néo-pharaonistes, les néo-traditionalistes et les néopanafricanistes mettent en lumière : le pouvoir de réinvention de l’Afrique à partir de
puissants rêves d’Afrique qui brillent tout au long de notre histoire. Je la vois aussi comme
une nouvelle inscription de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui et dans ses exigences de
maîtrise de la mondialisation en toute sa complexité et dans toutes ses contradictions,
grâce aux énergies du pragmatisme afro-centriste et aux souffles de l’émergence.
L’Afrique a tout ce qu’il faut pour y être un acteur de taille dans ses enjeux, en bien comme
en mal. Mais sa vocation profonde est de s’inscrire comme force du bien dans la bataille de
l’altermondialisation, pour un autre monde possible dont elle a une vision profonde à
partir des catastrophes, des tragédies et des drames de sa propre histoire.
L’éthique fondée sur cet héritage, c’est le cœur de l’éducation que le continent africain
peut offrir comme projet au monde d’aujourd’hui. L’heure de l’Afrique sera cette ère
d’invention de valeurs éducatives pour un monde nouveau. En toute splendeur.
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50
Le pardon comme la vie en mémoire de son unité
Par Professeur Kouadio Augustin DIBI1
Si je ferme un seul instant les yeux pour ensuite les ouvrir, je réalise ceci :
l’extériorité se révèle à moi comme le lieu de la pluralité. La proposition « je suis » implique
celle-ci : « l’autre est ». Cet autre, je ne puis le réduire. Il est là, dans la différence de
l’altérité. Pierre se tient là, en face de moi, avec la possibilité de déterminer sa propre
conduite.
Que Pierre puisse se tenir dans la distance infinie de l’altérité, signifie que la vie est
venue elle-même originairement s’offrir et se présenter dans l’effectivité, précédant et
conditionnant ainsi toute vie individuelle. Par suite, la vie n’est-elle pas la source infinie, en
excédence de soi qui ne saurait jamais me devenir transparente ? Pierre, en face de moi,
c’est le surgissement de ce que je n’ai pas pu poser moi-même. Comment pourrais-je alors
de lui attendre les mêmes gestes que moi ? Ne pourrait-il pas me déranger, me blesser, me
faire du mal. Devrais-je, en raison de l’offense, couper tout lien avec lui ?
Le mal commis tend toujours à séparer deux individus. Il peut les exiler l’un de
l’autre, creusant ainsi la distance entre eux. Abandonnée à elle-même, cette distance
s’obscurcit pour les conduire à l’indifférence, la haine et au mépris. Comment rétablir la
relation ? De répondre à un mal par un autre mal ne peut que faire naître une dialectique
ténébreuse dont la conséquence existentielle est la dévastation de toute vie. Le bon sens
n’invite-t-il pas plutôt à pardonner ?
Pardonner à l’autre le mal commis c’est tenter de le comprendre en son altérité afin
de conduire la vie à renouer avec le fil subtil qui risquait de se rompre. Abandonnée à soi,
entièrement libérée, la partie sauvage de notre âme a pour logique naturelle : « œil pour
œil, dent pour dent ». En bonne dialectique, une telle logique a pour fruit, ce qui n’est pas
un fruit, mais plutôt, un monde où les hommes n’auraient ni œil, ni dent ! Avec le pardon,
ne vient-il pas au jour une autre logique, au-delà des solides et des bolides ? Il s’agit d’une
logique de la conversion, jaillissant de la profondeur intemporelle du cœur et m’invitant à
ne pas me venger de Pierre qui m’a fait du mal.
La loi du talion, toute de réflexivité mécanique, a pour but de réglementer la
vengeance afin qu’elle ne puisse être sans limite et vertigineuse, qu’il n’y ait pas une sorte
d’abus de pouvoir. La moindre réflexion révèle pourtant que le mal, même réglementé,
conserve toute sa force ! C’est pourquoi, comme on le sait, le Christ proposa d’étouffer les
choses à leur racine même, car le mal ne saurait être vaincu par un autre mal ! Ce n’est pas
7 fois qu’il conviendrait de pardonner, mais bien 70 fois 7 fois. En faisant recours à l’univers
1
Augustin Kouadio DIBI est professeur titulaire de philosophie à l’Université Felix Houphouët Boigny, Côte
d’Ivoire
51
du nombre, le Christ nous invite précisément à comprendre qu’il ne s’agit pas ici de
compter jusqu’à 490 fois. Le sage sait que 7 est le chiffre parfait. De se référer au chiffre 7
soixante-dix fois signifie que c’est sans cesse que nous devons pardonner, que cet acte
procède de plus loin que nous, et qu’il nous faut, à chaque fois, reprendre le chemin qui
conduit au sommet, en convertissant notre cœur.
J’insiste sur cette idée de conversion. Convertir est l’acte par lequel, au lieu de
m’écouler vers le dehors, dans le déchaînement et le désordre de mes instincts qui désirent
vengeance, je me retiens : j’opère en moi une réflexion, afin de contenir la bouillie de mon
cœur. De cette façon, mon cœur se maintient comme un vase rempli d’une liqueur
précieuse, à tenir droit, afin qu’elle ne se renverse pas. En cette conversion, le regard
extérieur pourrait lire une humiliation, un avilissement relativement à l’autre. Ne serait-ce
pas se méprendre sur la valeur d’un acte qui vient de l’esprit ? Qui peut s’abaisser, en
pardonnant, ne prouve-t-il pas, de cette manière, qu’il s’est déjà élevé ? Seul ce qui est
haut peut s’abaisser, certain d’être chez soi dans l’autre, de pouvoir se détendre en lui
librement, dans une communion de vie. Ainsi que l’écrit HEGEL dans un passage de la
Phénoménologie de l’Esprit, « l’infime est en même temps le suprême ; le révélé
émergeant entièrement à la surface est justement en cela le plus profond »1. La logique
que vient inscrire le pardon ne m’invite-t-elle pas à aimer mes ennemis et même à prier
pour ceux qui me persécutent ? Une parole du Christ le souligne : « Si vous aimez
seulement ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les collecteurs
d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Si vous aimez seulement vos frères, que
faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? »2 Aimer mes ennemis,
prier même pour eux, comment pouvoir accepter et comprendre cela ? Et pourtant, en son
fond intrinsèque, la vie manifeste que les hommes ne pourraient coexister sans un tel
courage. Celui-ci n’a-t-il pas sa racine dans la vie elle-même comme instinct de l’unité ? Par
un tel courage, les extrêmes se rejoignent, les contraires cohabitent ; la flamme de la vie se
rallume pour faire revenir à la surface la vie même des individus opposés. Désormais est
dépassée et transmuée toute pesanteur. Chacun s’ouvre à la libre étendue du monde, à
l’espace inengendré de tout engendrement, à ce lieu sans lieu spatial ni temporel qui est la
racine secrète de tout jaillissement, la forge alchimique des germinations invisibles.
La vie, de cette façon, ne vient-elle pas se révéler comme cette puissance immergée
en soi, toujours présente dans son invisibilité même ? Je pourrais sans doute blesser la vie,
mais je ne saurais la tuer définitivement. Tuer un vivant suppose encore la vie et dit ainsi
déjà un échec. C’est l’aveu d’une impuissance face à ce que je ne puis étouffer et dont je
continue d’éprouver la réalité jusque dans la monstruosité de mon acte, malgré moi. Ainsi
que l’écrit Michel HENRY, « la vie s’éprouve soi-même sans distance, dans l’étreinte
invincible et inextatique dans son propre pathos ». Il convient alors de dire ceci : par le
pardon, la vie vient se faire mémoire de soi, dans la reconnaissance de sa propre élasticité,
1
Phénoménologie de l’Esprit, trad. Jean Hyppolite, tome II, Aubier, 1941, p.268.
Mathieu 5, 45-47, La Bible
2
52
se révélant infiniment capable d’un arrachement à soi. Par un tel arrachement, elle pose
l’altérité et la différence, en même temps qu’elle les nie comme distance infranchissable de
l’indifférence… Si elles veulent continuer d’exister, les différentes parties en conflit sentent
qu’elles doivent renoncer à la particularité close sur soi de leur certitude et éprouver le
point de vue de l’autre. Relativiser les points de vue, les rendre fluides est une exigence
immanente à la vie elle-même, afin précisément de continuer de vivre, de respirer en plein
ciel. En ce sens, le pardon ne saurait trouver son sens dans une décision qui relèverait du
psychologisme : il est l’esprit lui-même se manifestant, contemplant son essence
universelle en son contraire, tout en demeurant égal à soi. Par l’offense, la vie, une en soi,
connaît un dysfonctionnement. Elle est brisée en elle-même ; mais n’est-ce pas seulement
ce qui est un en soi qui peut se briser ?
Pardonner, cheminer vers l’autre, ne serait-il pas en ce sens un instant qui libère ? Il
s’agit d’une sorte de parcours réflexif de soi, d’une descente dans la profondeur de
l’essence, entendue comme l’être passé, mais intemporellement passé, mémoire pur du
réel, source où s’origine tout mouvement d’individuation. HEGEL saisit le pardon comme
« le oui à la réconciliation » (Das Ja der Versöhnung) par quoi je renonce à la tour d’airain
de mon intériorité et à la dureté de mon regard sur l’autre : « le oui de la réconciliation,
dans lequel les deux moi se désistent de leur être-là opposé, est l’être-là du Moi, étendu
jusqu’à la dualité, Moi qui en cela reste égal à soi-même »1. La réconciliation dit, avant
tout, un mouvement d’autoréflexion par lequel, descendant en moi, je me vois dans
l’autre. Je le vois comme moi-même passé en face de moi. Le Moi s’étend jusqu’à la
dualité, mais cette dualité n’est autre que sa propre épaisseur qu’il parcourt dans une
réminiscence de soi…
Par ce parcours, le singulier renaît à l’infini de la vie, à cette âme du monde, « ce
sang universel omniprésent, jamais troublé ni interrompu dans son cours par aucune
différence ». Ne convient-il pas alors de dire que la vie est cercle en soi, totalité réflexive
infiniment capable de surmonter ses propres différences, en faisant jaillir de ses cendres la
flamme d’une irradiation toujours soutenue ? Peut-être est ce pour cette raison que Léon
TOLSTOI a pu dire : « je prie seulement Dieu qu’il ne me retire pas le bonheur du pardon ».
Je pressens que l’on pourrait juger que mon propos est tout à fait idéaliste, qu’il manque
de réalisme et que le pardon, à la limite, n’est envisageable que dans les relations d’une
conscience à une autre ! Quand il est question des communautés, des Etats, naissent des
conflits dont la résolution requiert l’application et la médiation de lois. Sans la loi, son
respect et son application, il n’y aurait plus que l’anarchie. Je n’oublie pas que les conflits
dépassent les relations habituelles d’un individu à un autre pour concerner les totalités
sociales, des communautés et des Etats. Mais quelles que soient leur extension et leurs
complexités, ces totalités ne sont-elles pas des totalités, avant tout, humaines ? En
conséquence, ne reflètent-elles pas une essence d’homme ?
1
Phénoménologie de l’Esprit, tome II, op.cit., p 200
53
La vérité suppose le partage de la parole et du sens. Elle renvoie à l’idée d’un
monde que nous pourrons mettre en commun. La recherche de la vérité n’est-elle pas la
recherche d’un discours qui fasse médiation entre nous, qui permette d’entendre ce qui
pourrait nous unir, à l’occasion de cela même qui nous divise ? C’est la quête d’un passage,
d’un chemin vers cet espace silencieux où grâce à la pensée, il est permis à tous de se
retirer. Est-ce autre chose que désigner l’amitié ?
Dans le chapitre VIII de son Ethique à Nicomaque, Aristote nous rappelle ce petit
mot « amitié » (Philia), en le mettant en rapport avec la justice. Il écrit : « le devoir de
justice s’accroit naturellement avec l’amitié, parce que l’une et l’autre s’appliquent aux
mêmes êtres et tendent à être égales ». Justice et amitié, selon le mot du Stagirite, tendent
à être égales. C’est que la justice est, avant tout, le respect de l’humain en nous et en
dehors de nous, nous sollicitant à prêter à l’autre ce que la nature lui a refusé. Elle est cette
dilatation du cœur, cherchant à être aux dimensions mêmes du monde. C’est pourquoi la
justice est liée à la générosité qui est souci de l’autre, attention à ce qui est fragile. La
source fondamentale de la vie dans la cité n’est-elle pas une sorte d’amitié fraternelle qui,
sans cesse, doit nourrir souterrainement les distinctions juridiques afin que celles-ci, avec
le temps, ne deviennent des abstractions mortes ? L’expérience de la vie révèle qu’il ne
suffit pas d’établir des droits. Etablir des droits revient seulement à ajuster les pierres de
l’édifice. Il faut ajouter l’amour, ce qui signifie mettre le ciment. Seul ce ciment permet que
les pierres tiennent ensemble. Tenir ensemble, est-ce autre chose que signifier que chacun
de nous est un fil tissé de plusieurs couleurs, que l’homme est soi-même et autre, ici et
ailleurs, là et en errance, sans cesse en quête d’un équilibre comme la flamme d’une
bougie dansant dans le vent pour chercher à s’accorder avec la lumière d’en haut, pure,
pacifique, modérée, conciliante ?
54
Une lecture « ricœurienne » du rapport de la Commission Vérité
Justice et Réconciliation au Togo : entre opération
historiographique et moment de l’histoire du Togo
Par Christophe COURTIN1
Instituée par décret présidentiel, la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR) au
Togo a rendu officiellement au président de la république un son rapport le 3 avril 2012 2.
La commission avait pour mandat de diagnostiquer les causes des violences politiques au
Togo entre 1958 et 2005, d’identifier les victimes pour réparer les préjudices, de
rechercher les auteurs présumés et de formuler des recommandations pour éviter le retour
des violences. Ce document de 309 pages est le premier volume d’un rapport final qui
devrait être complété par trois autres documents qui ne sont pas encore publics au
moment de ce colloque. L’opportunité et les modalités de la mise à disposition du public de
ces trois volumes complémentaires font encore l’objet de discussions au PNUD et au HCDH.
Le deuxième volume approfondira les racines des violences politiques, le troisième
travaillera la question des réparations aux victimes et le dernier offrira une synthèse
globale des investigations et des audiences. Le rapport final n’a donc pas encore été
présenté au public. Le premier volume est intitulé rapport initial, également présenté
comme étant un rapport d’activité, de résultats et de recommandations. Pourtant l’histoire
retiendra de la remise de ce premier volume qu’elle aura été présentée au public comme
étant la remise du rapport de la CVJR. En définitive, depuis avril 2012, on demande pour
l’instant aux « populations », terme qui fera l’objet d’une critique historique plus loin, de
s’approprier un rapport partiel. Ce glissement sémantique n’est pas volontaire et semble
fortuit. Il marque pourtant la nature ambigüe de ce document mais qui en fait également
son intérêt : un rapport qui à la fois propose une écriture de l’histoire des Togolais et qui
participe de leur histoire en train de s’écrire. Cette ambivalence est aussi la marque
historique de tous ces instruments de justice transitionnelle qui se développent
particulièrement sur le continent africain. Quelle trace ou quelle image vraie laissera dans
l’histoire du Togo le rapport de la CVJR peut-on s’interroger en commençant à penser dans
les termes de Paul ?
Paul est le seul philosophe cité dans la bibliographie du rapport initial de la CVJR. Il est
d’ailleurs intéressant de noter que ce ne sont pas ses travaux sur la mémoire, l’histoire et
l’oubli de 2000 qui sont cités mais un ouvrage de 1995 Le Juste3 qui traite de la spécificité
du droit à mi-chemin entre la morale et la politique. La phrase de Paul Ricœur, citée page
133 du rapport dans le chapitre consacré à la problématique des réparations dans un
1
Christophe COURTIN est Juriste et philosophe de formation et doctorant en anthropologie. Il est aussi Chef du Projet d’Appui à la
Société Civile et à la Réconciliation Nationale (PASCRENA) au Togo.
2
Décret 2009-46/PR portant création de la CVJR. Pour lire le rapport initial : www.cvjr-togo.org
3
Le Juste 1 Paris, Esprit, 1995.
55
paragraphe intitulé étrangement, étonnamment faudrait-il dans un colloque de
philosophie « la revisitation de l’histoire du Togo », éclaire tout l’édifice du rapport : « cette
reconnaissance publique n’est pas rien »1.C’est bien une mise en lumière dans l’espace
public togolais, au sens Habermassien du terme, des violences politiques qu’a connues le
Togo entre 1958 et 2005 qui constitue le principal apport du travail de la CVJR. Dans le
contexte togolais, effectivement ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout et est-ce
beaucoup ?
Il existe une littérature faisant le lien entre les travaux de Paul sur la mémoire, la justice et
le pardon avec les commissions vérités et justice qui ont fleuri en Afrique après le succès de
la grande ainée sud-africaine2. Dans le contexte de la fin de l’apartheid racial ou du long
processus de sortie du génocide Rwandais, le recours au concept de transition tentait de
décrire le passage d’un état antérieur à un autre radicalement différent et de montrer la
difficulté, voire l’impossibilité des réponses judiciaires classiques. Le fossé humain entre
ces deux états était béant, la faille anthropologique immense. L’écoute des victimes et
l’ampleur des traumatismes humains demandaient de nouveaux outils de compréhension,
d’investigation, d’instruction et de réparation. Paul avec d’autres a aidé à penser ces
situations exceptionnelles. La justice transitionnelle tentait alors de trouver de nouvelles
approches. Ensuite des pays qui ont certes connu de très graves atteintes à la dignité
humaine mais pas ces ruptures anthropologiques à une telle échelle, comme le Maroc ou le
Ghana, sont allés chercher dans ces approches des instruments d’accompagnement
d’évolutions politiques. Au travers de l’accord politique de 2006, Le Togo s’est approprié à
son tour cet instrument de justice transitionnelle mais peut-on parler de transition après
une rupture au Togo alors que la réalité du pays relève davantage de la continuité et de
l’héritage politique et qu’il ne semble pas y avoir eu de passage exceptionnel d’un état à un
autre, même si les violences d’avril 2005 se sont situées sur un seuil jamais atteint jusque là
au Togo (entre 96 et 811 morts, un rapport de 1 à 8,5, selon les 7 enquêtes citées dans le
rapport initial3). Les commissaires semblent avoir vu cette contradiction4. Selon eux ce
serait la transition d’un régime autoritaire à un régime plus démocratique qui justifierait le
recours à la justice transitionnelle5. L’argument n’est pas vraiment convainquant. Paul peut
toutefois nous aider à trouver une issue à cette ambiguïté fondatrice au cœur du processus
de la CVJR au Togo.
Au-delà des succès indéniables des approches de la justice transitionnelle, la littérature
scientifique qui interpelle le bien-fondé épistémologique, la légitimité politique ou
l’efficacité des commissions vérité est abondante6. Parmi ces critiques, on peut citer le
primat des contingences politiques sur la justice ou la vérité, le développement d’une
expertise auto référencée sous la tutelle technocratique des institutions internationales
chargées des droits de l’Homme, le sur investissement symbolique et financier de la
1
Rapport initial de la CVJR p. 133
Lire par exemple Lefranc Sandrine. Un tribunal de larmes, la commission sud-africaine « vérité et réconciliation ». La vie des idées.fr
Rapport initial de la CVJR p. 54
4
Rapport initial de la CVJR p. 130
5
Rapport initial de la CVJR p. 122
6
Justice et réconciliation : ambiguïtés et impensés. Politique Africaine 2003/4 N° 92
2
3
56
communauté internationale, l’affaiblissement de la justice de droit commun,
l’instrumentalisation de la société civile, la sur valorisation affective de la parole des
victimes, la victimisation à géométrie variable, le recyclage problématique au regard de la
déclaration des droits de l’homme de 1948 des justices traditionnelles africaines ou encore
la métaphore du traumatisme individuel comme base explicative d’un traumatisme sociétal
élevée au rang de vérité scientifique non discutable. La CVJR togolaise sera certainement
étudiée à l’aune de ces critiques. Une petite enquête menée auprès des facultés de droit,
de philosophie, de sociologie et d’histoire au Togo montre étonnamment, encore une fois,
que très peu, pour ne pas dire pas, de thèses de doctorat ou de mémoires de master ont
pris la CVJR comme objet ou même comme terrain d’étude. Emettons le souhait que ce
colloque amènera les étudiants de ces disciplines à investir cette formidable source de
connaissances critiques qu’est la CVJR.
Mais ce ne sera pas sur ces problématiques et à partir de ces analyses que cette
communication se propose de lire et d’interpréter le rapport d’avril 2012. Le propos est
plus modeste et prend au mot la référence bibliographique à Paul Ricœur. Elle est peut
être une indication voire une invitation de la part des commissaires à lire leurs travaux à la
lumière de la pensée de Paul Ricoeur. A partir de son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli1,
notamment ses secondes et troisièmes parties consacrées respectivement à
l’épistémologie de la connaissance historique et à l’examen des modes de compréhension
du savoir historique, il s’agira dans une première partie de s’interroger sur la manière dont
le rapport initial s’inscrit ou pas et comment dans ce que Paul appelle à la suite de Michel
de Certeau: une « opération historiographique ». Autrement dit, comment il « fait de
l’histoire » selon l’expression de Jacques Le Goff et Pierre Nora citée par Ricœur. Dans une
seconde partie, nous proposerons quelques pistes de réflexion sur la manière dont la CVJR,
au-delà de son travail d’objectivisation, a existé et s’est trouvée impliquée dans l’histoire
du Togo faite par ses acteurs. Faire de l’histoire et faire l’histoire. La première partie sera
une application pratique des réflexions de Paul aux travaux de la CVJR, dans la seconde ce
seront plutôt des variations libres à partir de sa pensée. Des variations togolaises de plus
en plus métaphoriques au fur et à mesure que l’on s’acheminera vers la fin de la
communication. En épilogue, avant de conclure, nous aborderons avec Ricoeur la question
du Pardon. Lire c’est réécrire disait Heidegger, relisons donc Ricoeur en écrivant à partir de
son point de vue cette analyse du rapport de la CVJR.
Cette communication se concentre uniquement sur une lecture approfondie du rapport
initial en excluant la partie sur les recommandations, sauf celles qui concernent la
préservation de la mémoire. Les deux discours de la cérémonie de remise du rapport le 3
avril 2012 par le président de la CVJR et du chef de l’Etat du rapport seront également
étudiés. En effet, l’auteur de cette communication est un acteur dans la mise en œuvre des
68 recommandations de ce premier volume. Par souci de distance épistémologique et
d’éthique professionnelle, à la réserve ci-dessus, la communication n’analysera donc pas le
1
Paul Ricoeur. La mémoire, l’histoire l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.
57
contenu et la forme de ces recommandations. Elle n’analysera pas plus les commentaires,
articles et documents divers que les travaux de la CVJR ont suscités.
Faire de l’histoire : le souci historiographique de la CVJR.
Depuis l’indépendance, les Togolais ont été sommés de choisir entre deux grands récits
historiques, deux mythes fondateurs qui s’opposent. Le mythe du père de l’indépendance
et le mythe du père constructeur de la nation. Le second ayant tué le premier, au moins
politiquement. Le mot mythe est pris ici dans son sens d’une construction d’un récit
idéalisé des origines. Le premier récit s’appuie sur le nationalisme Ewé1 la grande geste de
Tsévié et la fête d’Agbogbo. Le second récit, construit contre le précédent, a dû inventer sa
propre geste comme par exemple l’appel historique de Kpalimé du 30 août 1969, le miracle
de Sarakawa, le retour à Lomé du 2 février 1974, la fête de la libération contre la fête de
l’indépendance, le 13 janvier contre le 27 avril, les Evalas en face de la fête d’Agbogbo.
Depuis le décès du père de la construction de la nation, les multiples anecdotes cocasses
ou effrayantes qui circulent au Togo sur sa personnalité le font entrer dans le mythe
populaire. Cette concurrence mémorielle d’Etat a eu plusieurs conséquences : une certaine
pauvreté de la recherche en histoire politique contemporaine du Togo, l’enseignement
d’une histoire officielle d’Etat et donc la méconnaissance globale par les Togolais de
l’histoirede leur pays.
Très vite à la sortie des graves évènements d’avril 2005, le premier acte institutionnel qui
est posé par les autorités pour apporter une réponse d’apaisement est la création par
décret d’une Commission pour la réhabilitation de l’histoire du Togo le 7 septembre 20052.
Cette commission avait pour objectif de : « porter un regard objectif sur l’histoire du Togo
afin d’en recenser les faits significatifs, les actes pertinents, les évènements importants et
les grands hommes ».On peut noter à ce niveau que le concept de « grands hommes »
entre en contradiction avec la volonté d’un regard objectif sur l’histoire. On peut
également supposer que l’injonction d’objectivité faite par les rédacteurs du décret qui ont
sinon rédigé mais au moins cautionné l’histoire officielle d’Etat, signifie équilibrer les
responsabilités des violences entre chaque camp. Ces maladresses rédactionnelles sont le
signe d’un inconfort des rédacteurs du décret avec l’histoire de leur pays. Un an plus tard, à
la suite de l’accord de politique global et dans le contexte des enquêtes onusiennes ou
celles menées par des organisations des droits de l’Homme, cette commission devait être
remplacée par la création de deux autres commissions chargées des investigations et des
réparations. Finalement, pour des raisons de cohérence opérationnelle et financière, ces
trois démarches de vérité historique, d’enquête factuelle et d’évaluation des préjudices ont
été fondues en une seule instance : la CVJR. L’enjeu de la vérité de l’histoire est à la racine
de la compréhension des violences qu’a connues la société togolaise et il est à l’origine de
1
2
Lire Gayibor N. Le Togo sous domination coloniale (1884-1960). Presses de l’Université du Bénin Lomé 1997 réédition 2013.
Rapport initial de la CVJR p. 58
58
la création de la CVJR. Cette genèse de la CVJR est décrite minutieusement dans le rapport
initial1.
Le premier chapitre de la première partie du rapport initial intitulée genèse de la CVJR
s’ouvre sur 20 pages d’une histoire des violences politique du Togo de 1958 à 2005 2. C’est
un peu comme si les commissaires avaient voulu dire dès l’ouverture du premier
volume par une sorte de réduction phénoménologique : voilà le cadre historique de notre
mémoire collective que nous avons tracé. Nous allons essayer de le remplir, nous vous
demandons d’y adhérer et ensuite nous, Togolais, irons nous réconcilier dessus. Les 8
pages qui suivent décrivent précisément l’histoire de la CVJR : son origine, sa mise en place,
son mandat son fonctionnement3. Ainsi les commissaires prennent le temps de
documenter eux-mêmes leur propre histoire pour prendre à témoin les futurs historiens
qui se pencheront sur cet épisode de l’histoire du Togo. 15 pages d’annexes donnent la
liste nominative de toutes les personnes ayant contribué aux activités de la commission.
Cette ouverture du rapport, centrée sur l’histoire démontre une vraie préoccupation
historiographique de la part des commissaires qu’ils rappellent eux-mêmes tout au long du
document. Cette préoccupation est-elle réellement visible dans la manière dont les travaux
ont été menés et sont présentés et tels que nous les comprenons à la lecture du premier
volume du rapport ? Cette première partie de la communication tente de répondre à la
question.
Pour Paul Ricœur, reprenant les travaux des historiens, l’opération historiographique obéit
à trois segments ou phases : la phase documentaire, puis la phase explicative qui répond
aux questions du pourquoi et qui est la phase la plus délicate du travail de l’histoire, enfin
la phase représentative de mise en forme du discours qui sera proposé au lecteur
d’histoire. insiste sur le fait que ces trois phases ne sont pas nécessairement séquentielles
et qu’elles se nourrissent les unes des autres. Examinons comment le rapport d’avril 2012
s’approprie chacune de ces phases.
1.1 La phase documentaire
Elle comprend la recherche des traces, scripturales en majorité et la question du
témoignage. Elle peut être abordée sous deux aspects à partir du rapport. Le premier
aspect concerne la description précise des activités de la commission elle-même. Il montre
la préoccupation historiographique des commissaires qui, en quelque sorte, mâchent le
travail pour les historiens à venir. Le second aspect concerne le mandat de la CVJR de faire
l’histoire du Togo. Il y a donc deux documentations au sens de dans le rapport initial : une
documentation pour le futur et une documentation du passé. Ces deux aspects
documentaires sont consignés dans 65 des 309 pages du rapport, soit un peu plus de 20%
du premier volume. Pour traverser cette phase documentaire, Paul Ricoeur propose cinq
séquences : la problématique de l’espace, celle du temps historique, puis celle du
témoignage, ensuite celle de l’archive pour finir sur celle de la preuve documentaire.
1
Rapport initial de la CVJR p.59
Rapport initial de la CVJR p. 25 à 45
3
Rapport initial de la CVJR P. 45 à 63
2
59
La CVJR a eu le souci d’être présente sur l’ensemble du territoire avec la création de huit
antennes régionales et la tenue des audiences dans les régions. De manière tout à fait
significative le rapport parle des étapes pour les audiences1 comme si les commissaires
voulaient insister moins sur la présence géographique de la CVJR que sur un itinéraire, un
parcours sur l’ensemble du territoire en portant le flambeau de la lumière de la vérité. Paul
part de la géographie des lieux comme première trace à chercher par l’historien 2.
L’archéologie travaille sur les sources non scripturales. A deux reprises la commission se
situe dans cette approche. Elle parle de l’observation de maisons calcinées et pour l’affaire
des militants du CAR elle est allée sur les lieux des sépultures sommaires pour corroborer
les témoignages3. La CVJR précise même qu’elle a eu à observer les traces laissées sur les
corps des victimes survivantes d’actes de torture4. En cela elle complète Paul qui ne
mentionne pas ce type de traces physiques dans les sources documentaires. A propos de
géographie, notons l’usage fréquent dans le rapport de l’expression « les populations »
pour désigner les citoyens togolais, comme d’ailleurs dans toute la littérature grise
développementiste ou le vocabulaire des partenaires au développement et des pouvoirs
publics. Ceci renvoie au vocabulaire de la discipline de la géographie et à son utilisation par
l’administration coloniale pour désigner les indigènes des territoires colonisés. L’expression
est restée telle qu’elle, sans distance critique, pour désigner un collectif de personnes
indifférenciées, « à la base » en général ; une autre expression qui mériterait une analyse
approfondie avec les outils de la psychologie et de la sociologie. L’expression « les
populations » n’est plus utilisée de nos jours, dans une signification de substitution à celle
d’administrés ou de citoyens, qu’en Afrique subsaharienne. Les populations ne sont pas
l’autre soi-même des élites. Une trace linguistique de la violence symbolique coloniale qui
n’est pas encore soldée.
La périodisation de l’histoire à faire est toujours un enjeu de présentation du récit
historique, rappelle Paul Ricœur. Le rapport d’avril 2012 n’échappe pas à cette règle. Le
chapitre 1 s’ouvre sur une histoire des violences politiques qui commencent en fait dès les
premières élections organisées au Togo en 1945, particulièrement à partir de 1951. Pour la
CVJR5, s’appuyant sur les travaux de plusieurs historiens, cette période marque la naissance
d’une conscience politique spécifiquement togolaise. L’indépendance du 27 avril 1960 est
la date charnière pour l’organisation chronologique du récit historique du Togo. Elle
structure les livres qui traitent de l’histoire du Togo. Gayibor6 arrête son histoire des
Togolais à 1960. Dans le strict respect de son mandat, la CVJR a commencé ses
investigations à partir de 1958 avec les élections de l’assemblée législative qui donnent une
relative autonomie politique au Togo dans le cadre de la loi Deferre de 1956. Les
rédacteurs du décret instituant la CVJR ont choisi 1958 d’un côté et 2005 de l’autre pour
couvrir exactement les périodes du pouvoir exercé par les deux grandes figures de l’histoire
1
Rapport initial de la CVJR p. 112
op. cit. p. 205
Rapport initial de la CVJR P.213
4
Rapport initial de la CVJR p.146
5
Rapport initial de la CVJR p. 27
6
Gayibor op. cit.
2
3
60
du Togo, comme pour les mettre en équivalence. Ce choix permet aussi de rééquilibrer un
peu l’origine partisane des violences politiques et d’ouvrir les investigations sur les
violences commises par le CUT. On peut se demander à ce niveau de lecture appliquée de
la pensée de Paul si ce ne sont pas moins les violences politiques de 2005 qui ont suivi la
mort du général Eyadéma que son décès lui-même qui marque la véritable rupture dans
l’histoire du Togo justifiant le recours aux outils de la justice transitionnelle.
La CVJR a rassemblé 19 272 dépositions écrites1 et entendu 523 dépositions orales. Cette
documentation correspond à ce que Paul appelle le témoignage. Les nombreux tableaux
statistiques qui détaillent ces chiffres donnent des informations qui n’offrent pas beaucoup
d’intérêt pour l’analyse. Les critères de distribution sont souvent trop grossiers et ne sont
pas définis, voire se recoupent souvent. On notera toutefois que 40% des dépositions
écrites concernent la mort du général Eyadema et les suites post électorales de 2005. Par
ailleurs les critères de sélection des 523 auditionnés à partir d’un premier tri de 8080
dépositions écrites auraient éclairé le lecteur du premier volume sur les orientations
heuristiques des commissaires. Dans la même optique, on peut aussi se demander sur
quelles bases 11 192 dépositions écrites n’ont pas été jugées suffisamment intéressantes
pour faire l’objet d’une audience. Cependant le réel souci de protection des dépositaires et
de leurs dépositions écrites ou orales, précisément décrit dans le rapport initial2 au
chapitre VI de la première partie, montre deux choses. D’une part, comme pour les autres
aspects historiographiques, elle montre la volonté de la CVJR de participer à la
documentation des travaux d’historiens à venir. D’autre part elle montre surtout que ce
que Paul appelle « la mémoire déclarée » nécessite des conditions d’exercice optimales
pour qu’à la « question cruciale : jusqu’à quel point le témoignage est-il fiable3 ? » la
fiabilité d’une réponse participe au travail de vérité. La lecture approfondie des dépositions
présentées dans le 4e volume et la mise à disposition du public des archives audio des
audiences publiques répondront probablement aux questions et aux lacunes qui précèdent
ainsi qu’au souci des chercheurs de mieux comprendre le contexte et le contenu des
dépositions. L’ouverture complète des archives dans plusieurs années permettront aux
historiens d’avancer dans leur recherche de l’histoire objective du Togo en y intégrant les
activités CVJR. Pour finir sur la dimension témoignage du rapport initial, rappelons que le
très faible nombre de témoignages volontaires d’auteurs présumés, voire dans la plupart
des cas leur refus de témoigner4 n’a pas permis la confrontation des témoignages, sauf
dans le cas des morts de la lagune de Bé. La CVJR raconte qu’à plusieurs reprises la
négation de leur responsabilité par des auteurs présumés voire leurs menaces a alimenté le
doute sur la sincérité de leurs travaux5. Cela ouvre l’« espace de controverse»6que permet
le soupçon, comme le souligne Paul Ricœur. Le rapport initial rappelle que l’impossibilité
1
Rapport initial de la CVJR p. 95
Rapport initial de la CVJR p. 116
op. cit. p. 201
4
Rapport initial de la CVJR p.64
5
Rapport initial de la CVJR p.141
6
op. cit. p.204
2
3
61
donnée à la commission de pouvoir proposer des amnisties a limité son impact auprès des
auteurs présumés.
Paul écrit : « le moment de l’archive c’est le moment de l’entrée en écriture de l’opération
historiographique »1.La mise en archive est une rupture dans le procès historique. Le récit
déclaratif mis par écrit est détaché de son auteur qui ne contrôle plus l’utilisation de son
témoignage. Depuis le début de notre travail d’exégèse du premier rapport de la CVJR, on a
insisté sur la préoccupation historiographique des commissaires dans la description
minutieuse de leur propre histoire. La mise en récit des activités de la CVJR et de ses
résultats n’échappera pas à ce détachement des commissaires. La présente communication
illustre cette observation. Les longues hésitations de la part des commissaires, de son
président notamment, sur l’opportunité de lâcher en rendant public les autres volumes du
rapport montrent que ce dernier, comme le roi dans le Phèdre de Platon, cité par Ricœur 2,
a compris que l’histoire est le pharmakon, à la fois remède et poison : le remède pour
arriver à la réconciliation, le poison qui peut conduire aux règlements de compte.
L’établissement des sources et de leur mise à disposition publique devient ainsi un enjeu.
Le témoignage s’adresse à une instance, la mise en archive de ces témoignages a pour
conséquence que les récits s’adresseront à des personnes indéterminées qui les liront soit
de manière objective comme preuve recherchée, soit de manière subjective pour y trouver
des éléments ou des indices pour justifier une interprétation. Cette subjectivité peut être
aussi bien être assumée comme la confirmation d’une hypothèse, qu’être à la base d’une
auto légitimation de la vengeance : le remède et le poison3. C’est pourquoi l’archivage et la
préservation des récits des déposants font l’objet de dispositions pratiques précisément
décrites dans le premier volume4. Sept des soixante-huit recommandations de la CVJR5
concernent les questions d’archivage. Devant l’absence de politiques publiques d’archivage
et l’état de délabrement des archives nationales la recommandation 66 propose l’adoption
d’une loi sur les archives nationales. Reste la préservation des témoignages d’expériences
limites des personnes atteintes profondément dans leur corps au sens physique ou
psychologique que la CVJR a rencontrées. Ces témoignages de douleur posent « un
problème d’accueil auquel la mise en archive ne répond pas6 . »
La dernière étape de la phase documentaire concerne la question de la preuve
documentaire. La CVJR recense soigneusement les types de preuves, matérielles, écrites et
orales qu’elle a rassemblées7. Pour Paul Ricoeur il faut absolument sortir de cette illusion
qui ferait de l’historien un chercheur de vérité qui rassemblerait dans un premier temps
toute la documentation nécessaire sur son sujet, pour dans un second temps les analyser
froidement et en tirer ensuite un récit relatant la vérité des faits. Cette image de l’historien
1
op. cit. p. 209
op. cit. p. 175
3
On notera toutefois que la publication des volumes à suivre a été annoncée dans le rapport initial et réaffirmé lors de la remise du
rapport au chef de l’Etat. La suspension de la publication semble plutôt être une suspension du traitement pour des raisons non
expliquées qu’une crainte de l’empoisonnement du malade.
4
Rapport initial de la CVJR p. 122 et 241
5
Rapport initial de la CVJR p. 287 et 288 (Recommandations 60 à 66)
6
op. cit. p. 223
7
Rapport initial de la CVJR p. 146
2
62
développée au XIXe siècle a volé en éclat. Non, rappelle que l’historien a toujours une
hypothèse préalable et il va la vérifier en questionnant ses sources documentaires et en
cherchant des preuves a posteriori. On sent tout au long du récit que font les commissaires
de leurs propres activités une tentation de prendre la première posture et par
conséquence on ne connait pas les hypothèses sur lesquelles ils travaillent. A côté des
dépositions et des audiences, la CVJR a mené 184 investigations1.De manière intéressante,
elle parle d’investigation des évènements plutôt que d’investigation sur les faits. Par la
suite la CVJR pour chacun des cas présentés parlera de reconstitution des faits. Paul Ricœur
insiste sur la signification de ces deux mots d’un point de vue de l’historiographie.
S’appuyant sur les travaux de Jacques Le Goff et Pierre Nora, dans une longue note de bas
page2 il explique la notion d’évènement comme le surgissement du présent vécu dans
l’histoire. La distinction passé présent est dépassée. On parle d’un évènement comme dans
une chronique, voire un reportage sur des situations passées qui ont encore aujourd’hui
une influence et une signification dans le vécu de la plupart des gens. L’évènement est la
production d’une « gerbe de significations ». D’ailleurs les statistiques de la CVJR montrent
que le plus grand nombre des investigations (de même que pour les dépositions) sur les
évènements portent sur l’histoire la plus récente : celle des violences de 2005. Par
l’utilisation du mot évènement la CVJR semblerait aller au-delà de son mandat : plutôt que
de documenter, voire d’instruire des faits qui sont arrivés, elle chercherait des
significations dans les évènements qui se sont produits. On verra par la suite dans la
narration de ses travaux que, si la CVJR a bien mené des enquêtes sur des faits, elle a,
spécifiquement pour la relations des évènements les plus récents, ceux de 2005, rompu sa
méthode de présentation d’analyse des faits qui vont de 1958 jusqu’à à avant 2005. Si
Ricœur pense que l’on peut finalement tolérer l’utilisation des mots « évènement » et
« fait »de manière indéterminée, même chez les meilleurs historiens, on peut déjà dire que
cette confusion sémantique et que ce changement de pied méthodologique de la part de la
CVJR sont des signes de son implication dans l’histoire qui sera analysée dans la seconde
partie.
1.2 Explication/compréhension
Cette seconde phase de l’opération historiographique qui répond à la question du
pourquoi essaye d’articuler dans le temps les enchaînements des faits documentés pour
répondre à « l’intention de vérité3 » du travail de l’historien. Elle travaille sur la
représentation que se fait l’historien de son objet d’étude. Elle se distingue de la troisième
phase intitulée représentation historienne dans le sens où elle se concentre sur la
représentation de l’objet d’étude alors que la dernière phase concerne la représentation
comme méthode narrative. Comme dans la première phase historiographique à propos de
la documentation, c’est autant l’explication compréhension des résultats présentés par la
1
Rapport initial de la CVJR p. 101
op. cit. p. 228
3
op. cit. p. 237
2
63
CVJR que l’explication compréhension de ses activités qui sont concernés dans cette phase
explicative de l’historiographie.
A partir des travaux de l’historien H. von Wright Ricœur distingue deux grandes méthodes
de travail des historiens. Une méthode causale et une méthode téléologique 1. La première
repose sur l’idée de cause : ceci s’est passé de telle manière, alors cela a suivi. Par
séquences causales successives, l’historien déroule dans le temps son récit explicatif. Dans
la seconde il cherche les raisons qui ont amené tel évènement : c’est parce qu’on peut
penser raisonnablement que les choses ont du se dérouler ainsi que ceci est finalement
advenu de cette manière-là. L’historiographie anglo-saxonne est caractéristique du premier
courant, l’historiographie française du second. La première montre, la seconde tente de
comprendre. Là encore Paul Ricœur, comme pour la distinction évènement et fait, estime
que les choses ne sont pas aussi tranchées, les historiens alternent ces méthodes. A bien
regarder comment la CVJR articule dans un premier temps ce qu’elle appelle la
« présentation du contexte de survenance des violences2 » et dans un second temps ce
qu’elle intitule le résultat des investigations principales3, on voit que les commissaires ont
eux aussi alterné les deux approches. Dans la présentation du contexte, ils se sont campés
sur la première méthode, ils décrivent le déroulement des faits avec parfois des liens de
causalité. Dans la phase résultat des investigations qui se déroule sur environ cinquante
pages, ils sont dans une approche plus analytique.
Mais ce qui est surprenant c’est que ce réel effort d’approche compréhensive de la CVJR
s’arrête à la mort du Général Eyadéma. Pour relater la période qui suit le décès et qui
connaît les plus graves violences que le Togo ait connues depuis 1958, les commissaires
prennent le soin dans un court paragraphe introductif de préciser à nouveau leurs sources
documentaires sur ces évènements, de donner très rapidement leur analyse sur le
déclenchement des violences en renvoyant dos à dos les partisans du régime et les
militants de l’opposition et de revenir très vite sur l’approche purement descriptive des
violences dans Lomé et dans trois grandes villes du Togo. La proximité des évènements de
2005 et leurs conséquences politiques dans la vie actuelle du pays expliquent certainement
cette prudence analytique. Mais d’un point de vue ne serait-ce qu’historiographique le
rapport aurait gagné à préciser qu’un des grands témoins cité spécifiquement pour les faits
de 2005 était également l’un des onze commissaires. Cela ne remet pas en cause
l’honnêteté intellectuelle de la personne, mais ce fait alimente ce que Paul Ricœur a appelé
plus haut l’espace de controverse et le soupçon. De plus les historiens qui se pencheront
sur le rapport ne manqueront pas de repérer ce point et y verront le signe de l’absence de
distance épistémologique de la commission avec l’histoire du Togo. Le considérable effort
fait par la commission de bien documenter son propre travail historiographique pour le
futur est ici un peu affaibli.
La CVJR a du faire des choix épistémologiques dans le cadre de son mandat de diagnostic
des causes des violences politiques au Togo. Au regard de l’historiographie de l’école des
1
op. cit. p. 235
Rapport initial de la CVJR p.148 à 154
3
Rapport initial de la CVJR p. 154 à 200
2
64
Annales qui privilégie le long terme, la période de 47 ans est très courte pour y voir
l’impact des grands changements socio-économiques. Pourtant, dans ce laps de temps, des
évènements majeurs de l’histoire mondiale ont influencé l’histoire du pays. Les
évènements du début années 1990 ne peuvent se comprendre sans intégrer les effets de
la chute du mur de Berlin, mais aussi les politiques économiques imposées par les
institutions de Bretton Woods dans le cadre du consensus de Washington. La CVJR y fait
allusion mais ne s’y attarde pas1. En revanche elle ne développe jamais dans son travail de
diagnostic l’impact de l’intégration du Togo dans l’économie monde. 20% (10 sur 44) des
cas présentés dans le rapport concernent des violences entre des communautés qui se
côtoient sur des mêmes territoires du fait de migrations depuis l’époque coloniale en
réponse au besoin de main d’œuvre pour les cultures de rente (café, cacao, coton). A bien
des égards la situation qui prévaut dans l’ouest de la région des Plateaux se rapproche du
schéma ivoirien. L’affaire dite des camions de la SOCOTO dans les violences de 2005 à
Atakpamé peut également être lue dans cette perspective2. L’extraversion et l’insertion
primaire de l’économie togolaise3dans la mondialisation qui continue de nos jours sont les
causes fondamentales de ces violences ethniques. D’un point de vue purement
économique, la traite négrière sur le golfe de Guinée peut être considérée comme une
insertion ante-primaire de la région dans la première mondialisation du capitalisme.
La question foncière connait depuis une dizaine d’années un nouveau phénomène lié à la
mondialisation : celui de l’accaparement de terres pour de nouvelles cultures de rente
comme l’huile ou des industries extractives dans une sorte de nouveau pacte colonial en
Afrique avec la Chine, les monarchies pétrolières et gazières et les puissances industrielles.
Cette réalité est porteuse de nouvelles violences, sans compter l’insertion de plusieurs
pans de l’économie togolaise et de son port dans les négoces illicites à l’échelle mondiale.
La CVJR a également fait un autre choix : limiter la notion de violence politique aux
violences physiques. Les violences symboliques comme les fraudes électorales ou les
intérêts politiciens dans le travail d’auxiliaires de l’Etat des chefferies traditionnelles sont
bien décrites comme étant à l’origine de violences physiques mais ne font pas l’objet
d’investigations sur les auteurs de ces fraudes et manipulations. De même les violences à
caractère religieux, comme ceux autour l’imamat, n’apparaissent pas. Ces choix qui
peuvent être légitimes l’auraient été plus s’ils avaient été explicités par la CVJR. En croyant
que l’initiative et la capacité de changement des agents historiques dans les situations
d’incertitude sont possibles, la CVJR se met dans les pas des historiens qui privilégient la
micro histoire des évènements. Elle n’est pas « braudelienne » et c’est normal en
définitive : sont mandat est aussi celui de juger ou tout le moins de contribuer au jugement
de personnages de l’intrigue, auteurs d’exactions et présumés responsables de leurs actes.
Paul Ricœur consacre un long paragraphe dans le chapitre consacré à
l’explication/compréhension à l’histoire des mentalités qu’il trouve nuisible. Il préfère
1
Rapport initial de la CVJR p.150
Rapport initial de la CVJR p.202
3
Kako Nubukpo. L’improvisation économique en Afrique de l’Ouest. Karthala, Paris 2011.
2
65
parler d’histoire des représentations qui lui permettent de rester sur le terrain de
l’objectivité de la description de la survenance d’évènements, leurs conditions historiques
de production et leur contexte d’émergence. Sur ce point les pages 239 et 240 du rapport
sont assez instructives sur ce que montrent les commissaires de leur propre représentation
du réel. Elles concernent l’organe de suivi évaluation qu’ils proposent pour suivre la mise
en œuvre de leurs recommandations. Ils présentent des tableaux de suivi et d’évaluation
issus des outils de gestion de projets utilisés dans les projets de développement que l’on
appelle cadre logique. Ces outils de rationalisation de l’action, construits dans les années
soixante aux Etats Unis dans une logique de volontarisme industriel, sont devenus
incontournables dans les projets de développement. Ils sont censés représenter le réel et
ainsi avoir la vertu de le maîtriser1. Les critiques sur le bien-fondé épistémologique de ces
outils transposés dans le champ des sciences sociales, notamment leur propension à
vouloir maîtriser le réel à partir de purs outils de rationalisation et de représentation, nous
viennent de l’anthropologie du développement2. D’une certaine manière cette croyance
relève de ce que Lucien Lévy-Bruhl appelle « une mentalité primitive ». Le cadre logique
serait prélogique en définitive. Les historiens des représentations qui analyseront dans le
futur la mentalité gestionnaire de notre époque verront dans ce passage de la CVJR,
comme Paul Ricoeur le propose en termes foucaldiens, un indice intéressant du « croyable
de notre époque3 » qui tente d’évacuer le politique des instruments des sciences sociales et
de gestion.
La lecture du récit historique et des investigations proposés par la CVJR montre que les
commissaires ont travaillé à ce que Ricoeur appelle des « niveaux d’échelle4 » différents. La
difficulté c’est que les faits ou évènements sont présentés par la CVJR de manière
indistincte dans un simple ordre chronologique. On peut distinguer trois niveaux « d’échelle
des degrés de légitimation » dans le rapport de la CVJR. A un niveau macro historique les
violences liées aux questions foncières qui relèvent de l’histoire de plus longue durée,
semblent avoir pris un peu de court les commissaires dans leur mandat strict de violences
politiques et d’identification des auteurs présumés. Dans la majorité des 10 cas recensés
liés aux questions foncières, les auteurs présumés sont collectifs et renvoyés dos à dos. A
ce niveau d’échelle on peut citer la division nord/sud du pays comme fait social qui
structure l’histoire du pays. Cette réalité est identifiée par la CVJR mais elle n’est ni analysé
ni documentée. Depuis le XVIIIe siècle, les familles patriciennes créolisées de la côte,
tournées vers l’extérieur et le négoce y compris négrier ont été le moteur de la vie
économique et politique du Togo jusqu’au basculement de 1963-1967 quand elles ont dû
laisser une place prépondérante à de nouvelles élites issues des régions nord, longtemps
restées arriérées du fait des politiques coloniales et de l’enclavement. A une échelle
1
Lire sur cette question de l’ambition prométhéenne de contrôler le réel en évacuant l’incertain démocratique : Béatrice Hibou, La
bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, Paris 2012
2
Lire par exemple Boutinet J.-P., 1990 Anthropologie du projet. Paris PUF. Olivier de Sardan J.-P., Giovalucchi F., 2009 « Planification,
gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique outil et miroir des développeurs » Revue Tiers Monde, vol.50, n°198,
Avril-juin
3
op. cit. p 253
4
op. cit. p. 267
66
inférieure qui entre dans le cadre du mandat on voit que, mis à part les évènements de
1958, il y a une césure dans les années 1990. Avant c’étaient les coups d’Etat, ou tentatives
de coups d’Etat, voire les coups d’Etat présumés qui déclenchaient les violences politiques.
Après cette date ce sont des violences consécutives à des fraudes électorales. Le dernier
niveau est celui de la micro histoire où la CVJR limite ses analyses à des individus pris dans
des situations qui les dépassent. Une histoire des proximités familiales, amicales, politiques
et d’affaires au sein des étroites élites togolaises, proches et opposantes au régime, qui
gèrent le pays depuis l’indépendance, reste à écrire pour diagnostiquer les maux de la
société togolaise : une sorte de chronique de l’endogamie sociale des élites togolaises. La
CVJR hésite sur son objet d’étude entre récit historique et instruction pré contentieuse :
une ambivalence du mandat de la CVJR entre histoire et droit qui explique ces difficultés de
représentation rencontrées par les commissaires.
Pour conclure cette seconde phase intitulée par Paul Ricœur explication/compréhension et
en ouvrant sur la troisième arrêtons-nous sur cette interrogation qu’il pose : « L’historien
en tant qu’il fait de l’histoire, ne mimerait-il pas de façon créatrice, en la portant au niveau
du discours savant, le geste interprétatif par lequel ceux et celles qui font l’histoire tentent
de se comprendre eux-mêmes et leur monde ? »1Cette phrase amène deux réflexions à
propos du travail de la CVJR. La première concerne les commissaires à qui le décret
présidentiel demande de diagnostiquer les causes des violences et qui ne sont pas, en tant
que membre d’une commission, des historiens, même si l’un d’entre eux l’est. En acceptant
de participer à la commission, ils participent à l’histoire de leur pays. Ne font-ils pas
l’inverse de ce que propose Paul Ricœur. En effet ne croient-ils pas faire de l’histoire en
mimant l’historien alors qu’ils tentent tout simplement et honnêtement en tant qu’agent
de l’histoire d’interpréter leur monde ? La seconde réflexion renvoie à la sociologie
constructiviste 2 qui estime que peu importe que nos représentations soient réelles ou
fausses, elles deviennent réelles dans leurs conséquences. Le réel est toujours construit. En
faisant de l’histoire et en proposant leur propre représentation des évènements passés aux
citoyens togolais, quelles seront les conséquences des travaux des commissaires et dans
quelle mesure influenceront-ils les évènements à venir, quelque soit la vérité de l’histoire?
Ces deux interrogations seront développées dans la seconde partie de la communication.
1.3 La représentation historienne
Cette troisième phase de l’opération historiographique est celle de la narration de l’histoire
par l’historien. Une fois le livre de ce dernier, son rapport ou ses articles publiés, ses écrits
tombent dans l’espace public, ils deviennent à leur tour des documents susceptibles de
commentaires et de révision. Ils sont donnés à la reconnaissance du public pour reprendre
l’expression de Paul Ricoeur citée dans le rapport initial de la CVJR. Le texte a une vie
1
op. cit. p. 295
2
Peter Berger, Thomas Luckman. La construction sociale de la réalité. Méridiens Klincksiek, collection Sociétés, Paris 1994
67
propre, c’est pourquoi la manière de narrer les faits et les évènements, de les présenter,
n’est pas neutre dans la manière dont ils seront accueillis par les lecteurs.
La première partie du livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, n’éclaire pas directement l’objet
de cette communication : elle concerne la phénoménologie de la mémoire individuelle et
montre la difficulté de penser le passage des mémoires individuelles à la mémoire
collective. Il aurait fallu interviewer chaque commissaire pour mener des réflexions dans ce
sens. Pourtant dans cette première partie Ricœur montre que la mémoire est toujours une
mémoire de quelque chose : on sait ce dont on se souvient mais on ne sait pas ce dont on
ne souvient pas. On doit faire un effort de mémoire mais on ne peut pas faire d’effort
d’oubli. Ce dont nous nous souvenons correspond-t-il alors vraiment à ce qui s’est passé ?
Et si c’était ce que nous avons oublié qui s’est réellement passé ? Cette aporie de la
mémoire se retrouve au niveau de l’histoire considérée comme mémoire partagée.
L’histoire raconte des évènements mais quelle est sa différence avec la fiction qui raconte
également ? Il arrive fréquemment que des historiens racontent des versions différentes
voire opposées d’évènements passés. C’est pourquoi l’école de l’histoire des anales ne
s’intéresse pas aux évènements. Alors en quoi les histoires que raconte la CVJR sont-elles
vraies ? Peut-on s’interroger. Cette aporie que Paul Ricœur appelle aporie de l’histoire1
trouve une piste de réponse dans la prétention de l’histoire à la vérité et dans la possibilité
d’une connaissance historique. Devant toutes les histoires que l’on a racontées aux
Togolais depuis 1967 pour édifier le roman national, la CVJR par son volontarisme de
rigueur scientifique et le sérieux de la récolte des témoignages tente de montrer qu’il est
possible de reconstruire une mémoire partagée des Togolais qui soit vraie. La narration de
l’histoire c’est à dire la manière de présenter les faits et leur enchaînement est au cœur de
cet exercice de vérité. La CVJR a-t-elle réussi cet exercice ? Oui, mais partiellement et ce
n’est effectivement pas rien.
La CVJR raconte l’histoire des violences politiques en trois étapes. Dès la première partie de
son rapport initial, on l’a vu, elle pose le cadre historique de la mémoire des Togolais. Dans
un second temps dans la partie consacrée aux résultats des travaux elle décrit ce qu’elle
appelle le contexte c'est-à-dire un ensemble de circonstances dans lesquelles s’inscriront à
la fois ses activités et les faits qu’elle a pour mandat d’élucider2.Ensuite elle aborde les
résultats des investigations principales en analysant 44 évènements ou faits 3. Pour chacun
des faits les commissaires présentent une reconstitution des faits, puis une synthèse des
préjudices constatés enfin une liste des auteurs présumés. Comme l’explique Paul Ricœur
cet exercice de narration« consiste à conduire une action complexe d’une situation initiale à
une situation terminale par le moyen de transformations réglées qui se prêtent à une
formulation appropriée dans le cadre de la narratologie 4 ». Les commissaires ont bien
cherché une « cohérence narrative de l’histoire racontée ». Dans la note de bas de page à
propos de cette dernière expression, Paul Ricœur explique à partir de la Poétique d’Aristote
1
op. cit. p. 311
Rapport initial de la CVJR p. 148 à 154
3
Rapport initial de la CVJR p. 154 à 211
4
op. cit. p. 313
2
68
qui traitait de l’intrigue théâtrale, que la compréhension de cette cohérence de l’intrigue
par le lecteur a pour objectif la purification des passions, c'est-à-dire une catharsis.
L’opération de narration est donc primordiale comme prévention à l’abus du pharmakon.
On sent d’ailleurs une grande prudence sous la plume des commissaires et c’est normal :
emploi régulier du conditionnel, formules elliptiques. Cependant la structure narrative
proposée dans le rapport n’est pas allée jusqu’au bout de tous les évènements que la CVJR
avait à regarder dans le cadre de son mandat. L’étape de contextualisation survole à peine
les élections de 1998 et de 2003 alors qu’elle s’arrête longuement sur ceux de 1991. Les
cadavres sur la plage du Sarakawa après les élections de juin 1998 qui ont fait l’objet
d’enquêtes internationales ou la tentative d’assassinat et l’exil du président de la
fédération des ONG togolaises ne sont pas mentionnés. De plus la présentation rigoureuse
adoptée pour la principale phase narrative : reconstitution/préjudice/auteurs présumés est
abandonnée à partir des évènements de 2005. A la lecture, on a le sentiment que ces
changements de pied narratifs sans explication sont simplement le signe que la CVJR n’a
pas eu le temps de terminer son travail et c’est dommage. Espérons que le volume 4 du
rapport réparera ces lacunes.
Les personnages cités dans l’intrigue CVJR ont trois statuts : celui d’acteur de l’histoire,
celui d’auteur des violences et celui de victime. Ils sont souvent cumulatifs. Le statut de
personnage historique, conféré dans les deux premières étapes de la narration, ne
prémunit pas contre le statut judicaire ou le jugement moral. Paul Ricœur rappelle qu’il ne
faut jamais chercher un lien direct entre la forme narrative et la réalité des évènements 1, il
faut toujours faire le lien avec la phase de représentation de l’objet à étudier et la phase
documentaire, notamment les témoignages. La réalité se cherche dans cette cohérence. La
CVJR a eu ce souci de bien articuler ces trois phases dans les limites que l’on a repérées et
cela même si l’intégration dans sa narration des niveaux d’intelligibilité se limite à la
conjoncture et aux évènements sans intégrer le niveau structurel que l’histoire de longue
durée privilégie. Ce choix narratif fait par les commissaires explique que la partie consacrée
aux résultats des travaux soit plus descriptive qu’explicative.
Paul Ricœur consacre un long paragraphe sur la rhétorique au cœur de toute narration. Par
rhétorique il entend la forme du discours qu’il oppose à la pure logique qui tente de
démontrer à partir d’une articulation raisonnée du discours. Si l’ironie comme forme
rhétorique n’est pas utilisée dans le texte de la CVJR, on peut toutefois repérer quelques
effets de style comme l’emploi du conditionnel à 25 reprises dans la présentation des faits,
l’utilisation fréquente de litotes ou d’euphémismes : tracasseries, bavures, les parties les
plus sensibles du corps, les professeurs égarés. La métaphore religieuse est utilisée à
plusieurs reprises : la genèse2, la « revisitation » de l’histoire ou la devise de la CVJR « fait
ta part3 ».On trouve même quelques effets littéraires : la quiétude de la ville de Lomé au
petit matin, le triste décor de la place Fréau jardin. Souvent des adverbes, des adjectifs ou
1
op. cit.p. 315
Rapport initial de la CVJR p. 23
3
Rois 17-8/16 et Isaïe 43-7
2
69
des verbes viennent relativiser un constat : semble, probablement, une certaine
responsabilité. Le mot certain amène l’incertitude. On parlera d’incidents, sans que l’on
sache le critère qui permet de qualifier certains faits d’incidents, d’autres d’évènements et
encore d’autres de tragédie. Les incidents de Sotoboua1en 1992 firent quand même 32
morts presque deux fois plus que la tragédie de Fréau Jardin. Paul Ricœur voit dans ces
formules, une tentation esthétisante qui montre les limites de la représentation
d’évènements qu’il qualifie de monstrueux2. Le texte de la CVJR n’en manque pas même si
Paul Ricœur pensait plutôt aux évènements liés à la Shoah. Ainsi « L’histoire donne l’illusion
de trouver le réel qu’elle représente3 » dit Paul Ricœur. Le soupçon d’absence de vérité du
discours historique tiendrait d’abord dans la forme de son discours. Le rapport de la CVJR
n’échappe pas à cette critique. On peut comprendre la prudence qui se cache derrière les
formes de style qui précèdent dans la mesure où la CVJR est dans la position ambigüe de
faire de l’histoire et de commencer à dire le droit. Pourtant une forme de style que la CVJR
emploie à plusieurs reprises est plus problématique et mérite qu’on s’y arrête : la
juxtaposition neutre dans un même paragraphe de séquences causales de faits de gravité
différente, comme pour amener le lecteur à porter un jugement moral équivalent sur ces
faits. La séquence la plus fréquente est : fraude électorale soupçonnée, manifestations,
répression policière. L’affaire des militants du CAR4 est assez éloquente de ce point de vue.
Une violence symbolique :le saccage d’urnes électorales, suivi de violences de rues qui
justifient une intervention meurtrière, comme pour dire : s’il n’y avait pas eu de violences
militantes, il n’y aurait pas eu répression militaire sanglante. 18 jeunes gens sont morts
dans des conditions atroces parce qu’ils avaient détruits du matériel électoral. La lecture de
la présentation des auteurs présumés de ces violences laisse songeuse. Auteurs
présumés : premièrement « les jeunes qui ont saccagé les urnes5 » ensuite les militaires qui
ont réprimé. Il est à craindre que les corps de plusieurs des auteurs présumés ne soient
déjà dans la fosse que les enquêteurs de la CVJR ont eu du mal à repérer. Dans une
séquence un peu différente mais dont le procédé rhétorique est le même, les évènements
de la primature en 1991 illustrent également cette analyse. Le premier ministre de
transition soustrait le contrôle de l’armée au Chef de l’Etat et le Haut-Commissariat de la
République (HCR) issu de la conférence souveraine dissout le parti présidentiel. Cinq mois
plus tard les militaires restés fidèles au Chef de l’Etat attaquent la primature et obligent le
premier ministre à revenir sur ces décisions, plusieurs militaires de sa garde sont assassinés
et des civils sont tués. Dans la séquence de présentation des auteurs présumés, la CVJR
estime que ce sont dans l’ordre : le premier ministre de transition et le HCR et ensuite les
forces armées togolaises6. Des actes institutionnels contestés compte tenu des accords
politiques passés à l’époque sont ainsi mis au même niveau de jugement moral que des
exécutions extra judiciaires. Là aussi à cheval entre dire le droit et écrire l’histoire les
1
Rapport initial de la CVJR p. 189
op. cit. p.321
op. cit. p. 322
4
Rapport initial de la CVJR p. 193
5
Rapport initial de la CVJR p. 197
6
Rapport initial de la CVJR p. 186
2
3
70
commissaires sont dans une situation très inconfortable mais ces effets rhétoriques
alimentent l’espace de controverse et le soupçon que la CVJR aurait voulu ménager des
susceptibilités puissantes. A cause de cette confusion entre le signifié et le signifiant au
bénéfice de ce dernier dans la prétention à dire la vérité du discours historique, Paul
Ricoeur cite Roland Barthes1 qui disqualifie toute histoire évènementielle qui n’est selon
ce dernier« qu’un discours performatif truqué, dans lequel le constatif, le descriptif
apparent, n’est que le signifiant de l’acte de parole comme acte d’autorité ». L’historien ne
rechercherait que ce que Roland Barthes appelle un effet de réel plutôt que la vérité.
Ricoeur précise cependant que ce serait une erreur de délégitimer le discours historique à
partir de cette apparente incapacité radicale à tenir un discours vrai. Selon lui le discours
historique doit toujours se lire à travers les trois phases de l’opération historiographique :
la documentation, l’explication et la mise en forme littéraire. « Cette triple membrure reste
le secret de la connaissance historique2 ». Cependant, à ce niveau observons que la CVJR a
été mise en place par décret d’une autorité publique, elle s’est par là vue conférer une
autorité institutionnelle et par ses approches elle s’est également vu conférer une forme
d’autorité morale, principalement son président. La critique de Roland Barthes sur le
discours nécessairement d’autorité du récit historique de la CVJR sera à l’avenir la porte
d’entrée des procès en légitimité contre cette dernière.
Ricœur se penche longuement sur les travaux de l’historien Hayden White 3qui propose une
typologie des intrigues à trois niveaux4. Le premier est esthétique. Il ne s’agit pas ici de
faire simplement un joli texte agréable ou facile à lire, même si on l’a vu quelques effets de
style dans le texte des commissaires, il s’agit de la structure de la narration historique. On a
déjà abordé cet aspect plus haut : le souci de bien structurer le texte de la part des
commissaires mais aussi la difficulté qu’ils ont eu à rester dans le cadre démonstratif qu’ils
avaient eu mêmes choisi. Le second est cognitif, il s’agit des arguments utilisés pour
persuader, plutôt que démontrer. On cherche moins l’intelligence logique du lecteur que sa
disponibilité pour adhérer a priori au point de vue que l’on développe. Une fausse
évidence, une ambigüité d’écriture, une forme elliptique, montrer sans dire, permettent
ces opérations cognitives. Le texte de la CVJR fournit plusieurs exemples, outre ceux qui
précèdent, on peut citer l’utilisation du mot terroriste5 sans distance critique pour désigner
comme à l’époque des faits les auteurs des diverses tentatives de coup d’Etat qui ont
émaillé l’histoire du Togo. Mais l’hypothèse ici c’est que ces effets rhétoriques ne sont pas
le résultat de la volonté de faire valoir son point de vue par le rédacteur qui aurait
manipulé la narration mais plutôt la conséquence du fait que ce rapport a été écrit à onze
mains. Ces formes de style semblent être des compromis passés entre les commissaires qui
pour certains ont été témoins, sinon impliqués, des faits décrits. Le troisième niveau de la
1
op. cit. p. 323
op. cit.p. 323
Hayden White, Metahistory. The historical imagination in XIXe century Europe, The John Hopkins University Press Baltimore et Londres,
1973.
4
op. cit. p. 325
5
Rapport initial de la CVJR p.289
2
3
71
typologie proposée par White est celui de ce que montre l’historien de ses propres
engagements moraux et politiques par son écriture, ce que Ricœur appelle en citant
Bernard Lepetit le présent de l’histoire. On approfondira cet aspect dans la seconde partie.
Cette Théorie du style proposée par White établit un lien entre codification et création,
entre forme et contenu et montre « la relativité inexpugnable de toute présentation de
phénomènes historiques »1. Si Paul Ricœur reconnait les apports de cette théorie il lui
reproche toutefois le risque d’assimilation du récit historique à la fiction mais surtout celui
d’évacuer les méthodes historiques du savoir scientifique qui fondent la légitimité de
l’historien à faire l’histoire. A l’avenir quand le procès en légitimité du rapport initial CVJR
sera instruit sur la base des ambigüités de sa narration, ses avocats pourront plaider à
partir du véritable souci d’opération historiographique que les commissaires ont eu.
En 44 tableaux la CVJR nous dépeint une succession de violences au Togo de 1958 à 2005
qui nous donnent à voir et à comprendre l’histoire du pays. Des personnages apparaissent
dans ces tableaux, certains à plusieurs reprises. Un fils aujourd’hui décédé du président
Eyadema fait planer son ombre et son béret rouge sur les représentations les plus
dramatiques. Plusieurs personnages encore aux affaires aujourd’hui sont dessinés comme
des auteurs présumés. De nombreux visages sont cependant floutés. La galerie est
incomplète entre 1994 et 2005 et les 15 derniers tableaux sont des esquisses. A travers
cette métaphore, avec Paul Ricœur, nous saisissons le lien entre visibilité et lisibilité. Le
récit sous les yeux du lecteur donne à voir.« On peut dire de l’amateur d’art qu’il lit une
peinture et d’un narrateur qu’il dépeint une scène »2. La représentation-opération réfléchit
la lumière de la représentation-objet.
Qu’est-ce que ces 44 tableaux cliniques mis sous les yeux des lecteurs ont donné à voir aux
commissaires chargés de diagnostiquer les maux dont souffre la société togolaise en
observant les symptômes que sont les violences politiques récurrentes ? Les remèdes
proposés dans les soixante-huit recommandations nous indiquent la réponse : la refonte
des institutions de l’Etat pour contrôler le pouvoir du prince c’est-à-dire, en paraphrasant
Eric Weil cité par Paul Ricœur, la réorganisation de la communauté historique togolaise3.
Pour conclure cette première partie rappelons que Paul Ricœur insiste à plusieurs reprises
dans son texte sur le fait que les trois phases de l’opération historiographique :
documentation, représentation et narration ne sont pas séquentielles, elles fonctionnent
comme un triple couple moteur. Elles s’alimentent l’une avec les deux autres en
permanence pendant le travail de l’historien. Cette communication qui peut être lue à
plusieurs égards comme une histoire de la CVJR, n’échappe pas à cette méthode
historiographique. La phase documentaire, du fait de l’option choisie de se concentrer
uniquement sur le premier texte de la CVJR, n’a pas demandé de moyens particuliers : une
bonne imprimante et du temps. La phase de représentation de l’objet à étudier a été plus
délicate à mener pendant toute la durée de l’écriture de la communication. Quelle est en
1
op. cit. p. 327
op. cit. p.342
3
op. cit. p. 355
2
72
définitive la nature du rapport initial de la CVJR : un objet historique, politique ou
judiciaire ? La communication élude cette question en disant un peu facilement que le
premier volume du rapport final est les trois à la fois. Pour la phase narrative, l’auteur de la
communication s’est heurté à deux difficultés : sa propre appartenance à ce qui sera défini
plus loin « la galaxie de la réconciliation au Togo » et donc sa propre distance
épistémologique ainsi que l’inscription de cette communication dans le contexte et
l’agenda politique du Togo. L’emploi fréquent de locutions qui viennent atténuer et
relativiser le sens d’une phrase, montre à plusieurs reprises que l’auteur a levé sa plume
par prudence. L’ironie comme effet rhétorique est utilisée avec parcimonie et le recours
régulier aux métaphores notamment dans les phases conclusives des séquences de la
narration aide à mettre en perspective certaines analyses.
Faire l’histoire : l’incontournable enchâssement sociétal de la CVJR.
La seconde partie de cette communication parcourt la troisième partie de l’ouvrage de Paul
Ricoeur intitulée la condition historique qu’il sous-titre dans un prélude intitulé« le fardeau
de l’histoire et le non historique ». Les travaux de la CVJR sont insérés dans la réalité
politique et sociale du Togo. L’utilisation d’un vocabulaire ou de concepts historiquement
datés, le recours fréquent au conditionnel et à des formules elliptiques, tels qu’observés à
la fin de la première partie de la communication l’ont démontré. La création de la CVJR est
le résultat d’un compromis politique : l’accord de politique global d’août 2006. Sans
remettre en cause l’autonomie intellectuelle des commissaires, leurs travaux n’ont donc
pas l’indépendance épistémologique de travaux universitaires. Cette observation sur le
statut du discours de la CVJR à propos de l’histoire du Togo a pour objectif de rappeler,
dans la perspective proposée par Ricœur1, que si les commissaires ne sont pas des
historiens professionnels à l’exception de l’un d’entre eux et qu’ils viennent de la société,
leur proposition de lecture de l’histoire a toutefois une dimension institutionnelle. En effet,
un nouveau grand récit historique semble en train d’être proposé aux Togolais : celui de la
réconciliation. Au récit des deux pères qui sont en concurrence symbolique de
reconnaissance en paternité de la nation, a succédé la geste des deux fils qui se sont
réconciliés sur les tombes de leurs pères avec la bénédiction des dieux. Même si les
dernières élections législatives montrent que les électeurs ne se sentent pas engagés par
cette réconciliation au sommet de l’Etat, les togolais sont invités à adhérer à ce nouveau
mythe de la nation togolaise : la réconciliation de ses fils et de ses filles pour ensemble
bâtir la cité. Ce thème de la réconciliation avait d’ailleurs déjà fait l’objet d’un comité
institué en 1967 après la chute du président Grunitzky. A bien des égards la CVJR semble
être l’instrument collectif proposé aux Togolais pour qu’ils s’approprient ce nouveau récit
fondateur qui risque de devenir une nouvelle histoire officielle d’Etat. La proposition d’une
journée commémorative nationale de la réconciliation le 20 août, date de la signature en
1
op. cit. p. 211
73
2006 de l’Accord Politique Global et l’érection de monuments sur des places de la
réconciliation1 le montrent.
Dans cette partie l’histoire cèdera de la place à trois autres disciplines : la sociologie, la
philosophie et le droit. On passera d’une exégèse c’est à dire une lecture qui explique à une
herméneutique : une lecture qui interprète. Pour introduire la problématique qu’il
développe dans la partie sur la condition historique Paul Ricoeur recourt à Nietzsche dont
on a dit qu’il faisait de la philosophie à coups de marteau. C’est chez Pierre Bourdieu,
Philosophe passé à la sociologie qui considérait que cette dernière discipline était d’abord
un sport de combat, que nous irons chercher de quoi alimenter notre réflexion pour
introduire notre seconde partie. Dans l’un de ses derniers livres Les Méditations
pascaliennes qui est un triple hommage à Husserl, Pascal et Descartes, Pierre Bourdieu, cité
par Ricœur2 pour son concept d’habitus, faisait remarquer que « c’est parce que nous
sommes impliqués qu’il y a de l’implicite3 ». C’est bien parce que les commissaires sont
impliqués dans l’histoire de leur pays qu’il y a tant d’implicite dans l’écriture des faits par la
CVJR. Ce constat ne remet pas en cause l’effort et la volonté d’objectivité des commissaires
mais cela pose une nouvelle foi la question de leur distance épistémologique à l’histoire
récente de leur pays. La description de l’assassinat du premier président de la République
est de ce point de vue éclairante. La reconstitution des faits et les témoignages cités
donnent des précisions convergentes sur les auteurs présumés du drame. Des détails sur la
violence des faits sont donnés. Des pistes de preuves facilement vérifiables dans les
journaux français de l’époque sur les déclarations de l’auteur du coup de feu fatal sont
fournies par la commission. Pourtant l’écriture de cet épisode proposée aux Togolais est
elliptique : « C’est dans ce contexte difficile (…) que le 13 janvier, au petit matin, Sylvanus
Olympio, premier président du Togo, est assassiné lors d’un putsch militaire, le tout premier
dans la région4 ». Les auteurs présumés sont cités au conditionnel alors que le
commanditaire l’est au présent de l’indicatif. La CVJR recommande également que la
contre date mémorielle à l’anniversaire de l’indépendance du Togo ne soit plus célébrée
comme fête nationale. L’assassin est donc implicitement désigné. Pourtant sur cet
évènement fondateur de l’histoire contemporaine du Togo les commissaires sont restés sur
le seuil de l’explicitation, sur le seuil de la reconnaissance publique de la vérité. De la même
manière, les responsabilités des autorités françaises sont vite évacuées.
2.1 Juger l’histoire
Le texte de la CVJR illustre d’une certaine manière ce que Paul Ricœur appelle la faisabilité
de l’histoire dans ce que cette notion veut dire à la fois faire l’histoire et faire de l’histoire.
L’histoire comme « singulier collectif »5 qui collectionne une suite d’évènements tout en
proposant un discours unique. L’historien, comme le juge, on le verra plus loin, a la
compétence dans le champ pratique de son action de maîtriser ce double rapport à
1
Rapport initial de la CVJR p. 231
op. cit. p. 289
3
Bourdieu P, Les méditations pascaliennes, Points Essai n°507,2003 Paris, Seuil, P.111
4
Rapport initial de la CVJR p.39
5
op. cit. p.391
2
74
l’histoire. Ils sont des « hommes capables1 ».En effet si le mandat de la CVJR n’était pas de
faire l’histoire du Togo mais celui de diagnostiquer les origines des violences, d’engager un
processus de réparation et d’identifier à la fois les victimes et les auteurs présumés, les
commissaires en revendiquant l’accès à la vérité historique ont dû écrire leur histoire du
Togo en la revisitant. Ils proposent leur récit véridique de faits passés. L’évènement CVJR,
depuis son lancement, ses premiers travaux, la remise officielle du rapport initial, jusqu’aux
timides premières esquisses d’une appropriation par les pouvoirs publics, constituera une
expérience spécifique de l’histoire contemporaine du Togo qui est toujours en cours. Une
expérience au sens d’un « authentique rapport au monde2 ».Dans la prétention de l’histoire
à vouloir dire la vérité Paul Ricoeur voit une naïveté dans ce qui consiste à vouloir faire un
lien entre « un passé advenu, un futur attendu et un présent vécu et agi».3 Sans reprendre
ici les longs développements conceptuels sur la philosophie de l’histoire que Paul Ricœur
présente on peut voir dans les travaux de la CVJR une sorte participation à cette naïveté
quand les commissaires et les autres protagonistes du processus institutionnel de la CVJR
pensent honnêtement que les bases de la réconciliation sont posées à partir de cette
écriture de l’histoire des violences politiques au Togo. L’inspiration théologique lisible à
plusieurs reprises dans le rapport renforce cette observation un peu comme si les togolais
participaient à l’histoire de leur salut.
La lecture du discours de réception du rapport par le président de la république laisse
apparaître une double proposition d’analyse du rapport. Il remercie les commissaires pour
leur double travail de vérité historique et de vérité sociologique4. Même s’il parle de vérité
sociologique des faits passés qui serait différente de la vérité historique, comme discours
véridique sur le passé, alors que la sociologie serait plutôt une science de la réalité du
présent, cette expression est le signe de cette difficulté au cœur du travail de la CVJR celui
du statut du temps historique. Ainsi Paul Ricœur s’interroge sur cette autre prétention de
l’histoire qui est d’ériger le temps présent en observatoire neutre et objectif du passé.
Pierre Bourdieu estimait que le sociologue, c’est celui qui « vend la mèche »5, celui qui dit :
regardez plutôt là-bas, c’est là que ça se passe. A deux reprises, les commissaires font ce
travail du sociologue qui vend la mèche. Une première fois quand, après le premier récit
historique de la première partie du rapport, ils ébauchent une analyse sur le rôle de
l’armée6. Une seconde fois quand ils listent les violences qui se sont déroulées pendant la
durée de leurs travaux notamment les allégations de torture et l’exil du président de la
Commission Nationale des Droits de l’Homme7. Entre la fin des travaux et le décret de
création du Haut-Commissariat à la Réconciliation nous pourrions ajouter les incendies des
marchés de Kara et de Lomé ainsi que les deux adolescents de Dapaong tués par la police
1
op. cit. P.391
op. cit. p. 392
3
op. cit. p.394
4
Allocution du chef de l’Etat à la cérémonie de remise du rapport de la CVJR. Lomé le 3 avril 2013. « Cet accès à la vérité historique et
sociologique de la violence produite dans le passé participe à la mémoire collective empreinte de gloire et d’horreur »
5
Bourdieu op. cit. P.76
6
Rapport initial de la CVJR p. 46
7
Rapport initial de la CVJR p. 138
2
75
au cours de manifestations violentes et dont la dépouille de l’un des deux n’a toujours pas
de sépulture à cause des blocages de l’enquête.
Paul Ricœur place dans son paragraphe consacré à la philosophie de l’histoire le parallèle
entre le travail de l’historien et celui du juge. Il l’explique en montrant que ces personnages
qui ont en commun l’intention de vérité et de justice ont aussi en commun leur position de
tiers par rapport aux protagonistes de l’action sociale. « Ce vœu d’impartialité » place la
comparaison juge historien dans la philosophie de l’histoire dans la mesure où selon
Ricœur il y a « impossibilité du tiers absolu. 1» Au niveau de notre étude, on peut accepter
cette préoccupation d’impartialité si l’on considère la CVJR comme un acteur collectif. En
effet les commissaires ne semblent jamais s’être prononcés à titre individuel dans l’espace
public sur leur mandat. Le rapport de la CVJR donne sa version du mode de désignation des
membres de la CVJR2 : une démarche ouverte, participative du bas vers le haut qui a
permis de désigner des personnes de référence, représentatives des corps intermédiaires
de la nation et de la société civile, en dehors de l’armée et des avocats 3. Le choix des
membres semble avoir coulé de source. On a du mal à adhérer à cette belle histoire. Un
petit travail rapide sur la biographie de chaque membre montre que chacune des régions
est représentée au moins une fois. L’équilibre est presque parfait entre la région de la Kara
et la région maritime. Le critère géographique, pour ne pas dire ethnique a dû être central
alors qu’il n’est pas cité. La parité homme femme n’est pas respectée (4 sur 11) mais un
effort a été fait. Le président est un homme secondé par une vice-présidente. Notons que
plusieurs acteurs engagés dans la vie politique et institutionnelle (4 anciens ministres) sont
membres de la CVJR. C’est le souci que les trois grandes familles religieuses (catholique,
protestante et musulmane) et les autorités traditionnelles soient représentées et que le
président soit un prélat catholique qui montre que les autorités publiques voulaient
anticiper les critiques en renforçant aux yeux de l’opinion publique le statut d’autorité
morale de la CVJR au-dessus de la mêlée en position d’impartialité. La première partie de la
communication posait la question de la distance épistémologique des commissaires, ici on
ne peut éviter de se poser la question de leur impartialité politique individuelle notamment
pour ceux qui ont été aux affaires. Thomas Nagel, cité par Ricœur4 estime que l’impartialité
ne pourrait être possible que par notre capacité à nous extraire des contingences du
monde par une sorte de bienveillance neutre et indéterminée que nous porterions sur nos
contemporains. Conceptuellement, cette situation est-elle possible et dans le cas qui nous
occupe cette proposition a-t-elle un sens ? Mettons toutefois au crédit des commissaires
les initiatives qu’ils ont prises dès le début de leur mandat pour amener le chef de l’Etat à
prendre un décret complémentaire précisant les garanties et le champ d’application de
leur mandat afin de protéger leur devoir d’impartialité5. Ils n’ont pas été entendus.
1
op. cit. p. 414
Rapport initial de la CVJR p. 60
3
Ce choix explicite d’exclure les avocats mériterait d’être approfondi.
4
op. cit. p.414
5
Rapport initial de la CVJR p. 65
2
76
En tant que collectif, les membres de la CVJR ne sont ni tout à fait des historiens ni tout à
fait des juges. Pourtant ils ont eu le mandat de déblayer le double terrain de la vérité
historique et de la vérité judiciaire. A ce titre le travail de comparaison mené par Paul
Ricœur entre le métier d’historien et de juge est instructif dans notre analyse du rapport de
la CVJR. Les questions du témoignage et de la preuve sont communes mais surtout celle de
leur crédibilité. L’instruction des procès en réparation civile ou pénaux auxquels la CVJR
contribuera correspond au seul cas selon Ricœur1 d’expérimentation historique « in vivo » :
au nom du droit, on fait de l’histoire. Le travail de la CVJR est tout à fait exemplaire de ce
point de vue. Sur le plan judiciaire les travaux de la CVJR se heurtent toutefois à la question
du débat contradictoire. En effet les témoignages contradictoires, à quelques exceptions
près, n’ont pas pu être effectués et les faits reçoivent dans un premier temps une
qualification à la frontière de la réprobation morale et de la qualification juridique, dans un
second temps les auteurs présumés sont désignés sans qu’ils aient été entendus et dans
plusieurs cas ils le sont de manière collective et indéterminée. Cette présentation par la
CVJR donne aux faits constatés une stature publique, comme dans un tribunal et redonne
une certaine dignité aux victimes mais l’absence de parties adverses comme dans tout
procès a limité le caractère judiciaire du travail de la commission. Cette constatation
n’empêche pas un autre rapprochement avec le travail d’histoire, en effet les commissaires
ont été plutôt seuls pour mener leurs investigations comme l’historien se retrouve seul
devant les archives qu’il consulte. Le juge à la fin rend son arrêt, il arrête la discussion,
littéralement parlant. La prospérité des faits reprochés aux auteurs condamnés relèvera
alors de l’oubli ou du pardon2. Le juge conclut pendant que l’historien sera soumis à la
critique et à l’interprétation. Malgré la mise en scène publique des travaux de la CVJR,
ceux-ci resteront largement en deçà du travail judiciaire. Maladroitement les commissaires
recommandent de pénaliser le négationnisme de la vérité de faits avérés 3. Cela pose un
double problème : qui dit la vérité des faits et de quels faits s’agit-il ? La pénalisation du
négationnisme est très encadrée. Symétrique de l’histoire officielle d’Etat, elle peut ouvrir
la voie à l’arbitraire politique, comme on le constate au Rwanda. Pourtant si les travaux de
la CVJR auront une portée juridique limitée, l’emploi fréquent du vocabulaire juridique par
les rédacteurs du rapport: auteurs présumés, qualification des faits, préjudice, montre
qu’ils ont également voulu préparer le terrain pour une phase judiciaire. Ce volontarisme
de la CVJR qui se veut à la fois approche historiographique et argumentaire juridique
amplifie les discordances que l’on a déjà constatées comme par exemple quand à plusieurs
reprises les auteurs présumés sont désignés collectivement, alors que le droit repose sur la
culpabilité individuelle, jamais celle collective.
« Là où le procès criminel ne veut connaître que des protagonistes individuels,
l’investigation historique ne cesse de relier les personnages à des foules, à des courants et à
des forces anonymes4 », dit Paul Ricœur qui fait remarquer quelques lignes plus loin que
1
op. cit. p. 416
En dehors des très rares cas de révision. Le révisionnisme est d’ailleurs une maladie à la fois historienne et politique.
3
Rapport initial de la CVJR p. 230.
4
op. cit.p. 425
2
77
fréquemment les avocats des grands procès contre les auteurs de crimes contre l’humanité
vont sur le terrain de la dilution collective et politique de la responsabilité de leurs clients
pour les défendre. Il y a fort à parier, bien qu’à un degré de gravité différent, que les
avocats des auteurs présumés identifiés dans le rapport iront sur cet argumentaire
historique pour tenter de dégager la responsabilité de leur client quand des procès seront
engagés.
En définitive le travail historien de la CVJR aura plus de portée que son travail judiciaire. Les
travaux de la commission en rendant publique certaines audiences ont ouvert un espace de
délibération collectif et renforcé au sein de la société togolaise une culture du débat
ouvert. Si, conformément au décret de mise en place de la commission, les pouvoirs
publics souhaitent la réconciliation nationale ils ne doivent pas considérer le travail de
vérité de la CVJR comme clos mais comme un appel à continuer le débat dans l’espace
public. Malgré toutes les limites que l’on a vues, la parole a été en quelque sorte en partie
libérée. Et au Togo c’est beaucoup. Ricœur trouve dans les travaux de Mark Osiel1 les
arguments décisifs qui montrent que c’est dans le débat public, dans la controverse, dans
la mise à jour des dissensus qu’il faut chercher la vraie fonction éducative au civisme pour
la société. Cet auteur appelle cette démarche le débat libéral. Faire autre chose ce serait
renforcer le scepticisme des citoyens togolais sur une version de la vérité qu’on leur
imposerait. C’est bien sûr beaucoup plus exigeant et difficile à mettre en œuvre que les
sempiternelles « sensibilisation des populations ». Pour Paul Ricœur à ce niveau un réel
danger apparaît du fait que ces dissensus débattus dans l’espace public pourraient ouvrir la
porte à la disculpation de faits déjà documentés à défaut d’être condamnés. Déjà dans la
rédaction même du premier volume du rapport de la CVJR on voit apparaître cette
difficulté. Le cas de l’adjudant-chef Bodjollé est intéressant de ce point de vue. Ce
personnage a dirigé et coordonné le coup d’Etat2 de 1963 et pourtant selon la CVJR il
« mérite de recevoir un témoignage de gratitude de la part du peuple togolais pour service
rendu à la nation togolaise »3. Parce qu’il a subit par la suite de nombreuses injustices et
humiliations4, il accède au statut de victime et de ce fait il est comme disculpé de l’acte
qu’il a posé en 1963. L’actualité montre que les auteurs de coups d’Etats militaires menés
par des officiers subalternes (Guinée, Niger, Mali) depuis ces dix dernières années en
Afrique de l’Ouest ne sont pas en mesure avant longtemps de recevoir ces mêmes
témoignages de gratitude.
La CVJR avait à ouvrir des pistes en vue des réparations et de poursuites éventuelles, elle
n’avait pas à juger. La CVJR semble regretter5 qu’elle n’ait pas eu à proposer des amnisties
comme cela a été le cas pour d’autres commissions vérité. Elle argue que cette possibilité
aurait poussé certains auteurs présumés à se présenter devant elle et ainsi enrichir à la fois
le travail de vérité et le devoir de justice. L’amnistie a la même étymologie que l’amnésie.
1
op. cit.p. 423 Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory and the law.New Jersey.
Rapport initial de la CVJR p.158
3
Rapport initial de la CVJR p.232
4
Rapport initial de la CVJR p.160
5
Rapport initial de la CVJR p.64
2
78
Comme oubli institutionnel et effacement officiel de responsabilités individuelles elle n’a
pas été un instrument de la CVJR. L’histoire montre que l’amnistie conclut en général des
phases de graves désordres politiques qui ont amenés un avant et un après politique et
institutionnel à ces désordres. Ce n’était pas le cas du Togo. Paul qui admet que dans
certaines circonstances historiques, l’amnistie contrôlée peut empêcher d’ajouter de
nouvelles violences de vengeances, estime toutefois que l’amnistie en imposant un oubli
institutionnel « condamne des mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine1 ».
L’amnistie peut avoir une utilité sociale d’urgence mais pas de vérité. Paul aurait été
étonné que les commissaires aient semblé le regretter. Cette sage limitation du mandat de
la CVJR fait que ses travaux seront d’abord lus comme ayant contribué à la vérité de
l’histoire en ouvrant l’espace public.
Les violences politiques commises au Togo de 1958 à 2005 sont sans commune mesure
avec la Shoah. La nature du régime politique entre 1967 et 2005 n’a rien à voir avec le
régime allemand de 1933 à 1945. Une approche comparatiste n’aurait bien évidemment
pas de sens. Cependant les interrogations que pose Paul Ricœur à propos de
l’historiographie de cette époque de l’histoire mondiale peuvent éclairer une partie du
débat togolais : comment faire un effort de compréhension du contexte de la période
1967-2005 sans justifier les crimes qui ont été commis ? L’explication par le caractère
exceptionnel d’un dirigeant, le contexte de la guerre froide, une spécificité africaine ou
togolaise et autres lieux communs, « ces profondeurs abyssales où tous les chats sont
gris »2disait Habermas, cité par Paul Ricœur, sont souvent utilisés par ceux qui ont intérêt à
éviter l’incontournable jugement juridique, moral et politique que tout régime dictatorial
amène nécessairement en terme de libertés fondamentales inscrites dans la déclaration
universelle des droits de l’Homme de 1948. Déclaration proclamée, ne l’oublions pas, pour
tenter de trouver une réponse humaine universelle face à l’abîme anthropologique des
monstruosités de la seconde guerre mondiale. Si la dynamique du débat libéral est
maintenue, les travaux de la CVJR, permettront aux citoyens togolais en tant que tiers non
infaillible de porter leurs valeurs militantes pour « qu’en dernier ressort l’équité de la
procédure pénale dans l’enceinte du tribunal et l’honnêteté intellectuelle de l’historien 3 »
soient assurées.
En conclusion de ce paragraphe qui nous a plongés au cœur des difficultés
épistémologiques des travaux des commissaires terminons avec Paul Ricœur sur la
question de l’interprétation en histoire. A la suite de Raymond Aron4 et d’autres il estime
que parce qu’elle est humaine et équivoque, il n’y a pas de réalité historique toute faite
qu’il faudrait calquer pour la raconter. L’objectivation que l’historien tente sera toujours
incomplète. Contrairement à ce que pensait Seignobos le grand historien positiviste qui
1
op. cit. P. 588
op. cit. p. 431
3
op. cit. p.436
4
op. cit. p.438
2
79
disait que « l’histoire n’est que la mise en ordre des documents 1 », la connaissance
historique est une articulation délicate entre la subjectivité de l’historien pris dans ses
engagements existentiels et l’objectivité de sa préoccupation scientifique. L’historien
propose des interprétations en fonction de ce qu’il est. Il interroge les documents, il ne se
contente pas de les présenter. Dans l’extrême rigueur formelle, quasi juridique que les
commissaires ont voulu donner à leur présentation des faits entre 1958 et 2005 on a un
peu le sentiment qu’ils étaient plus élèves de Seignobos que de Ricœur. Ils ont en quelque
sorte « sur joué » l’objectivisation. La proximité temporelle des faits à expliciter a renforcé
cette posture. Selon le vieil adage de droit qui explique que « la forme informe sur le
fond », cette sorte de prosélytisme objectivisant d’historien néophyte de la part de la
commission, informe le lecteur attentif du rapport sur les difficultés de positionnement de
cette dernière : entre droit et histoire dans un contexte politique encore tendu. C’est ce qui
fera finalement la prospérité historique du document qui octroie la parole aux anonymes
Togolais en commençant à dire avec prudence ce qu’ils pourraient dire2 sur ce qu’ils ont
vécu.
2.2 Histoire et temps
A l’herméneutique critique du paragraphe précédent, suit la phase que Paul appelle
l’herméneutique ontologique. Le récit de la CVJR s’inscrit parfaitement dans la vision
augustinienne qui pense le temps à partir de la position centrale du présent. Pour Saint
Augustin3 il y a trois formes de présents : le présent passé qui est celui de la mémoire, le
présent futur qui est l’attente et le présent présent qui est celui de l’intuition. L’âme
humaine est attachée et écartelée entre ces trois dimensions et seul Dieu domine les trois
par son intemporalité. La CVJR travaille sur la mémoire collective des violences politiques
passées pour aujourd’hui poser un diagnostic et proposer un remède dans l’attente de la
réconciliation. Paul Ricœur abandonne cette vision classique du temps en abordant la
dimension temporelle du travail d’histoire, ce qu’il appelle la temporalité, à l’aide de la
pensée de Martin Heidegger. Si la préoccupation de Saint Augustin n’était pas historique
mais bien théologique sa division passé-présent-futur a servi de fondement aux travaux des
historiens. La pensée de Heidegger rompt avec cette tradition, il permet à travers sa
pensée de réfléchir sur les conditions de possibilité d’un travail sur l’histoire.
Paul Ricœur admet lui-même que la vision du temps développée par Heidegger,
notamment sa radicalité de la temporalité éloignée de toute possibilité historiographique,
rend difficile le dialogue entre le philosophe et l’historien. Avant d’examiner comment
Ricœur introduit Heidegger dans ses analyses et pourquoi la pensée de ce dernier peut
nous parler à propos du rapport de la CVJR, arrêtons-nous sur le concept d’authenticité,
même si l’usage qui en a été fait dans plusieurs pays africains et notamment au Togo n’a
pas grand-chose à voir avec la définition que Heidegger en donne. Cela nous éloigne un peu
1
Cité par Ricoeur op. cit. p. 439
op. cit. p. 448
3
op. cit. p. 454
2
80
du texte du rapport de la CVJR qui n’en parle pas mais cet épisode de l’histoire du Togo
mériterait qu’en soient analysées les conséquences sur la mémoire collective des Togolais.
En effet au nom de l’authenticité africaine et d’une revalorisation des origines
précoloniales, les prénoms des générations des Togolais nés avant les années 70 ont dû
être changés du jour au lendemain sur ordre du parti Etat. En termes d’impact sur la
mémoire collective et individuelle, ce n’était pas rien. La façon d’être nommé et reconnu
par l’autre, de se nommer et se reconnaître sois même comme individu et de nommer et
reconnaître l’autre, a dû être changée. Alors que l’usage de prénoms non authentiques,
chrétiens notamment, est revenu progressivement à partir des années 1990, cet épisode
laisse encore aujourd’hui de nombreuses traces dans le quotidien des Togolais ne serait-ce
que dans la gestion de l’état civil et l’établissement des papiers d’identité. Beaucoup
d’enfants étaient enregistrés par dissimulation sous un prénom chrétien dont on ne
conservait que la première ou les deux premières syllabes. On entrait dans la vie citoyenne
sous un nom qui n’était pas le sien. Cette réalité de la représentation que les Togolais ont
d’eux-mêmes ne peut pas être neutre sur leur mémoire collective. A plusieurs reprises le
texte de la CVJR désigne une même personne en citant ou en ne citant pas son prénom
chrétien1. L’enjeu sur les noms est très net dans un paragraphe où la CVJR recommande de
nommer certaines rues par les noms des victimes. Dans une phrase à l’écriture très
complexe2 où l’on peut faire un grave contre sens, elle insiste sur le fait que les noms ne
doivent pas être choisis en fonction de l’ethnonyme du lieu et cela pour renforcer la
cohésion nationale. Les Togolais connaissent tous leur origine ethnique et l’histoire du
peuplement de la région où ils sont nés et où ils vivent. La proximité historique de cette
histoire encore récente fait également des noms de famille un enjeu mémoriel.
Paul Ricœur trouve dans le concept heideggérien d’être-pour-la-mort le lien qu’il cherche
pour renouer le dialogue entre le philosophe et l’historien. Au risque de simplifier ce
concept, ce que Heidegger appelle « la futurité » pour la distinguer du trivial « futur » est
« structurellement barrée par l’horizon fini de la mort 3 ». A bien des égards l’historien
travaille essentiellement sur la mort. La mort des grands, les meurtres, les épidémies, les
guerres, les violences politiques, la préservation des témoignages des témoins encore
vivants, la recherche des témoignages et des traces des morts, sont son quotidien.
L’écriture du passé pour éclairer le futur fait aussi de l’historien existentiellement parlant
un être-pour-la-mort. L’écriture du passé pour réparer le présent relève de la même
approche. L’homme est un être-en-dette. Le décompte des victimes mortes égrenées le
long des 44 tableaux de la CVJR et les propositions de réparation, illustrent parfaitement la
condition historique dans laquelle la CVJR a dû évoluer. C’est avec la description
minutieuse des tueries de la lagune de Bé4 et la prise de position forte de la CVJR sur la
1
Rapport initial de la CVJR p.206 par exemple.
Rapport initial de la CVJR p. 208« cependant, cette opération en hommage aux victimes, devra se départir de considérations ethniques
ou tribales se déclinant par exemple dans le fait de ne donner aux rues d’une ville que des noms de ses natifs pour se situer dans une
perspective globale de renforcement de l’unité nationale »
3
op. cit. p. 464
4
Rapport initial de la CVJR p.177
2
81
vérité de ces évènements qui ont empoisonnés l’espace public togolais pendant de
nombreuses années que nous touchons le mieux cet aspect du travail de la CVJR. La
mauvaise mise en scène de la mort dans le contexte de la charge mystique des eaux de la
lagune a donné une résonnance très particulière à cet épisode de l’histoire des violences
politiques du Togo dont a dit qu’il était un Timisoara togolais. La CVJR est affirmative, elle a
tranché pour dire que les morts étaient bien dus aux violences policières et qu’ils n’étaient
pas des cadavres récupérés à la morgue pour impliquer les forces de sécurité. De la même
manière la description précise de l’inhumation nocturne et des talus herbeux qui
recouvrent les fosses anonymes des militants du CAR relèvent de cette préoccupation, ce
souci dirait Heidegger, qu’ont eu les commissaires de la CVJR de rétablir la « dialectique de
la présence et de l’absence inhérente à toute représentation mnémonique ou historienne du
passé1 ». A la façon d’un enterrement familial, le récit de l’inhumation et de la sépulture de
ces victimes répare une partie du drame qui s’est joué à Tchawanda en 1993 et permet le
travail de deuil des proches. Les morts ont été tués mais leur martyr n’est pas révolu. En
quelque sorte, ces martyrs sont venus, au sens étymologique du mot, témoigner à la CVJR.
Paul Ricœur aurait vu avec intérêt dans ces récits des commissaires la « tentative d’opposer
à l’ontologie de l’être-pour-la-mort, une ontologie de l’être-face-à-la-mort ».
D’une certaine manière les hautes spéculations heideggériennes décryptées par Paul
Ricœur dans ce qu’elles nous disent de l’impossibilité ontologique de faire de l’histoire,
nous éloignent de notre prosaïque objet d’étude c’est à dire le rapport de la CVJR. Le
philosophe béninois Paulin Hountondji a radicalement tordu le cou à la spécificité d’une
philosophie africaine parce qu’africaine. Pour cet auteur il y a une philosophie et des
philosophes en Afrique mais pas de philosophie spécifiquement africaine. Pas plus qu’il y a
une philosophe européenne, il y a une philosophie a portée universaliste qui a débutée en
Grèce. Toutes les cultures avec leur génie propre ont vocation à participer à ce processus
d’hominisation qui construit l’humanité de l’homme. Pour cet auteur les chemins proposés
par les courants ethno philosophiques argumentant sur une spécificité anthropologique
culturelle noire sont des impasses2. Pourtant, régulièrement la question d’une spécificité
ontologique ou anthropologique africaine dans les sciences humaines refait surface. Dans
ce contexte, ce sera sur une petite remarque de la CVJR au détour d’un paragraphe sur les
réformes politiques qui doivent être entreprises pour asseoir la réconciliation nationale
que nous conclurons notre réflexion menée à partir de la pensée de Heidegger telle que
proposée par Paul Ricoeur. En effet à propos des réformes, les commissaires écrivent : le
problème des réformes institutionnelles « mériterait d’être posé dans le cadre d’une
réflexion sérieuse qui doit amener à s’interroger sur l’adaptation à nos réalités
sociologiques du modèle occidental en vigueur dans notre pays depuis l’indépendance 3 ».
Paradoxalement les commissaires mettent en avant cet argument en réponse à la diversité
ethnique du Togo alors que justement l’histoire des idées politiques montre que la
1
op. cit. p. 474
Hountondji, Paulin J., 1997 : Combat pour le sens ; un itinéraire africain, Cotonou, Éditions du Flamboyant.
3
Rapport initial de la CVJR p. 250
2
82
construction historique du modèle institutionnel occidental a pour objet de répondre à la
diversités des communautés, des cultures et des nations en Europe. La remise en cause
d’un modèle imposé par l’occident sert toujours de fond de sauce des discours politiques
en Afrique, comme en Chine, quand il s’agit de se soustraire aux obligations consécutives
au respect des droits de l’Homme ou de diluer des responsabilités politiques
contemporaines dans la période coloniale. Ce n’est bien sûr pas ce que fait la CVJR.
Quelques pages plus haut elle prend le soin de citer l’ensemble des textes internationaux
signés par le Togo en matière de respect des droits de l’Homme. Notre hypothèse est que
cette petite musique insistante de la rhétorique anti occidentale est symétrique de la
formule malheureuse du Président Sarkozy à Dakar en 2005 quand il disait : « l’homme
africain n’est pas entré dans l’histoire ». Ces discours récurrents sur une spécificité
ontologique et anthropologique africaine, qu’elle vienne ou non du continent montrent
que l’idée de cette spécificité est tenace dans les représentations sur l’Afrique. On pense à
la figure historique du nègre qui a permis aux européens de penser l’autre comme un autre
radicalement différent pour antiphraser Paul Ricœur1. Pour Heidegger, depuis que Socrate
a illuminé la pensée humaine sous le soleil de la raison, nous avons oublié l’être. C’est cet
oubli de l’être qui caractériserait notre époque et nous empêcherait de nous penser en
tant qu’être. La notion d’authenticité chez Heidegger doit être comprise dans cette
perspective. Sans revenir à la pensée primitive de Lucien Lévy-Bruhl dont Hountondji a fait
litière, avançons avec prudence l’hypothèse que les cultures africaines traditionnelles
auraient un peu moins oublié l’être que ne l’ont fait les cultures occidentales 2. La clairière
de l’être ne se cacherait-elle pas dans les forêts sacrées ? Heidegger peut nous aider à
penser cette singularité africaine en n’oubliant pas avec Hegel que le singulier n’est que la
particularisation de l’universel.
2.3 L’oubli
L’opération intellectuelle qui consiste à penser que le changement d’échelle des sciences
de l’individu comme la médecine ou la psychologie vers les sciences humaines comme la
sociologie ne nécessite qu’un simple transfert des outils de raisonnement scientifique,
relève de la métaphore et certainement pas de la pensée scientifique. La notion de
psychologie des foules est une image avant d’être très souvent une escroquerie
intellectuelle voire une manipulation politique. La critique de la métaphore du traumatisme
individuel pour expliquer une crise sociale est centrale dans la critique des outils la justice
transitionnelle. Le problème se pose dans les mêmes termes à propos de la mémoire et de
l’oubli : la somme des oublis et des mémoires individuelles, des perceptions, des vécus des
Togolais ne fait pas leur mémoire collective et ne peut pas nous renseigner sur ce qu’ils
veulent ou peuvent oublier. Les mécanismes de la mémoire collective ont peu à voir avec
1
Lire le dernier ouvrage d’Achille Mbembe : critique de la raison nègre, éditions de La Découverte, Paris 2013. Dans le contexte du néolibéralisme contemporain il écrit à propos du capitalisme : « c’est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en
tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre-du-monde. »
2
Lire notamment le bel essai de l’anthropologue Eric de Rosny : la nuit les yeux ouverts (Le Seuil 1998) ou il revient sur sa triple
expérience concomitante d’initié thérapeute traditionnel chez les Doualas, de jésuite et d’anthropologue.
83
ceux de la mémoire corticale et psychologique d’un individu. Le conseil insistant souvent
fait aux Togolais d’oublier afin de pardonner pour se réconcilier n’a aucun fondement
scientifique ou éthique. C’est donc bien comme métaphore que nous parlerons de l’oubli.
Les lieux de mémoire visités par les touristes ou honorés lors des commémorations et les
fêtes officielles relèvent du devoir de mémoire contre l’oubli. C’est ce que les Etats
demandent à leurs citoyens. Paul conduit sa réflexion sur les lieux de mémoire à partir des
travaux de Pierre Nora1. En bousculant un peu notre méthode de lecture rapprochée du
texte de Ricoeur qui aborde cette question à la fin de la partie consacrée à la condition
historique nous aborderons la question des lieux mémoriels à partir de la problématique de
l’oubli. Ce sont deux paragraphes contradictoires sur les lieux de mémoire qui nous
amènent à ce choix au cœur de la dialectique togolaise de la mémoire et de l’oubli. D’un
côté la CVJR propose de construire des lieux mémoriels des victimes qui seraient non pas
des places des martyrs mais des places de la réconciliation2 et quinze pages plus loin dans
le paragraphe concernant les propositions issues des consultations nationales qui avaient
pour objectif d’interroger les Togolais via le HCDH sur les mesures à prendre pour asseoir la
réconciliation, les commissaires écrivent : « la construction de monuments proposés par
certains est conçue par plusieurs autres comme une façon de réveiller les vieux démons3 ».
De quels vieux démons s’agit-il ? Ceux de la division, étymologiquement le diable c’est celui
qui divise, tout comme Lucifer qui est celui qui porte la lumière ou s’agit-il de ceux qui ont
terrorisé les Togolais ? Dans son discours de réception du rapport, le chef de l’Etat parle lui
aussi des vieux démons dont il faut éviter le retour
Jusqu’à récemment il n’y avait pas de lieux de mémoire communs à tous les Togolais. La
place de l’indépendance a été ignorée par l’Etat jusqu’en 2006. La mémoire collective était
divisée entre les deux grands récits historiques qui avaient chacun leurs lieux de culte
mémoriel. Pour reprendre l’expression de Pierre Nora4, les lieux de mémoire sont à cheval
sur l’histoire et la mémoire collective. Ils sont des lieux qui commémorent le passé intégré
au présent. Le réinvestissement des pouvoirs publics dans le symbole de la place de
l’indépendance est le signe de cette réappropriation du passé par la mémoire collective qui
est « un vécu au présent éternel5.» Ce lieu redevient un lieu qui abrite la mémoire du pays,
le lieu géométrique de la nation qui prend conscience d’elle-même. Les Togolais auront dû
attendre 45 ans. Pierre Nora va jusqu’à dire « qu’on ne parle de mémoire que parce qu’il n’y
en a plus. » La réflexion de la CVJR sur le refus des lieux de mémoire spécifiques pour les
victimes des violences politiques dit en creux la même chose : on ne veut pas parler de la
mémoire de ces moments sombres de notre histoire parce qu’il y en a encore trop de
mémoire. Les vieux démons sont toujours là, bien éveillés, n’en parlons pas. Il ne s’agit pas
d’oubli mais d’occultation tant la mémoire est encore vive. A l’inverse l’injonction d’oubli
pour asseoir la réconciliation se cache aussi, comme le diable le fait dans un détail, dans
1
op. cit. p.522 et suivantes
Rapport initial de la CVJR p. 231
3
Rapport initial de la CVJR p.246
4
Cité par op. cit. p.523
5
Pierre Nora Cité par op. cit. p.524
2
84
cette proposition que la CVJR ne s’approprie pas mais qu’elle pose comme élément du
débat. Ces deux compréhensions de la phrase : oublier définitivement ou occulter
provisoirement, concentrent les termes du débat politique togolais. La CVJR propose
également, on l’a vu, de nommer certaines rues du nom des victimes. Les aménagements
urbains à Lomé et la toponymie montrent que cette dialectique de la mémoire et de l’oubli
est encore l’objet d’enjeux politiques importants, signe que le travail de vérité avance avec
ses hauts et ses bas. L’hôpital central de Lomé est devenu l’hôpital Sylvanus Olympio. Lors
des fêtes de fin d’année 2012 le rond-point du commissariat central a accueilli un
monument provisoire où les portraits des cinq présidents de la république du Togo, sauf
l’éphémère intérim du président de l’assemblée en 2005, semblaient comme présenter
leurs vœux 2013 aux Togolais. La place Fréau-Jardin où 19 Togolais périrent de violences
policières en 1993 était un lieu public où les Loméens aimaient se rafraîchir à la pause de
midi ou se rassembler pour contester, comme sur une place vintage IIIe république du sud
de la France où l’ombre des grands platanes aurait été remplacée par celle des grands nims
et des flamboyants. Après des aménagements financés par la Banque Ouest Africaine de
Développement, elle est devenue depuis deux ans un lieu que l’on traverse sans s’arrêter ;
les squares ombragés sont maintenant entourés de hautes grilles fermées, protégeant des
jeux d’enfants multicolores et figés qu’aucun enfant n’utilise faute de moyens pour y
accéder. Ce lieu de la mémoire vive des Loméens a été assigné à être un lieu d’oubli, un
lieu artificiel d’où on a voulu effacer les traces d’une mémoire collective.
« Notre fameux devoir de mémoire s’annonce comme exhortation à ne pas oublier mais en
même temps (…) nous écartons le spectre d’une mémoire qui n’oublierait rien 1». Pour Paul
Ricœur la mémoire et l’oubli doivent négocier un compromis sauf à ce que la société
togolaise ne soit incapable de trouver les bases d’une réconciliation véritable. L’oubli ne
doit pas être vu comme une perte définitive mais doit être compris à la manière d’une côte
qui s’éloigne peu à peu de la vue du voyageur à la poupe du navire. La diversité de la
topographie du départ cède peu à peu la place à des ensembles plus larges du paysage, les
différences s’estompent progressivement et à la fin seul restera un horizon. C’est un regard
qui gagne en profondeur tout en restant fiable. Il s’agit de prendre du recul en quelque
sorte. C’est là que se situe le défi lancé par l’oubli à la mémoire. Grand défi, car la
dialectique de la présence et de l’absence du passé dans la mémoire contemporaine
contrôle cette capacité de mise à distance. Les conflits de mémoire entre les deux mythes
fondateurs qu’a connus le Togo ont empêché pour l’instant cette mise en perspective. En
toute conscience, la CVJR s’est attaqué à un lourd chantier. De la même manière au seuil
de l’année qui célébrera le centenaire du début de la première guerre mondiale il y a fort à
parier que la signification des micro-évènements à l’échelle mondiale des faits qui se sont
déroulés en 1914 au Togo sera l’objet de lectures différentes pour ne pas dire opposées,
que l’on soit Togolais, Allemand ou Français.
1
op. cit. p. 537
85
Pour les neurosciences l’oubli est traité comme une distorsion, un problème, au même titre
que la vieillesse : il est inéluctable. Pour le philosophe qui regarde le phénomène au niveau
d’un collectif, les citoyens d’un pays dans le cas du Togo, l’oubli est certes nécessaire mais il
doit se construire et se gérer. Il fait partie des travaux obligatoires pour bâtir les fondations
de la cité. Les enjeux en cours autour de la topographie loméenne, comme ceux de la
commémoration de 1914, relèvent de cette idée mais il ne faudrait pas gâcher trop de
plâtre. Le véritable danger, comme le souligne Paul Ricœur1 serait que les acteurs sociaux
ne puissent raconter eux-mêmes leur propre histoire dans ce qu’elle signifie pour eux.
L’imposition dans les esprits d’un récit canonique ou d’une histoire officielle est toujours la
marque des régimes politiques dictatoriaux. A l’inverse l’oubli de l’histoire comme
évitement de vérités dérangeantes a marqué l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle
des démocraties européennes qui n’ont pas encore fini de regarder en face les vérités de la
colonisation et des luttes pour les indépendances. Les Togolais cherchent leur chemin
entre ces deux écueils : entre une nouvelle histoire officielle de la réconciliation et la
nécessaire lumière sur les crimes commis lors des violences politiques qui ont obscurci leur
brève existence historique en tant que nation souveraine. La CVJR peut les aider à écrire
eux-mêmes leur récit historique dans la vérité des faits et à traverser ce gué si elle continue
d’éclairer la vérité à la proue du navire.
Selon Paul le recours à la métaphore pour, étymologiquement, porter le discours au-delà
de sa signification première est le procédé le plus efficace pour trouver « une fécondité
heuristique et une efficacité herméneutique2 » afin de mettre en scène les fractures et les
dissensus qui traversent les sociétés humaines. Il propose par exemple la métaphore
psychanalytique à propos de l’histoire de Vichy, de la résistance et de la libération en
France. Elle est une « mise en ordre historienne des symptômes d’une névrose » : une phase
d’affliction marquée par l’épuration et l’amnistie précipitée, puis une phase de
refoulement marquée par le résistancialisme gaulliste, suivie d’une phase de retour du
refoulé avec les films comme le Chagrin et la Pitié et les grands procès Touvier et Papon,
enfin la phase de l’obsession avec le réveil de la mémoire des Juifs de France. Chaque
passage d’une phase à l’autre a suscité des débats très vifs dans la société française qui ont
ébranlé un temps la cohésion nationale. En parlant des violences politiques comme de
symptômes, la métaphore médicale est également utilisée par la CVJR. Que nous dit cette
métaphore de psychologie clinique dans le cas du Togo ? Elle nous dit que c’est le
refoulement de la vérité en refusant d’assumer le passé qui amène la névrose. La CVJR en
ouvrant un travail de vérité a commencé un traitement qui ne doit pas être suspendu. Les
Togolais attendent en urgence les autres volumes du rapport pour continuer leur
traitement et les historiens de métier, en toute lucidité et de manière apaisée doivent
maintenant se substituer à la CVJR pour administrer les soins au patient.
1
op. cit. p.580
op. cit. p.582
2
86
Epilogue. Le pardon : l’impossible mission de la CVJR ?
Paul Ricœur ne parle presque jamais de la réconciliation. Il l’évoque une seule fois en la
présentant comme l’une des finalités possibles du pardon au même titre que les notions de
rachat, de salut ou de rédemption1. On ne peut donc assimiler le pardon et la
réconciliation. Pourtant il nous dit bien « Le pardon s’il a un sens et s’il existe, constitue
l’horizon commun de la mémoire de l’histoire et de l’oubli2 ». Dans son épilogue, Paul
Ricœur explique que le pardon est difficile à dire (à demander ou à accorder) mais qu’il
n’est pas impossible. En revanche, il estime que le pardon que l’on donne relève
uniquement de l’individu dans son for intérieur et sa capacité à pardonner le mal qu’il a
subit ; le pardon collectif ou institutionnel est impossible. L’homme a la capacité de faire le
mal et la capacité de pardonner. Il est capable. Une institution ne peut jamais avoir le
mandat collectif de porter cette capacité existentielle propre à chaque citoyen. L’institution
rend la justice et répare mais ne pardonne pas. L’articulation du processus de la CVJR sur
cette question d’un pardon institutionnel laisse perplexe. Dans la préface du rapport initial
sous forme de remerciements, les commissaires écrivent : « nous sommes convaincus que
la réconciliation est possible, à condition que nous acceptions les changements qu’elle
impose et que nous nous accordions pardon3 » On peut y lire une sorte d’injonction au
pardon de la part de la CVJR. Dans son discours de remise du rapport, le président de la
CVJR est plus ricœurien quand il dit : « le pardon que nous devons demander humblement,
que nous devons accorder avec magnanimité et que nous devons recevoir dans la concorde
est celui que donne le cœur qui a dépassé la douleur et la rancœur pour s’élever et
s’affranchir dans la grandeur4 ». Il revient sur une dimension plus personnelle du pardon,
même si la concorde à laquelle il fait allusion à une dimension collective. Il distingue les
trois modalités du pardon, celui que l’on demande, celui qu’on donne et celui que l’on
reçoit. En plaçant le pardon dans une relation de verticalité et de hauteur par rapport à la
faute, lorsqu’il ajoute : le pardon « est celui libéré du poids de ses erreurs », le président de
la CVJR est très clairement ricœurien. Dans un paragraphe intitulé les réparations
symboliques5 les commissaires ne demandent pas au chef de l’Etat de demander pardon,
mais curieusement de présenter aux victimes « des excuses au nom du peuple togolais et
des Forces Armées Togolaises ». De manière un peu étonnante le peuple togolais devrait se
présenter des excuses à une partie de lui-même. La réponse du chef de l’Etat à cette
demande lors de la cérémonie de remise du rapport est instructive6 : « A toutes les victimes
(…) je voudrais leur dire pardon au nom de l’Etat togolais, en mon nom et au nom des chefs
d’Etat qui ont eu à présider aux destinées de notre pays » suivent les noms des cinq
présidents qui l’ont précédé, y compris le président par intérim de 2005 avec une petite
erreur historique dans la succession des présidents7. Il dit pardon, on ne sait pas s’il le
1
op. cit. p.607
op. cit.p.593
3
Rapport initial de la CVJR p. 5
4
Cérémonie officielle de remise du rapport de la CVJR, Lomé le 3 avril 2012.
5
CRapport initial de la CVJR p.230
6
Cérémonie officielle de remise du rapport de la CVJR, Lomé le 3 avril 2012.
7
Kleber Dadjo est positionné entre Sylvanus Olympio et Nicolas Gruntzky alors qu’il a succédé de manière éphémère à ce dernier.
2
87
demande ou l’accorde. En intégrant ses prédécesseurs il les associe à toutes les violences
qui ont été commises. Toutes ces ambigüités oratoires et sémantiques sont le signe que le
tri dans la vérité de l’histoire reste à faire. Elles montrent aussi que la CVJR de manière
voulue ou non, consciente ou pas, a été l’instrument d’une tentative de pardon
institutionnel, ce qui dans une perspective ricœurienne n’a pas de fondement.
Le pardon présuppose la faute. L’expérience de la faute se donne dans le sentiment d’avoir
fait mal, d’avoir transgressé une règle juridique, sociale ou morale. Elle est une « donnée de
la réflexion1 ». La culpabilité rejoint ainsi la faute. Elle donne à penser à l’auteur de la faute.
Cette structure fondamentale de la pensée amène aux notions d’imputabilité et de
responsabilité. On ne peut pardonner que « là où l’on peut accuser quelqu’un, le présumer
ou le déclarer coupable de ses actes2 ». Ainsi la métaphore comptable dit que des actions
doivent être mise au compte de quelqu’un. Avant la reddition des comptes, le bilan doit
être fait. S’il est possible, le pardon n’est envisageable qu’à cette condition. De même
l’aveu, la reconnaissance de la faute par l’auteur est un autre préalable au pardon. Si l’on
suit Paul Ricoeur, les victimes des violences politiques de 1958 à 2005 au Togo ne pourront
pardonner à titre individuel que si ce travail de bilan et de reconnaissance des faits par les
auteurs est mené à son terme, quel que soit la décision de justice. De ce point de vue les
travaux de la CVJR peuvent être considérés comme une sorte de pré-bilan ou pour aller
dans la métaphore procédurale de l’Union Européenne qui est le quotidien de l’auteur de
la communication, un aide-mémoire avant rapport d’audit qui pourra être provisoire ou
final.
La question de la faute amène celle du mal. Les humiliations, les tortures, les exécutions
aveugles, les mutilations, les disparitions des corps, qui ont émaillé les violences politiques
au Togo et qui sont recensées dans le rapport initial de la CVJR, dépassent les infractions à
l’ordre juridique ou social et relèvent de quelque chose de plus fondamental qui a trait à
l’humain. Ce sont les fameux « vieux démons » de la CVJR qui sont le signe d’une
« proximité inquiétante du discours métaphysique3 ». Ces actes injustifiables renchérissent
en quelque sorte l’expérience de la faute. La haine associée à la faute empêche toute
tentative de comprendre la faute qui devient impardonnable. Pour Paul Ricœur c’est dans
cette incompréhension du mal qu’il faut chercher la vraie nature du pardon et sa possibilité
si difficile. Le poids et la profondeur des ces fautes impardonnables ne touchent pas que
l’auteur des actes mais aussi l’acte lui-même et la possibilité de sa survenance. Pour
quelques philosophes que Ricœur cite, le pardon à donner est alors impossible tant la
culpabilité est inhérente à la condition humaine. « Le pardon offenserait la fierté
humaine4 » On peut aménager les relations humaines, atténuer les conséquences, tenter
de comprendre le criminel mais jamais absoudre la faute. Paul Ricœur philosophe chrétien
qui croit en dernière analyse à la possibilité du pardon va jusqu’au bout du dialogue avec
1
Jean Nabert cité par Ricoeur op. cit. p.596
op. cit. p. 596
3
Rapport initial de la CVJR p. 599
4
Nicolaï Hartmann cité par Ricoeur op. cit. p.604
2
88
ces philosophes pour montrer que tout discours sur le pardon fait toujours l’objet de ce
qu’il appelle une infiltration théologique, comme l’est bien évidemment celui de la CVJR. A
l’inverse de l’aveu qui chemine depuis « la profondeur insondable de l’ipséité de la faute1 »
il y a le pardon qui résonne comme un hymne venant des hauteurs. Il n’y a du pardon que
parce que justement il y a de l’impardonnable. Le pardon est inconditionnel ou il n’est pas.
C’est à ce moment du raisonnement que Paul Ricoeur interpelle directement la CVJR. Il
explique avec Derrida que le pardon nous vient de notre héritage abrahamique 2, mais il dit
aussi que ce discours éthique, repris par d’autres cultures, s’universalise. C’est un discours,
comme celui des droits de l’homme, qui est soumis « à la discussion d’une opinion publique
en voie de formation à l’échelle mondiale ». Uniquement en ce sens il s’universalise. Il n’est
pas universel en soi, il s’universalise. De ce fait, il risque la banalisation. Ce risque pourrait
être évité avec un peu de prudence sémantique dans l’espace public mais un nouveau
phénomène qui nous concerne intervient, celui de la mise en scène. Paul Ricoeur cite
Derrida3 qui écrivait dans le journal Le Monde en 1999 : « toutes les scènes de repentir,
d’aveu, de pardon ou d’excuses qui se multiplient depuis la dernière guerre et de façon
accélérée depuis quelques années (…) mais le simulacre, le rituel automatique, l’hypocrisie,
le calcul ou la singerie se souvent mis de la partie et s’invitent en parasites à ces cérémonies
de la culpabilité ». Pour Derrida, ces cérémonies de pardon qui peuvent avoir une finalité
sociale doivent être portées « au-delà de l’instance politique et de l’Etat-nation ». Dans ces
cas le pardon au service d’une finalité, comme la réconciliation, peut-être utile mais n’est
pas pur. Il devrait exceptionnellement interrompre « le courant ordinaire de la temporalité
historique ». C’est dans ce sens que cet épilogue a été sous-titré : le pardon : l’impossible
mission de la CVJR.
Dans le contexte de l’après seconde guerre mondiale le philosophe allemand Karl Jaspers
que Paul Ricœur a beaucoup étudié, a travaillé sur la notion de culpabilité. Il distingue
quatre niveaux de culpabilité. La culpabilité criminelle qui relève des tribunaux. La
culpabilité politique qui concernent les citoyens qui ont participé ou laissé faire les crimes
perpétrés au nom de leur Etat. La culpabilité morale qui concerne tous les actes qui ont
contribué à ce que collectivement un peuple se soit laissé entraîner dans les crimes d’Etat
et la culpabilité métaphysique qui concerne la condition de l’homme face au mal. Cette
dernière a été abordée dans les paragraphes qui précèdent. Dans l’optique de cette
communication nous évoquerons la culpabilité politique et la culpabilité morale. La
culpabilité criminelle doit faire l’objet de décision de justice et la CVJR a préparé le terrain
de poursuites éventuelles. Notons toutefois que Paul Ricœur développe un long
paragraphe sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité qui touche à l’impossible
pardon. L’ampleur des évènements de 2005 ouvre probablement la possibilité de dépôt de
plainte par des victimes ou des associations de victimes dans les pays qui reconnaissent la
compétence universelle de leurs tribunaux.
1
op. cit. p.604
op. cit. p.606
3
Jacques Derrida, « le siècle et le pardon », Le Monde des débats, décembre 1999.
2
89
A la suite de Jaspers, Paul Ricœur insiste sur le fait que la culpabilité politique ne veut pas
dire que des citoyens peuvent être condamnés collectivement. La notion de peuple
criminel n’a aucun sens. En revanche dans le contexte togolais et de l’histoire de son
peuplement, les antagonismes entre communautés historiques, pour ne pas dire ethnies,
autour du foncier ou des accès aux emplois publics demandent une grande vigilance. La
CVJR a bien vu cette question qui est porteuse de graves violences politiques. Ricœur
pense que les peuples, pris collectivement ne sont pas capables de pardonner. « La
motivation des actes de violence dans ce registre est relayée par la mémoire collective à
l’échelle de communautés historiques chargées de leur propre histoire 1 ».
L’enchevêtrement de ces conflits entre le privé et le public rend ces conflits
particulièrement complexes à résoudre. Les individus ont une conscience morale et ils
peuvent créer le rapport de force pour sortir d’une situation conflictuelle donnée mais la
collectivité n’a pas de conscience morale. « Les discours sur la réconciliation des peuples
restent un vœux pieux2 ». La relation ennemi/ami est là. Paul Ricœur, comme à regret, sait
que les mémoires collectives des communautés historiques alimentent cette structuration
primaire de la science politique. Cette réalité est embarrassante, comme il dit, mais vraie.
Aujourd’hui nous dirions, qu’elle n’est pas politiquement correcte. Devant ce constat, il
propose des remèdes : une culture de la correction dans les rapports sociaux, une écoute
des récits des autres, ce que finalement l’on appelle les valeurs de civisme et de
citoyenneté. Cette culture de la considération doit être portée et pratiquée par les
pouvoirs publics. Une partie des recommandations de la CVJR vont dans ce sens.
Paul Ricœur termine son ouvrage en se penchant plus précisément sur la commission sudafricaine et esquisse un bilan des travaux de cette instance qui s’est réunie de janvier 1996
à juillet 1998. Le mandat de la commission sud-africaine était quadruple. D’une
part collectionner les témoignages, nous sommes également dans le mandat de la CVJR.
Ensuite consoler les victimes, cette dimension apparaît dans le travail d’écoute des victimes
réalisé par la CVJR mais elle n’est pas centrale dans son mandat. Puis indemniser les
victimes, la question des réparations portée par la CVJR s’apparente à cette question. Enfin
amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques, la CVJR n’avait
explicitement pas ce pouvoir. La CVJR avait aussi un mandat plus large qui était de
diagnostiquer les causes des violences et de faire des recommandations pour éviter le
retour de ces violences. Le mandat de la CVJR avait explicitement une dimension beaucoup
plus politique que celui de sa grande aînée. La commission sud-africaine était divisée en
trois comités : Un comité d’enquête, un comité de réparation et un comité amnistie. Cette
organisation était fonctionnelle autour des trois finalités de la commission : instruire,
réparer et juger. L’organisation de la CVJR en cinq sous commissions était plus compliquée
et répondait à un double souci fonctionnel et de gestion : une sous-commission chargée de
1
op. cit. p. 617
op. cit. p.617
2
90
la phase documentaire, une sous-commission chargée des investigations, une souscommission chargée des réparations et de la réconciliation. On retrouve en partie dans
cette structuration le titre de la CVJR : la vérité pour la première, la justice pour la seconde
et la réconciliation pour la troisième. Les deux autres sous-commissions répondent à des
soucis de gestion : la gestion des antennes régionales et les finances. Pour Paul Ricœur
l’énorme travail d’écoute et d’accompagnement des victimes a eu des résultats indéniables
en Afrique du Sud. La commission a suscité une khatarsis. On n’en est pas là avec la CVJR
même si tout le monde reconnaît, y compris les contempteurs de la CVJR, que la phase des
auditions publiques a marqué les esprits et reste comme un des moments forts de la
commission. C’est à ce moment des auditions qu’elle a gagné sa légitimité aux yeux des
Togolais. Paul Ricœur doute que le chemin du pardon ait réellement été emprunté en
Afrique du Sud. L’octroi public et sincère du pardon n’a été prononcé que par quelques
rares victimes habitées d’un fort sentiment religieux chrétien ou ancestral. On a assisté à
des réjouissances publiques quand l’amnistie a été refusée à certains offenseurs. Du côté
des accusés, le bilan est encore plus contrasté. L’aveu a souvent été instrumentalisé
comme le moyen d’éviter les tribunaux : avouer pour ne pas être jugé. La repentance
publique dans beaucoup de cas a été dévoyée en système de délation généralisé. La fausse
belle évidence d’un pardon en échange d’un aveu qui sous-tend ces processus de
réconciliation est un leurre pour Paul Ricœur. Il ne rejette pas pour autant ces démarches
collectives de réconciliation qui tentent de faire mentir l’idée que les peuples ne
pardonnent pas. Elles montrent aussi une humanité qui essaye de prendre en charge sa
condition historique avec toutes les ambiguïtés circonstancielles et structurelles que Paul
Ricœur a minutieusement analysées.
En dernière analyse le pardon nécessite un retour sur soi. C’est le sens du discours du
président de la CVJR lors de la remise du rapport au président de la république.
Monseigneur Barrigah insiste également sur le temps qui seul peut aider à faire ce travail :
délier de la faute dans un premier temps pour relier avec la promesse du pardon dans un
second temps. Et pourtant « l’incertitude des virtualités de l’action humaine1 » rend cette
promesse aléatoire. L’infiltration théologique du pardon devient alors une inondation :
c’est seulement si les hommes échangent entre eux le pardon qu’ils pourront espérer se
faire pardonner par Dieu. Cela dépasse le cadre de ce colloque de philosophie.
La CVJR au Togo : la dialectique de l’ouverture et de la fermeture de la mémoire
collective.
L’injonction de réconciliation faite aux Togolais par les pouvoirs publics et les partenaires
au développement n’est-elle pas prématurée en définitive ? La structuration ternaire du
titre de la commission est pourtant claire : vérité, justice et réconciliation. C’est la vérité de
l’histoire qui amènera la justice dans sa double signification de poursuites et de réparations
et c’est la conviction que la justice a été rendue qui amènera la réconciliation. Le rapport
1
Cité par op. cit. p. 632 : Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne.
91
initial qui souligne lui-même cette nécessité1 a apporté une contribution importante mais
partielle dans la reconnaissance publique de la vérité, et ce n’est pas rien pour reprendre
l’expression de Paul Ricœur, or les actions de justice n’ont pas encore démarré et l’on
demande déjà aux Togolais de se réconcilier. La structure du discours de réception du
rapport de la CVJR par le chef de l’Etat montre que ce nécessaire parcours des deux
premières étapes avant d’arriver à la troisième a été vu au sommet de l’Etat.
Au terme de cette lecture « ricœurienne » du rapport initial de la CVJR, ce sera chez Platon
dans Le Menon que nous irons chercher la source d’une dernière réflexion. Ce texte, cité à
plusieurs reprises par dans son travail sur la mémoire, l’histoire et l’oubli, à partir d’un
dialogue autour de la vertu, aborde la question de la possibilité de la connaissance et celle
de la réminiscence. Nous sommes au cœur de notre problématique : la mémoire et la
connaissance historique. On connait l’histoire de ce jeune esclave à qui Platon demande, à
partir d’un carré qu’il a dessiné sur le sol, d’en doubler la superficie de manière certaine.
Dans un premier temps le jeune homme double simplement deux côtés du carré qui font
angle et obtient un carré quatre fois plus grand. Un peu plus tard, après réflexion,
constatant son erreur, il comprend qu’en montant un carré à partir de la diagonale du
premier, il obtiendra un carré double. Dans la conclusion de son ouvrage 2, Paul voit dans
cette redécouverte de certains théorèmes par l’esclave une disponibilité humaine, basée
sur une mémoire profonde, de reconnaître des vérités intangibles. Filons encore une fois la
métaphore. Comme Platon, les togolais demandent à la galaxie de la réconciliation au Togo
de doubler l’essai de la CVJR : à partir de la vérité réussir la réconciliation. En plagiant
l’anthropologue Jean Pierre Olivier de Sardan3qui définit de manière analogue l’ensemble
des acteurs qui vivent du développement, on appellera galaxie de la réconciliation
cet univers largement international d’experts, de bureaucrates, d’agents de l’Etat ou
onusiens, de politiques, de responsables associatifs ou d’ONG, de chercheurs, d’agents de
terrain qui vivent de la réconciliation des autres en mobilisant ou gérant à cet effet des
ressources financières et symboliques importantes. Le mot galaxie, plus littéraire, est
proposé ici à la place de celui de configuration au sens de Norbert Elias4. Il est à craindre
que dans un premier temps les acteurs qui gravitent dans cette galaxie se contentent de
doubler les côtés du carré en multipliant les séminaires, les ateliers de planification, les
activités de « sensibilisation des populations », les structures institutionnelles ad hoc, les
opérations de communication ou la vulgarisation du rapport5, dépliant ainsi sur une surface
trop vaste ce qui est le cœur du rapport de la CVJR : la marche vers la vérité des faits pour
asseoir la justice pénale et la justice réparatrice, conditions nécessaires pour une
1
Rapport initial de la CVJR p. 133
op. cit. p.606
3
Olivier de Sardan J,-P., Anthropologie et développement, Essai en socio-anthropologie du changement social. 1995 Paris, Karthala, p7 :
« on appellera configuration développementiste, cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, des responsables d’ONG,
de chercheurs, d’agents de terrain qui vivent en quelque sorte du développement des autres et qui mobilisent ou gèrent à cet effet des
ressources financières et symboliques considérables ».
4
op. cit. p.263
5
A ce propos on peut s’interroger sur la pertinence et l’utilité de la rédaction d’un texte de vulgarisation du rapport qui sera une
réécriture et donc nécessairement une interprétation supplémentaire à destination du « commun des Togolais », étymologiquement
parlant. Des « populations à la base », en définitive.
2
92
réconciliation. Reste à savoir quand ils reconnaîtront et mettront en pratique cette
dernière vérité anthropologique qui est la diagonale du rapport. Tout se passe comme si les
rédacteurs du rapport avaient semé une graine de requête de vérité au fin fond de leur
bibliographie en citant Ricœur pour que cette exigence à la fois morale, éthique,
épistémologique et politique ne soit pas mangée par les oiseaux du ciel, soit cultivée par les
citoyens togolais qui amenderont leur terreau anthropologique, le laboureront et le
sarcleront avec leurs outils d’exigence de démocratie et de culture civique. La justice
togolaise séparera l’ivraie du bon grain et les récoltes de la réconciliation seront
abondantes de ce côté-là de la mer Rouge.
Les historiens, les philosophes du droit, les hommes de loi, magistrats, avocats,
enquêteurs, policiers, les journalistes, et les associations de droits de l’homme, de défense
des victimes ou de victimes, ont encore de quoi faire pour maintenir coincé leur pied dans
la porte entre ouverte par la CVJR sur la vérité, empêcher qu’on la referme et l’ouvrir toute
grande pour asseoir la réconciliation au Togo. Pour sa part l’auteur de cette communication
attend la mise à disposition du grand public des autres volumes du rapport pour continuer
à travailler sa lecture « ricœurienne ».
93
94
95
96
LA RECONCILIATION NATIONALE AU TOGO DE 1963 A 2012 :
ANALYSE DES RENDEZ-VOUS MANQUES
Par Joseph Koffi Nutefé TSIGBE1
Une analyse minutieuse de l’histoire politique du Togo indépendant montre l’utilisation à
foison, de la notion de réconciliation. Déjà en 1963, lorsqu’à l’issue du coup d’Etat militaire
au cours duquel Sylvanus Olympio a trouvé la mort, Nicolas Grunitzky accède au pouvoir, il
met en place un comité de réparation, chargé d’indemniser les victimes de la répression
politique d’avril 1958 à janvier 1963. Quatre ans plus tard (1967), après le deuxième coup
d’Etat militaire, il est institué un Comité de réconciliation nationale (CRN), chargé de
recoudre le tissu social déchiré par les rivalités politiciennes et l’antagonisme nord/sud. Mais
ce comité n’a vécu que trois mois. Il passe la main à Eyadema dont le long règne s’est
appuyé surtout sur l’armée qui n’a pas su être républicaine. Le rôle joué par cette armée qui
s’est mise à dos le peuple dans l’histoire politique du Togo, a conduit à un clivage entre elle
et les civils. Pour mettre fin à cette situation, le président de la République d’alors,
Gnassingbé Eyadema, le Premier Ministre de la transition, Me Joseph Kokou Koffigoh, ainsi
que le Président du Haut Conseil de la République, Mgr Philippe Fanoko Kpodzro, ont décidé
de faire du 24 avril 1993, une journée de réconciliation « Armée-Nation ». En 2005, Faure
Gnassingbé succède à son défunt père sous une vive tension sociale. Après l’Accord politique
global (APG) signé le 20 août 2006, il met sur pied une Commission vérité, justice et
réconciliation (CVJR). Celle-ci a rendu au gouvernement, son rapport en avril 2012. Mais
jusqu’ici, les recommandations faites par cette commission en vue de consolider le
processus de recommandation traînent à se traduire dans les faits.
On remarque ainsi qu’un demi-siècle durant, le thème de réconciliation a été
omniprésent dans l’histoire des Togolais. Mais les initiatives entreprises n’ont pas toujours
donné les résultats escomptés. Comment expliquer les échecs enregistrés en matière de
réconciliation nationale au Togo de 1963 à 2013? Cet article a pour but de montrer que la
récurrence de la notion de réconciliation dans la vie politique togolaise n’est pas toujours
gage de la préservation de la paix civile, étant donné la façon dont les pouvoirs publics ont
géré la question.
A partir des documents officiels des discours politiques, des périodiques, des
témoignages et des documents secondaires, cet article s’emploiera à répondre à cette
question suivant un plan ternaire. La première partie sera consacrée à la période des deux
premières Républiques (1961-1967). La deuxième s’intéressera à la période de gouvernance
1
Joseph TSIGBE est Maître-Assistant en Histoire et enseigne à l’université de Lomé au département d’Histoire
97
d’Eyadema (1967-2005). Enfin, la dernière partie se penchera sur la période allant de 2005 à
2012. Dans chaque partie, l’analyse partira du contexte sociopolitique, décrira les initiatives
en matière de réconciliation nationale avant de montrer les résultats obtenus.
1-Le Togo sous les deux premières Républiques : les tares de la réconciliation
nationale (1961-1967)
Il n’est pas aisé de comprendre la nécessité pour les Togolais de se réconcilier sans
comprendre comment ils sont arrivés à être divisés.
En effet, selon les historiens (Barandao, 1987, Ali, 1997 ; etc.), la question de la division
des Togolais tire ses racines de la période coloniale. Du point de vue de ces auteurs, que ce
soit sous les Allemands ou sous les Français, la politique de mise en valeur initiée par le
colonisateur, mobilisant les populations du nord pour la construction des chantiers au sudTogo a été la principale source du clivage nord-sud dans ce pays. Car, concluent-ils, à la fin
de la colonisation, une véritable différence géographique était observable : un nord
quasiment laissé pour compte, contrastant avec un sud relativement « civilisé », abritant les
principales infrastructures mises en place par l’administration, grâce essentiellement à la
main-d’œuvre recrutée au nord-Togo. Cette situation aurait mécontenté les populations du
nord et les aurait dressées contre leurs compatriotes du sud (Yagla, 1978).
Dans une publication récente (Tsigbé, 2012), nous avons montré que cette façon de
considérer les choses est simpliste. Nous faisions observer que même si les données
historiques évoquées par ces auteurs ne sont pas erronées en soi, interpréter ainsi la
question nord-sud au Togo, c’est ignorer les logiques coloniales. Il est clair que les
motivations des colonisateurs n’étant nullement philanthropiques, ils n’ont investi que là où
ils pouvaient engranger des bénéfices. A fortiori, le sud en a bénéficié, mais ce n’est pas sans
effort. Par ailleurs, si l’administration coloniale a créé des disparités géographiques entre le
sud et le nord-Togo, c’est dans la logique du « diviser pour mieux régner ». D’ailleurs, c’est
sur ces disparités créées de toutes pièces par elle que l’administration coloniale, surtout
française, a joué, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour diviser les Togolais,
cette fois-ci par l’arme politique.
Dans le cadre de la lutte pour l’indépendance, deux blocs politiques se sont opposés.
D’une part, il y avait les partisans de l’indépendance immédiate (CUT-Comité de l’unité
togolaise- et la Juvento) et, d’autre part, ceux qu’on appelait les progressistes, proadministration et partisans d’une indépendance progressive (PTP-Parti togolais du progrèset UCPN-Union des chefs et populations de Nord-). Ce dernier bloc a été suscité par les
Français pour contrer le nationalisme togolais incarné par le premier (Gayibor, 2005 : 578 et
suivantes).
Entre 1946 et 1951, le bloc CUT-Juvento a remporté toutes les élections organisées sur
le territoire, malgré les subterfuges de l’administration coloniale française. Pendant cette
période, les partisans du bloc progressiste disent avoir été victimes d’exactions multiformes
de la part de leurs adversaires politiques. ce point de vue est difficilement soutenable, dans
98
la mesure où l’administration, étant de leur côté, disposait de tous les moyens pour assurer
leur sécurité. Même si exactions, il y en a eu, elles devraient surtout se passer dans les
milieux sur lesquels l’administration n’avait pas une grande emprise, faute de ressources
humaines ; dans les autres localités par contre, elles devraient être de moindre envergure
(Tsigbé, 2012 : 72 et suivantes).
De 1951 à 1958, le pouvoir a changé de camp. Les nationalistes, candidats malheureux
aux élections législatives de 1951 et propagandistes du boycott de toutes les autres
élections, disent avoir été l’objet de moult répressions de leurs adversaires politiques
soutenus par l’administration, dont les pires moments ont été les périodes de gouvernorat
de Yves Digo (1950-1952) et de Laurent Péchoux (1952-1955) (Aduayom, Ekué et Tcham,
2005 : 635). C’est ce qui explique le fait qu’après la victoire des nationalistes, lors des
législatives du 27 avril 1958, des groupes de miliciens, communément appelés « Ablodé
Sodja » (littéralement, soldats de la liberté), montés et soutenus par des leaders
nationalistes, ont fait la chasse aux progressistes. Tous ces actes, officiellement dénoncés à
maintes reprises par le gouvernement de Sylvanus Olympio, n’ont fait que diviser davantage
les Togolais. Beaucoup de responsables du camp adverse durent s’exiler pour fuir cette
répression souvent aveugle (Afanvi, 2010).
Le 9 avril 1961, à la faveur d’une triple consultation électorale (présidentielle,
législative et référendaire), la première République a été portée sur les fonds baptismaux.
Suite à ces élections qui, par des subterfuges1, ont assuré une large victoire à Sylvanus
Olympio, ce dernier met en place une politique arbitraire et autocratique, caractérisée par
l’embastillement de ses compagnons de lutte d’hier, Juventistes, notamment Anani Santos
et Firmin Abalo ; suppression des partis politiques, diverses arrestations d’ordre politique,
exil de certains leaders politiques,2 etc. Face à cette situation, l’opposition s’est employée à
déstabiliser le régime Olympio. Selon l’historien Atsutsè Agbobli, (1992), pendant cette
période, Lomé a vécu au rythme des rumeurs concernant des complots vrais ou supposés
attribués aux adversaires du régime. C’est pour répondre à ces « complots » que, le 16 août
1961, a été votée la loi n° 61-27, autorisant le gouvernement à prendre des mesures
d’éloignement, d’internement ou d’expulsion contre les individus dangereux pour l’ordre
public et la sûreté de l’Etat, pendant une durée de trois ans. Cette loi a permis l’arrestation
ou l’exil des leaders de l’opposition. Dans cette même veine, le 13 janvier 1962, par décret n°
62-8, le président de la République a dissout tous les partis de l’opposition 3, entérinant de
fait l’avènement du parti unique au Togo (Batchana, 2012 a : 107).
Les réalités sus-citées ont créé des frustrations, et ont remonté les Togolais les uns
contre les autres. Cette attitude qui a déplu à plus d’un, amena des militaires à renverser le
1
Le président Olympio s’est arrangé à faire invalider toutes les listes concurrentes à la sienne (car il s’agissait
d’un scrutin de liste). C’est donc de bonne guerre qu’il remporta « royalement » ces élections (Batchana, 2012
a : 106-107).
2
République Togolaise, Livre blanc sur les exactions commises par le régime défunt, Lomé, Editogo, 1963.
3
L’administration des domaines fut chargée de liquider les biens mobiliers et immobiliers de ces partis.
99
régime de Sylvanus Olympio, le 13 janvier 1963. Le coup de force ainsi perpétré devrait
inaugurer une nouvelle politique en matière de liberté1.
Ce coup d’Etat militaire, premier du genre en Afrique noire indépendante, a permis le
retour aux affaires de Nicolas Grunitzky, ancien Premier ministre de 1956 à 1958, refugié au
Dahomey au moment des faits. Appelé le 14 janvier 1963 par le comité insurrectionnel
(auteur du coup d’Etat) à former un gouvernement provisoire, il s’est employé à organiser
les élections, le 5 mai suivant, donnant l’opportunité aux Togolais d’approuver une nouvelle
constitution, d’élire une nouvelle Assemblée nationale et de choisir au suffrage direct, un
président de la République (Nicolas Grunitzky) et un vice-président (Antoine Méatchi)2. Ainsi
naquit la deuxième République. Mais il est à préciser que dans la foulée de l’organisation
desdites élections, le président de la République intérimaire, Nicolas Grunitzky a réussi à
faire rétablir les partis politiques précédemment dissouts sous la première République, et à
faire tenir des cérémonies dites de réconciliation nationale notamment à Tsévié, entre les
membres du Parti de l’unité togolaise (ex- CUT) et ceux de l’Union démocratique des peuples
du Togo (UDPT), née, en 1959, de la fusion de deux partis progressistes, le PTP et l’UCPN
(Labante, 2012 : 172). Dans la droite ligne de sa politique de réconciliation nationale dont il
se voulait désormais l’apôtre, Nicolas Grunitzky a convoqué, toujours en prélude aux
élections de mai 1963, une Conférence dite de la Table Ronde tenue au terrain municipal de
Lomé, du 26 février au 2 mars 1963. L’objectif est de parvenir à convaincre les différents
partis politiques à aller à ces élections en présentant une liste commune et à souscrire à un
programme commun de réconciliation et d’unité nationale. Malgré quelques désaccords, les
parties prenantes ont pu s’entendre sur l’essentiel : union et réconciliation nationales,
constitution d’une liste d’union nationale pour les élections, préparation d’une nouvelle
constitution3.
Après les élections, la politique de Réconciliation nationale s’est poursuivie de plus
belle. Elle est caractérisée d’abord par la formation d’un gouvernement d’union nationale au
sein duquel se sont retrouvées toutes les formations politiques existantes à l’époque, même
si entre temps, le PUT s’est divisé et que l’aile radicale a refusé toute collaboration avec le
gouvernement Grunitzky (Labante, 2012). Ensuite, Nicolas Grunitzky a lancé l’initiative de la
création d’un parti unique devant fusionner toutes les forces politiques du pays et a commis
le président de l’Assemblée nationale d’alors, Barthélémy Lamboni d’en être le maître
d’ouvrage. Malgré la détermination de ce dernier, l’initiative n’a pas pu se concrétiser. Enfin,
des tournées régulières étaient organisées à l’intérieur du pays par le président de la
République pour, disait-on, expliquer aux populations de l’intérieur, l’option de l’Exécutif
pour la paix, la réconciliation et l’unité nationale. Concomitamment, des allocutions
1
Le groupe de militaires qui a assassiné le premier président de la République et les pouvoirs publics sous la
deuxième République reprochait au président déchu, entre autres choses, son autoritarisme (Agbobli, 1992 :
22).
2
République Togolaise, Livre blanc sur les exactions commises par le régime défunt, Lomé, Editogo, 1963,
avant-propos.
3
Allocution du président du gouvernement provisoire à la nation, le vendredi 8 mars 1963, citée par Labante
(2012 : 173)
100
mensuelles sont prononcées par le président à l’endroit des populations pour leur expliquer
ces mêmes choix. C’est l’exemple de l’allocution du 24 août 1963 dans laquelle le Chef de
l’Etat faisait entendre : « Le substrat sur lequel reposent nos efforts et qui, seul, conditionne
leur plein succès, je l’ai dit et redit, c’est la Réconciliation et l’union nationales *…+ »1.
Ces actions en faveur de la réconciliation nationale ont eu un écho favorable aussi bien
auprès des populations qu’auprès des responsables de partis politiques. En effet, lorsque, le
21 janvier 1964, le président de la république a reçu les responsables de la branche de
l’Unité togolaise favorable à sa politique, le chef Toyo d’Agoméglozou, premier intervenant,
après avoir déclaré qu’à l’issue des événements du 13 janvier 1963 eux, partisans du défunt
président, n’espéraient plus bénéficier de quelque clémence que ce soit de la part de la
nouvelle équipe dirigeante, il conclut sur un ton enthousiaste que : « *…+ à notre grande
surprise, c’est un appel à la réconciliation nationale qu’il [Nicolas Grunitzky] a lancé. Nous
proclamons donc notre entier soutien au gouvernement d’union et de réconciliation du
président Grunitzky, et nous lui souhaitons une heureuse continuité dans la politique de
justice qu’il a entreprise2 ».
C’est le même son de cloche qu’on peut entendre des différents discours prononcés
par les responsables du pouvoir central ou des cantons, lors des tournées organisées par le
chef de l’Etat à l’intérieur du pays. Par exemple, lorsque, le 11 février 1964, le président a
visité la ville de Dapaong, le chef de circonscription, Joseph Bagna et des cavaliers locaux,
après avoir habillé le chef de l’Etat et son vice-président en tenue traditionnelle, les ont fait
transporter à cheval de l’entrée de la ville jusqu’à la place publique. Après ce cérémonial,
Joseph Bagna, dans son allocution a déclaré :
« Les menaces sous toutes leurs formes n’ont pas réussi à éteindre l’amitié et l’estime
qui vous lient à la population. Après la chute du gouvernement de honte par le coup
d’Etat militaire du 13 janvier 1963, tout était à refaire et le pays tout entier tournait
ses regards vers vous. Après ce coup d’Etat et l’instauration du gouvernement légitime,
les chances de convaincre les autres chefs d’Etat africains étaient minces parce qu’ils
regrettaient la disparition de leur collègue. Mais vous avez su par votre sagesse, votre
expérience, les convaincre. A l’intérieur, les marchandages et les tractations des partis
politiques ont failli perdre votre politique. Mais toutes les énergies du pays sont pour
vous avec le mot d’ordre : union et réconciliation »3.
Venant d’une autorité administrative dépendant directement du pouvoir central, ce
discours peut évidemment faire l’objet de critique. On peut se demander par exemple si
c’était bien là ce que pensaient réellement les populations dans leur majorité ? Mais
l’enthousiasme et la liesse populaire réservés au cortège présidentiel par la population des
Savanes, une région avec laquelle le président défunt a des liens familiaux, peuvent faire
1
Message du président de la République togolaise à la Nation le samedi 24 août 1963, cité par Labante (2012 :
175).
2
Togo Presse du 21 janvier 1964, p. 1.
3
Togo Presse du 12 février 1964, pp. 1 & 8.
101
penser que même si les termes utilisés dans le discours étaient quelque peu exagérés, une
bonne frange de la population adhérait à la politique du gouvernement Grunitzky.
Il ne fait donc l’ombre d’aucun doute que Nicolas Grunitzky voulait véritablement
incarner la réconciliation et l’unité nationales. Mais a-t-il pu réellement atteindre son
objectif ? Certaines réalités permettent de douter de sa bonne foi. En effet, dès sa prise de
pouvoir, il a donné des instructions aux parlementaires d’émettre le vœu de la publication
par le gouvernement, d’un livre blanc sur le régime défunt, ce qui a été adopté, le 6 juillet
1963 par l’Assemblée nationale. Ce livre blanc a été rapidement rédigé par le gouvernement
et a ressassé les faits qui se sont déroulés au Togo pendant une période de près de cinq
années, c’est-à-dire, depuis le 27 avril 1958 jusqu’au 13 janvier 1963, date de la fin tragique
de Sylvanus Olympio.
Mais avant même que l’Assemblée ne donne son feu vert et que le Livre blanc ne soit
publié, Nicolas Grunitzky, par décret n° 63-59 du 28 mai 1963, crée une commission de
réparation, destinée à indemniser les fonctionnaires et agents de l’administration ayant subi
des préjudices de carrière, du fait exclusif de discriminations politiques, entre le 27 avril
1958 et le 13 janvier 19631. Ainsi, du fait que ces dispositions ont exclu les discriminations
politiques d’avant le 27 avril 1958 alors qu’avant cette date, ces violences ont bel et bien eu
lieu, on peut estimer que la politique de réconciliation du gouvernement Grunitzky a été, de
ce point de vue, une revanche des vainqueurs sur les militants du CUT et de la Juvento, hier
aux affaires (Kadanga, 2008 : 116 et suivantes ; Batchana 2012 b : 242).
Le 24 février 1964, par décret n° 64-40 modifiant celui du 28 mai 1963, la commission
de réparation a été élargie, enregistrant entre autres, l’entrée des représentants de chacune
des formations politiques. Si on peut saluer l’association des formations politiques (donc du
CUT et de la Juvento aussi) à l’examen des dossiers pour étudier leur recevabilité, ce décret
ne fut pris que 7 mois après que la justice partiale ait fait des victimes dans le rang des
cutards surtout. Dans les différentes circonscriptions notamment dans le Klouto, après les
dépositions, des injonctions ont été faites aux militants du CUT de réparer les dommages
causés aux progressistes. Mais dans l’impossibilité de le faire, beaucoup de militants du CUT
ont dû se résoudre à la clandestinité ou à l’exil (Batchana, 2012 b : 244), mettant ainsi le
président Grunitzky en porte-à-faux vis-à-vis des valeurs de la réconciliation nationale et de
l’apaisement dont il se voulait l’apôtre.
Malgré toute sa volonté, le gouvernement Grunitzky n’a pas pu se départir de « la
justice des vainqueurs » mettant ainsi à mal sa politique de réconciliation nationale. De
même, le bicéphalisme gouvernemental pour lequel il a opté n’a pas su résoudre le
sempiternel problème du partage du pouvoir politique opposant l’élite du Nord à celle du
Sud depuis l’accession du Togo à la souveraineté internationale. Cette situation n’a fait que
ronger et affaiblir le régime de Nicolas Grunitzky dont les luttes d’influence et de personnes,
des rivalités diverses sont des caractéristiques. Incapables d’arbitrer efficacement et de
mener à bout la politique unioniste pour laquelle ils avaient été sollicités, Nicolas Grunitzky
1
Il faut noter que dans la pratique, la commission ne s’est pas limitée aux seules plaintes des fonctionnaires.
Elle en a reçu de toute nature (Batchana, 2012 b : 242).
102
et son équipe durent céder devant l’armée qui, le 13 janvier 1967, contraint le
gouvernement à la démission et reprend la situation en main (Tsigbé, 2012 : 80).
Le même jour du coup d’Etat, les putschistes ont mis en place un Comité de
réconciliation nationale (CRN) ayant pour président, le plus ancien dans le grade le plus élevé
de l’époque, le colonel Kleber Dadjo. Sa mission était de recoudre le tissu social déchiré par
des querelles politiciennes et les luttes d’influence ayant caractérisé le régime précédent.
Considérant le fait que ce sont les politiciens qui ont divisé les Togolais, le choix des
membres du CRN n’était pas fonction de leur appartenance politique. Ils étaient plutôt
choisis en fonction de leur appartenance ethnique (Afanvi, 2010 : 97).
Mais malgré sa dénomination et la mission dont il a été investi, le CRN n’a pas pu
parvenir à réconcilier les Togolais. D’ailleurs, pendant ses trois mois d’existence (13 janvier13 avril 1967), les membres de ce Comité n’ont pas fait de la réconciliation nationale, leur
préoccupation majeure. Ils se sont plutôt contentés de critiquer le régime précédent qui se
serait engagé dans une politique de « gabegie » et de « gaspillage »1. Par ailleurs, ils s’étaient
acharnés à gérer les affaires intérieures et à légitimer leur pouvoir vis-à-vis de l’extérieur qui
devenait de plus en plus critique à l’égard des militaires togolais, suite à ce deuxième coup
d’Etat militaire2.
Il n’est donc pas exagéré de dire qu’en dehors de l’équilibre régional respecté dans la
composition du CRN, les décisions dudit comité n’ont réellement pas fait la part belle à la
réconciliation des Togolais. Les déclarations issues de ses réunions des 17 et 20 janvier 1967,
considérées comme vecteurs de sa politique intérieure et extérieure, illustrent ce point de
vue3.
Le lieutenant-colonel Etienne Eyadema, devenu depuis peu chef d’Etat major, accusa le
colonel Kleber Dadjo et son équipe d’avoir failli à leur mission et les contraignit à la
démission, arguant d’avoir été supplié par le peuple de prendre les rênes du pouvoir (Tsigbé,
2012 : 83). Une nouvelle ère venait ainsi de s’ouvrir devant les Togolais, avec de nouvelles
réalités en matière de réconciliation nationale.
2-La réconciliation nationale dans une nouvelle phase : les avatars d’une
politique unioniste sous Eyadema Gnassingbé (1967-2005)
Le 14 avril 1967, lorsque le lieutenant-colonel Etienne Eyadema mit fin aux fonctions du
CRN, se saisit du pouvoir et mit en place son premier gouvernement, il déclarait que le
pouvoir ne l’intéressait pas. Mais qu’il a dû agir sous la pression de la rue, œuvre des
Togolais de tous bords qui ont trouvé en sa personne, l’homme de la situation. Selon lui,
n’ayant pas trouvé compétents les membres du CRN au regard de la réconciliation nationale,
mission essentielle qui leur a été dévolue par le peuple, ses compatriotes ont jeté leur
dévolu sur sa personne. Eyadema prend donc les rênes du pouvoir pour faire en sorte que la
1
Togo Presse du 18 janvier 1967, p. 1.
Togo Presse du 21 janvier 1967, p. 1.
3
Ibidem.
2
103
mission jadis dévolue au CRN soit accomplie. Il dit, avant toute action, avoir fait le diagnostic
de ce qui divise les Togolais. Les conclusions de cette analyse sont évidentes : le mal togolais
est certes d’origine politique, mais il est aussi lié au régionalisme, c’est-à-dire au clivage
entre le Nord et le Sud que le système multipartiste n’a fait qu’aggraver. Fort des résultats
de ce diagnostic, le président de la République prit une ordonnance le 8 mai 1967 interdisant
les activités de tous les partis politiques et celles de tous les groupements qui leur sont
affiliés1. La même ordonnance stipule, dans son article premier que « le gouvernement est
habilité à prendre toutes mesures tendant à réaliser la réconciliation nationale » (cité par
Afanvi, 2010 : 100).
Au début, en mettant fin aux activités des partis politiques, l’idée du président n’était
pas d’en créer un, encore moins un parti unique. En effet, quelques jours après sa prise
effective du pouvoir, le président Eyadema déclarait dans un entretien à Togo Presse : « Je
suis fermement opposé au parti unique. Afin de favoriser la critique, il faut deux partis. Le
système de parti unique n’est pas la démocratie. Car alors, l’opposition n’a d’autre moyen
pour s’exprimer que de comploter »2. Le 12 janvier 1969, à la veille de la fête anniversaire de
la libération nationale (car c’est ainsi qu’on a baptisé le 13 janvier), le président de la
République annonça dans un discours, la remise en place des partis politiques3.
Mais cette annonce semble mécontenter la population qui, dès le 15 janvier, organisa
dans les préfectures, des marches de protestation contre cette décision du chef de l’Etat. En
réaction à ces manifestations, le 17 janvier suivant, le conseil des ministres dut se réunir en
urgence pour annuler la décision du président de la République et décider à nouveau, de la
suspension des activités politiques et demander aux populations de cesser leurs
manifestations. Même si on convient avec Komko (1992 : 315) que la spontanéité de ces
manifestations est sujette à caution, toujours est-il que les documents officiels de cette
période ont fait état de l’ampleur qu’elles ont prises à l’intérieur du pays.
A partir de ce moment, le souci de créer un mouvement national qui, à terme,
deviendra un parti unique ne faisait que tarauder l’esprit du chef de l’Etat. Finalement, par
un appel dit historique ayant réuni à Kpalimé les forces vives du pays, le 30 août 1969, cette
idée a été officialisée. Trois mois plus tard, lors d’un congrès constitutif tenu à Lomé les 28,
29 et 30 novembre 1969, le mouvement fut lancé. Il prit le nom de Rassemblement du
peuple togolais (RPT), en fait une dénomination datant de la période de la deuxième
République que Barthélémy Lamboni a voulu donner au parti unique que le président
Nicolas Grunitzky lui a demandé de créer.
Dans son allocution du 30 août à Kpalimé, le président Eyadema faisait observer sans
ambages :
« Il ne s’agira pas d’un parti, où triompheront comme jadis, la haine, les règlements de
compte, les divisions, les luttes d’hégémonie, les intérêts personnels mais, un seul et
véritable creuset national où viendront se fondre les forces vitales de ce pays à
1
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, s.d. et s.éd., p. 14.
Togo Pressedu lundi 22 mai 1967, p. 1.
3
Togo Pressedu 13 janvier 1969, p.3.
2
104
quelques partis qu’elles aient appartenu. Ce groupement de tous les hommes de
bonne volonté qu’ils soient nouveaux ou qu’ils aient été des partisans devra œuvrer
pour une reconversion totale des mentalités pour l’union et la solidarité effectives de
tous les Togolais »1.
A sa création, le RPT a été investi de la mission de la réconciliation nationale au sein
d’un seul et véritable creuset national. Cette œuvre de réconciliation devait aboutir à une
intégration nationale entre tous les Togolais, qu’ils soient du nord ou du sud, dans une
structure de dialogue destinée à promouvoir « activement dans les esprits et les faits, l’unité
et la solidarité nationales2.
Progressivement, les autorités togolaises qui, au départ, donnaient l’impression d’avoir
été contraintes par la rue d’instaurer le parti unique, s’y sont plu, et ont prorogé sans
complaisance, jusqu’à la fin des années 1980, les dispositions de la loi n° 27 du 16 août 1961,
qui autorisait, à des fins préventives, le gouvernement à prendre des mesures
d’éloignement, d’internement ou d’expulsion contre les individus dangereux pour l’ordre
public et la sûreté de l’Etat.
Comme on pouvait s’y attendre, la création du RPT était, pour ses responsables, une
potion magique pour la réconciliation et l’unité nationale. C’est ce qui transparaît en
substance, dans le discours du président Eyadema du 12 janvier 1970 : « En ce début
d’année, réconciliés et unis au sein du Rassemblement du Peuple Togolais, et comme un seul
homme, partons à la conquête d’autres victoires sur la faim, l’ignorance et la maladie ;
*…+ »3.
La réconciliation évoquée dans ce discours a été illustrée, l’année suivante, dans un autre
discours prononcé le 31 juillet 1971, à l’occasion de la célébration de la journée de la femme
africaine, par quelques exemples :
« On ne construit pas une nation sur la division de ses enfants et c’est dans la paix et
l’union que tout devient possible. Je sais que vous l’avez compris et je n’en veux pour
preuve que le témoignage public que vous m’en donnez, lors de nos fêtes nationales,
quand défilent devant nous tous, la main dans la main vos cellules et vos associations,
où l’on voit regroupés, confiants et heureux, celles et ceux qui, il y a cinq ans, ne se
parlaient que pour s’injurier »4.
De ce discours, on retient que les fêtes nationales, notamment le 13 janvier, sont le
symbole de la cohésion nationale et le cadre où se manifestent les caractéristiques de la
réconciliation nationale. Cette vision des choses se confirme également par cette portion du
discours du 10 janvier 1974 du chef de l’Etat à la nation :
1
Togo Presse du 31 août 1969, p. 1 & suivantes. Cf. le discours prononcé par le président Eyadema le 30 août
1969 à Kpalimé.
2
Programme et statut du RPT, p. 16.
3
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 26.
4
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 37.
105
« Pour la onzième fois, nous allons célébrer ensemble la fête Nationale de la
Libération. Pour la septième fois, nous le ferons dans la concorde, l’unité et la paix qui
font que cet anniversaire, d’abord simple commémoration d’une date historique, est
devenue fête de la solidarité de tout un peuple, maintenant confiant dans sa
destinée » (cité par Agba, 2009 : 99).
Jusqu’ici, dans les discours officiels, l’œuvre de la réconciliation nationale se résume à
la création du parti unique et à l’adhésion manifeste des populations à la célébration des
fêtes nationales. Mais dans un discours prononcé le 2 février 1974, à l’occasion du retour
triomphal à Lomé, suite à l’attentat de Sarakawa, accident d’avion survenu le 24 janvier de la
même année dont il est sorti indemne, le chef de l’Etat a ajouté des éléments nouveaux :
« *…+ Depuis 1967, lorsque vous nous avez fait confiance en nous appelant à la tête de
ce pays, il y avait au Togo deux problèmes : le problème économique et le problème
politique. Nous avons dit qu’il fallait commencer par le problème politique. Ainsi,
ensemble avec vous, nous avons réconcilié ce pays en libérant les détenus politiques,
en lançant un appel à tous les exilés afin qu’ils regagnent le pays. Aujourd’hui, à
l’heure où je vous parle, je pense que le problème politique est réglé. Nous n’avons
aucun détenu politique, après sept ans de pouvoir » (cité par Agba, 2009 : 107).
Les éléments nouveaux dont il est question sont la libération des détenus politiques et
l’appel aux exilés pour qu’ils rentrent au bercail. Certes, les détenus politiques ont été
libérés. Mais par la suite, il y en a eu plus qu’avant son avènement au pouvoir. De même,
certains exilés politiques qui ont cru en la bonne foi de cet appel et qui sont rentrés en ont
fait les frais1. Tout cela montre à suffisance, les limites de la réconciliation nationale prônée
par le président Eyadema. En dépit de ces limites, le chef de l’Etat s’est toujours réjoui de la
réussite de cette politique et n’a manqué aucune occasion pour féliciter les populations qui,
selon lui, ont considérablement contribué à asseoir cette réconciliation nationale. Pour
preuve, dans un discours prononcé lors de sa visite aux populations d’Aného, le 8 juillet
1974, le président Eyadema faisait entendre :
« Dans un passé encore récent –à tort ou à raison- la politique de division qu’a connue
le pays a été attribuée à la population et aux ressortissants d’Aného.
Je voudrais penser que c’est à tort que l’on vous accusait de tous les maux dont
souffrait notre pays, puisqu’avec moi, vous avez été capable de faire taire vos disputes,
de vous unir et de regarder dans la même direction »2.
1
Pour des exemples, lire G. T. Tété Adjalogo, 2006, Histoire du Togo. La longue nuit de terreur (1963-2003),
Paris, éd. A. J. Presse, pp. 161 et suivantes.
2
RPT, Dixième anniversaire du RPT, allocutions et discours du président fondateur 1969-1979, Lomé, NEA, p.
641.
106
A Bassar, le 13 juillet de la même année, il a déclaré : « *…+ Au niveau local même,
Bassar donne l’exemple d’une circonscription où la paix et la Réconciliation que nous avons
instaurées, sont une réalité vivante ».
Ces compliments lancés aux populations étaient somme toute des stratagèmes
politiques pour les faire adhérer à la politique unioniste du gouvernement. De ce fait, on
peut s’interroger sur la sincérité de ces discours. Le cas d’Aného est assez illustratif. Dans le
discours cité plus haut, ces populations sont louées d’avoir été capables de taire leurs
disputes et de s’unir avec le gouvernement en regardant dans la même direction. Malgré ces
éloges, curieusement, à chaque fois qu’une tentative de déstabilisation par coup d’Etat est
ourdie, impliquant des natifs d’Aného, le peuple guin est toujours indexé comme voulant
saboter la politique unioniste du chef de l’Etat et arracher aux Kabiyè, le pouvoir pour le
remettre aux gens du sud ; car, disait-on, ces gens n’ont jamais accepté que le pays soit
dirigé par un Nordiste. En tout état de cause, le fait de tailler des discours sur mesure selon
les circonstances, a participé de la stratégie de gouvernance instaurée par le président
Eyadema.
Cette politique accompagnée d’une gouvernance sans complaisance et, pour tout dire,
avec un bras de fer, a payé pendant la durée de vie du parti unique. Pendant cette période,
aucune contestation n’a été signalée de la part des Togolais contre le régime en place. Au
contraire, des marches de soutien, des animations, le culte de la personnalité ont été les
cadeaux les plus précieux offerts par ces populations à leur président. Bien sûr, on peut se
demander si ces manifestations révélaient les désidératas profonds des Togolais ! En réalité,
le moins qu’on puisse dire, c’est que même si au tout début de son règne, ces manifestations
étaient sincères, par la suite, elles ont été récupérées politiquement et entretenues par le
pouvoir pour faciliter son maintien.
Dans une telle situation, les populations étaient obligées de s’exécuter. Les tentatives
de coup d’Etat ourdies de l’extérieur en intelligence avec des officiers de l’armée togolaise
en 1977 ou en 1986 (Agba, 2009) ou encore l’affaire des tracts de 1977 et de 1985
(Batchana, 2012 a : 115), n’étaient-ils pas des indices de notes discordantes dans un son de
musique que le discours officiel disait très cadencé ? Si la réconciliation et l’unité nationale
sont aussi acquises qu’on le clamait et que les populations tantôt félicitées pour leur
adhésion se sentaient délibérément toutes concernées, pourquoi alors autant de détraction
du chef de l’Etat aussi bien en interne qu’à l’extérieur par des moyens qualifiés de
subversifs ?
Dans tous les cas, le coup de semonce du 5 octobre 1990, journée au cours de laquelle
une bonne partie de la jeunesse de la capitale a osé descendre dans la rue pour manifester
son ras-le-bol du régime, a fait paraître au grand jour, les limites de la méthode de
gouvernance politique mise en place depuis 23 ans de règne monopartite. Le processus de
démocratisation qui a commencé dès lors et les dérives auxquelles il a conduit, montrent
que le régime militaire qui a tenu en laisse les Togolais pendant plusieurs décennies, a fait
beaucoup de victimes qui n’attendaient que des occasions similaires pour manifester
publiquement leur grogne et partant, montrer les limites de la politique de réconciliation et
107
d’union nationales du général Gnassingbé Eyadema.
En effet, les manifestations populaires des Loméens destinées à dire non à la dictature,
suite à l’arrestation et à la volonté du pouvoir de juger deux jeunes étudiants ayant été
identifiés comme auteurs de distribution de tracts « séditieux » et accusés d’appartenir à
une organisation illégale au Togo, la CDPA (Tcham, 1992 : 4) ont fait franchir le Rubicon. La
situation se politisa et conduit inexorablement à l’organisation de la Conférence nationale
dite souveraine, tenue du 8 juillet au 28 août 1991.
Cette conférence était la tribune pour faire, entre autres, un débat général sur la vie
politique, économique, sociale et culturelle du Togo, qui sera à terme sanctionné par une
déclaration de politique générale (Agboyibo, 1999 : 147). L’heure était alors au bilan. En
matière de construction nationale, le général Eyadema, dans son discours d’ouverture de
ladite conférence, faisait entendre :
« Durant ces vingt-quatre ans [1967-1991+, les Togolais, en toute liberté, dans l’ordre,
la discipline et la paix sociale, ont adhéré à cette politique de développement et ont
apporté leur pierre à la construction de la nation, permettant ainsi à notre pays
d’occuper la place de choix qui est la sienne dans notre sous-région »1.
En ce qui concerne la réconciliation dont on a semblé dire pendant les moments de
gloire du RPT qu’elle était réalisée, voici ce que déclarait le président de la République en
toute honnêteté, dans le même discours :
« Je voudrais donc que cette rencontre soit l’occasion d’une véritable réconciliation
nationale entre tous les fils du Togo, qu’ils soient originaires du nord, du sud, de l’est
ou de l’ouest et que ces assises permettent aux uns et aux autres de prendre
conscience du véritable enjeu du renouveau démocratique en cette fin de siècle, où le
développement économique reste la clef de voûte du bonheur des peuples »2.
A en croire ces portions de discours, la réconciliation et la construction nationales
étaient bel et bien réalisées avant la conférence nationale et se sont les troubles du début
des années 1990 qui seraient à l’origine de la rupture du lien social entre les Togolais. Cette
vision des choses est difficilement acceptable au regard des développements antérieurs.
Mais une chose est certaine, c’est que la période de transition démocratique (1991-1993)
sur laquelle a débouché la conférence nationale a contribué davantage à la désunion des
Togolais, à cause des massacres, des actes de vandalisme, des exécutions extrajudiciaires
ayant meublé ces deux années, mettant aux prises les civils et les militaires. Cette situation a
amené le chef d’Etat d’alors, le général Gnassingbé Eyadema et le premier ministre de la
transition, Me Joseph Kokou Koffigoh à convenir, le 29 décembre 1992, en se basant sur
l’une des recommandations de la commission mixte paritaire formée les 28 et 29 juillet
19923, de l’organisation d’une journée de réconciliation Armée-Nation pour début janvier
1
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, idem, p. 168.
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 169.
3
Togo-Presse du 18 décembre 1992, p. 3.
2
108
19931. Mais selon Labante (2013, inédit), en raison de la persistance de la crise
sociopolitique, cette journée n’a pu se tenir que le 24 avril 1993.
Considérant que l’armée est les civils se rejettent la responsabilité de l’escalade de la
violence persistante au sein de la population, les acteurs de la transition ont senti le besoin
de procéder à la réconciliation des deux entités de la population pour donner la chance à la
paix de régner dans le pays. Une commission a été mise en place pour réfléchir à la
faisabilité de la chose. Dans ses nombreuses propositions, la commission a estimé que cette
réconciliation devait commencer par une « journée de jeûne et de repentance nationale où
les Togolais de tous les horizons politiques et de toutes les confessions religieuses devaient
demander pardon à Dieu pour leurs péchés et implorer sa bénédiction sur le Togo. La
commission avait proposé que ce soit le chef de l’Etat qui proclame solennellement cette
journée » (Labante, 2013, inédit). Cette proposition fut acceptée. Dans son discours de
lancement de la cérémonie prononcé le 23 avril, le chef de l’Etat a déclaré au sujet de la
journée de jeûne qu’elle est : « organisée sur toute l’étendue du territoire pour enterrer
définitivement la hache des affrontements fratricides, implorer la bénédiction du ToutPuissant sur notre cher pays et permettre aux civils et aux militaires de mieux se connaître
pour mieux s’apprécier, chacun dans le cadre de la mission qu’il accomplit au service de la
nation »2. Les manifestations de la journée de réconciliation nationale ont été marquées par
des libations, des meetings populaires, des offices religieux et des cross-countries sur toute
l’étendue du territoire national (Labante, 2013, inédit).
Mais cette cérémonie n’a été que du folklore, étant donné que l’initiative même de la
réconciliation Armée-Nation, du fait qu’elle était organisée à un moment où la crise
sociopolitique n’avait pas connu son épilogue et que tous les acteurs surtout politiques ne se
sont pas impliqués comme cela se doit, était mort-née (Labante, 2013, inédit). Ce fut encore
un rendez-vous manqué pour les Togolais de se réconcilier les uns avec les autres. Tirant des
leçons de cette occasion manquée, le chef a proposé, par la suite, ce qu’il a appelé une autre
approche de la réconciliation nationale. Dans son projet de société dans le cadre des
élections présidentielles du 25 août 1993, le président sortant, Gnassingbé Eyadema, met en
première position, sur les douze orientations définies : « une nouvelle approche de l’unité
nationale »3. Aussi, le 10 septembre de la même année, dans son premier message à la
nation après lesdites élections qui l’ont largement conforté dans son fauteuil, le général
Eyadema déclarait-il :
« Ma première mission est d’aider à la réconciliation nationale. Le moment est venu
pour tous les Togolais, ceux du sud et ceux du nord, ceux de l’est et ceux de l’ouest, de
se tendre la main. Nous ne sommes pas des ennemis des deux côtés d’un champ de
bataille mais des citoyens libres et égaux qui devront réapprendre à communiquer, à
1
Togo Presse du 30 décembre 1992, p. 1.
Togo-presse du 26 avril 1993, pp.1 & 3.
3
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 179.
2
109
se comprendre, à s’aimer. Ce jour, il n’y a ni vainqueur, ni vaincu. La seule gagnante est
la démocratie. Donnons-nous la main. Unissons-nous au lieu de nous diviser »1.
Quelques années plus tard, précisément le 10 janvier 1997, au congrès extraordinaire
du RPT, on peut entendre du discours du chef de l’Etat ce qui suit : « Six ans se sont écoulés
[à partir du processus de démocratisation de 1991]. Le moment est venu de tourner cette
page douloureuse, d’oublier le passé et d’amener toutes les Togolaises et tous les Togolais,
sans distinction aucune, à se donner la main et à regarder ensemble l’avenir »2.
Beau discours dans la forme ! Mais comme par le passé, les réalités sur le terrain
permettent de douter de la bonne foi de son auteur. Arrestations arbitraires pour des
raisons politiques, contrainte à l’exil des honnêtes citoyens, remise en cause des accords
politiques visant à instaurer plus de démocratie dans la gouvernance politique et à bouter
les sources de division des Togolais, etc. sont autant de réalités qui corroborent cet
argument. Malgré cette invite adressée aux Togolais à se donner la main, il s’est avéré que
dans les faits, cela a été loin d’être le cas. Il suffit de se rappeler des périodes électorales de
1998, 2003, 2005… et des violences subséquentes pour se rendre à l’évidence qu’en fait, la
réconciliation nationale clamée depuis toujours n’est qu’un artifice politique (Tsigbé, 2012 :
94).
De même, lorsqu’on se réfère aux dialogues inter-togolais qui ont eu lieu au cours de
la décennie 1990 (Ouaga I & II, Accord cadre de Lomé, etc.) dont les principales mobiles sont
la remise en cause du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
l’insuffisance des garanties pour la tenue d’élections libres et transparentes et la
contestation des processus électoraux, on se rend compte que les accords signés n’ont pas
du tout été mis en application (Tsigbé, 2011 : 118-120). Or, quand on sait que les trois
mobiles sus-cités participent activement de ce qui divise les Togolais, on peut se demander si
les acteurs politiques d’alors, notamment le parti au pouvoir avait la volonté de réconcilier
les Togolais et de faire régner la paix civile et la concorde nationale à l’échelle du pays. Il est
difficile d’y répondre par l’affirmative.
Il est donc un fait que sous le long règne du général Eyadema, les deux premières
décennies, au regard de la méthode forte utilisée, une sorte d’unité et de réconciliation
nationales attribuées aux acquis du parti unique (RPT) a semblé régné, même si des voix
discordantes se levaient, à l’intérieur comme à l’extérieur pour dénoncer la méthode
dictatoriale de gouvernance choisie. Mais progressivement et ce, surtout dans le contexte du
multipartisme ayant vu le jour au début des années 1990, les Togolais ont été davantage
divisés, notamment par la mauvaise intellection du jeu démocratique ainsi que par les ratés
dans les processus électoraux. Les militaires au pouvoir se sont appuyés sur l’armée pour
consolider leur autoritarisme. L’armée qui est censée être républicaine, a opté plutôt pour la
garde prétorienne. Ainsi, elle s’est mise à dos le peuple en acceptant de se mettre aux ordres
du régime en place. La conséquence est que civils et militaires se retrouvent comme des
1
2
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 186.
République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, pp. 188-189.
110
ennemis, chacun cherchant la moindre occasion pour se venger de l’autre (Labante, 2013,
inédit).
La mort du président Eyadema, le 5 février 2005, et la tentative d’imposition de son fils
au peuple par l’armée ainsi que son élection contestée du 24 avril 2005 ont non seulement
provoqué de vives tensions sociales, mais aussi divisé davantage les Togolais. Le Président
Faure Gnassingbé qui hérite, pour ainsi dire, le pouvoir de son défunt père doit faire face à
l’obligation de recoudre le tissu social suffisamment déchiré dans son pays. C’était pour lui
une gageure.
3- La réconciliation nationale sous le président Faure Gnassingbé : encore un
rendez-vous manqué ? (2005-2012)
Après son investiture à l’issue des élections du 24 avril 2005, Faure Gnassingbé a lancé, sur le
plan interne, le dialogue inter-togolais le 18 novembre 2005. Ce dialogue a abouti à la
signature, le 20 août 2006, de l’Accord politique global (APG), sous la facilitation du
président du Faso Blaise Compaoré1. En introduction au compte rendu de cet accord paru
dans Togo Presse du mardi 22 août 2006, on peut lire ce qui suit :
« Depuis dimanche dernier *20 août, date de signature de l’APG+, toute la classe
politique togolaise est engagée, à travers un accord politique global conclu, dans un
processus de réconciliation nationale et de refondation de la société togolaise, dans un
climat apaisé. Fruit de plusieurs mois de négociations et de concessions réciproques,
cet accord politique global a été signé, à l’Hôtel 2 Février, au cours d’une cérémonie
solennelle présidée par le président de la République Faure Essozimna Gnassingbé et
son homologue du Burkina Faso, M. Blaise Compaoré *…+ 2».
Cette note introductive donne une idée sur les principaux acteurs présents à cette
cérémonie : les représentants de la classe politique, le chef de l’Etat, le facilitateur, ainsi que
les membres du bureau du dialogue inter-togolais dirigé par Me Yawovi Agboyibo.
Entre autres décisions prises, les parties signataires de l’APG « s’engagent à œuvrer
pour le retour des réfugiés et pour la réinstallation des personnes déplacées en vue d’une
réconciliation nationale dans un climat apaisé »3. Par ailleurs, il a été convenu de mettre en
place un gouvernement d’union nationale et d’adopter un code de bonne conduite pour les
élections à venir, preuve que la classe politique est consciente que les élections mal
organisées sont source de division entre les Togolais.
Content de l’aboutissement heureux de ce dialogue inter-togolais, le chef de l’Etat,
dans son discours mentionne que l’APG sera l’instrument par lequel les Togolais peuvent se
pardonner et se réconcilier.
1
Togo Presse du 22 août 2006, pp. 3-6.
Idem, p. 3.
3
Togo Presse du 22 août 2006, p. 3.
2
111
Il souligne :
« Un esprit nouveau souffle sur le Togo. Un esprit de paix et de concorde nationale, un
esprit de fraternité et de tolérance, un esprit de pardon et de réconciliation »1. Plus
loin, il estime que cet accord « sera l’instrument au service des retrouvailles entre
Togolais et le facteur de la réconciliation nationale, de la paix et de la stabilité politique
de notre pays »2.
Cette portion de discours montre clairement que l’APG était investi de la mission de
réconciliation des Togolais. Tout comme le chef de l’Etat, les autres acteurs ou institutions
invitées à la cérémonie n’ont pas manqué de souligner cette mission dévolue à la signature
de cet accord. Selon le président du Faso, facilitateur dans la crise togolaise, « le Togo a
décidé d’offrir à l’Afrique l’exemple d’une nation réconciliée avec elle-même »3. Prenant la
parole au nom de la communauté internationale, l’Ambassadeur Sebregondi, représentant
de l’Union européenne, observe que « la signature de l’Accord politique global, un
événement essentiel, est un pas vers une réconciliation nationale durable »4.
Comme on peut le constater, c’est de façon unanime que la communauté
internationale et les Togolais dans leur entièreté ont salué la signature de cet accord qui,
selon eux, est gage de la réconciliation et de l’unité nationale qu’on a estimée perdue dans
le sillage des événements malheureux ayant suivi l’élection très contestée de Faure
Gnassingbé en 2005 (Tsigbé, 2012 : 96).
Pour que cette réconciliation devenue la préoccupation majeure des Togolais se
traduise dans les faits, l’APG a suggéré, à la suite des recommandations des rapports
d’enquête sur les violences électorales de 2005 (commission d’enquête nationale conduite
par Me Joseph Kokou Koffigoh et la mission du Haut-commissariat aux droits de l’Homme
conduite par M. Doudou Diène), ainsi que celles de la Commission de réflexion pour la
réhabilitation de l’histoire du Togo (créée le 7 septembre 2005 par décret N° 2005-092/PR),
la mise en place d’une commission chargée d’apaiser les cœurs5. Il dispose :
Point 2.2.2 (b) : « Les parties prenantes au Dialogue national conviennent de la
création d’une Commission chargée de faire la lumière sur les actes de violence à
caractère politique, commis durant la période allant de 1958 à ce jour, et d’étudier les
modalités d’apaisement des victimes »6.
1
Idem, p. 4.
Idem, p. 5.
3
Ibidem.
4
Idem, p. 6.
5
République Togolaise, CVJR, Rapport final. Volume 1 : Activités, rapport d’investigations et recommandations,
avril 2012, pp. 54-58.
6
République Togolaise, Dialogue inter-togolais. Accord Politique Global, Lomé, Editogo, le 20 août 2006, p. 19.
2
112
Point 2.4- Pardon et réconciliation nationale : « Afin de créer les conditions pour un
climat social apaisé nécessaire à la réconciliation, les partie prenantes au Dialogue
National conviennent de créer une Commission qui proposera des mesures en vue de
favoriser le pardon et la réconciliation nationale »1.
C’est donc sur la base de ces dispositions que, par décret N° 2009-046/PR du 25 février
2009, une commission dénommée « Commission Vérité, Justice et Réconciliation » (CVJR) a
été créée2. Le même décret précise en son article 2 sa mission. Entre autres, la CVJR a pour
mission de : « Procéder à la mise en œuvre des recommandations issues de l’Accord Politique
Global, notamment ses points 2.2.2 et 2.4, en faisant la lumière sur les actes de violence à
caractère politique commis par le passé et d’étudier les modalités d’apaisement des
victimes »3.
Composée de 11 commissaires, la CVJR s’est attelée à accomplir sa mission pendant 34
mois (au lieu des 18 qui lui étaient donnés initialement) à l’échelle du pays, investiguant et
auditionnant des milliers de citoyens qui, souvent la peur au ventre, ont accepté de
témoigner sur les actes de violence dont eux-mêmes, leurs proches, ou bien d’autres ont été
victimes au Togo, pendant la période indiquée. Si l’on peut saluer ce courage aussi bien des
commissaires que des témoins et des victimes, ce qui a rendu possible la mission de la
Commission, on peut regretter que contrairement aux autres Commissions de ce genre
mises sur pied ailleurs en Afrique (Afrique du Sud notamment), aucun bourreau ne s’est
présenté devant la CVJR pour faire son mea-culpa. Même les coupables identifiés par les
victimes et dont les noms ont été cités dans les dépositions, ont rejeté en bloc les
accusations qui les mettaient en cause. Est-ce parce que, contrairement à ce qui se passe
sous d’autres cieux, le régime sous lequel ont opéré les supposés bourreaux est toujours au
pouvoir ? Ou alors c’est par crainte d’être traduit devant les juridictions une fois la faute
acceptée que ces supposés bourreaux ont refusé de reconnaître les faits ? Autrement dit, le
Togo n’a-t-il connu que des victimes sans bourreaux pendant toute cette période? Doit-on
postuler que tous les bourreaux sont morts ? Autant d’interrogations que les Togolais dans
leur majorité se posent encore aujourd’hui. Mais ce qui est sûr, c’est qu’ils sont nombreux,
ces Togolais qui n’ont pas cru en la sincérité des gouvernants qui ont mis en place cette
Commission. Est-ce pour cela que beaucoup de Togolais n’ont pas collaboré ? Il est difficile
en l’état actuel des connaissances de répondre à ces interrogations multiples.
Depuis le 3 avril 2012, la CVJR a rendu son rapport final assorti de recommandations.
Mais jusqu’ici, aucune de ces recommandations n’est encore mise en application. Cette
situation ne donne-t-elle pas raison aux incrédules ? Pour l’heure, il est trop tôt de l’affirmer.
Toutefois, une chose est évidente, c’est que, à ce jour, les Togolais ne sont pas aussi
1
Idem, p. 21.
République Togolaise, CVJR, Rapport final. Volume 1 : Activités, rapport d’investigations et recommandations,
avril 2012, p. 62.
3
Ibidem.
2
113
réconciliés que cela puisse paraître. Il n’est donc pas exagéré de dire qu’aujourd’hui encore,
du chemin reste à parcourir pour parvenir à réconcilier les Togolais.
Il paraît donc évident que cinquante ans d’indépendance après, les Togolais sont
toujours divisés et l’effectivité de la réconciliation reste un vœu pieu. Cette situation a
fortement agi sur la construction nationale. En effet, considérant que c’est dans l’unité que
peut se construire un pays quel qu’il soit, comme d’ailleurs le stipule le premier vers du
deuxième couplet de l’hymne national : « Dans l’unité nous voulons te *Terre de nos aïeux+
servir », comment un pays dont les citoyens sont divisés aussi bien sur le plan politique que
sur le plan social peut-il relever les défis du sous-développement ? Par ailleurs, le fruit de la
division étant la haine, les rancœurs, la détestation, les actes de vandalisme, le Togo a offert
ce triste spectacle à la communauté internationale, surtout pendant les moments électoraux
où s’invitent les milices de tous bords, menaçant sérieusement la paix sociale. Certes, il n’y a
pas eu de guerre civile au Togo. Mais tous les signaux sont au rouge, indiquant que le lien
social est fortement menacé. Les occasions de réconciliation nationale auraient pu recoudre
le tissu social à la manière sud-africaine mais hélas ! Toutefois, l’espoir n’est pas perdu. Mais
pour gagner le pari, la responsabilité de ceux qui sont au pouvoir est toute entière engagée.
Dérivé du latin reconciliare signifiant remettre en état, la réconciliation signifie, selon
Adnès, « rétablir des liens d’amitié ou d’affection entre des personnes fâchées, brouillées,
opposées jusqu’à la crise, jusqu’au conflit. Il s’agit d’un changement de rapports et de
relations, qui suppose une modification psychologique des sentiments, dispositions,
attitudes : la paix succède à l’inimitié, l’entente à l’hostilité, l’union à la rupture. Se réconcilier,
c’est se remettre bien ensemble, redevenir amis » (Adnès et alii, 1983 : 236). Au regard de
cette définition, il est clair qu’avant de parler de réconciliation nationale, il faudrait bien qu’il
y ait eu brouille, mésentente, voire rupture entre les fils d’un même pays.
Au Togo, de 1963 à 2012, l’histoire est riche des situations conflictuelles mettant aux
prises les diverses composantes de ce pays. Cette situation n’a pas laissé indifférents les
chefs d’Etat qui se sont succédé à la tête du Togo. Chacun, à sa manière, a essayé d’adopter
une approche visant à réconcilier ses compatriotes. Nicolas Grunitzky a mis sur pied un
comité de réparation ; Kléber Dadjo a présidé le Comité de réconciliation nationale ;
Gnassingbé Eyadema, plus que ses prédécesseurs, pensait avoir trouvé la formule magique
par la création du parti unique RPT et Faure Gnassingbé crée, sur la base des
recommandations de l’APG, la CVJR. Toutes ces initiatives se sont accompagnées de grands
discours sur l’unité et la réconciliation nationales. Mais il est regrettable de constater que la
face de ces discours brille par la splendeur des promesses faites aux Togolais tandis que le
revers s’illustre étonnamment par la maigreur des résultats obtenus. Comme on pouvait s’y
attendre, la construction nationale en a pâti. Cependant, ce n’est pas pour autant dire que
toutes les initiatives en faveur de la réconciliation nationale au Togo sont nulles. Car le fait
même de penser à réconcilier les Togolais est en soi louable. Par ailleurs, la création d’une
commission de réparation (sous Grunitzky), de la CVJR et d’un Ministère (des droits de
l’homme et de la consolidation de la démocratie) chargé de la mise en œuvre des
114
recommandations de la CVJR (sous Faure Gnassingbé), entre autres, sont des actions
courageuses à saluer. Seulement, on ne peut que regretter les pesanteurs structurelles et
conjoncturelles (supposées ou avérées) qui n’ont pas permis et qui ne permettent pas
d’atteindre les objectifs assignés à ces initiatives.
En s’inscrivant dans cette logique, on ne peut s’empêcher de se poser quelques
questions. Les Togolais sont-ils aussi divisés qu’il est difficile de les réconcilier ? Ou bien ce
sont les méthodes et les initiatives qui pèchent par leur inefficacité ? Ou alors doit-on
imputer ces rendez-vous ratés de la réconciliation nationale à un manque de volonté
politique ? Dans ce cas, les pouvoirs publics duperaient-ils alors les Togolais en prêchant pour
leur réconciliation alors même qu’ils posent des actes pour les maintenir dans la division en
sachant que les clivages au sein de la population peuvent leur permettre d’assouvir leurs
ambitions politiciennes ? Il est certes difficile de répondre à ces questions. Mais l’observation
de la situation montre que les approches ont été lacunaires et la volonté politique ne semble
pas assez grande. Si les choses se présentent ainsi, il n’est pas alors erroné de déduire
qu’aucune réconciliation sincère ne pourra voir le jour au Togo, aussi longtemps que les
politiques, surtout ceux qui sont au pouvoir, ne changent pas de mentalité et d’approche.
Dès que le changement de mentalité sera acquis, alors on pourra s’inspirer, en ce qui
concerne l’approche, du modèle sud-africain ou bien mettre à profit la réconciliation par le
pardon telle que théorisée par Paul (1995) pour faire bouger les lignes ! Autrement, dit
l’Ecclésiaste, « Tout discours est fatigant *…+. L’œil n’a jamais fini de voir, ni l’oreille
d’entendre » (Ecclésiaste I, 8).
Sources & bibliographie
Sources
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Editogo, 1963.
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115
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117
118
L’analyse sociohistorique du problème de la réconciliation
nationale au Togo : une question de politiques éducatives
Par Namiyate YABOURI1
Partout où se pose aujourd’hui le problème de réconciliation, il s’est posé hier dans les
mêmes endroits un problème de non-conciliation des origines ou de "déconciliation" de
parcours. De ce fait, ici ou ailleurs, la réconciliation en tant que finalité politique à atteindre
renvoie d’abord aux origines de la "non-conciliation" ou de la "déconciliation".
En Afrique noire, depuis l’expérience sud-africaine postapartheid, nombre d’Etats ont
recours à une politique de réconciliation nationale. Outre cet exemple sud-africain souvent
considéré comme une réussite en la matière, un grand nombre d’Etats africains sont
concernés, à divers degrés, par une politique de réconciliation nationale. Parmi ces Etats, on
peut citer au moins le Mozambique, la Somalie, le Rwanda, le Burundi, la Namibie, le Libéria,
la Sierra Leone, le Ghana, la Mauritanie, le Togo, les deux Congo, la Côte d’Ivoire, le Burkina
Faso, le Kenya, le Mali et la Centrafrique.
A l’exception de quelques-uns d’entre eux comme le Togo, le Ghana ou la Guinée-Conakry,
nombre des pays ci-dessus cités ont souvent un point en commun, celui d’avoir connu la
guerre civile et les misères morales et socio-économiques qu’elle implique. A priori, dans ces
pays, la nécessité de se réconcilier et, par suite, celle d’une politique de réconciliation
nationale ne se démontrent plus. Egalement, point n’est besoin de rappeler que les guerres
civiles elles-mêmes constituent souvent des effets tragiques et dévastateurs des conflits
sociaux couvant et se fermentant sur des générations.
Dans le cas du Togo, par rapport au couple dichotomique répandu en Afrique noire, guerre
civile-réconciliation nationale, il se révèle intéressant de montrer, du point de vue de la
recherche, en quoi la réconciliation nationale, en cours depuis les années 1963, a une
justification.
Ici, il s’agit de contribuer à une lecture des faits ou des comportements des acteurs sociaux
au sujet de la mémoire collective et du vécu quotidien des communautés togolaises. Le
cadre de lecture proposée est celui des politiques éducatives2 en tant que vision qu’un
groupe se fait de "l’Homme idéal" et également en tant que projet de société ou plus
exactement une politique de gouvernement pour bâtir ou consolider une société nationale.
C’est ainsi que la première problématique du Colloque, celle de la réconciliation pour la paix
civile, s’interprète ici comme une problématique de politiques éducatives en vue de bâtir des
sociétés nationales sans césure communautaire dans les Etats-nations postcoloniaux en
Afrique.
1
Namiyate YABOURI est docteur en sciences de l’éducation et enseignant-Chercheur à l’Institut National des
Sciences de l’Education , Université de Lomé
2
Le concept de politiques éducatives recouvre les orientations philosophiques ou idéologiques ; les assises institutionnelles,
législatives et structurelles, et le fonctionnement d’un système éducatif. LEGENDRE R. (2005) note que le terme «politiques
éducatives», au pluriel, évoque aussi bien les assises, les orientations que les pratiques éducatives.
119
La communication se réfère aux résultats des investigations et des conclusions de notre
thèse en sciences de l’éducation, sur les politiques éducatives en lien avec l’équité et
l’intégration nationale au Togo, soutenue à l’Université de Lomé en 2012. Elle est élaborée
en trois parties : l’analyse socio-historique du problème de réconciliation nationale au Togo ;
le lien entre la réconciliation nationale et les politiques éducatives et, enfin, la question de la
concitoyenneté républicaine comme perspective d’une réconciliation nationale sincère et
réussie. Auparavant, dans la deuxième partie, l’approche méthodologique utilisée est
décrite.
1. Pourquoi la question de réconciliation se pose-t-elle au Togo de façon récurrente ?
Comme nous l’avons postulé en introduction, constatons d’entrée que la récurrente
question de la réconciliation nationale au Togo renvoie à des situations ou à des événements
ayant conduit à des dissensions, puis, des catalyseurs aidant, à une césure politico-ethnique
entre les communautés des deux grandes aires culturelles du pays, le Sud et le Nord. Ce sont
certaines de ces situations événementielles qui sont abordés ci-après dans le cadre d’une
analyse socio-historique des origines de la césure politico-ethnique intervenue au sein des
communautés togolaises actuelles. Nous rappelons qu’« il ne s’agit pas d’une vaine et
puérile querelle des responsabilités, mais d’une quête raisonnable de compréhension en vue
d’une action efficace » (GBIKPI-BENISSAN F., 2011 : 14). L’analyse socio-historique des faits
permet de montrer, dans la seconde partie, en quoi la question de la réconciliation nationale
au Togo peut et devrait s’entendre comme un problème de culture, d’éducation, puis,
fondamentalement de politiques éducatives en dernier lieu.
1.1.
L’histoire et la géographie des modernités en Afrique noire
C’est un fait historique très bien connu, mais dont les multiples conséquences sur la
constitution des Etats africains et sur les relations intercommunautaires à l’intérieur de ces
Etats sont parfois méconnus dans leurs détails. Nous entendons par modernités, au pluriel,
l’ensemble des valeurs (manières d’être, de penser et de faire), des techniques et des outils
qui ont suivi les pénétrations arabes et surtout européennes en Afrique noire. En ce qui
concerne la pénétration européenne, la quasi-totalité des explorations et des conquêtes
territoriales a évolué des côtes maritimes vers l’intérieur des terres (continent) souvent
appelé l’hinterland (LE THANK K., 1981). La raison est évidente : les côtes maritimes et,
accessoirement, les fleuves ont constitué jadis les seules voies de communication accessibles
entre territoires voisins ou entre terroirs lointains à une époque donnée.
C’est ainsi que, bien avant la colonisation, les points de départ et l’orientation spatiale de la
diffusion des modernités arabo-musulmanes et européennes ont, pour ainsi dire, configuré
"l’émancipation culturelle" en Afrique noire en impactant durablement les relations
géographiques et les rapports sociaux des communautés "indigènes" entre elles.
Dans le cas du Togo, on peut retenir, d’une part, les impacts "civilisationnels" de l’esclavage
et de la Traite atlantique qui ont évolué des côtes maritimes vers l’hinterland ; puis d’autre
120
part, les effets du commerce et des carrefours caravaniers, vecteurs et centres de diffusion
de la civilisation ou des modernités arabo-musulmanes, à partir du centre vers le nord du
territoire togolais actuel. Comme centre de diffusion des modernités arabo-musulmanes
dans cette dernière partie du territoire togolais, on peut mentionner les villes de Sokodé, de
Bassar, de Mango, de Dapaong, etc.
Des influences culturelles ou religieuses précoloniales, une ligne de démarcation culturelle,
évidemment non rectiligne, fut tracée entre les communautés du Togo actuel. D’un côté,
celles qui ont été ouvertes, de fait, aux influences culturelles étrangères et, de l’autre, celles
qui n’ont pas pu l’être à certaine période. Evidemment, dans une Afrique noire
apparemment à la traîne dans les modernités, l’ouverture sur l’extérieur dans ce contexte-là,
et même à ce jour, est perçue, à tort ou à raison, comme une émancipation culturelle,
parfois comme un "mérite culturel vanté".
Par conséquent, de l’histoire et de la géographie des modernités en Afrique noire, une
distinction fut faite au sein des communautés indigènes, de façon caricaturale, entre
"civilisés" et "sauvages", entre "païens" et "chrétiens" ou entre "croyants" et "kafri
"(mécréants). Par rapport aux secondes, les premières communautés ont été relativement
plus réceptives aux modernités introduites à la faveur des contacts avec les civilisations
européenne et arabe. De fait, ces premières communautés, ont occupé depuis lors des
positions sociales dominantes. Par la suite, ceci a impliqué des stéréotypes culturels en
termes de perception de l’identité ou de l’altérité culturelle au sein des groupes "indigènes".
Une telle configuration socioculturelle précoloniale est présente au Togo également.
« Les uns vont nus, les autres, envahisseurs plus ou moins islamisés, portent des
vêtements qu’ils tissent eux-mêmes ; parmi ces derniers, les Cotocoli, autour de Sokodé
et les Tchokossi, autour de Sansanné-Mango, constituent des races fières de leur
supériorité et ont une organisation politique et sociale assez complexe. Près d’eux les
Bassari ont pu se créer une organisation politique. Mais les Konkomba, les Moba, les
Kabéré ou Cabrais, les Losso vivent par familles, péniblement groupés en village et vont
entièrement nus » (CHAZELAS V., 1931, cité par GOEH-AKUE A. N.& GAYIBOR N. L., 2010 :
181).
La configuration socioculturelle dont il est question, bien avant la colonisation, avait
constitué des lignes de césures et une source de défiances ou de conflits entre les deux types
de communautés. Tel fut le cas entre les Moba-Gourma et les Anufom (Tchokossi ou
Komboni1) dans l’actuelle région des Savanes au Togo. A ce propos GOEH-AKUE A. N. &
1
A propos de l’ethnonyme Kombong (au singulier) ou Komboni (au pluriel). GOEH-AKUE A. N. &GAYIBOR N. L. (2010) le
traduisent par « piment dur ». Ceci n’est pas tout à fait exact. Il y a là une erreur dont la source peut être comprise. Dans les
dialectes Moba-Gourma, le piment, outre le terme bali (employé dans les dialectes de l’ouest du terroir, plus ou moins
proches des Dagomba), est désigné par le radical Kam ou Kan, mais jamais par le radical Kom. Sans doute la confusion vientelle du fait que les deux radicaux en jeu (kom et kam) se ressemblent sur la forme et renvoient à une même image
métaphorique, celle de la sévérité ou de la pure méchanceté. Le radical Kom chez les Moba-Gourma indique le couvent ou
ses attributs, couvent étant compris comme un lieu d’exercices de rigueur et de sévérité initiatiques. Par suite, le terme
Kombong serait né au sein des communautés Moba-Gourma face aux attitudes délibérément belliqueuses des Anufom,
conquérants disposant de fusils jusque-là inconnus dans le milieu. Finalement, le terme Kombong (littéralement l’initié noir)
indique un initié (homme de couvent) méchant (à l’égard des non initiés ou des sauvages). Cette explication rejoint celle d’un
autre terme donné aux Anufom par les mêmes Moba-Gourma : Tom (les méchants ou la méchanceté). Partant, le fusil qui a
121
GAYIBOR N. L. (2010) notent que l'exemple des rapports entre les Moba-Gourma et les
Anufom est significatif, les Tchokossi se considérant toujours comme des maîtres et, de ce
fait, sont détestés par leurs voisins, les Moba-Gourma. Un peu partout sur le territoire
togolais, de telles césures communautaires seront accentuées par l’histoire et la géographie
de la colonisation au Togo, et davantage par les logiques et les politiques coloniales.
1.2. L’histoire et la géographie de la colonisation en Afrique noire
C’est connu, l’histoire et la géographie de la colonisation sont à l’origine de la configuration
territoriale de la plupart des Etats en Afrique. C’est en cela qu’elles font inévitablement
partie des facteurs explicatifs les plus déterminants des rapports sociaux à l’intérieur de ces
Etats.
Dans le cas du Togo, la constitution du territoire national a commencé à partir du traité de
protectorat signé à Baguida (localité située à l’Est de Lomé) le 05 juillet 1884 entre
l’explorateur allemand Gustave NACHTIGAL et le roi "MLAPA" de la localité côtière nommée
plus tard Togo-ville. Ce fut le point de départ de la colonisation et de l’Etat togolais en tant
qu’entité géographique et politique. Les communautés "indigènes" qui se sont ouvertes les
premières aux modernités à l’époque précoloniale furent aussi celles qui ont été les
premiers témoins plus ou moins impliquées dans l’entreprise coloniale. En dehors de tout
jugement de valeur, en grande partie, les premiers partenaires locaux et les premiers acteurs
"indigènes" de la colonisation furent issus essentiellement de ces communautés "indigènes
ouvertes".
C’est de cette façon que les facteurs géo historiques des modernités en Afrique noire ont
contribué à la construction des complexes psychosociologiques dans l’inconscient collectif,
soit de supériorité, soit d’infériorité, dans les rapports sociaux entre les communautés de la
de côtes maritimes et celles de l’hinterland, puis, au sein des communautés d’une même
aire culturelle, entre les ruraux et les urbains.
« D’où les jugements péjoratifs portés en bloc et avec une légèreté extrême sur les
prétendus "inférieurs" *…+ Le mépris se montre également par des sobriquets injurieux,
généralement d’origine argotiques, données aux *…+ prétendues inférieures » (COURTENAY
F., 1972 : 16).
C’est ainsi qu’au Togo, de façon générale, les peuples de la côte maritime ont été les
premiers témoins ou partenaires des esclavagistes européens dans la pratique de la traite
des Noirs. Il s’est installé alors, dans l’inconscient collectif de ces peuples, un complexe de
supériorité1 dans leurs rapports sociaux avec les peuples de l’hinterland. Cet état initial a été
accentué par le retour, du Brésil notamment, de certains groupes affranchis de l’esclavage 2.
été connu chez les Moba-Gourma à partir des contacts avec les Anufom est appelé "Tom-Dagou" (c’est-à-dire, littéralement,
le bois ou le bâton de la méchanceté ou des méchants).
1
«Le seul point commun entre Afro-Brésiliens (Bénin) et Afro-Américains (Libéria) réside dans leur sentiment de supériorité
vis-à-vis de leurs compatriotes ainsi que dans les positions de pouvoir et les privilèges dont ils jouissaient par rapport aux
populations autochtones du fait de leur alliance objective avec la puissance coloniale », Jean-Yves PARAÏSO in Les Agoudas
du Dahomey/Bénin – Mémoire vivante de la traite transatlantique, Université de Perpignan, 2009.
2
« En 1835, à la suite de la révolte des Malé, organisée aussi bien par des esclaves que par des affranchis, de nombreux
Africains émancipés compromis furent renvoyés vers les côtes d’Afrique. Ce fut le début d’un important mouvement de retour
122
« Mais une conséquence imprévue de ce mouvement de colonisation, unique en Afrique de
l’Ouest, fut la naissance d’un sentiment de supériorité des gens du Sud sur ceux du
Nord »(GOEH-AKUEN. & GAYIBOR N. L., 2010 : 25).
A l’inverse, il est né un complexe d’infériorité dans l’inconscient collectif des peuples de
l’hinterland, en particulier au sein des peuples du Nord ayant subi le plus l’esclavage et ayant
connu une ouverture relativement tardive sur les modernités européennes.
«Comme on l’a vu, du temps de la traite négrière l’essentiel de la marchandise humaine
provenait de l’hinterland. Or avec la colonisation, ceux qui sont le plus sollicités pour la
mise en valeur du territoire viennent de la même région » (GOEH-AKUE N. & GAYIBOR N. L.
(2010 : 202).
La situation de chacun des deux groupes de communautés, ainsi distingués d’un point de vue
culturel, a donné lieu, dans le cadre d’une communauté nationale imposée par la
colonisation et l’Etat colonial, à une cohabitation plus ou moins heurtée avec des attitudes
d’hégémonie ou de repli identitaire, de méfiance ou de défiance, etc. Justement, dans le cas
du Togo, ALI-NAPO P. (1997) écrit :
«Le contact d’abord brutal, puis régulier des populations aux conditions sociales et de
niveau de développement matériel inégaux va faire naître de part et d’autre des
complexes qui se fixent et se développent au fur et à mesure que s’accentue le
phénomène d’arrivée au sud toujours massive de travailleurs "primitifs" venus du nord. Le
fait d’abord que seuls les habitants du nord doivent être emmenés au sud, sans que le
contraire ne se produise pour ceux du sud, a fait germer dans l’esprit des habitants du
sud que ceux que l’on emmène chez eux sont des êtres inférieurs, des personnes
auxquelles ils sont supérieurs, puisqu’ils peuvent eux aussi les utiliser. De là naît le
complexe de supériorité que possède désormais tout autochtone du sud en face de tout
élément originaire du nord.*…+ La deuxième étape a été pour l’habitant du sud,
l’approche plus intime, celle qui lui permet d’attribuer un nom "générique" à tout être
humain venant justement du nord : le nom de "Kablè" qui dans son mental veut signifier
"être inférieur".*…+ ces "Kabure" que l’habitant du sud appelle Kablais (ou Kablè) arrivent
souvent jusqu’à la côte très peu habillés, tant pour dormir que pour travailler *…+ ils n’ont
qu’un simple cache sexe comme habit. *…+ ils sont souvent couverts de nombreux
tatouages et leurs narines sont trouées. De là sont nées les expressions telles : "Kablè
gnoti gnongnon lé voyaa lévo lévo" = "Kablè (Kabiye) au nez largement troué", que
scandent les enfants de la Côte sur le passage du Kabiye, ou encore cette expression
désobligeante qu’utilise le sudiste pour dire qu’il ne sera jamais inférieur : "yentiya dé, ma
gnon gnotia ? *…+» (ALI-NAPO P., 1997 : 116-117).
Aussi, des complexes de supériorité ou d’infériorité ont-ils été construits dans l’inconscient
collectif des communautés togolaises. Faut-il le rappeler, ceci est un fait social et ne relève
pas d’une responsabilité individuelle des groupes ou de leurs membres. Ensuite, l’addition et
vers les ports de cette Côte des Esclaves, de milliers d’Africains émancipés de Bahia puis d’autres régions du Brésil »
(VIALLARD M., 2005 : 43).
123
l’action des doctrines et des politiques coloniales conduiront à une césure sociopolitique
entre les groupes du Sud et ceux du Nord au Togo.
1.3. Les fondements et les logiques de la politique coloniale : optimiser
l’exploitation des territoires et des peuples conquis par la domination
Trop souvent, face aux problèmes des sociétés africaines postcoloniales, l’on semble oublier,
inconsciemment ou non, les fondements et les logiques de la colonisation, même si l’on
évoque plus ou moins ouvertement les effets pervers de la colonisation. Au-delà de tout
dolorisme1, il apparait presque impossible élucider les problèmes sociaux en Afrique noire
contemporaine et de les solutionner durablement en isolant les facteurs ou les impacts de la
colonisation2.
En fait, la colonisation n’a jamais été une entreprise de philanthropes ou d’humanistes
autant qu’on tente souvent de le faire croire au commun des mortels. La colonisation, sous
ses diverses formes, a toujours pour but d’exploiter de façon optimale et durable les sociétés
colonisées. Des conditions sont créées et des moyens plus ou moins subtils sont engagés de
façon pérenne pour maintenir et entretenir la situation coloniale et, par-là, rendre possible
l’exploitation des sociétés colonisées. Se prendre à analyser les problèmes des sociétés
postcoloniales, à l’image du Togo, comme si la colonisation avait pour finalité de construire
des communautés nationales nous semble être une erreur antinomique évidente. Les
acteurs de l’entreprise coloniale eux-mêmes l’ont avoué à moment donné.
« La colonisation, au début, n’a pas été un acte de civilisation, une volonté de civilisation.
Elle est un acte de force intéressée (…) Les peuples qui recherchent dans les continents
lointains des colonies et les appréhendent (…) convoitent dans ces colonies des
débouchés commerciaux ou des points d’appui politiques. (…) La colonisation, à ses
origines, n’est qu’une entreprise d’intérêt personnel, unilatéral, égoïste, accomplie par le
plus fort sur le plus faible. Telle est la réalité de l’histoire » (SARRAUT A., 1931 : 107-108,
cité par GBIKPI-BENISSAN F., 2011 : 24-25).
Les colonisateurs n’ont jamais eu l’intention de faire des communautés et des territoires
colonisés des sociétés nationales harmonieuses et viables. D’ailleurs ceci aurait été un projet
politique contre-nature. Ils n’avaient aucune raison de le faire. Bien au contraire, la doctrine
machiavélienne de diviser pour mieux régner (garder le pouvoir et faire respecter les ordres
émis) se dédouble dans le cas précis en doctrine "diviser pour mieux dominer et exploiter".
« La politique coloniale est l’art d’organiser et d’outiller, suivant les méthodes
modernes, un pays non civilisé, peu civilisé, ou possédant une civilisation très différente
1
Au sens où l’emploie Albert de MEMMI (2004 : 34).
A ce sujet, le discours du Président des USA, Barack OBAMA, prononcé le 11 juillet 2009 à Accra au Ghana est tout fait
intéressant dans la mesure où il tend à vider le débat "éternel" entre ceux qui sont perçus comme des afro-pessimistes et ceux
qui sont perçus comme des afro-optimistes. Ce discours a ressorti effectivement les grands besoins publics de l’Afrique noire
contemporaine ("L'Afrique n'a pas besoin d'hommes forts, mais de fortes institutions"), tout en tendant étonnement à faire
croire qu’on pouvait oublier le facteur colonial dans la vie quotidienne de l’Afrique d’aujourd’hui. Globalement, nous
pensons que ce célèbre discours s’inscrit plus dans ce que nous appelons "le psychologisme et le pragmatisme américains" se
préoccupant davantage de "l’action efficace". Cette stratégie d’action se révèle efficace en ce qui concerne les individus
(courageux), nettement moins lorsqu’il s’agit des groupes sociaux.
2
124
de la nôtre, dans le but d’accroitre sa richesse et de servir, par contrecoup, les intérêts du
peuple colonisateur » (DOUCET R., 1926 : 42, cité par GBIKPI-BENISSAN F., 2011 : 23-24).
En Afrique, même si pour le commun des mortels l’œuvre de la doctrine coloniale peut
paraître moins visible dans le quotidien des communautés colonisées, sur le plan
géographique, la pratique de cette doctrine a abouti à une réalité bien visible : l’extrême
balkanisation des territoires à la veille ou au lendemain des indépendances nominales
accordées furtivement. "L’efficacité" de cette doctrine séculaire peut être observée
également par le fait que, les petits territoires au plan géographique sont ceux qui vivent les
processus coloniaux les plus aboutis, notamment l’assimilation multidimensionnelle,
l’instabilité ou la stabilité politique des plus paradoxales sous le masque d’Etat indépendant.
Des exemples sont bien visibles en Afrique et témoignent suffisamment du fait que les
grands blocs territoriaux ou communautaires, à l’inverse, ne se prêtent pas facilement à
l’entreprise coloniale tant qu’on ne leur applique pas significativement la doctrine coloniale
adéquate. Parallèlement à la balkanisation territoriale, la balkanisation de l’opinion ou de
des arènes politiques s’est poursuivie depuis l’intérieur. Nombre de projets politiques
panafricanistes ont souvent échoué sur la base des antagonismes internes en apparence.
NKRUMAH K. (1972) avait bien décrypté les logiques appliquées aux pays colonisés :
«History has shown that where the Great Powers cannot colonize, they balkanize. [...] "By
far the greatest wrong which the departing colonialists inflicted on us, and which we now
continue to inflict on ourselves in our present state of disunity, was to leave us divided into
economically unviable States which bear no possibility of real development [...]» (NKRUMAH
K., 1972 : 282-4).
En somme, les faits socioculturels précoloniaux et la finalité ultime de l’acte colonial
rappelés ici ne devraient pas être interprétés comme une attitude de dolorisme. Ce rappel
apparaît utile pour comprendre les conflits communautaires ou publics plus ou moins
silencieux, mais souvent interminables des sociétés africaines postcoloniales à l’image du
Togo.
1.4. La dimension psychosociologique du problème : des rapports conflictuels
dynamiques entre un groupe "majoritaire civilisé" et un groupe "minoritaire
arriéré"
Les complexes de supériorité ou d’infériorité dans les rapports socioculturels entre les
communautés du Togo dans les contextes historiques de l’esclavage et des politiques
coloniales constituent aussi un objet classique de la psychosociologie. Ils s’inscrivent dans le
champ des formes de racisme (ethnocentrisme, tribalisme, régionalisme… bref les racismes
relatifs1 par opposition à un racisme absolu comme jadis l’apartheid en Afrique du Sud) en
tant qu’idéologie ou pratiques sociopolitiques.
Dans le cas du Togo, le problème Sud/Nord, plus spécifiquement l’opposition désormais
classique entre Ewé et Kabyè ou kabyè et Ewé (opposition réelle ou factice, mais produisant
1
Ce terme est emprunté précisément à François COURTENAY (1972).
125
toujours des effets néfastes sur la cohésion nationale) peut être ramenée à des
conséquences de rapports psychosociologiques entre un "groupe majoritaire1" et un
"groupe minoritaire" partageant un même espace public et mis en rivalité autour du pouvoir
politique.
Dans le contexte de l’opposition Nord/Sud au Togo, le terme Ewé (ou Ahouna dans le jargon
des communautés du Nord) désigne souvent l’ensemble des ethnies ou des tribus, y compris
les Ewé-Mina, de la côte maritime jusqu’aux latitudes Blitta (au nord d’Atakpamé). De la
même façon, le terme Kabyè (ou Kablè-to dans le jargon des communautés du Sud) désigne
l’ensemble des ethnies de l’aire culturelle soudano-sahélienne située globalement entre
Sotouboua (au au nord de Blitta) et l’extrême nord du pays (Dapaong).
Un fait important souvent négligé dans l’approche du problème communautaire Nord/Sud
au Togo. Les communautés du Nord, dites Kablè-to, sont plus hétérogènes (réparti sur plus
de 300 kilomètres) que les groupes du Sud dits Ahouna (réparti sur moins de 200
kilomètres), l’étendue du territoire togolais étant rectiligne. En plus de l’étendue
géographique, la religion se révèle être un facteur d’hétérogénéité au Nord à l’opposé de ce
qui peut être observé dans le Sud. Même si l’ethnocentrisme est connu dans le Sud, entre les
descendants des Afro-Brésiliens ou apparentés et les communautés locales, il n’est pas
connu des conflits ethniques ouverts comme ceux qui ont eu lieu dans les années 1990 entre
certaines communautés du Nord.
Que disent les lois psychosociologiques au sujet des rapports entre un groupe majoritaire
"autochtone" (ou se retrouvant dans ce rôle) et un groupe minoritaire immigrant (ou se
retrouvant dans ce rôle) dans une situation de cohabitation et de rivalité, au sens large des
termes ?
Il va se créer des conflits d’ordre socioculturel sur des bases ethniques qui, laissés libre cours
ou, pire, catalysés par d’autres facteurs, vont perdurer, prendre de l’ampleur et se
complexifier dans le temps.
Il se «manifeste ce que les socio-psychologues appellent une opinion « latente » ou
« larvée ». Les conflits ethniques2, bien que pouvant être aggravés par des facteurs sociohistoriques qui leur sont extérieurs, sont souvent spontanés comme tous les conflits relevant
des confrontations entre cultures différentes (et opposées) ou entre les catégories sociales.
« Le racisme se traduit par des comportements de supériorité ou d’infériorité, par des
peurs réciproques, par des conflits individuels et collectifs, par des jugements péjoratifs,
par l’exclusion de certaines catégories qui n’appartiennent pas à l’ethnie dominante ou
leur refoulement dans le "marginal". Il arrive que ces comportements soient inconscients
1
Loin de nous l’intention de "majoriser" ou de minoriser un groupe quelconque. Nous observons, au plan épistémologique
«La première règle et la plus fondamentale […] considérer les faits sociaux comme des choses» (D URKHEIM, 1973 : 15).
Egalement, nous ne sommes pas forcément dans une logique numérique, mais dans des considérations qualitatives. Ce serait
long à expliquer ici. Pour faire court, nous donnons l’exemple de la langue anglaise et de la civilisation britannique qui
dominent le monde entier, alors que, hier comme aujourd’hui, les peuples britanniques n’ont jamais été numériquement
dominants dans le monde.
2
COURTENAY F. (1972) note que les conflits raciaux ou ethniques peuvent être mesurés selon leur intensité.
126
et que ceux qui les pratiquent se croient, avec sincérité, non-racistes et même antiracistes» (COURTENAY F., 1972 : 12).
«Les complexes de supériorité et d’infériorité. Ils s’extériorisent d’abord par des
complexes de supériorité chez les membres de la race ou de l’ethnie dominante, à quoi
correspondent comme toujours, chez les races ou les ethnies dominées, ou même
simplement minoritaires, des complexes d’infériorité qui aspirent, selon une loi
psychologique bien connue, à se "compenser" par des complexes de supériorité»
(COURTENAY F., 1972 : 16).
C’est exactement ce qui s’observe au quotidien dans le cas du Togo, à la faveur de nombreux
facteurs aggravants, à commencer par le prolongement des politiques coloniales et leurs
effets pervers. Les attitudes et les comportements identitaires ci-dessus cités s’observent
dans l’arène publique togolaise. Mais, ceci n’est qu’une émanation des attitudes et des
comportements de la vie sociale au quotidien, en particulier dans les grandes villes
cosmopolites. L’ensemble de ces attitudes ou comportements a été "théorisé" sous le
concept de syndrome binairetogolais. Le schéma suivant a été conçu sur la base des
informations statistiques et discursives collectées et indique les circuits sociopolitiques
secrétant l’exclusion nationale ou, avec euphémisme, la moindre intégration nationale et ses
diverses implications néfastes.
Ainsi, des origines de la césure sociopolitique entre les communautés du sud et celles du
nord au Togo, nous avons postulé et montré, ci-dessous, que la réconciliation nationale
comme projet politique pour réduire cette césure doit être appréhendée comme un
problème d’éducation et de politiques éducatives dans un système éducatif global prenant
en compte tous les modes d’éducation et rechercher alors une concitoyenneté réelle entre
les Togolais de divers horizons
2. Pourquoi le problème de réconciliation nationale est aussi un problème
d’éducation et de politiques éducatives ?
D’entrée, répondons à cette question : les origines de la non-conciliation ou de la
déconciliation nationale renvoyant à des facteurs psychosociologiques non favorables à la
cohésion et à des doctrines coloniales mises en œuvre plus ou moins subtilement dans les
mentalités, il va de soi que la réconciliation devra procéder a posteriori de l’éducation.
Autant en éducation tout tient souvent aux valeurs des groupes, autant en matière de
réconciliation tout devrait tenir également aux valeurs d’une cohabitation pacifique. Bien
plus, les théories et les expériences le montrent bien. Aussi, avant d’arriver au contenu de
l’interrogation formulée, convient-il d’indiquer nos références théoriques et la démarche
méthodologique suivie dans l’élaboration de la thèse dont une partie des résultats et des
conclusions sont reprises dans cette communication article.
2.1.
Les références théoriques
Nous avons commencé par poser des postulats pour mieux expliciter. Le postulat de base est
127
le suivant : à l’origine, les Etats nés de la colonisation, à l’image du Togo, ne constituaient
pas des Etats, encore moins des nations. Et puisque la construction nationale n’a jamais été
une préoccupation des colonisateurs, c’est aux Etats indépendants que revient le devoir de
faire de l’assemblage de communautés hérité des nations harmonieuses si telle est
l’aspiration commune des communautés concernées.
Suivant ce postulat, notre argumentation est basée sur deux principales références
théoriques : John DEWEY (1859-1952) et John RAWLS (1921-2002). Tous les deux sont des
Américains des Etats unis, un Etat fédéral d’origine coloniale, pluriethniques ayant élaboré et
mis en œuvre des politiques éducatives visant l’intégration sociale des minorités et la
consolidation de la cohésion nationale. Nous nous référons à ces deux auteurs à travers leurs
ouvrages respectifs Démocratie et Education (1916, 1975) et Théorie de la justice (1971,
1987). Les deux auteurs ont beaucoup en commun. Au moins deux conceptions de ces
auteurs sont omniprésentes dans la formulation et dans l’argumentation de notre thèse :
-
le rôle central accordé à l’éducation comme principal instrument de régulations
publiques (au sens large du terme) :
«L’école a également pour fonction de coordonner, dans le cadre des dispositions de
chaque individu, les diverses influences des multiples environnements sociaux avec
lesquels il est en contact. Un code prévaut dans la famille, un autre dans la rue, un
troisième à l’atelier ou au magasin, un quatrième dans l’association religieuse. *…+ Toute
éducation donnée par un groupe tend à socialiser ses membres, mais la nature et la
valeur de cette socialisation dépendent des habitudes et des objectifs du groupe» (DEWEY
J., 1975 : 40 ; 108-109).
-
l’idée (rationalisée) que la justice et l’équité sociales doivent être intégrées (être prises
en compte) dans les structures (institutions) mêmes des sociétés :
«Ce serait une erreur d’attirer l’attention sur les positions relatives et changeantes des
individus et de demander que soit juste en lui-même chaque changement, envisagée
comme une transaction isolée. C’est l’organisation de la structure de base qui doit être
jugée et ce d’un point de vue général. *…+ Chaque personne a un droit égal au système le
plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec un même
système de libertés pour tous. Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à
condition (a) qu’elles soient au plus grand avantage du plus mal loti, et (b) qu’elles soient
attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions de juste
égalité des chances» (RAWLS J., 1987 : 341)
En quoi les théories de société de DEWEY et de RAWLS peuvent apporter des éclairages à une
question concrète, celle de réconciliation au sein d’une société contemporaine postcoloniale
comme le Togo ? D’emblée répondons : elles ont été inspirées et conçues dans leur contexte
en lien avec cette question de réconciliation, elle-même impliquant libertés humaines et
cohabitation paisible. Les théories de DEWEY et RAWLS sont conjoncturelles au contexte de
leur pays d’origine et de résidence, et à leur époque de vie.
128
DEWEY note que «dans l’histoire de l’humanité, toute ère de progrès a coïncidé avec la mise
en œuvre des facteurs qui tendaient à supprimer les distinctions entre des peuples et des
classes autrefois séparées les uns et les autres» (DEWEY J., 1975 : 112). A elle seule, la théorie
pragmatiste de DEWEY J. allie éloquemment les observations sociologiques, des postulats et
l’analyse philosophiques, à la fois réalistes, prophétiques et idéalistes : l’expérience, la
culture, le savoir et l’action publique sont un dans le sens de l’utilité sociale, du plus grand
bien commun :
«Pour dire les choses brutalement, le problème de la connaissance en général est un
non-sens. Il n’existe pas deux sortes de connaissances dont les objets devraient être
réconciliés. Mais il existe deux dimensions des choses expériencées : l’une qui consiste à
les avoir, et l’autre qui consiste à les connaître de sorte qu’on puisse continuer à les avoir
d’une manière plus significative et plus sûre» (DEWEY J., 1983 : 379).
2.2. La démarche méthodologique
In extenso, la thèse dont émane l’article est intitulée les politiques éducatives au Togo de
1960 à 2010 : la question de l’équité et de l’intégration nationale. Pour ceux qui connaissent
la vie publique togolaise, un tel intitulé est un sujet impliquant des tabous et surtout de
grandes controverses dans l’opinion tout comme dans la littérature, même académique. Au
niveau général, ce contexte a conduit à adopter une méthodologie, pour ainsi dire,
démonstrative. Elle a consisté à identifier le problème, la question de l’intégration nationale
et de l’équité publique, et à démontrer autant que faire se peut son existence effective par
diverses sources d’informations. En fait, cette procédure nous a permis confirmer
préalablement l’existence et la réalité du problème formulé avant de le traiter.
Sur le fond, le problème étudié a impliqué une démarche rétrospective avec trois principaux
paradigmes méthodologiques couramment utilisés en sciences sociales : le descriptif, le
compréhensif et, accessoirement, l’explicatif (POURTOIS J.-P. & al, 1998). C’est de cette façon
que les techniques et les outils d’investigation utilisés relèvent à la fois des approches
quantitatives (sur des statistiques sociodémographiques, scolaires ou universitaires) et
qualitatives (sur la littérature grise, les données discursives de l’enquête socioanthropologique, etc.), la méthode elle-même étant celle de l’a posteriori.
L’analyse quantitative s’est faite sur la base des indices statistiques de tendance centrale
(moyenne, médiane, écart-type, tendance, etc.). Ces indices ont servi à évaluer, sur la base
de l’équité sociale, les investissements éducatifs sur le territoire national togolais. Quant aux
données documentaires et discursives relatives aux politiques éducatives ou aux
manifestations du problème d’intégration nationale au Togo, un schéma d’analyse a été
adopté, alliant les méthodes de l’analyse de contenu informationnelle (MUCCHIELLI R., 1984)
et des inférences interprétatives relatives au contexte socio-historique. Ci-dessous, les
résultats présentés montrent qu’au Togo le problème de l’intégration nationale, versus la
question de la réconciliation, est aussi une question de politiques éducatives.
129
2.3. L’absence d’une politique éducative nationale de réconciliation au Togo face à
la césure politico-ethnique accentuée au lendemain de l’indépendance
Il a été analysé des documents relatifs aux politiques éducatives : les textes législatifs et
organiques de l’éducation, des discours et des documents de politiques, des publications
universitaires, des journaux officiels, bref un ensemble de documents de diverses littératures
sur les programmes ou sur des intentions politiques exprimées, sur la vie publique nationale
au Togo. Cette analyse a été faite de façon longitudinale en suivant les différents régimes
politiques, étant donné que ce sont eux qui ont la prérogative des politiques éducatives au
sens de projet de politique. Auparavant, les politiques éducatives de l’époque coloniale ont
été analysées pour montrer et insister sur le fait que :
- Celles-ci ne se préoccupaient pas de faire, à plus ou moins long terme, des colonies des
nations ou s’en préoccupaient de façade ;
- qu’en absence de nouvelles politiques éducatives nationales au lendemain de
l’indépendance au Togo, les politiques éducatives coloniales se sont maintenues de fait
dans le système éducatif en paradoxe total aux manifestations récurrentes de la césure
politico-ethnique qui avait et qui a toujours cours entre le nord et le sud au Togo.
En ce qui concerne les politiques éducatives attribuables aux différents régimes politiques
togolais de 1960 à 2010, les conclusions majeures de l’étude sont présentées ci-dessous.
2.4. La réforme de l’enseignement de 1975 au Togo : un masque démocratique
d’un système scolaire élitiste et de concurrence nationale
La lecture et la relecture du texte de la réforme de l’enseignement de 1975 au Togo, suivant
le schéma d’analyse1 élaboré, permettent de conclure que ce texte en tant que politiques
éducatives :
a été une véritable suite2 de l’arrêté n°32 de 1935 de l’administration coloniale
française organisant l’enseignement général au Togo ;
s’était bien inscrit dans le paradigme éducatif dominant au monde, le paradigme
socio-économiste ou utilitariste incarné en grande partie par la théorie du capital
humain ;
ne s’était pas inscrit véritablement dans un paradigme éducatif politique dans
l’optique d’une construction nationale, même si les autorités prétendaient
habilement le contraire ;
1
Les sept points du schéma d’analyse des textes sont :
i. la norme universellement admise en termes de paradigmes éducatifs dominants ou de norme "idéale" proposée dans
une perspective de construction nationale ;
ii. le contexte des textes officiels de l’éducation traduisant ou évoquant les politiques éducatives ;
iii. les objectifs manifestement ou implicitement exprimés à travers les textes par rapport au contenu manifeste desdits
textes ;
iv. les producteurs ou les auteurs de textes ou des matériels informationnels ;
v. les effets du contenu (plus ou moins attendus ou espérer) sur le public à court et moyen termes ;
vi. la mise en œuvre ou l’application des textes ;
vii. les résultats observés de l’application (ou de la non application) des textes.
2
GBIKPI-BENISSAN F. (2011 : 13) rappelle que la fin de la colonisation n’a pas signifié la fin des systèmes scolaires coloniaux.
130
-
dans une certaine mesure, nombre de dispositions de la réforme de l’enseignement
de 1975 au Togo étaient totalement en déphasage avec le paradigme éducatif
politique que requérait à nos yeux la construction nationale.
Le pire avec la réforme de l’enseignement de 1975 au Togo est que, non seulement elle n’a
pas été mise en œuvre, mais surtout, en tant que cadre juridique du système scolaire au
Togo jusqu’à ce jour au Togo, elle a été souvent violée ou dénoncée dans la gestion
quotidienne de l’école formelle. Ces faits révèlent a posteriori un indicateur du problème
d’intégration nationale, notamment la confrontation Nord/Sud au Togo.
La non application, la moindre application ou une application de travers de la réforme de
l’enseignement de 1975 au Togo a impliqué des résultats en déphasage avec l’esprit initial
publiquement exprimé de cette réforme. Une l’étude faite par la Banque mondiale et l’Etat
togolais (RESEN, 2002) l’a révélé : le système scolaire togolais a pratiquement fait fi de
l’équité sociale ou géographique dans les investissements éducatifs publics sur plusieurs
décennies.
Implicitement, dans les plans des leaders politiques du Nord, "un équilibre" était recherché
dans le domaine de la scolarisation par rapport à l’avance historique du Sud du pays. Cet
équilibre politico-scolaire a bien eu lieu, mais d’une certaine manière, partielle et partiale.
Les cartes thématiques et les graphiques conçus dans la thèse illustrent à suffisance la forme
d’équilibre dont il est question. Finalement, l’impact réel de la réforme de 1975 sur le
système scolaire togolais est presque imperceptible, même si celle-ci est demeurée jusqu’à
ce jour le cadre juridique de l’éducation formelle au Togo. De ce fait, on est en droit de
penser qu’avec ou sans réforme de l’enseignement de 1975 "sur le papier", le système
éducatif togolais aurait évolué visiblement de la même manière : au moins faire en sorte que
le Nord "rattrape" son retard sur le Sud, en ayant une vue restreinte de ce Nord et en faisant
fi de l’équité sociale sur l’ensemble du territoire national au détriment des minorités ou des
groupes politiquement défavorisés.
Aussi, la réforme de l’enseignement de 1975 peut-elle être considérée comme un non
événement, et même un contre événement dans le système scolaire togolais par rapport à
ce qu’on entend par la démocratisation de l’école. Elle constitue un contre événement dans
la mesure où elle a servi de masque politique, de faire-valoir politique, qui a caché les
politiques éducatives réellement inéquitable ; celles qui ont entretenu une école élitiste et
de concurrence nationale en lieu et place d’une école de promotion collective et de
construction nationale. Le syndrome binaire1 togolais, né des rapports socioculturels
conflictuels sur fond de catalyseurs coloniaux et néocoloniaux, s’est renforcé surtout autour
des politiques éducatives.
1
Ce terme déjà évoqué plus haut a été une déduction conceptuelle de nous-mêmes pour indiquer les attitudes et les
comportements dans la vie publique togolaise qui se situent souvent en opposition, en réaction (réelle, anticipée ou redoutée)
par rapport à l’antagonisme Nord/Sud omniprésent (cf. thèse).
131
2.5.
Une gestion de l’école publique au mépris de l’équité sociale
L’équité dans la vie publique et dans le fonctionnement de l’administration publique est une
question à la fois de politique, de procédures, de structuration réglementaire et de gestion
pratique. Autrement, la situation de l’équité dans la vie publique d’un Etat se mesure à la
fois à travers les normes (lois, règles, usages, etc.), les perceptions individuelles ou
collectives à ce sujet et la façon dont de telles normes sont mises en pratique au quotidien
dans cette vie publique.
L’idéal serait que l’esprit d’équité se retrouve d’abord dans les normes, dans les lois et textes
réglementaires de la vie publique, dans les perceptions professionnelles des administrateurs
et dans la pratique quotidienne de ces administrateurs. Les deux aspects (l’équité dans les
normes et dans les pratiques) sont rationnellement, éthiquement et politiquement exigibles,
même s’il est attendu des écarts dans la pratique des normes, la corruption étant un fait
humain universel. Toutefois, le minimum indéniable dans la structuration et dans le
fonctionnement d’une administration publique est l’existence dans les textes officiels, "sur
papier" comme on le dit couramment, des normes structurantes ou fonctionnelles
impartiales, impersonnelles et socialement équitables de sorte que des recours soient
possibles en cas d’écarts excessifs dans la pratique. La délivrance impartiale des services
publics est au cœur même du principe, de la philosophie et de l’histoire de l’Etat en tant
qu’institution garante de la vie commune et de l’intérêt commun.
Malheureusement, en Afrique noire, les administrations publiques léguées par les
administrations coloniales dans tous ses aspects sont caractérisées par de multiples modes
subversifs de gouvernance qui s’apparentent à une privatisation informelle des services
publics au niveau de chaque sphère, décisionnelle, technocrate ou exécutoire. Le tout
concourant à mépriser systématiquement l’usager anonyme ou à négliger et à marginaliser
les groupes minoritaires ou minorisés. Dans la thèse ci-dessus évoquée dans le cas du Togo,
nous avons utilisé, avec humour, la légende d’un cheval et d’un âne appelés à participer à
une même compétition olympique dans un esprit de fair-play. A travers cette légende, de
façon imagée, l’esprit et la lettre de l’équité et de l’équitable ont été expliqués à la lumière
des principes de RAWLS J. (1987).
Paradoxalement, dans nos administrations publiques, d’un côté, il est souvent entretenu et
miroité des normes publiques plus ou moins policées, celles de l’appareil constitutionnel et
juridique, celles de la citoyenneté moderne proclamée, celles des procédures
administratives et comptables à l’européenne, etc. Mais, lorsqu’il s’agit des séances
officielles ou de parler en public. Mais, de l’autre côté, il y a les normes pratiques, des usages
établis, des codes informels, des cultures professionnelles, des stratégies ou des
compétitions dominantes autour des ressources publiques orchestrées par des groupes
stratégiques1. Les comportements des groupes stratégiques tendent toujours à trahir l’esprit
1
Nous empruntons ce concept aux socio-anthropologues africanistes, OLIVIER DE SARDAN J-P &BIERSCHENK T. (1997). Ces
groupes ne sont statiques ou figés, formés pour une fois de bon, mais dynamiques et variables selon les circonstances, la
nature et la dimension de l’enjeu. Il s’agit de faire "main basse sur ... par tous les tours et détours".
132
d’une administration publique impersonnelle, impartiale et au service du plus grand nombre
pour le plus grand bien collectif.
Le Togo n’échappe pas à la règle. Bien au contraire, il se spécifie même en la matière.Il arrive
que les normes (lois, règles, etc.) conçues ne soient pas trop mauvaises au regard de l’esprit
d’une administration ou d’une gestion publique neutre et impartiale. Mais, la pratique se
situe souvent aux antipodes de l’esprit de telles normes. Pire encore, il arrive que les normes
ne tiennent pas compte de l’équité dans leur conception ou dans leurs modalités
d’application requis habituellement dans le service public ou dans les standards
internationaux. Ce sont de tels travers politiques et administratifs, deçà delà, au mépris de
l’équité que les documents et les observations nous ont permis de montrer.
Par l’analyse du contenu des textes et par nombre d’indices statistiques élaborés, il a été
démontré en quoi le système scolaire togolais de 1960 à nos jours à souvent fait entorse à
l’égalité des chances et davantage à l’équité sociale et géographique, alors que la promesse
publique au lendemain de l’indépendance était de se servir principalement de l’école pour
bâtir la nation togolaise. Or, l’égalité des chances en termes de distribution des offres
publiques d’éducation et de l’accès à tous les niveaux d’enseignement sur le territoire
national sont les critères de base pour jauger le sens de l’équité dans un système scolaire
(DURU-BELLAT, 2002 ; VAN PARUS, 2004).
«Celle-ci (l’équité) est en général appréhendée par l’inégalité de la distribution de
certains biens éducatifs (compétences, accès à l’enseignement supérieur, à telle filière de
l’enseignement supérieur…) entre différents groupes ou par l’influence de l’appartenance
à un groupe sur la possession de ce bien. Ces indicateurs donnent une mesure approchée
de l’égalité des chances au sens strict, *…+ Bien qu’approchée, on peut penser que cette
mesure est satisfaisante, en particulier en ce qu’un pays où les inégalités éducatives
entre groupes sont plus faibles est aussi un pays où les inégalités entre les chances
d’obtenir ces biens sont plus faibles» (MEN-ESR1, 2004 : 73).
Ci-dessous un exemple pris au sein de l’ensemble des graphiques construits pour illustrer la
gestion de l’école publique au mépris de l’équité sociale au Togo sur la période de l’étude.
Sur le territoire togolais, conformément à la géographie et aux politiques coloniales, le
niveau global de la scolarisation a toujours évolué en decrescendo du Sud vers le Nord, dans
un même sens que le niveau de pauvreté économique. L’extrême nord, la région des
Savanes, est une zone géographique à la lisière du Sahel, tandis que le Sud est à la lisière de
la zone équatoriale et s’ouvre sur l’océan. Alors, il convient de lire le graphique n°1 cidessous en tenant compte du fait que la région des Savanes, la plus septentrionale du Togo,
a été toujours la plus sous-scolarisées et la plus pauvre du pays, sans être la moins
densément peuplée du pays.
1
Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, France.
133
Graphique n° 1 :les taux d’accroissement des créations d'écoles primaires publiques par
région1 au Togo entre 1989 et 2004 (15 ans)
70
60
50
40
%
30
20
10
0
go
To
s
ne
va
Sa
ra
Ka
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M
Source : Annuaires officiels des statistiques scolaires de 1989 à 2004, Togo.
Le graphique n° 1 révèle trois principaux faits :
- au plan national le taux d’accroissement des écoles primaires, a chuté de 85%, passant
de 135% entre 1974 et 1989 à moins de 50% entre 1989 et 2004 ;
- les disparités constatées précédemment dans la période 1974 -1989 se sont accélérées
brutalement au cours de la période 1989-2004. Deux régions extrêmement favorisées,
se sont détachées très nettement des autres dans la distribution des investissements
éducatifs : il s’agit de la région Centrale et celle de la Kara2 ;
1
Les frontières de certaines régions administratives au Togo ont connu des modifications entre 1974 et 2004 (une période de
référence). Il s’agit des deux régions du centre du pays, c’est-à-dire la région Centrale et la région de la Kara. Nous en avons
bien tenu compte dans le traitement des données en partant des données des préfectures pour constituer celles des régions.
C’est ainsi que la Centrale comprend Sotouboua dont Blitta, Sokodé dont Tchamba, et la région de la Kara comprend Bassar
dont Dankpen, Bafilo, Kara, Kandé, Niamtougou et Pagouda.
2
Même si une certaine opinion attribue le net détachement de ces deux régions à l’action des ONG, le fait de l’iniquité
publique en la matière demeure, puisque les ONG sont censées guider leurs interventions géographiques sur un territoire
134
-
la région des Savanes reste, de façon paradoxale, nettement défavorisée, étant en
principe celle qui aurait dû avoir le plus grand taux d’accroissement d’écoles si l’équité
sociale et géographique avait prise en compte.
L’autre hypothèse de cette interprétation est que la demande d’éducation, en termes de
population scolarisable, est sensiblement importante dans toutes les régions. Le calcul des
nombres moyens d’élèves par salle de classe disponible dans le temps et par région vérifie
suffisamment cette hypothèse. Ceci remet en cause certains types d’arguments peu
républicains utilisés par moment pour justifier a posteriori les inégalités d’une distribution
neutre d’équité des investissements éducatifs sur le territoire national. Voici un exemple
typique de ces arguments : «Si l’on ne tient pas compte des régions septentrionales du pays
où il y a un déficit en écoliers, nous avons des localités où vous pouvez trouver jusqu’à 120 ou
130 élèves par classe»1 (TALLA B-P., 1998 : 582).
D’ailleurs, à l’occasion de ce qui a été appelé "gratuité de l’éducation" à la rentrée 20082009 au Togo, la preuve a été faite que des investissements ont été faites des années durant
sans se préoccuper de l’équité, pas même de l’égalité entre les régions ou les groupes, de
telle sorte que dans les régions ou dans les localités défavorisées, les effectifs scolaires ont
explosés dans les écoles publiques. C’est ce qui explique des taux de croissance
extraordinaires d’effectifs scolaires au primaire dans la région des Savanes tels qu’illustrés cidessous au graphique n°2.
national selon la subsidiarité et l’équité sous l’orientation de l’Etat. Lorsque ce n’est pas le cas dans un pays, cela devient un
indicateur d’un problème public plus profond que ce qui transparait..
1
Cette phrase est une affirmation d’un ministre de l’Education en fonction à l’époque, par ailleurs ex-Directeur de la
planification de l’Education nationale, lors d’une interview apparemment bien préparée. L’affirmation du ministre est
manifestement fausse et tient d’un anachronisme plutôt lointain. Au moment où le ministre disait cela, l’effectif moyen dans
le primaire public par classe au niveau national était de 80 élèves, tandis que dans la région des Savanes, la région la plus
septentrionale du pays, cette moyenne était de 84,1 élèves (cf. Annuaire officiel des statistiques scolaires, 1997-1998/
1998/1999).
135
Graphique n° 2 : les taux d’accroissement des effectifs scolaires dans les écoles primaires
publiques par région entre 2007-2008 et 2008-2009 au Togo à l’occasion de la gratuité de
l’éducation
80,0
65,0
Accroissement
dans le public
60,0
40,0
29,0
18,2
20,0
Accroissement
dans les privés
0,0
-20,0
Accroissement
dans les EDIL
-40,0
-60,0
Source : Annuaires officiels des statistiques scolaires, 2007-2008 et 2008-2009, Togo.
Pour l’analyse du graphique n°2, il convient de rappeler que la quasi absence de l’équité
dans la gestion de "la carte scolaire1de facto" sur plusieurs générations, notamment dans la
répartition géographiques des écoles construites et des enseignants entre les régions, est la
première cause de l’explosion immédiate des effectifs scolaires à l’occasion de la symbolique
gratuité de l’école primaire à partir de 2008-2009 au Togo. Dans les zones géographiques où
il se concentrait une forte demande scolaire non satisfaite, il y a eu une forte éruption des
effectifs scolaires à l’occasion de la symbolique gratuité. La pauvreté, le manque ou
l’éloignement des écoles, la précarité au sein des EDIL en sont les principales causes.
C’est le cas spécifique de la région des Savanes, toujours la plus déshéritée, mais la moins
équitablement traitée du pays. Dans cette région, l’éruption des effectifs scolaires en 20082009 dans les écoles publiques peu dotées en salles de classe construites et en enseignants a
contribué à dégrader davantage la qualité des apprentissages dans la mesure où la forte
proportion des EDIL avait déjà contribué à dégrader sensiblement le contexte de
scolarisation. A titre d’exemple, la région des Savanes demeure la région où les élèves ont le
moins de chance de réussir à leur baccalauréat en raison d’un contexte de scolarisation
1
D’un point de vue opérationnel, la carte scolaire, selon LEGENDRE R., 2005 : 1990, est la répartition sur un territoire des
établissements d’enseignement en fonction des effectifs scolaires et de leur évolution prévisible dans le temps.
136
assez dégradé depuis le primaire. Faut-il le rappeler, le baccalauréat est à la fois un symbole
de réussite scolaire et la base de la constitution de l’élite nationale ici comme ailleurs.
Les facteurs socioculturels et la gouvernance sans souci d’équité se complexifient dans la vie
publique, au sein du système éducatif global et dans la redistribution des ressources
publiques, qu’elles soient réelles ou symboliques. C’est cette réalité qui est théorisée et
schématisée ci-dessous sous forme de facteurs synchroniques en interaction amplificatrice.
En réalité, il s’agit de facteurs d’exclusion ou, avec euphémisme, de la moindre intégration
nationale.
2.6. Des facteurs publics de non-conciliation ou de "déconciliation" nationale : les
synchrones de l’exclusion en lien avec le système éducatif national au Togo
Les manifestations et les conséquences des conflits socioculturels, mués en conflits
sociopolitiques sont multiples et diverses, de plus en plus subtiles ou "justifiées" (rendues
justes en apparence) dans la vie publique togolaise. Les investissements éducatifs
inéquitables y sont à la fois les manifestations et les conséquences de la césure
communautaire Nord/Sud. Les effets de l’"inéquité" dans les investissements éducatifs
s’amplifient dans le temps, d’une génération à une autre dans les différents secteurs de la
vie publique. C’est en cela que l’"inéquité" dans les investissements éducatifs conduit
logiquement à la problématique de l’exclusion versus l’intégration ou la réconciliation
nationale.
Au Togo, les influences et les déterminations accumulées du régionalisme et du tribalisme
dans la vie publique et sur le système éducatif global ont, entre autres, contribué à la mise
en place d’un système scolaire inéquitable, d’élitisme, de rivalité et de concurrence
nationales. En particulier, les influences des deux autres modes d’éducation, le non-formel
et l’informel, sur le système scolaire sont encore plus présentes au sein d’une vie publique
nationale guidée par l’antagonisme1 sociopolitique entre le Sud et le Nord.
On l’oublie trop souvent, le système scolaire n’est pas la totalité du système éducatif d’un
Etat. Contrairement aux apparences contemporaines, il n’en est même pas la composante
principale. Les sous-systèmes informel et non formel sont plus étendus. Evidemment, les
deux sous-systèmes influencent toujours et déterminent souvent, plus que l’école formelle,
les comportements et le devenir des individus et des groupes dans une nation. Les individus
deviennent, non ce que la république aurait souhaité qu’ils soient, mais ce que leur groupe
(réel ou étiqueté) sont ou souhaite qu’ils deviennent.
C’est ainsi que, si par le passé, le problème de l’intégration nationale au Togo, s’est
manifesté à travers le refus symbolique ou l’opposition larvée de l’autre concitoyen, dans le
présent, nous avons pu démontrer que désormais ce problème, de façon plus ou moins
1
A ce sujet, l’on peut faire une lecture croisée des ouvrages de YAGLA O. W. (1972) ; de TOULABOR C. M. (1986) et la thèse
dont émane le présent article (YABOURI N., 2012).
137
attendue, s’est mué en un problème d’exclusion sociale versus de justice sociale plus ou
moins ressentie et exprimé1 au sein de la masse de diverses manières.
Ci-dessous un schéma des facteurs synchroniques au sein de la société (togolaise) globale
indiquant, suivant une chaîne, la genèse, les manifestations et les conséquences du
problème d’intégration nationale. C’est le cas à l’occasion des événements politiques
"décisifs" (élections publiques à l’échelle locale ou nationale) ou des enjeux sociopolitiques
majeurs (recrutements à l’emploi salarié ou promotion des fonctionnaires par nomination à
des postes de responsabilité). Evidemment, les manifestations et les conséquences d’une
telle situation de conflit débordent parfois le cadre national togolais. Aujourd’hui ou hier, à
l’international, le nom du Togo n’a pas souvent signifié unité et cohésion nationales, bien au
contraire !
Schéma des sept synchrones repérés de la moindre intégration ou de l’exclusion nationale
(au Togo)
Source : par nous même, YABOURI N., 2012.
Légende du schéma des synchrone de l’exclusion nationale
I = intersection inter synchronique.
I3-2 = perception publique négative (silencieuse) de l’instrumentalisation négative de
l’éducation publique : investissements éducatifs inégalitaires, inéquitables ou polarisés ;
communautarisme culturel ; absence de culture nationale.
1
Lire à ce sujet les Recommandations de la CVJR du Togo dans son rapport final de 2012. Pour rappel, notre thèse a été
soutenue dès janvier 2012, bien avant la publication de ce rapport.
138
I3-4 = analphabétisme de masse au sein des groupes défavorisés ; communautarisme
culturel ; absence de culture nationale.
I3-5 = exclusion (de plus en plus légitimé) des individus issus des groupes défavorisés ;
réussite aux concours publics sur parrainage ou sur " mérite " ; concentration des ressources
publiques au sein des familles et des groupes politiquement favorisés, etc.
I3-6 = constitution inéquitable de l’élite nationale.
I5-7 = effritement du lien social, absence de fierté nationale, "rébellion citoyenne" en
crescendo, etc.
139
3. Les perspectives d’une réconciliation nationale : l’impérieuse nécessité d’intégrer la
justice sociale et l’égalité citoyenne dans les institutions et dans les mentalités
Les premiers facteurs de réussite d’une réconciliation, nous semble-t-il, sont la bonne foi des
acteurs et la confiance qu’ils manifestent entre eux d’autant que la méfiance et la défiance
sont a posteriori des facteurs premiers de non conciliation ou de "déconciliation". Notons
que «le mensonge menace beaucoup moins l'existence du groupe dans les sociétés simples
que dans des sociétés très complexes (à problèmes) *…+ Nous fondons nos décisions les plus
importantes sur *…+ la certitude de ne pas être trompés» (SIMMEL G., 1991 : 15-16). Si
d’aventure des acteurs s’aperçoivent qu’ils ont été trompés à mi-chemin, la confiance sociale
est affectée, de sorte que les conditions pour renouveler cette confiance en tant que contrat
social deviennent encore plus difficiles, voire impossibles à réaliser. Désormais, c’est la
mauvaise foi qui se présumerait dans les rapports des acteurs. Le Togo semble ne pas être
loin d’une telle situation, non souhaitable moralement.
Alors, il se pose la question suivante : comment les acteurs, à commencer par ceux qui
détiennent les pouvoirs (politique, économique et culturel), peuvent-ils démontrer leur
bonne foi et créer la confiance nécessaire à la réalisation d’un projet politique multigénérationnel impliquant des sacrifices matériels et symboliques, de part et d’autre, entre
les protagonistes ? Comment faire de telle sorte qu’un projet de réconciliation nationale ne
soit pas à terme un projet politique à "là-haut" entre les protagonistes politiques sans une
réelle implication/participation des groupes au sein de la masse populaire ?
Telles sont, semble-t-il, les questions nodales auxquelles "les réconciliateurs" devront
trouver minutieusement des réponses préalables aux opérations de réconciliation. Les
institutions publiques, au niveau de toutes les sphères de l’Etat (conceptualisation, décision,
exécution, évaluation, régulation, etc.), tout naturellement éducatives, sont impliquées et
mobilisables pour une réconciliation nationale en tant projet de société. A ce titre, elles sont
interpellées au premier chef. Car, «L’éducation procède, en dernière analyse, des modèles
fournis par les institutions, les coutumes et les lois»(DEWEY J., 1975 : 115).
Concrètement, au moins deux actions doivent être accomplies dans cette optique :
- une analyse rétrospective des faits, des événements et des facteurs ayant participé
ou participant à la "déconciliation" dans l’histoire et dans l’actualité du pays ;
- parallèlement à la mission et aux actions de la CVJR-Togo, concevoir et mettre en
pratique des politiques éducatives en vue de consolider la réconciliation nationale
d’une génération à une autre au sein des communautés togolaises à travers
l’intégration de "valeurs conciliantes" dans les institutions et dans les habitudes
citoyennes.
Pour cela, au-delà de toute émotion, la connaissance et la vérité des faits devraient venir en
premier lieu. Puis, un projet politique d’éducation nationale (intra et intercommunautaires)
impliquant les sous-systèmes du système éducatif global. Sur la voie du changement social,
les vérités à rechercher ou à révéler et le projet d’éducation à mettre en place exigent
implacablement des sacrifices. Un changement social est d’abord un changement de
140
mentalités et une adhésion plus ou moins libre à de nouvelles valeurs. C’est en cela qu’audelà des autres aspects de la justice transitionnelle que constitue la réconciliation, elle
demeure fondamentalement une problématique de politiques éducatives, au présent et
surtout au futur. Il va s’agir, de définir, de bonne foi, le genre de société dans laquelle les
liens sociaux sont structurés et entretenus pour le plus grand bien commun,toute
philosophie politique devant avoir sa raison d’être dans l’organisation et dans
l’ordonnancement de la vie sociale (DEWEY J., 1927 : 277). Car, «Toute société qui n'est pas
éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans» (CONDORCET, 1794, cité par
GUEDJ, 2003 : 163).
Depuis l’expérience sud-africaine, la réconciliation est devenue un concept couramment
utilisé en Afrique. Le triptyque vérité, justice, réconciliation (réparation) lui est étroitement
lié. Elle est considérée comme une justice transitionnelle pour effacer les conflits.
« La justice transitionnelle est définie comme un ensemble de mécanismes judiciaires et
non judicaires qui visent à faire sortir un pays d’un passé divisé à un avenir partagé. Elle
englobe l’ensemble des mesures visant à lutter contre l’impunité à savoir, la justice pénale,
la justice restauratrice, la justice sociale et la justice économique. Elle a pour fondement
les droits à la vérité, à la justice, les réformes institutionnelles, la réconciliation et la
réparation» (CVJR, Togo, 2012 : 213).
En termes de perspectives, l’essentiel est dit dans la définition de justice transitionnelle sus
mentionnée. Néanmoins, il convient d’insister sur au moins trois aspects : la justice, les
réparations individuelles ou collectives et les réformes institutionnelles. En particulier, les
réformes institutionnelles sont impératives pour sortir la société nationale d’une société
d’injustices instituées ou banalisées vers une société de justices institutionnelles et de
concitoyenneté partagée.
Il s’agit de faire en sorte qu’un socle de valeurs communes soit constitué et partagé par
l’ensemble des citoyens. Comment fonder des valeurs communes à même de garantir la paix
civile ? Il convient tout simplement que «tous les membres du groupe doivent avoir une
chance égale de prendre et de recevoir, de partager des entreprises et des expériences très
diverses. Autrement, les influences qui feront de certains des maîtres réduiront les autres au
rang d’esclaves.» (DEWEY J., 1975 : 110). Tel est à notre avis « les structures d’une société
socialement bien ordonnée (RAWLS J., 1987 : 496).
En plus, de l’adoption des principes et des valeurs humanistes et républicaines
susmentionnés en termes de perspectives de la réconciliation nationale, recours peut être
fait aux mécanismes de cohabitation inter-communautaire pacifique, de prévention ou de
règlement des conflits d’ordre socioculturel de l’Afrique traditionnelle. Ces mécanismes sont
multiples1, à commencer par les plus légendaires d’entre eux : les relations de parentés à
plaisanterie (BADINI A., 1994 ; KONATE D., 1999), la promotion des mariages interethniques et
1
A ce sujet, l’on peut lire Les fondements endogènes d’une culture de paix au Mali : les mécanismes traditionnels de
prévention et de résolution des conflits,un article de KONATE D. publié en
1999 :http://www.unesco.org/cpp/publications/mecanismes/index.htm
141
de la coopération socio-économique. Les relations de parentés à plaisanterie constituent des
facteurs d’intégration intercommunautaires connus dans l’histoire. Il en existe certainement
au Togo. Il s’agira de les encourager politiquement. Par exemple, nous avons connaissance
de telles relations au sein les communautés Gourma (Gourma, Moba, Bassar, Konkomba,
Tchamba) ou entre ces dernières et les communautés Tem ou Kotokoli. Pour rappelle, les
communautés Kotokoli comptent en leur sein des clans d’origine Gourma. Les conflits
ouverts entre ces groupes liés par une parenté à plaisanterie sont rares dans l’histoire du
Togo.
S’il convient d’adopter et d’intégrer dans les institutions publiques des valeurs modernes et
traditionnelles de conciliation et de cohabitation pacifique, il convient également, à l’inverse,
de renoncer et de faire renoncer aux valeurs ou aux pratiques tendant vers le repli
identitaire ou l’hégémonisme identitaire dans la vie publique.
Par rapport aux pratiques ne tendant pas vers réconciliation des cœurs et des groupes, dans
le cas du Togo, des exemples peuvent être cités aussi bien dans le domaine politique, socioéconomique que culturel. Nous nous contentons d’évoquer ici la situation des fêtes dites
traditionnelles comme "célébration de la culture nationale" dont les échelles de
manifestations se réduisent d’année en année au niveau du canton ou du clan à l’opposé de
tout esprit de culture nationale unificatrice.
Finalement, les origines, les faits autant que les perspectives relatives à la réconciliation
nationale en tant que projet politique tendant à sortir d’une société de crise (de confiance
ou de conflits ouverts) vers une société de paix et de promotion collective rappellent à nous
des politiques éducatives non conciliantes du passé ou des politiques éducatives
conciliatrices à promouvoir en vue de créer ou d’affermir la confiance sociale1 (SIMMEL G.,
1991 ; MISZTAL B., 1996).
La justice rendue aux victimes, la tolérance pathétique circonstanciée de celles-ci à l’endroit
des "bourreaux d’hier" ou encore les réparations matérielles soulageront les consciences
dans l’immédiat, mais ne seront guère suffisantes pour (ré)concilier durablement des
communautés ayant vécu dans une opposition "meurtrière" sur des générations.
Sans un projet d’éducation globale et sans une reconversion réelle des institutions (de
moindre conciliation !) et des mentalités (non réconciliantes) par un projet d’éducation
multidimensionnelle, la réconciliation ne sera qu’un événement politique sans impact
durable sur le vivre en commun au sein et entre les communautés nationales.
1
La confiance sociale est à la fois un élément immatériel et une notion sociale très complexe qui est à la base des relations (de
collaboration, de cohabitation ou d’échanges) entre les individus ou entre les groupes au sein d’une communauté. Elle va bien
au-delà des avantages et des intérêts matériels que des interlocuteurs peuvent espérer (implicitement) les uns des autres lors
des collaborations, des échanges ou des promesses. En fait, elle se situe entre un certain degré de connaissance (savoir,
information, capacité de savoir ou d’avoir), la nécessité ou l’opportunité de s’engager pour une collaboration ou pour un
échange quelconque. SIMMEL G. (1991 : 22) la définit comme «une hypothèse sur une conduite future, assez sûre pour qu'on
fonde sur elle l'action pratique […]».MISZTAL B. (1996) relève trois éléments de base que la confiance est censée faire dans
la vie individuelle et collective : elle rend la vie sociale prévisible, elle crée un sentiment de communauté et facilite la
collaboration au sein des groupes.
142
En définitive, une politique de réconciliation nationale sincère est a posteriori une
interrogation décomplexée sur les fondements philosophiques, sociologiques et même
psychologiques des politiques éducatives à adopter pour, non seulement, réparer et éviter
en connaissance de cause, les torts du passé, mais surtout pour consolider l’identité et la
cohésion nationales à moyen et long termes. Re-construire une société nationale intégrée et
intégratrice depuis les institutions en fonction et au-delà des césures communautaires du
passé demeure le grand défi postcolonial, pour ainsi dire, d’«Homo Capax Dei », pour les
Togolais et pour les Africains plus généralement.
La question de la réconciliation nationale au Togo comme ailleurs en Afrique noire tient
souvent aux rapports plus ou moins conflictuels entre communautés culturelles
différenciées appelées à partager un même territoire national et un même espace public. Les
rapports culturels peu intégrateurs sont influencés et orientés par l’histoire, la géographie et
les politiques de l’impérialisme en Afrique. De ce fait, ces rapports conflictuels perdurent de
génération en génération au détriment de la cohésion nationale dans nombre de pays en
Afrique.
Depuis l’expérience réussie en Afrique du Sud postapartheid, nombre de pays africains font
recours à une réconciliation intercommunautaire à l’échelle nationale pour bâtir l’unité et la
cohésion nationales. Dans le cas du Togo, accepté ou non, des césures intercommunautaires
existent et se cristallisent particulièrement sur le régionalisme ou le tribalisme entre le Nord
et le Sud. Le régionalisme est un fait réel dans le pays et se perçoit à plusieurs niveaux de la
vie nationale, notamment en matière de la redistribution des ressources publiques. Le
régionalisme est de loin le facteur le plus déterminant et la norme de la vie publique
togolaise : les grands actes publics sont pensés, posés, acceptés, refusés, dénoncés ou
contournés par rapport au régionalisme antagoniste entre le Nord et le Sud.
Comme, il a été démontré, la césure Nord/Sud au Togo a des origines socioculturelles en
premier lieu. Elle remonte aux rapports conflictuels nés de la rencontre, puis de la
confrontation entre les communautés "du Sud" plus ouvertes sur les modernités et celles
"du Nord", jadis fermées sur elles-mêmes. Par la suite, les politiques coloniales ont exacerbé
les conflits culturels et les ont mués en opposition politique et en antagonisme permanent
dans la vie publique entre le Nord et le Sud.
Dans l’actualité, l’antagonisme Nord/Sud au Togo se poursuit, se complexifie et est
entretenu davantage par le manque de cohésion nationale et par une chaîne de causes dont
la question de l’équité publique et celle de l’égalité citoyenne entre les Togolais des
différentes régions ou ethnies.
Par conséquent, la question de réconciliation nationale au Togo comme ailleurs en Afrique
noire n’est pas simplement une question de mémoire, mémoire dont on s’efforce à oublier
la lourde dette. Il s’agit surtout d’un effort conscientiel à consentir et d’un exercice
républicain auquel il convient de se soumettre de bonne foi dans l’action et dans les actes
143
publics. En vue d’améliorer la vie publique et le vivre-ensemble, il est intelligible et
nécessaire de corriger les erreurs du passé sur la base des valeurs républicaines universelles
et à la lumière des faits du passé qui restent ineffaçables et par-là, le contre-exemple à
apprendre aux jeunes générations.
« La mémoire a du futur tandis que l’histoire interprète une tranche du passé dont elle
oublie qu’il a un futur… Il y a une forme d’oubli qui permet de reconstruire une histoire
intelligible… il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la
mémoire…Le pardon brise (alors) la dette mais non pas l’oubli » (P., 1995 : 189-191).
C’est pourquoi, au-delà du travail de mémoire collective (vérité et justice, pardon et
réparations matérielles), le vrai défi de la réconciliation nationale en tant que projet
politique demeure les politiques éducatives. Ceci se justifie dans la mesure où la
réconciliation suppose l’acceptation et surtout l’appropriation de nouvelles valeurs par les
premiers acteurs publics et, ensuite, au sein de la masse. L’exigence d’intégrer ces valeurs et
de les mettre en pratique, dans un premier temps, sera inévitablement perçue par les
différents acteurs comme un sacrifice plus ou moins mérité. Pourtant, le consentir est
fondamental pour créer la confiance sociale et pour préserver la paix civile à long terme.
Autrement dit, la réconciliation nationale est une question de politiques éducatives parce
que sans politiques éducatives de réconciliation, la vérité, la justice, les réparations
symboliques ou matérielles des faits du passé ne peuvent à elles seules garantir "la
concitoyenneté au quotidien". Au Togo, cette concitoyenneté est mise à mal depuis des
générations par la césure communautaire entre le Nord et le Sud. Les facteurs de l’exclusion
ou de la "déconciliation" nationale, notamment la non intégration des droits humains et des
droits citoyens constitutionnels ; les stéréotypes ethnocentriques ; les réflexes de colonisés;
la voracité et la redistribution inéquitable des ressources publiques ; la culture de
soumission et l’aplatissement des consciences, le clientélisme politique structuré ; les
privilèges ou les misères de groupe ou de naissance au mépris d’une concitoyenneté
républicaine, etc. sont aussi nourris par des vices d’éducation, qu’elle soit publique ou
familiale, informelle, non formelle ou formelle.
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146
Les forces armées togolaises et la politique de
réconciliation au Togo
Par Eyoukéani KOULOUNG1
Depuis les indépendances des Etats africains dans les années 1950-1960, les armées
africaines sont restées perméables aux clivages politiques et ethno-régionaux. Demeurées
actrices principales dans la vie politique jusqu’à nos jours en Afrique subsaharienne, les
armées africaines ont soutenu à travers les coups d’Etat et, à travers la militarisation de la vie
politique, la plupart des régimes civils et militaires. Cette volonté de réalisation de
l’accession au pouvoir d’une oligarchie militaire par un coup d’Etat et la cooptation des élites
militaires au côté des monocraties postcoloniales pour poursuivre l’unité nationale, entraîne
progressivement la politisation de l’institution militaire. Cette volonté verra une autre
consécration, à travers le coup d’Etat qui devient un moyen très banal de changement
politique en Afrique subsaharienne, instituant ainsi la violence comme moyen de combat
politique2.
Caractérisées le plus souvent par une gestion néo-patrimoniale, la plupart de ces institutions
militaires africaines montrent une difficulté de resectorisation du politique et du
militaire3.Cette situation engendre le plus souvent la manipulation des rites identitaires
(ethniques, régionaux, linguistiques et religieux) dans la dynamique du contrôle des activités
des populations africaines au nom de la raison d’état. Au nom, souvent d’une nécessité de
construire des Etats-nations, ou de réaliser le développement économique et social, les
pouvoirs politiques en place se montrent peu respectueux des libertés civiles et du droit à
l’objection. Dès fois, lorsque, ce n’est pas une ingénierie d’accusations qui s’abat sur
l’opposition politique africaine réduite déjà au silence, ce sont les simulacres d’élection qui
sont organisées4.L’absence de démocratie en Afrique noire a été marquée également par
l’absence d’organisation d’élections honnêtes et compétitives, la permanence des coups
d’Etat et les conséquences directes qui en découlent: l’absence d’alternance, l’accaparement
du pouvoir par les gouvernants, le non-renouvellement de la classe et des élites politiques, la
1
KOULOUNGest doctorant en Science politique et chargé d’enseignement au département de science politique à
l’Université de Kara(Togo). Il est titulaire d’un DEA en Science politique à l’Université Gaston Berger SaintLouis du Sénégal et un Master en Droits de l’Homme de l’Institut des droits de l’Homme et de la Paix(IDHP) à
l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
2
Martin M.L., Le soldat africain et le politique : essai sur le militarisme et l’Etat prétorien au Sud du Sahara,
Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1990.
3
Thiriot Céline, « La place des militaires dans les régimes post-transition d’Afrique subsaharienne : la difficile
resectorisation », Revue internationale de politique comparée, Vol.15, n*1,2008.
4
Michalon Thierry, « Le suffrage universel détourné par les clans et les intérêts privés : pour une
suppression de l’élection présidentielle en Afrique », Le Monde diplomatique, juin1998
147
violation des droits de l’homme et surtout la militarisation du politique (la force et la
violence étant considérées comme une ressource politique banalisée des dirigeants africains
et produisant ainsi du clientélisme des politiques vis-à-vis des militaires1).
Mais, au cours des années 1990, la vague de démocratisation qui a atteint le continent noir,
a permis la décompression autoritaire de la plupart des régimes postcoloniaux. La
libéralisation politique devient un facteur déclencheur dans le processus de dépolitisation
des institutions militaires sur le continent noir2.Dans les pays où la démocratisation s’est
accompagnée de conflits politiques accompagnés de troubles graves, la société plurale a été
marquée par l’exaltation constante des clivages identitaires (Togo, Côte d’ivoire, Burundi,
Rwanda, etc.). Les conséquences directes de ces conflits politiques : pertes en vie humaine,
déchirures du tissu social, prépondérance et instrumentalisation des conflits locaux, fuite de
personnes persécutées, la dégénérescence des structures étatiques, rupture des relations
entre l’Etat et la société ont entraîné le ralentissement des capacités redistributives de l’Etat,
et, le plus souvent une faible performance économique car, le risque d’instabilité politique
limite de gros investissements.
A bien des égards, le processus de militarisation du politique au Togo (I) peut être identifié à
travers le prisme des armées africaines au point que l’observateur non averti y verrait la
marque d’une rivalité acharnée entre le politique et le militaire, qu’un examen plus attentif
nuancerait du fait de l’existence d’un lien de raffermissement final des relations civilomilitaires dans une dynamique de réconciliation nationale (II).
I-
LA MILITARISATION DU POLITIQUE COMME
CONFLICTOGENE
PREMIER FACTEUR
A priori, les causes de la militarisation du politique au Togo, semble de plus en plus être
l’accès aux ressources de l’Etat. L’Etat peut être une source de conflit aussi bien en amont
lors de la définition des règles du jeu politique(A), qu’en aval avec l’implication de l’armée
dans les processus électoraux et dans le mode de dévolution du pouvoir(B).
A-En amont de la militarisation du politique
La conservation du pouvoir politique en Afrique noire est prévue par les mécanismes
d’institutionnalisation d’un présidentialisme négro-africain. Ce présidentialisme tropical de
par son origine implique les armées africaines dans la gestion des affaires de l’Etat. Mais
cette ingénierie tropicale « Armée-Politique» ne fonctionne efficacement que lorsque les
élites dirigeantes voient en l’armée un rempart contre toutes velléités contestataires de leur
légitimité.
1
Banégas Richard et Warner Jean-Pierre, « Figures de la réussite et imaginaires politiques », Politique africaine,
n°82, Juin2001
2
Charles Bowao, « Ethnopartisme et démocratie : la ruse historique au Congo? », Revue trimestrielle de l’Institut
Africain pour la Démocratie, Dakar, 1998
148
Au Togo, depuis les indépendances, c’est d’abord au niveau de la définition des règles du jeu
politique que l’on remarque l’immixtion de l’armée dans la vie politique. Cette illustration
peut être tirée des logiques sociales de cooptation des élites symboliques dans la
redistribution des postes de décision (partis politiques, gouvernement, administration
publique, nomination des hauts gradés à des postes de responsabilité, etc.).
En effet, lorsque les militaires togolais démobilisés regagnent le Togo dans les années 1950,
leur revendication porte notamment sur leur intégration au sein de la nouvelle armée
togolaise en construction. Mais, les troubles sociopolitiques et les perpétuelles querelles
entre les élites politiques du Nord et ceux du Sud sur la représentativité du Nord dans les
instances décisionnelles finissent par poussées les jeunes militaires démobilisés à
s’approcher des leaders politiques qui, leurs sont aptes à défendre leurs intérêts1.
Lorsque Sylvanus Olympio, leader du CUT (Comité d’unité togolaise) devient premier ministre
de la Ière République togolaise (1960-1963) après les élections législatives du 27 avril 1958
remportées par son parti, son refus d’intégrer ces jeunes soldats démobilisés devient un
problème d’ordre politique. Très tôt il sera accusé par les élites du Nord de se faire entouré
d’une élite peu soucieuse du développement du Nord. La plupart des opposants politiques
nordistes comme sudistes sont jetés en prison, ou poussés à l’exil (Antoine Méatchi,
Grunitzky, Me Santos, Ben Apaloo, etc.). Les partisans de Sylvanus Olympio, les plus zélés,
commettent de graves violations des droits de l’homme sur les populations togolaises. De
même, en écartant du jour au lendemain les leaders politiques nordistes et des opposants
sudistes dans les instances décisionnelles, Sylvanus Olympio réussit à faire naître le
mécontentement au sein de l’élite politique, les frustrations au sein des populations du Nord
qui se sentent de plus en plus isolées de leurs leaders politiques ; Antoine Méatchi et de ses
compagnons. Il réussit à agrandir les rivalités entre les francophiles (UCPN et PTP) et les
nationalistes (CUT). Du côté des partis francophiles, la plupart de ces mouvements ne se
souciaient pas de l’indépendance immédiate telle que prônée par les nationalistes. Mieux,
l’UCPN se souciait du développement du Nord avant l’octroi d’une indépendance. Cette
volonté des élites du Nord de ne pas cautionner l’indépendance immédiate prônée par les
nationalistes se traduit par l’impression que les populations du Nord ont eue après 1958, que
le Sud profitait de leur moindre évolution, c’est-à-dire du petit nombre d’élites pour coloniser
le Nord à la place des européens2.
De ces différents points de vue, on peut dire que les facteurs ethniques et idéologiques
constituent les critères exclusifs et définitifs au nom duquel les premiers leaders politiques
sont jugés aptes à défendre les intérêts de leur localité et de leur clan. Dans cette même
dynamique contextuelle, les militaires démobilisés, la plupart nordistes, vont se rallier à la
cause de l’UCPN et du PTP.C’est donc pour des raisons particulières que, les jeunes militaires
togolais ont renversé le 1er chef du gouvernement en 1963. Mais, inexpertes dans la gestion
des affaires publiques, les putschistes, confient le pouvoir aux leaders politiques aptes à
défendre les intérêts des populations du Nord. Selon Yagla, ce sont donc : «les militaires qui
1
2
Michel Prouzet, La République du Togo, Paris, Berger-Levrault, 1976
Jean Barbier, « Espaces ethniques et sélection des élites locales : l’exemple du Togo », Orstom, 1987
149
exigeront des garanties pour la sauvegarde des intérêts du Nord et la participation de ses
élites au gouvernement et à l’administration de l’Etat. Ce sont donc les militaires qui, les
premiers, ont senti la nécessité de l’édification de la nation togolaise 1».
En outre, après le coup de force de 1963, les militaires exigent un bicéphalisme au sommet
de l’Etat, avec comme président Nicolas Grunitzky et Antoine Méatchi, vice-président. Depuis
cette période, les militaires togolais conservent leur présence dans la vie politique sous la
IIème République (1963-1980) et jusqu’à la IIIème République (1980-1992). Ils matraquent les
manifestants hostiles au putsch, et assurent les ministères de la défense et de l’intérieur2.
Certes, le bicéphalisme politique imposé par l’armée ne réussit pas à régler les querelles
intestines entre les deux leaders de l’exécutif. L’armée finit donc par prendre le pouvoir le 13
janvier 1967, après plusieurs années de mauvaise gouvernance, de troubles sociopolitiques,
et de rivalités politiques. Sans avoir par conséquent à le rappeler, il convient néanmoins de
souligner que, c’est pour arrêter et prévenir les nouveaux troubles sociopolitiques, et la
guerre civile que l’armée togolaise mit définitivement fin au règne des régimes civils au Togo.
A cela s’ajoute, les stratégies que les militaires élaborent pour conserver le pouvoir.
B-En aval de la militarisation du politique
La fin des régimes civils (1958-1963 ; 1963-1967) s’illustre par le coup de force du 13 janvier
1967, dirigé contre les « politichiens3» pour reprendre l’expression de Sémou Pathé Gaye,
lesquels par leur mésentente ont voulu conduire l’Etat togolais au bord du gouffre de la
guerre civile. Pour conserver donc le pouvoir, les militaires justifient leurs actions par cette
phraséologie: « (…) l’armée nationale togolaise prend la responsabilité des pouvoirs civils,
politiques et militaires sur toute l’étendue du territoire, etc.4».La deuxième mesure qui suivit
le coup de force d’avril 1967, est la création par le président Eyadema d’un Comité de
réconciliation nationale. Au nom des forces armées, ce comité décida de dissoudre des
conseils de circonscription, des conseils municipaux, interdit toutes les activités politiques.
Dans la même lignée, pour étouffer toute velléité contestataire au sein des populations
togolaises, le président Eyadema, chef d’Etat et chef suprême des armées, décida de
dissoudre tous les mouvements politiques : JUVENTO, Mouvement populaire togolais(MPT),
Parti de l’unité togolaise(PUT) et de l’Union démocratique des populations togolaises(UDPT).
Dans leur souci d’éviter l’ethnicisation du vote et la tribalisation du jeu politique, les
militaires ont décidé de ne plus organiser des élections législatives. Elles seront organisées,
mais seront systématiquement contrôlées par le parti-Etat (élection législative de 1985).
D’un autre côté, la militarisation du politique s’illustre également à travers le rôle que les
partis politiques ont conféré à l’armée au Togo. Lors du congrès statuaire du RPT tenu à
Kpalimé en novembre 1979, les partisans du monopartisme vont plaider pour l’immixtion de
1
W.O. Yagla, L’édification de la nation togolaise, Paris, Harmattan, 1978.
Feuillet Claude, Le Togo en général, Paris, Afrique Biblio Club, 1976.
3
Gaye Sémou Pathé, Du bon usage de la démocratie, Dakar, NEAS, 2006.
4
Toulabor Comi, Le Togo sous Eyadema, Paris, Karthala, 1986.
2
150
l’armée dans la politique. Autrement dit, le programme politique du RPT prévoit que :
« …l’exclusion de l’armée de la vie politique des nations est aujourd’hui un phénomène bien
dépassé. Sans même parler des pays africains, il suffit de jeter un coup d’œil sur le monde
pour s’apercevoir que le militaire se laisse de moins en moins enfermer dans les casernes. La
notion d’armée grande muette s’estompe de plus en plus1». C’est donc à partir du RPT que
l’armée s’engage pleinement dans la gestion des affaires publiques de l’Etat. Elle s’octroie la
part du lion en s’attribua la direction de quelques entreprises publiques, les missions
diplomatiques, et la gestion de la politique intérieure. Ce sont les militaires qui seront
nommés à la tête de la police et de la gendarmerie, ce qui va réduire considérablement les
missions dévolues à ces deux corps. Pour les manifestions publiques, les militaires se
substituent aux policiers et aux gendarmes pour encadrer les manifestants. La plupart de ces
manifestations se terminent sous le jet des gaz lacrymogènes et l’arrestation des leaders
politiques. Elle ne tarde pas à contrôler la vie de tous les citoyens et matraquer les opposants
au régime en place. Mais la traque des opposants politiques et leurs militants ne se fera pas
sans heurts2. Mais avec la démocratisation du régime politique dans les années 1990 et les
bouleversements sociopolitiques, l’armée s’est appuyée sur les services d’information des
comités cantonaux du RPT pour mater tous les adversaires politiques. Lorsque,
l’instrumentalisation des clivages ethniques prit une tournure inquiétante dans les régions
maritime et plateaux, avec les tueries et l’expulsion des populations migrantes venues
vendre leur force de travail dans ces plantations du Sud, l’armée est intervenue au côté des
populations sinistrées. Le plus souvent assimilés au RPT, les populations du Nord vont subir
des brimades, des expulsions dans les grandes villes du Sud (Atakpamé, Amlamé, Kpalimé,
Danyi, etc.). À partir d’octobre 1991, les démocrates convaincus togolais prirent la mesure
des synonymes les mots de RPT, d’armées de Kabyè, ils entreprirent de multiplier les
désordres, les violences interethniques, des destructions de biens publics et privés par des
jeunes casseurs téléguidés, et des assassinats politiques. Les militaires, de leur côté, se
lancent dans la traque des leaders politiques. Plus de 100.000 parmi les populations du Nord
se retrouvaient dans la rue, sans sous, ni vivre. Plus tard, ils se constituent en Association
dénommée ADEVA. Ils ne tardent pas à apporter leurs soutiens politiques au régime militaire
dirigé par le général Eyadema.
Face au désordre ambiant né de la transition politique, les militaires se soulèvent
spontanément pour empêcher les démocrates togolais de gouverner (arrestation et éviction
du gouvernement de Koffigoh, opposants poussés à l’exil, etc.).Ils prennent une part active à
l’élection des candidats de RPT lors des compétitions électorales. Ainsi, lors de l’élection
présidentielle du 21 juin 1998, la hiérarchie militaire entama des campagnes d’intimidations
sur les institutions chargées d’organiser et de superviser le processus électoral pour contrôler
les résultats électoraux. Après la démission de la présidente de La CEN, le général Séyi
Mémène, Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, annonçait que c’était désormais à lui qu’il
1
Programme du RPT, Congrès constitutif, opuscule édité par Editogo, 1969.
A cet effet, lire les Rapports annuels d’Amnesty International, sur la situation des droits de l’homme au Togo.
2
151
revenait de « communiquer les résultats à la cour constitutionnelle1 ». Peu après, il
proclama, le général Eyadema élu avec 52,13%. Les militaires manifestent leur présence sur
la vie politique togolaise jusqu’à l’élection de Faure Gnassingbé en 2005.
Mais sans donner un contexte précis, le Togo a tenté, à maintes reprises, de retrouver sa
place dans la géopolitique mondiale. Et tout ceci ne pourrait être possible qu’avec
l’implication des militaires dans le raffermissement des relations civilo-militaires, puisque les
indicateurs de gouvernance politique nécessitent également une redéfinition de la place du
militaire dans la société dans un processus de réconciliation.
IILA PLACE DES MILITAIRES DANS LA RECONCILIATION AU TOGO
L’institutionnalisation de la nouvelle politique de réconciliation nationale est essentiellement
de deux sortes : il s’agit au niveau interne d’analyser les relations indissociables entre les
militaires et les politiques de réconciliation (A) avant de cerner les défis de la réconciliation
auxquels ils font face (B).
A- Les militaires et la réconciliation : un couple indissociable au Togo
La tentative de réconcilier les togolais, après les deux révolutions morales (1963 et 1967)
s’illustre à travers l’exigence des militaires à l’encontre des leaders politiques et leur vision
idéologique de la politique. Ainsi, pour les militaires togolais, pour éviter les erreurs du
passé, c’est-à-dire du régime d’Olympio, la volonté de faire de l’unité nationale, une politique
de réconciliation, doit passer par la répartition des postes administratives et politiques de
manière équitable entre les ressortissants du nord et ceux du sud. L’institutionnalisation de
la politique de réconciliation passe également par la libération des prisonniers politiques et
l’organisation des élections municipales et législatives soigneusement contrôlées par le
régime politique2. Concernant les objectifs à long terme du programme de la Réconciliation,
il est relevé dans une ordonnance du 03 mai 1967 relative au respect de la politique de
réconciliation nationale que, le chef de l’Etat et chef suprême des armées détient le pouvoir
de réconcilier le peuple togolais. Aux termes de cet article 1er de ce texte, signé par le chef
de l’Etat et chef suprême des armées, il est mentionné que : « le gouvernement est habilité à
prendre toutes les mesures tendant à réaliser la réconciliation nationale 3».Il va de soi que
cette disposition puisse expliquer également la militarisation du politique au Togo, car les
militaires voulant à tout prix étouffer toute contestation de l’opposition et conserver le
pouvoir, réussissent à construire un imaginaire politique : le mythe du soldat invincible.
La réconciliation passe par la suppression des partis et, les militaires sont invités à militer en
faveur du monopartisme. Ils siègent dans les instances du parti, prennent part à l’élaboration
de décisions et des stratégies politiques. Le RPT développe suivant l’esprit de réconcilier les
1
Koffi Kodjo, « Togo : les deux ruptures de la coopération (1993 et 1998) », Afrique contemporaine, n*189,
1999. Lire également du même auteur : « Les élections au Togo : cinquante ans de passions politiques», Afrique
contemporaine,n*185,1998.
2
Jeffery Herbst, “States and power in Africa”, Journal of Economic Literature, Vol. XL, June 2002.
3
Ordonnance n* 23 du 30 mai 1967 et n* 35 du 9 août 1968.
152
populations togolaises un système de mobilisation ethnique du parti-Etat qui s’appuie sur les
comités de base. A la base se trouvent les cellules de quartier et les comités de village, au
plan régional les comités cantonaux et les comités régionaux ; enfin au plan national le
bureau politique, le comité central, le conseil national et le congrès. Les militaires réussissent
de 1967 à 1990 à instaurer une paix relative entre tous les togolais. Mais l’ère de la
démocratisation fragilise cette politique de réconciliation, qui fait des militaires, les garants
de l’unité nationale. Lorsque, les démocrates convaincus ont voulu instaurer un nouvel ordre
politique en chassant dans les plantations du Sud dans les années 1990, les populations
migrantes venues du Nord, ces mêmes militaires, au nom de l’unité nationale, sont
intervenus en apportant assistance et aide aux populations sinistrées1.
Lorsque, l’armée intervient dans la dévolution du pouvoir en 2005, cette fois ci, elle justifie
ses actions en ces termes : « le rôle des forces armées togolaises est de préserver la paix et
l’unité nationale dans l’esprit de celui qui nous a tous formés et que nous pleurons
aujourd’hui. Les forces armées togolaises continueront comme par le passé à jouer leur rôle
de garante de la paix, de l’intégrité territoriale. (...).A cet effet, les FAT trouvent à l’évidence
que la vacance du pouvoir est totale, le président de l’Assemblée nationale étant absent du
territoire national, pour ne pas laisser perdurer cette situation, les FAT ont décidé de confier le
pouvoir à M. Faure Gnassingbé à partir de ce jour2». Mais, c’est dire que bien avant la
rédémocratisation du régime à partir de 2006, l’armée togolaise constitue le rempart du
pouvoir. Parce qu’en réalité, elle justifie ses actions par les menaces de l’éclosion de l’unité
nationale, qu’elle prend le pouvoir et le donne à celui qu’elle estime légitime, capable de
réconcilier les populations togolaises sans distinction aucune. Mais, s’il est vrai que l’armée
togolaise, au nom de la politique de réconciliation, a apporté des substantifs dans la gestion
des crises politiques, il n’en demeure pas moins, qu’elle soit confrontée aux nouveaux défis
de la réconciliation depuis le retour des partenaires internationaux à partir de 2005.
B- Les militaires face aux défis de la réconciliation nationale
L’évolution successive des crises politiques au Togo a entraîné l’implication de la
communauté internationale dans la dynamique de résolution des conflits. Au Togo, cette
volonté des partenaires internationaux ne pourrait se faire sans l’immixtion des partis
politiques, de la société civile et surtout des forces armées togolaises.
En effet, c’est à travers les accords politiques d’Ouagadougou (APG), signés le 20 août 2006,
inspirés des codes de conduite des Forces armées et de sécurité dans une société
démocratique que, les militaires togolais voient leur immixtion dans le jeu politique être
totalement définit. Selon le point II relatif à la sécurité, aux droits humains, aux réfugiés et
personnes déplacées, les leaders politiques ont pris l’engagement de faire de l’armée
togolaise :
 une armée apolitique et républicaine
1
2
Jean Claude-Froêlich, Togo 1969, Académie des sciences d’outre-mer, Tome xxix, octobre 1969
Cité par l’Union interafricaine des droits de l’homme, Les droits de l’homme en Afrique, Rapport 2004/2005.
153

mettre fin aux confusions des fonctions de l’armée et celles de la police et de la
gendarmerie ; ceci pour permettre à l’armée de se consacrer à sa mission de défense
de l’intégrité du territoire national ; et les forces de police et de gendarmerie à leurs
missions de maintien de l’ordre et de la sécurité publique ;
 prendre des dispositions afin que l’armée ne s’interfère plus dans le débat politique,
 la mise en place d’un mécanisme d’alerte en matière d’application des mesures de
sécurisation des activités des partis politiques et des processus électoraux,
 toutes les entreprises politiques s’abstiennent de toute provocation à l’égard des
forces armées et de sécurité,
 la création d’une commission vérité susceptible de favoriser le pardon et la
réconciliation nationale.
De manière générale, cet accord a eu comme acquis, dans son application comme:
 la définition des rôles des entités chargées de la sécurité intérieure.
En dépit de cette distinction, il faut néanmoins souligner aussi la synergie et la parfaite
collaboration de la Gendarmerie avec les autres acteurs de la sécurité intérieure que sont la
Police Nationale, la Douane, les Sapeurs Pompiers, les Gardiens de Préfecture et les forces
militaires. La mise en œuvre de cet accord politique a permis également :
 La montée en puissance depuis 2005, des effectifs des forces de sécurité intérieure,
particulièrement ceux de la Police et de la Gendarmerie nationales.
 la mise à la disposition des forces de défense et de sécurité, des moyens divers de
plus en plus modernes et adaptés.
 l’instauration par le Ministère de la Sécurité et de la Protection Civile de
l’ « Opération Araignée » dans les grandes villes.
 la mission anti-braquage instituée au sein des Forces Armées Togolaises pour
sécuriser et rassurer les usagers de la route et particulièrement les commerçants.
Celle-ci a connu un nouvel essor avec le développement du phénomène de
« coupeurs de route ».
Mais la spécificité du raffermissement des relations civilo-militaires s’illustre également par
la création d’une police militaire le 7 juin 2011. Cette nouvelle entité se donne pour but de
faire respecter les règlements militaires au sein de l’armée togolaise et d’éviter les abus dont
sont généralement victimes les populations civiles de la part des forces de l’ordre. Elle est
amenée à enquêter sur des membres de son armée et procéder à des investigations dans les
affaires criminelles (stupéfiants, vols, etc.).D’un autre côté, la police militaire togolaise a
pour devoir d’assister tout élément des FAT en situation dramatique ou se trouvant dans
une situation inconfortable1.Elle a la latitude de contrôler les permis de sortis et la tenue des
militaires rencontrés dans la circulation.
Sur le plan politique, le rapprochement entre l’UFC et le RPT a permis la déconstruction de
l’imaginaire politique. Les opposants politiques ne sont plus pourchassés et considérés
comme des porteurs de songes creux, désireux de propager par leurs idées un monde
1
PNUD, Approfondir la démocratie dans un monde fragmenté : Rapport mondial sur le développement humain,
New York, 2002.
154
d’illusions. Cette volonté des élites gouvernantes d’institutionnaliser les mécanismes
traditionnels de résolution des conflits se traduit éventuellement aussi par la création d’un
nouveau parti UNIR dont, les statuts ne font plus obligation à tous les militaires de soutenir
les membres et les débris du défunt RPT. De ce fait, la dissolution du RPT et la naissance
d’UNIR met définitivement fin aux multiples implications des militaires dans la politique.
Tous ces efforts tendant à la dépolitisation des relations civils-militaires sont complétés par
des journées portes ouvertes organisées par l’armée togolaise. Un magazine dénommé
Echos des Armées voit le jour à partir de 2006, où les militaires essaient de faire connaître
leurs missions et leurs exploits auprès des populations civiles togolaises.
Sur le plan de protection des droits de l’homme, le HCDH, l’UNREC et le PNUD ont formé
depuis 2007 les formateurs des FDS sur le maintien de l’ordre en période électorale et le rôle
de la hiérarchie des forces armées et de sécurité dans le respect des droits de l’homme 1.
Pourtant, pour conjurer définitivement le démon des conflits politiques, les militaires et le
pouvoir s’alignent derrière la politique de la CEDEAO. Pour ce qui concerne la CEDEAO, elle a
adopté justement deux protocoles contraignants pour ses Etats membres: le premier sur la
gouvernance et la démocratie pour dégager des principes généraux qui doivent gouverner
les processus électoraux en vue de préserver la démocratie et la paix sociale ; et le second
relatif au mécanisme de prévention et de règlement des conflits pour définir les principes
fondamentaux qui doivent régir les processus de règlements des conflits et de maintien de la
sécurité2.
Au Togo, comme dans toute jeune démocratie africaine, le respect des droits des citoyens et
des lois de la République, ne peut pleinement se réaliser sans le rôle redéfini des forces
armées, dans le but de les intégrer davantage dans la reconstruction nationale. Les crises
successives qui ont traversé le Togo, ont montré que l’absence de dialogue entre l’armée et
les citoyens crée une méfiance viscérale qui profite aux politiciens. Les politiques de
réconciliation en cours dans la plupart des Etats africains déchirés par des conflits internes,
interpellent tous les acteurs de la société civile, les élites politiques, intellectuelles,
administratives et militaires dans la dynamique de restauration de la paix. Ces politiques ne
sauraient réussir efficacement que si elles sont vulgarisées et l’Etat de droit promu, car
comme le rappelait Paul qu’ «il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non
seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir affectif, mais de corriger,
de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée lorsqu’elle se replie
et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux
souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la
mémoire rencontre le sens de l’histoire3 ». C’est dire que lorsque les armes ne peuvent plus
1
Banque Mondiale, Briser la spirale des conflits : guerre civile et politique de développement, New York,
Nouveaux Horizons, 2004.
2
Nations Unies, Droits de l’homme et élections. Guide des élections : aspects juridiques, techniques et relatifs
aux droits de l’homme, Genève, Centre pour les Droits de l’homme, 1994
3
Cité par Marchal Roland, « Justice et réconciliation : ambigüités et impensés », Politique africaine, n 92, 2003.
155
trancher le destin d’un conflit interne, lorsque les pressions diplomatiques montrent leurs
limites et que les divisions inhérentes à la communauté internationale sont trop profondes,
la réconciliation est donnée comme l’ultime clé de succès de la justice transitionnelle. Cette
justice malheureusement ne se fait pas hors du tout contexte, hors de toute l’histoire. Le
travail de deuil doit viser à reconstruire une sociabilité commune, sinon la réconciliation ne
sera que partielle et fragile dans une société plurale marquée par l’exaltation constante des
clivages identitaires1.
1
Sam Amoo, Le défi de l’ethnicité et des conflits en Afrique, New York, PNUD, janvier 1997
156
Mythe politique de la réconciliation et culture de
l’impunité au Togo
Par Ayayi Togoata APEDO-AMAH1
Les cinq décennies de pseudo-indépendance du Togo sont jalonnées de réconciliations
politiques qui ont tous été des marchés de dupes. A partir de l’assassinat du président
Sylvanus Olympio, en 1963, en passant par les présidents Nicolas Grunitzky et Gnassingbe
Eyadema jusqu’au coup d’Etat sanglant et dynastique de Faure Gnassingbe, en 2005, la valse
des réconciliations n’a été qu’une opération politico-politicienne, une escroquerie politique
visant à confisquer un pouvoir usurpé, source de conflits, en proclamant un faux consensus
national autour d’un pouvoir en difficulté, à travers la spectacularisation de l’évènement
avec le concours très intéressé de quelques complices de l’opposition ou de la société civile
qui jouent le rôle de figurants. Du parti unique (Unité Togolaise de Sylvanus Olympio, à partir
de 1961 ; et Rassemblement du Peuple Togolais de Gnassingbe Eyadema, à partir de 1969)
au multipartisme, le pouvoir politique au Togo a toujours été illégitime et source de profond
dissensus. La nature du pouvoir a toujours été un pouvoir individualisé, c’est-à-dire une
dictature. Dès lors que la nature d’une dictature consiste à éliminer les adversaires
politiques considérés comme des ennemis, il va sans dire qu’il s’agit d’un régime politique
hostile au consensus et au pluralisme politique et qui fait peu de place à la société civile.
L’historique des réconciliations au Togo illustre à quel point elles ont été des coques vides
sans aucun contenu. C’est pourquoi le mythe de la réconciliation est un instrument de
propagande utilisé sans vergogne par des pouvoirs illégitimes en butte à de vives
contestations. En effet, derrière les fausses réconciliations, se cache une culture de
l’impunité dont les bourreaux cherchent, par le subterfuge de la réconciliation, à s’offrir
frauduleusement une autoamnistie.
1. L’HISTORIQUE DES RECONCILIATIONS AU TOGO
1.1. LE GOUVERNEMENT D’UNION ET DE RECONCILIATION NATIONALE
Le 13 janvier 1963, après l’assassinat du dictateur Sylvanus Olympio par une poignée de
tirailleurs de la coloniale, véritables mercenaires au service de la colonisation et traîtres à
leur patrie, l’opposant principal au régime du Comité de l’Unité Togolaise (CUT) qui
deviendra plus tard l’Unité Togolaise (UT), Nicolas Grunitzky, leader du Parti Togolais du
Progrès (PTP) est appelé de son exil au Dahomey, par les putschistes, sur décision de la
France, pour prendre la direction du pays. Olympio qui fut si populaire pendant les années
1
M. Ayayi APEDO-AMAH est enseignant-chercheur au Département des Lettres Modernes à l’Université de
Lomé
157
1950 dites période de décolonisation, fut renversé et assassiné par des soudards dans
l’indifférence générale. Pour régner seul, sans concurrence, il avait éliminé impitoyablement
partisans, alliés et adversaires politiques. Violations massives des droits de l’homme,
tortures, viols, embastillement, mesures arbitraires, terreur des milices Ablode Sodja et
impunité ont fini par le rendre impopulaire. Certains de ses opposants n’ont dû leur salut
qu’à l’exil. Pour donner un cachet de légalité à sa terreur, il promulgua une loi scélérate
portant internement administratif. Il s’agit de la Loi n° 61-27 du 16 août 1961 :
« Autorisation donnée au gouvernement de prendre des mesures
d’éloignement, d’internement ou d’expulsion contre les individus dangereux
pour l’ordre public et la sûreté de l’Etat » (Journal Officiel de la République
Togolaise, 1961, p. 537.)
Une fois Grunitzky installé au pouvoir, sans élection, pour faire accepter sa présence
providentielle et illégitime au pouvoir et brouiller son image d’homme de la France, la
stratégie politique qui s’imposa fut le gouvernement d’union et de réconciliation nationale.
Dans ce fourre-tout politique, tous les partis furent invités. Les dirigeants du CUT d’Olympio
y jouèrent, sans aucune réticence, les premiers rôles. Puisque tous étaient au
gouvernement, il n’y avait plus, nominalement, d’opposition. Mais dans les faits, les
principaux opposants à ce gouvernement de « réconciliation » étaient au sein du
gouvernement comme un ver dans le fruit. Le plus virulent était Antoine Idrissou Méatchi, le
leader de l’Union des Chefs et des Populations du Nord (UCPN). Les autres appartenaient au
CUT. Tous ces opposants à Grunitzky et au PTP, tiraient dans des directions opposées et
dénigraient leur propre gouvernement à coups de tracts anonymes et séditieux. C’est ainsi
que les manifestations syndicales de rue, du 21 novembre 1966, qui furent un signe avantcoureur du coup d’Etat du 13 janvier 1967 contre le gouvernement Grunitzky, étaient
notoirement manipulées par le CUT.
La curiosité de ce coup d’Etat résidait dans le fait que ses auteurs constituaient une alliance
hétéroclite dirigée par la France et son homme de main Etienne Gnassingbe Eyadema, l’extirailleur de la coloniale, assassin de Sylvanus Olympio, auquel s’étaient associés des
dirigeants du CUT. Les CUTards, dans leur extrême naïveté politique, croyaient, selon la
confidence que m’a faite mon ami Djobo Boukary, membre dirigeant du CUT, que le scénario
de 1963 allait se répéter et qu’Eyadema leur restituerait le pouvoir au bout de trois mois.
C’était sans compter avec les appétits de pouvoir de ce dernier qui profita de sa fonction de
chef d’état-major sous Grunitzky pour s’initier aux intrigues et à la politique. Certains
CUTards, désabusés et trahis par Eyadema, démissionnèrent et s’exilèrent pour préserver
leur vie et leur liberté. Ce gouvernement d’union et de réconciliation nationale de Nicolas
Grunitzky fut un extraordinaire marché de dupes dont il fut la principale victime.
Il n’y eut point de réconciliation mais des calculs politiques pour confisquer durablement le
pouvoir pour les uns et le conquérir ou le reconquérir pour les autres. Le gouvernement
d’union et de réconciliation nationale fut un véritable panier de crabes qui, au lieu de
réconcilier, exacerba les inimitiés et la crise politique liée à l’illégitimité d’un pouvoir
politique perdu par Sylvanus Olympio, suite à sa dérive dictatoriale et à l’interdiction de fait
158
de tous les partis politiques à l’exception du sien, le CUT ou UT, qui devint un parti unique de
fait. Son parti se présenta seul aux élections législatives de 1961 et obtint le score à la
soviétique de 100% des voix à l’assemblée nationale.
Après le coup d’Etat du 13 janvier 1967, son principal auteur, le lieutenant-colonel Eyadema,
déclarait en substance :
« Togolaises, Togolais,
Le lieutenant-colonel Etienne Eyadema vous parle. *…+
Considérant qu’une politique d’union et de réconciliation nationale a été
préconisée devant permettre la fraternisation entre tous les Togolais sans
distinction aucune ;
Constatant que la situation présente prouve l’insuccès de cette politique, les
deux hommes [le président et son vice-président+ s’étant engagés dans une
lutte d’hégémonie, *…+
Un comité de réconciliation nationale sera mis sur pied dans les heures qui
suivront et aura pour tâche, dans un délais de trois mois, de préparer les
institutions devant permettre des élections libres et démocratiques à l’issue
desquelles l’armée s’engage à se retirer de la scène politique *…+ »1
Il n’y eut jamais de réconciliation à travers le prétendu comité et encore moins d’élections.
L’armée ne quitta jamais le pouvoir jusqu’à ce jour. Elle fit pire, en matière de division, de
gabegie et de terreur, que tous les régimes civils confondus.
1.2. LE RASSEMBLEMENT DU PEUPLE TOGOLAIS (RPT)
Après avoir éliminé ses principaux associés ou complices du CUT, le dictateur Gnassingbe
Eyadema, entouré des officiers putschistes, des politiciens des anciens partis dissous, dont
des CUTards, décida, pour solder un passé politique très conflictuel, à défaut de légitimité,
de rassembler tous les citoyens dans un « creuset national » appelé le Rassemblement du
Peuple Togolais qui fut érigé en parti unique, parti-Etat.
Eyadema déclarait au premier congrès statutaire du RPT à Kpalimé du 12 au 14 novembre
1971 ceci :
« Mais avant de décider, il faut se souvenir ; il faut faire un retour en arrière
pour ne pas retomber dans les erreurs du passé. *…+ Ce que nous voulions,
c’était qu’indépendance ne soit pas synonyme d’anarchie, de profit illicite, de
fraude et de démagogie. Ce que nous voulions, c’était que les affaires de l’Etat
ne soient plus le domaine réservé des politiciens, mais l’affaire du peuple.
Celui-ci ne s’y est pas trompé, et très vite les habitants de notre pays
s’aperçurent qu’il était simple de vivre ensemble, du moment que le régime
était fort et stable. »2
1
Etienne Eyadema, « Déclaration de la junte militaire » lors du coup d’Etat du 13 janvier 1967.
Etienne EYADEMA, « Discours d’ouverture », Premier Congrès statutaire du Rassemblement du Peuple
Togolais, Kpalimé du 12 au 14 novembre 1971, Lomé, NEA, 1971, p. 12.
2
159
Cette décision arbitraire qui visait à perpétuer la dictature militaire, fit, comme il fallait s’y
attendre, beaucoup de mécontents qui passèrent dans une opposition clandestine à cette
machine répressive de délation et de propagande à la gloire du Timonier Nationale, du Guide
Eclairé, etc. Outre les disputes de la classe politique, Eyadema aggrava le dissensus en
l’étendant à la société civile avec son tribalisme ou politique de la tribu qui provoqua
beaucoup de rancœur et de haine tribaliste auprès de tous ceux qui s’estimaient victimes du
tribalisme du pouvoir et donc laissés-pour-compte.
L’objectif visé qui était la paix politique et sociale, une gouvernance consensuelle prenant le
contre-pied des mœurs politiques léguées par les anciens régimes, se mua très vite en
chasse aux sorcières dont les nostalgiques du CUT, qui aidèrent les militaires à renverser
Grunitzky, furent les premières victimes. Des ethnies furent indexées en raison de l’origine
de certains opposants. On en vint même à proclamer deux catégories de citoyens togolais
dans une sorte d’apartheid délirant et criminel : les « Togolais à part entière » et les
« Togolais entièrement à part ». Des familles entières originaires de la côte togolaise et
porteuses de patronymes portugais ou anglo-saxons furent interdites de passeports et
brimées. Des villages, des préfectures et certaines ethnies du nord et du sud furent
suspectés au point que leurs ressortissants furent interdits de recrutement dans l’armée,
instrument tribalisé1 du pouvoir usurpé du tyran. Cette politique de la vengeance s’inscrivait
en faux contre le discours tenu au Congrès de Kpalimé :
« En proposant un rassemblement de toutes les énergies, de tous les cœurs
dans un même creuset national pour consolider la paix et l’union retrouvées,
un rassemblement qui devait balayer dans les esprits la peur d’un retour aux
erreurs du passé, je fus écouté, je fus entendu. »2
Les complots réels ou imaginaires se succédaient dans un climat de terreur, de délation et
d’injustice. Les Togolais n’osaient plus parler de politique ; ils murmuraient, la peur au
ventre. Face à l’hostilité grandissante qu’il rencontrait, le régime militaire eut recours à une
propagande mensongère et grotesque à travers ce que les propagandistes du régime, qui se
nommèrent les « animateurs de la révolution », appelèrent l’ « animation politique »,
activité ridicule et budgétivore qui consistait à chanter et à danser à la gloire d’un autocrate
médiocre et semi-analphabète. Les fonctionnaires et les élèves désertaient leurs bureaux et
leurs classes pour des danses lascives et le dévergondage. Les casernes militaires étaient
devenues des lieux illégaux de détention et de torture qui s’étaient substitués à la police et à
la gendarmerie.
Les syndicats étaient abolis au profit du syndicat unique du parti. Même chose pour les
associations. Les Togolais condamnés à « regarder dans la même direction », assistaient
impuissants au triomphe de la corruption, de la kleptocratie et de la médiocratie. Les tracts
anonymes inondaient le pays dénonçant le régime et son chef qui se prenait pour le « dieu
de la terre ». Le culmen de cette sourde contestation de l’ordre fasciste fut atteint le 5
1
La Conférence Nationale Souveraine révéla, en 1991, aux Togolais, éberlués, que 50% des officiers de l’armée
prétorienne étaient originaires de Pya, le village natal d’Eyadema !
2
Etienne EYADEMA, « Discours d’ouverture », op. cit., p. 13.
160
octobre 1990, date à laquelle le régime impopulaire eut à faire face à une émeute populaire
dans la capitale. Une partie de l’année 1990 et toute l’année 1991 furent secouées par des
insurrections populaires, noyées dans le sang, accompagnées de slogans réclamant la
démocratie, le multipartisme, l’Etat de droit et le départ du dictateur Eyadema, l’homme de
la France au Togo.
La persévérance du peuple togolais, malgré la sauvagerie de la répression, aboutit à la fin du
parti unique et à l’avènement du multipartisme et à la Conférence Nationale Souveraine en
juillet-août 1991. Ces assises nationales des organisations politiques et de la société civile
programmèrent une transition démocratique devant déboucher sur des élections
démocratiques et un régime démocratique.
Ces aspirations légitimes du peuple togolais s’achevèrent dans un terrible bain de sang et
l’exil de plus de 300 000 Togolais comme réfugiés au Ghana et au Bénin, perpétrés par
l’armée dont les officiers qui vivaient sur la bête et avaient beaucoup trop de choses à se
reprocher avaient peur de l’Etat de droit et de la reddition de comptes. La peur avait changé
de camp.
Les tueries organisées par Eyadema et son refus de la démocratie ainsi que son coup d’Etat
contre le premier ministre élu par la Conférence Nationale Souveraine furent sanctionnées,
le 16 novembre 1992, par une grève générale illimitée qui paralysa le pays durant neuf mois.
1.3. LA RECONCILIATION ARMEE-NATION
Ostracisé par la communauté internationale et privé d’aides, Eyadema, conscient de son
isolement interne et externe organisa ce qu’il appela la « Réconciliation Armée-Nation », en
1994, alors que la plupart des réfugiés qui avaient fui les massacres de son armée
demeuraient encore en exil.
Il était particulièrement significatif qu’Eyadema et ses officiers eussent pris conscience que
les Togolais haïssaient les Forces Armées Togolaises (FAT). En effet, au sein de la population,
les militaires ont toujours été considérés comme un corps allogène, héritage des armées
coloniales dont le rôle n’était pas de protéger le peuple, mais de le mater sous les ordres des
colons. Les armées néocoloniales africaines n’ont rien fait pour améliorer cette image, bien
au contraire. Tous les rapports concernant les violations des droits de l’Homme au Togo, que
ce soient des organisations togolaises ou internationales, ont toujours accusé les militaires
togolais, aussi bien au niveau des assassinats que des agressions contre les forces
démocratiques, surtout en périodes électorales. Au Togo, la violence est un instrument
privilégié de la gouvernance.
« Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs
acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en
portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables soit dans leur
intégrité physique, soit dans leur participations symboliques et culturelles.»1
Malgré une violence à laquelle il n’avait jamais renoncé pour se maintenir à tout prix au
pouvoir, en cette année 1994, au cours de laquelle les Togolais n’avaient pas fini de panser
1
Yves MICHAUD, Violence et politique, Paris, Gallimard, Coll. « Les Essais », 1978, p. 20.
161
leurs plaies et de pleurer leurs morts, Eyadema commit une faute politique grossière, qui
releva de la provocation, en organisant sa prétendue réconciliation Armée-Nation. Seuls
étaient présents à cette odieuse mascarade Eyadema, ses courtisans et ses sicaires. Le gros
du public était constitué par les femmes des militaires. Où étaient les victimes ? Où était la
justice ? Après la cérémonie, qui était un défilé militaire, les principaux acteurs de cette
comédie de mauvais goût sont partis banqueter bruyamment avec un rare cynisme. Voici un
exemple édifiant de réconciliation à la togolaise. Il s’agit de proclamations sans lendemain
de politiciens en difficulté pour mystifier le peuple qui n’a jamais été dupe des arrièrepensées de régimes illégitimes en mal de popularité. En somme, Eyadema, sans craindre le
ridicule, se réconcilia avec lui-même ! Et le tour était joué !
2. MYTHE DE LA RECONCILIATION ET PROPAGANDE
Comme nous venons de le voir, les réconciliations à la togolaise sont des mythes qui visent à
présenter la réalité telle que les politiciens au pouvoir voudraient qu’elle fût. Mais
malheureusement pour les manipulateurs, la réalité est têtue. Les contestations et les
émeutes sont l’expression de la fragilité du régime militaire qui s’est déguisé en
démocrature avec des institutions pseudo-démocratiques qui sont des coques vides sans
aucun pouvoir face à l’exécutif.
« Le Pouvoir souverain se heurte nécessairement à des obstacles et des
difficultés dans la mesure où les transformations des rapports sociaux réels
mettent en question les institutions de « l’Ordre établi ». La répression et
l’oppression sont la contrepartie de l’impuissance du Pouvoir politique à
résoudre la crise des institutions et des conflits sociaux. Il cesse d’être
souverain au moment où il cesse de jouer correctement son rôle en faisant les
réformes de structure indispensables : l’insurrection est la sanction des
défaillances du Pouvoir. »1
2.1. MYTHE ET RITE
En réduisant la réconciliation à une simple fiction, les régimes qui se sont succédé au
pouvoir, ont manifesté de la sorte un manque d’imagination et une vision stratégique
étriquée. Le mythe, tel que nous l’entendons ici, est pris dans son sens familier :
« Ce mot est utilisé aujourd’hui aussi bien dans le sens de « fiction » ou
d’ « illusion » que dans le sens, familier surtout aux ethnologues, aux
sociologues et aux historiens des religions, de «tradition sacrée, révélation
primordiale, modèle exemplaire ». »2
Ce procédé qui substitue le verbe à l’action est une performance illocutoire, c’est-à-dire un
acte de parole qui réalise l’idée annoncée. Donner au peuple l’illusion de la paix politique et
sociale, ne signifie pas que le peuple tombera dans le piège de la ritualisation ou
spectacularisation de la réconciliation. Le théâtre n’est pas la réalité, même lorsque
1
2
Jean-William LAPIERRE, Le Pouvoir politique, Paris, P.U.F., « Collection SUP », 1969, p. 80.
Mircea ELIADE, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 9.
162
l’empathie suscitée par la fiction est forte. En effet, dès la fin de la représentation théâtrale,
le spectateur renoue avec la réalité.
Le cérémonial du protocole d’Etat au cours des grands évènements est toujours un mélange
de sacré et de profane. Le spectacle offert par des défilés militaires, la distribution de
médailles, l’exécution de l’hymne national, les embrassades entre hommes politiques, la
signature d’accords qui ne sont jamais respectés, la solennité de la cérémonie, les prières
des cléricaux, les libations, les sacrifices d’animaux, etc., nous ramènent par le biais du rite à
son aspect sacré. Cette sacralité qui impressionne d’abord les ordonnateurs du rite que sont
les dirigeants superstitieux eux-mêmes, très assidus auprès des bokono qui leur offrent plein
de protections mystiques à prix d’or pour devenir invulnérables aux balles et aux attaques
sorcières des ennemis, conserver le pouvoir et les prébendes qui vont avec, nous amène à
dire que la mystification destinée au public, fonctionne aussi comme une automystification.
« Le rite agit sur les hommes par sa capacité à émouvoir ; il les met en
mouvement, corps et esprit, grâce à la coalition de moyens qu’il provoque. Il
relie aux puissances dont il manifeste la présence, par un effet mystique dont
l’union sacrificielle et la transe donnent la preuve majeure. Il fait appel à la
fonction imaginaire. Il exploite le registre symbolique et la fonction réservée –
ou « profonde » - qui lui confèrent l’autorité associée à l’ésotérisme. Il
conjugue les langages : le sien propre, mais aussi la musique, la danse et la
gestuelle, et les actes liturgiques définis selon un code particulier. Il est une
œuvre collective utilisant les media disponibles, en quelque sorte une création
multi-media qui obéit à des conventions strictes, autant qu’un drame
indissociable du sacré. »1
La notion de rite est inséparable de celle de l’ordre. Le désordre qui naît du cycle
contestation-répression se doit d’être conjuré. Le pouvoir compte davantage sur le symbole
que sur la crédulité des citoyens très majoritairement hostiles à la dictature et à la mauvaise
gouvernance. Outre le fait que la responsabilité du désordre soit attribuée à l’opposition, les
tenants du pouvoir, qui partagent la mentalité magique du peuple, notamment le chef de
l’Etat de fait, sont conscients qu’ils ont commis des transgressions ou subi des
déstabilisations mystiques. Ce qui suppose une déviance par rapport à l’ordre qui doit
nécessairement être réparé. Selon Marcel Conche :
« Il y a « ordre » lorsque les éléments ne sont pas sans lien, mais ont entre eux
un principe d’unité qui les fait participer, du même coup, à un ensemble
unique. *…+ Il y a désordre lorsque les éléments d’un ensemble, tout en faisant
partie de cet ensemble, se comportent comme s’ils n’en faisaient pas partie. »2
Conséquemment, la réparation du désordre, dans l’entendement des dirigeants, passe par
une cérémonie de réconciliation, fût-elle fictive. C’est la portée symbolique de l’acte
performatif, comme souligné plus haut avec les actes illocutoire dont ils sont synonymes, qui
compte. Paul Ricoeur nous signale que les performatifs sont :
1
2
Georges BALANDIER, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988, p. 30.
Marcel CONCHE, « La notion d’ordre », Revue de l’Enseignement Philosophique, 4, avril-mai 1978, p. 10.
163
« Des expressions qui ne se bornent pas simplement à dire que quelque chose
est, mais qui font être quelque chose en le disant : quand je promets, par la
seule vertu de le dire, je suis effectivement engagé à faire. Or *…+ la promesse
a une portée qui dépasse la théorie des actes du discours et met sur la voie de
l’éthique. »1
Ricoeur a mis l’accent sur l’essentiel : l’éthique. Une réconciliation est un acte d’une grande
portée éthique, car elle engage la sincérité des sentiments et des promesses et surtout la
vérité. Pour qu’il y ait pardon, il faut une compensation d’ordre morale effectuée par les
bourreaux vis-à-vis des victimes. Outre le pardon demandé par les bourreaux, il y a aussi la
justice dont le rôle est de réparer les torts, d’indemniser et de condamner les coupables.
Quand la politique se pratique sans éthique, comme c’est le cas au Togo, où un clan
d’individus a confisqué le pouvoir avec des armes, tue, torture et pille le pays, aucune
réconciliation ne peut être sincère, comme l’ont démontré toutes les précédentes
réconciliations et autres accords politiques qui n’ont été que des marchés de dupes. Car dès
que surgit une difficulté ou une contestation, le pouvoir pointe à nouveau les fusils : le
consensus ne fait pas partie de son mode de gouvernement basé sur la force, la violence et
la terreur. Pour corriger le tir dans l’opinion dont elle se moque, la dictature militaire, qui a
pris le Togo en otage depuis près de cinq décennies, recourra au mensonge à travers sa
propagande médiatique.
2.2. LA PROPAGANDE MYSTIFICATRICE
La propagande, en tant qu’instrument de pouvoir, est abondamment utilisée par les régimes
autoritaires pour imposer au peuple une vision fictive de la réalité, grâce au monopole des
médias d’Etat. Elle sert aussi à désigner les ennemis, à déformer leurs discours sans droit de
réponse, à susciter la délation et à présenter le tyran de service sous un jour très avantageux
et très éloigné de la réalité. Au Togo, plus qu’ailleurs, le mensonge est un art de
gouvernement.
Le grave déficit de confiance auquel la dictature a à faire face, s’explique par l’identification
que le peuple togolais a faite. Paul Ricœur explique ce processus d’identification par la
narrativité.
« Or qu’est-ce qu’avoir une histoire ? C’est, dans le vocabulaire de la
sémiotique de Greimas, pouvoir passer par une série de transformations
actantielles. Dans ce rôle le jeest traité comme un agent, ou mieux un actant ;
il est celui qui fait. Ce sujet du faire, nous l’avons en fait anticipé sans le
souligner. Si, en effet, dire, c’est faire, celui qui parle est un faiseur de
discours ; comme faiseur de discours, il est un actant. C’est à ce niveau que se
pose, en termes forts, le problème de l’identification. L’actant s’identifie par
son faire. *…+ C’est finalement sur le parcours du pouvoir faire, du savoir faire,
du vouloir faire, du devoir faire, que se déroule une histoire. »2
1
2
Paul RICOEUR, « Individu et identité personnelle », in Sur l’individu (Collectif), Paris, Seuil, 1987, p. 81.
Paul RICOEUR, « Individu et identité personnelle », op. cit., p. 68.
164
A l’individu visé par Ricœur, nous substituons l’équipe au pouvoir comme actant unique dont
le faire est la pratique du pouvoir. Cette activité à laquelle se consacre ce groupe d’individus,
la rend identifiable par son faire : exercer le pouvoir politique à des degrés divers. Au type de
pouvoir correspond un ordre du discours. Or il se fait qu’au Togo, l’ordre du discours du
pouvoir qui se prétend démocratique en dépit du bon sens, est un discours totalitaire
d’exclusion, de haine, de violence et de provocation. Les élections frauduleuses à coups de
fusils et de machettes, le viol permanent de la Constitution, une justice instrumentalisée
pour des règlements de comptes politiques, une lutte pour le pouvoir entre héritiers
dynastiques qui s’effectue à grands coups de fusils, sont autant d’arguments qui
contredisent la propagande mensongère d’un régime prétendument démocratique.
En recrutant et soudoyant grassement des opposants transfuges exhibés comme caution
démocratique, le pouvoir les met en évidence comme si leur faire allait convertir la
population. C’est l’effet contraire qui se produit puisque ces traîtres ont toujours été vomis
par la population. Tous les partis et individus se réclamant de l’opposition démocratique qui
se sont associés au pouvoir à un moment ou un autre ont tous été sévèrement sanctionnés
dans les urnes par les Togolais.
Pour qu’une propagande soit efficace, il ne suffit pas qu’elle profère des mensonges à
longueur d’antenne, il faut qu’elle soit crédible par rapport à la référence incontournable
qu’est la réalité. Au Togo, toute vraie réconciliation passe par un changement de régime : le
passage de la dictature à la démocratie et la fin de la culture de l’impunité.
3. LA CULTURE DE L’IMPUNITE ET LE REFUS DE LA RECONCILIATION
Les analyses précédentes ont montré que le déguisement de la dictature militaire en
démocrature, est une ruse visant à conserver le pouvoir par la force, sous le couvert de
fausses institutions démocratiques. Le viol, par le pouvoir, des institutions est un acte illégal
qui, comme le prévoit la Constitution togolaise, doit être combattu par une insurrection
considérée comme un devoir sacré.
3.1. LA CULTURE DE L’IMPUNITE
Le déficit éthique qui caractérise le régime du clan Gnassingbe, s’explique par son mépris des
valeurs positives qui permettent d’éduquer un peuple et de bâtir une nation. Les politiciens
qui régentent le Togo depuis si longtemps, n’ont pas compris qu’un dirigeant est avant tout
un éducateur et, en tant que tel, a un devoir d’exemplarité vis-à-vis des gouvernés. Au lieu
de cela, les voleurs de la république se comportent comme une mafia sans foi ni loi en
mettant le pays en coupe réglée. La corruption et le partage des prébendes dans un pays
qu’ils ont appauvri à force de prévarication et d’incompétence, ont fini par discréditer toutes
les institutions et la classe dirigeante.
Le déficit éthique a comme contrepartie le déficit d’autorité et de prestige. Quand les
dirigeants sont insultés, méprisés, raillés, chansonnés par le peuple, c’est le signe qu’il se
pose un problème de légitimité des institutions et des hommes. La conséquence de cette
165
situation, c’est un pays au tissu social en lambeaux et devenu très difficile à gouverner, car le
peuple, devenu de plus en plus conscient de sa force, manifeste souvent et recourt de plus
en plus à la violence pour se faire entendre de ses dirigeants que seuls les fusils
maintiennent encore au pouvoir. Les promesses de règlements de comptes de la population
adressées aux dirigeants, ne rassurent guère ces derniers devenus poltrons.
L’obéissance, écrit Simone Weil :
« Suppose le consentement, non pas à l’égard de chacun des ordres
reçus, mais un consentement accordé une fois pour toutes, sous la seule
réserve, le cas échéant, des exigences de la conscience. Il est nécessaire qu’il
soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et
non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense constitue en fait
le ressort principal de l’obéissance, de manière que la soumission ne soit
jamais suspecte de servilité.*…+ Il faut que toute la hiérarchie soit orientée vers
un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus haut au
plus bas. »1
Dans une société démocratique, la sanction ordinaire du peuple vis-à-vis de ses dirigeants
est le bulletin de vote. En réduisant les élections à une mascarade qui invalide le suffrage des
électeurs, les fascistes au pouvoir empêchent le peuple de s’exprimer et donc de les
sanctionner. Le non-respect de la Constitution, les promesses électorales bafouées et le
renvoi aux calendes grecques de la démocratisation de l’Etat, sont une rupture du contrat
tacite qui lie gouvernants et gouvernés. La crise togolaise est fondamentalement une crise
liée à la nature du pouvoir et à l’illégitimité de l’équipe dirigeante.
En s’autoproclamant démocrate, l’autocrate putschiste Faure Gnassingbe, pendant ses
campagnes électorales, ne parle que de démocratie tout en empêchant dans les faits ses
opposants de faire campagne : accès interdit dans la préfecture de la Kozah, d’où il est
originaire, aux candidats de l’opposition, sabotages des meetings, agressions des militants
de l’opposition par des militaires et les milices du pouvoir, achat des consciences (par
exemple, distribution de sacs de riz dénommés « Faure »), couverture inéquitable de la
campagne des opposants par les médias d’Etat, entraves à l’exercice des médias privés,
recrutement par le pouvoir de militaires comme agents de campagnes et colleurs d’affiches,
domiciles de certains officiers transformés en siège de campagne du parti et du candidat au
pouvoir ( alors que l’armée est constitutionnellement neutre), une Cour constitutionnelle,
composée majoritairement d’antidémocrates notoires, qui cautionne systématiquement les
fraudes électorales, etc.
La promesse implique une obligation, selon Ricœur :
« Il n’y a d’obligation mutuelle entre des individus que sur le fond d’une
obligation qui est un quasi-contrat et qui se rapporte à ce que Rawls appelle
dès le début de son grand ouvrage le « schème de coopération » d’une société
donnée. Le problème complet de la promesse, en effet, n’est pas tellement
qu’en disant je promets je promette en effet ; l’important est que je dois tenir
1
Simone WEIL, L’Enracinement, Paris, Gallimard, 1949, p. 23.
166
ma promesse. L’obligation de tenir sa promesse, c’est en quelque sorte la
promesse de la promesse. *…+ La dimension publique de la promesse, laquelle
suppose à son tour un espace public (un espace public d’apparition – Hannah
Arendt); ce qui fait que la promesse est en réalité, non pas seulement duelle,
mais triangulaire. »1
Dans ce triangle de la promesse l’ipséité est assurée par un tiers. Au niveau de l’Etat, le tiers
est la communauté internationale, avec à sa tête la France qui a toujours choisi les chefs
d’Etat togolais à la place des Togolais, ou la majorité silencieuse. La présence d’un tiers par
rapport à une promesse nous ramène sur le terrain de l’éthique. Les Togolais se
souviennent, en 2003, que Le tyran Gnassingbe Eyadema avait juré devant le président
français Jacques Chirac qu’il respecterait la Constitution et ne ferait pas sauter le verrou de
deux mandats présidentiels. Il viola son serment avec la complicité silencieuse de Chirac qui
lui avait servi de caution avec son autorité de chef d’Etat du pays de tutelle du Togo. L’acteur
de la promesse et la tierce personne étaient tous les deux des menteurs dépourvus du sens
de l’honneur. Il s’était agi d’une promesse d’ivrogne !
Comme la peur a changé de camp avec une Cour pénale internationale (CPI) de l’ONU qui
juge les dirigeants criminels, l’autocrate et ses acolytes considèrent que c’est leur maintien
coûte que coûte au pouvoir qui est leur meilleur gage d’impunité. Dans ces conditions, il va
sans dire que toute réconciliation relève de la quadrature du cercle.
3.2.
LA COMMISSION VERITE JUSTICE ET RECONCILIATION (CVJR) DE FAURE
GNASSINGBE
Sentant le vent du boulet de la CPI, les ennemis du peuple togolais, qui ont confisqué le
pouvoir, essaient maladroitement d’assurer leurs arrières. Pour ce faire, Faure Gnassingbe a
installé, en 2010, une Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR). Pour quoi faire ? La
démarche est d’autant plus saugrenue que ce genre d’institution de justice transitoire ne
peut être le fait des bourreaux et des assassins.
Imiter les exemples d’Afrique du Sud et des pays d’Amérique latine, ne doit pas seulement
se limiter aux apparences. Il faut aussi céder le pouvoir aux forces démocratiques. Ce que le
clan Gnassingbe et ses complices ne sont pas prêts à faire avant que le pouvoir lui-même ne
les lâche un de ces quatre matins.
La CVJR de Faure Gnassingbe et de l’évêque Nicodème Barrigah-Bénissan, est le signe avantcoureur d’une fausse réconciliation de plus qui vise à se traduire par une autoamnistie des
bourreaux du peuple togolais. En s’associant au clergé catholique, la dictature spécule sur la
naïveté supposée des Togolais. En effet, la présence de l’évêque catholique à la tête de la
CVJR est censée lui conférer un caractère apolitique, donc neutre par rapport au pouvoir. Or
la composition de cet organisme dément cette neutralité, car ses membres sont tous des
affidés du régime. Prudence oblige ! De plus comme les Togolais sont très croyants, la
présence du prêtre peut prêter à croire qu’il s’agit d’une œuvre divine. Donc combattre
cette œuvre divine équivaut à s’opposer à Dieu !
1
Paul RICOEUR, « Individu et identité personnelle », op. cit., p.72.
167
La supercherie est une véritable stratégie qui utilise tous les ressorts de la propagande pour
berner la population. Pendant les auditions de la CVJR, l’on entendait partout des prêtres et
des pasteurs proclamer partout le sophisme « Nous sommes tous coupables ». D’autres,
comme Edem Kodjo, un pilier de la dictature et de la Françafrique néocolonialiste, ont
ressorti leur slogan cynique et stupide du « grand pardon ». Cette concomitance n’est pas
fortuite.
La logique de la culpabilité collective s’impose d’elle-même : tout le monde étant coupable,
il est donc hors de question que tout le monde juge et condamne tout le monde. Le bon sens
exige que l’on tire une croix sur les crimes des uns et des autres en proclamant une amnistie
générale. Et le tour est joué ! La tournure des audiences de la CVJR confirme cette analyse
dans la mesure où personne ne s’est déclaré coupable de quelque crime que ce soit. Et
mieux que cela, certains caciques du régime accusés par leurs victimes les ont menacées.
Autrement dit, comme d’habitude, il n’y aura pas de justice en l’absence de coupables.
Le premier des coupables est le dictateur Faure Gnassingbe qui s’est rendu coupable d’un
coup d’Etat, le 5 février 2005, suite au décès de son père, le dictateur Gnassingbe Eyadema.
Dans la Constitution démocratique du 14 octobre 1992, un coup d’Etat est un crime
imprescriptible.
« En cas de coup d’Etat, ou de coup de force quelconque, *…+ désobéir
et s’organiser pour faire échec à l’autorité illégitime constituent le plus sacré
des droits et le plus impératif des devoirs.
Tout renversement du régime constitutionnel est considéré comme un
crime imprescriptible contre la nation et sanctionné conformément aux lois de
la République. » (Article 150).
Rappelons que ce coup d’Etat sanglant a occasionné un millier de morts et quelque six mille
blessés, selon la Ligue Togolaise des Droits de l’Homme, et cinq cents morts, selon une
commission d’enquête indépendante de l’ONU. Le rapport de l’ONU, publié en 2005, a
même révélé, après avoir écouté des militaires, que l’état-major des Forces Armées
Togolaises (FAT) avait détaché deux mille soldats pour renforcer les milices du régime
fasciste, indépendamment de la répression des FAT, qui s’opposaient aux manifestants de
l’opposition, lesquels exigeaient la vérité des urnes et le départ du putschiste.
Dans ces conditions, il est totalement exclu que les bourreaux du peuple togolais puissent
organiser quelque réconciliation que ce soit sans vérité ni justice. L’escroquerie politique
réside dans le fait qu’une vraie réconciliation ne peut être organisée que par un nouveau
régime, un régime démocratique comme dans les pays précités. Si le nouveau régime
estime que l’amnistie est le prix à payer pour solder le passé, il met sur pied une commission
vérité et justice. En Amérique latine, certains régimes militaires fascistes, acculés par la
population et qui ont perdu le pouvoir, se sont offert des autoamnisties qui n’ont pas été
reconnues par les démocrates arrivés au pouvoir et les victimes. Les bourreaux ont donc été
jugés et lourdement condamnés.
Au Togo, des plaintes, contre les tueurs et les bourreaux de démocrates, ont été déposées
auprès de la justice depuis le début des années 1990, mais la justice est paralysée parce que
168
le pouvoir interdit de juger ses hommes de main. Les juges eux-mêmes ont peur pour leur
propre sécurité. La violence et inséparable de l’insécurité :
« Elle enveloppe en effet l’idée d’un écart par rapport aux normes et
aux règles qui gouvernent les situations dites naturelles, normales ou légales.
*…+ Comme transgression des règles et des normes, la violence fait entrevoir la
menace de l’imprévisible. *…+ On retrouve cette imprévisibilité de la violence
dans l’idée d’insécurité. Le sentiment d’insécurité *…+ correspond à la
croyance, fondée ou non, que tout peut arriver, que l’on peut s’attendre à
tout, ou encore que l’on ne peut plus être sûr de rien dans les comportements
quotidiens. Ici encore, imprévisibilité, chaos et violence ont partie liée. »1
L’opération d’autoamnistie que préparent en catimini, par le biais de la CVJR, la dictature
militaire et le clergé catholique félon qui, de tout temps, s’est toujours rangé au Togo dans le
camp des oppresseurs contre le peuple, depuis la colonisation jusqu’à nos jours, requiert
beaucoup de vigilance, car elle est lourde de menace d’autant que la machine à propagande
est à l’œuvre pour banaliser les crimes abominables des tueurs de démocrates et des
violeurs ainsi que la répression sauvage des citoyens, de la jeunesse sacrifiée et des
travailleurs spoliés, tous avides de changement et de liberté.
Dans tous les cas de figure, le premier pas vers une véritable réconciliation passe
nécessairement par la restitution du pouvoir aux forces démocratiques afin de permettre au
peuple de choisir librement, dans la transparence et la paix, les dirigeants qui vont
gouverner le pays en son nom. Si les criminels du régime dictatorial n’ont pas eu la volonté
ou le courage d’avouer leurs crimes à la CVJR des bourreaux et de leurs complices du clergé
catholique, malgré les accusations des victimes, c’est en raison des rapports de force
défavorables aux victimes. C’est pourquoi la mise en place d’un instrument de justice
transitoire suivie d’une réconciliation est nécessairement une démarche politique issue d’un
changement des rapports de force au profit des victimes qui tiennent entre leurs mains l’Etat
et tous ses leviers de contrainte et de violence légitime. Tant que les assassins et les voleurs
de la République confisqueront l’Etat, ils continueront à narguer le peuple martyr. L’armée
prétorienne, qui est le principal acteur politique du pays et donc du désordre, depuis 1967,
doit quitter le pouvoir et devenir une armée républicaine aux ordres des institutions civiles.
Cette armée doit aussi subir une cure de détribalisation, en s’ouvrant équitablement à
toutes les ethnies et régions, pour mériter l’épithète nationale. L’attelage fasciste de
militaires et de civils2 qui gouverne le Togo, est la principale source de désordre politique,
social et économique qui inflige aux Togolais des convulsions brutales périodiques. Cette
1
Yves MICHAUD, La Violence, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 1986, pp. 10-11.
L’armée togolaise dissimule sa virilité, depuis le 30 août 1969, sous le cache-sexe civil d’un parti fasciste, le
Rassemblement du Peuple Togolais. Ce parti était si impopulaire que l’héritier sur le trône du clan Gnassingbe a
cru devoir lui changer de nom, le 15 avril 2012, pour amuser la galerie en le nommant Union pour la
République (UNIR). Les Togolais ne sont pas dupes.
2
169
gouvernance médiocre et chaotique, basée sur les injustices, la corruption 1, la violence,
l’impunité, la misère et le gangstérisme politique, n’en finit pas de traumatiser le peuple
togolais martyr. En 2008, le gouvernement du clan Gnassingbe a été admis dans le cercle
honteux des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE)2 ! Au Togo, on ne change pas une équipe qui
perd !
L’historique des fausses réconciliations à la togolaise nous a édifié sur la manière dont le
pouvoir fait usage de ce concept. Il s’agit d’une mystification. Les dirigeants en difficulté face
à la contestation de leur illégitimité sur les plans politique et social, n’hésitent pas à recourir
aux vertus du verbe à travers sa force illocutoire : dire c’est faire. Les promesses fallacieuses
de démocratisation, la médiocratie et la faillite économique ont montré depuis fort
longtemps les limites d’une démocrature qui pratique la fuite en avant.
En se dépouillant de plus en plus de leur peur, les Togolais sont conscients que leur sort est
entre leurs mains. Ils ont, à maintes reprises, testé la fragilité d’un pouvoir qui se veut
effrayant par le recours systématique à la violence et à la terreur. C’est Paul Valéry qui a la
bonne formule :
« Le pouvoir n’a que la force qu’on veut bien lui attribuer ; même le
plus brutal est fondé sur la croyance. On lui prête comme devant agir en tout
temps et en tout point la puissance qu’il ne peut, en réalité, dépenser que sur
un point et à un certain moment. »3
L’Etat de droit que l’on vante, ne saurait se satisfaire d’une culture de l’impunité qui accroît
de jour en jour la défiance des Togolais vis-à-vis de l’institution judiciaire. La justice populaire
– qui n’est pas une justice – et la vengeance ont de plus en plus la préférence d’une jeunesse
qui n’a plus foi en l’avenir. Les dirigeants discrédités et corrompus ont banni la morale de la
gouvernance du bien commun, car ils ignorent que « le pouvoir de se faire obéir est moral et
non physique.»4
BIBLIOGRAPHIE
BALANDIER Georges, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988.
CONCHE Marcel, « La notion d’ordre », Revue de l’Enseignement Philosophique, 4, avril-mai
1978.
ELIADE Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
1
La corruption est une véritable catastrophe nationale au Togo sous la dictature militaire du clan Gnassingbe.
L’ONG américaine Transparency International, dans ses rapports, a attribué les classements suivants au Togo :
e
e
2009 : 111 / 180 ; 2010 : 134 / 178.
2
Les normes internationales fixent le seuil de pauvreté à 20 000 francs CFA/mois. Les statistiques du Togo en
matière de pauvreté : 1990 : 32,8% ; 2006 : 61,7%. Monde urbain : 36,8% ; monde rural : 74,3%. Sources :
Service des Statistiques.
3
Cité par Maurice MARSAL, L’Autorité, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », n°793, 1966, p. 41.
4
Maurice MARSAL, L’Autorité, op. cit., p. 41.
170
EYADEMA Etienne, « Discours d’ouverture », Premier Congrès statutaire du Rassemblement
du Peuple Togolais, Kpalimé du 12 au14 novembre 1971, Lomé, NEA, 1971.
LAPIERRE Jean-William, Le Pouvoir politique, Paris, P.U.F., Collection « SUP », 1969.
MARSAL Maurice, L’Autorité, Paris, P.U.F., Collection « Que sais-je ? », n° 793, 1966.
MICHAUD Yves, La Violence, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 1986.
MICHAUD Yves, Violence et politique, Paris, Gallimard, Coll. « Les Essais », 1978.
RICOEUR Paul, « Individu et identité personnelle », in Sur l’individu (collectif), Paris, Seuil,
1987.
WEIL Simone, L’Enracinement, Paris, Gallimard, 1941
171
172
173
174
Du devoir de mémoire au pardon : une exigence politique
et éthique de l’être-ensemble
Par Roger Ekoué FOLIKOUE1
Depuis 1989, beaucoup de pays africains traversent une crise et celle-ci, comme « un
mouvement sismique, a secoué les régimes autocratiques que l’on pouvait croire
inexpugnable. »2 Cette crise répond en effet à une aspiration à plus de liberté et à un
profond désir de mieux être et de mieux vivre. Des pays comme le Bénin, le Togo, la
République démocratique du Congo (Ex Zaïre) etc. ont emprunté le chemin des conférences
nationales dites souveraines qui n’étaient pas le choix de tous les pays africains. Mais ce qui
était manifeste est que partout il y avait le besoin d’un changement de régime. Les citoyens
veulent passer d’un type de société (société autocratique, dictatorial) à un autre type de
société (société démocratique). Plus de vingt ans après, ce passage vers un nouveau régime
est toujours problématique car la transition semble prendre beaucoup plus de temps à cause
de l’histoire des régimes à parti unique qui avaient existé dans les différents pays africains.
Et de nos jours, il règne fondamentalement un climat de méfiance d’autant plus que dans
certains pays « la démocratie se construit dans la négociation avec les autocrates, dans un
réaménagement de l’espace politique » pour que les gens de l’ancien régime « y trouve une
place de tranquillité sereine et puisse échapper à l’exigence de rendre vraiment compte au
peuple de la gestion du pays »3.
Pour solder ce passé lourd de profondes violations des droits de l’homme ayant occasionné
de graves blessures et pour transformer ce présent problématique dans lequel on remarque
une absence de dynamique sociale et surtout politique deux mots sont à la mode car ils
reviennent souvent : le pardon et la réconciliation. Et c’est dans ce cadre que l’on a recours
ici et là à la mise en place d’une Commission Vérité, Justice et Réconciliation.
Mais si la philosophie est fille de son temps, pour parler comme Hegel, nous ne pouvons pas
nous empêcher de réfléchir sur ces deux concepts en lien avec d’autres tels que l’histoire, la
mémoire, l’oubli et c’est précisément à ce niveau que la référence à devient nécessaire, car
si nous ne voulons pas conférer à ces termes une fonction magique - ce qu’ils ne peuvent
d’ailleurs pas faire – nous sommes obligés de les saisir par la pensée pour déterminer les
conditions de possibilité de leur effet transformateur de la vie commune.
1
Roger FOLIKOUE est Maître-Assistant en Philosophie politique et enseigne à l’Université de Lomé. Il est le
responsable du comité d’organisation du colloque.
2
Gérard CONAC « Etat de droit et démocratie » in L’Afrique en transition. Vers un pluralisme politique, Paris,
Economica, 1993, p.483
3
KÄ Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’éthique politique, Paris, Karthala, 1991, pp104-105
175
1- Le devoir de mémoire : une exigence politique
Dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, pose d’entrée de jeu cette question
fondamentale : de quoi y a-t-il souvenir ? Que signifie se souvenir ? Se souvenir signifie deux
choses :
D’une part c’est avoir un souvenir dans le sens de quelque chose qui vienne à l’esprit comme
une affection ou comme quelque chose que l’on subit et dans ce cas les grecs utilisaient le
terme de pathos (l’aspect cognitif) c’est mnême en grec.
D’autre part se souvenir, c’est aussi se mettre en quête d’un souvenir et donc accomplir
une action. Dans ce deuxième cas le souvenir fait l’objet d’une recherche dénommée
ordinairement par le terme (dans le langage ordinaire) rappel, recollection (re-coller les
divers éléments) (l’aspect pragmatique). On parlera ici de l’anamnèse. Et c’est justement
parce qu’il s’agit d’accomplir une action de recherche (reconstitution) que jaillit aussi
l’immense possibilité d’user et d’abuser de la mémoire. Se souvenir ici au sens de faire
mémoire a un lien intrinsèque avec l’histoire. Ici l’historien a une grande responsabilité, car
il ne s’agit pas de falsifier l’histoire1 pour ne retenir que ce qui lui plait mais de faire preuve
d’objectivité tout en étant impliqué comme sujet.
Faire mémoire c’est se rappeler d’un fait du passé, mais il s’agit d’un passé qui a encore une
forte présence dans le présent, car pour Ricœur « la mémoire est en quelque sorte la
présence d’une chose absente (passée) ». La mémoire a ici une fonction temporalisante et
constitue une attestation de la durée. Elle se constitue alors en prenant l’histoire comme
héritier, Ricœur parlera de l’histoire comme l’héritière savante de la mémoire.
Faire mémoire n’est pas simplement un acte individuel et personnel mais c’est aussi une
action à dimension collective car elle renvoie à la condition historique effective des êtres
humains. Et comme notre exister se déroule dans le temps et dans l’espace, une
communauté d’êtres partage une histoire et cette histoire comporte des faits qui se sont
réellement passés et nul ne peut faire qu’ils n’aient été.
Ces faits ne sont pas toujours des faits de gloire mais ils renvoient malheureusement aussi
et dans bien des cas à de graves atrocités (manquements, infractions) impliquant le nonrespect de la vie de l’autre ou de l’autre tout court. Si l’on parle du devoir de mémoire
actuellement partout sur notre continent, on ne peut pas occulter ces faits et vouloir les
passer sous silence sous le prétexte du grand pardon pour une réconciliation nationale. Faire
mémoire ne peut en aucun cas être une invitation à l’oubli, au contraire la mémoire doit
lutter contre l’oubli. Faire mémoire ne signifie pas simplement se souvenir du passé mais
c’est aussi se projeter dans le futur, car pour Ricœur la mémoire est non seulement du passé
mais la mémoire est aussi du temps et le temps ne se résume pas au temps passé mais il est
passé, présent et avenir. La mémoire reconnaît Ricœur, a du futur tandis que l’histoire
interprète une tranche du passé dont elle oublie qu’il a un futur.
1
Il faut noter que dans le contexte actuel en Afrique, il existe un réel danger de falsifier l’histoire et de la
réécrire pour ne pas faire émerger certaines vérités qui dérangent et révèlent l’existence de graves crimes.
176
Faire mémoire peut apparaître comme une exigence existentielle et politique. Mais il faut
saisir le ici le terme politique au sens de Raymond Aron qui affirme que « la politique est la
caractéristique majeure de la collectivité toute entière puisqu’elle est la condition de toute
coopération entre les hommes »1 Faire mémoire devient ainsi une exigence de notre être
politique et de notre être temporel et historique.
Si tel est le cas, faire mémoire ne doit pas être une œuvre de falsification de l’histoire
impliquant une manœuvre politicienne. Le devoir de faire mémoire peut être ressenti par un
homme politique comme une nécessité vitale mais ça ne peut pas être proposé que comme
une nécessité à l’être politique que nous sommes tous. Dans ce cas notre statut d’être
politique précède de façon logique celui de l’homme politique, c’est-à-dire celui qui exerce
une fonction politique dans la communauté politique. Cette condition est nécessaire pour
éviter toute forme de récupération par tel ou tel parti ou telle mouvance politique. Faire
mémoire constitue une œuvre exigeante. C’est un droit pour l’individu et un devoir pour la
communauté. Dans ce sens pour Ricœur la mémoire constitue une lutte contre l’oubli, car
l’oubli est l’emblème de la vulnérabilité propre à notre condition d’homme. La mémoire
demeure ainsi l’autre nom de la lutte contre l’oubli. Faire mémoire est donc un acte vital
pour une communauté politique, religieuse etc.
Mais une mémoire qui n’oublie absolument rien serait aussi un danger. Que faire ?
Comment concilier ses deux positions ? Pour aborder cette problématique de l’oubli dans sa
grande complexité, Ricœur admet l’idée de degré de profondeur de l’oubli. Mais surtout il
reconnaît qu’ « Il y a une forme d’oubli qui permet de reconstruire une histoire intelligible…
C’est lui qui permet aussi le pardon lequel n’est pas le contraire de l’oubli »
2- Le pardon, une exigence éthique et une modalité de notre propre croissance
Deux termes sont donc en lien avec la mémoire : l’oubli et le pardon. Le premier invite à se
souvenir et invite à la fidélité au passé, le second manifeste l’existence d’une culpabilité, ou
d’une faute mais en même temps il révèle une invitation à la réconciliation avec ce passé.
Et avec cette question de la faute et de l’invitation à la réconciliation souhaitable et possible
mais certes difficile nous entrons, par la porte de la mémoire et du devoir de mémoire, à
l’intérieur du message ricœurien dans son livre Mémoire, histoire et oubli. Il s’agit de la
reconnaissance du mal fait, un mal fait par l’homme (l’homme est capable du mal) mais
aussi du mal subit par l’autre et ce mal atteste d’une lésion et cette lésion est à présent
reconnue comme lésion ayant instauré une incapacité d’action et surtout une non
reconnaissance de l’autre.
Dans le processus du devoir de mémoire tel qu’il est recommandé à nos différentes
communautés politiques, l’on ne saurait vouloir aller au pardon et à la réconciliation sans
reconnaître et surtout identifier et nommer ces lésions qui paralysent la vie
communautaire. Car le pardon n’est pas un geste d’effacement des traces mais au contraire
1
Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965, p.27
177
une parole qui rompt la loi du silence imposé par le mal fait, c’est aussi une parole qui rompt
le refoulement et la non possibilité de formuler des plaintes de la victime et c’est en cela qui
initie le moment d’interruption de l’incapacité d’agir créée par le mal fait et subi. Le pardon
devient une parole qui fait mémoire en délivrant du passé.
Sa force réside dans une double action : il met l’accent sur la relation à un autre que soi mais
aussi à l’endroit de celui qui le demande qu’à celui qui l’accorde il révèle un autre à soimême. Ainsi il indique à soi un autre soi-même, il révèle une dimension autre de ce que
nous sommes dans l’acte mauvais qui a été posé. On peut affirmer qu’avec le pardon on a
affaire à soi-même comme un autre, capable de poser d’autres actes qui fassent sens dans la
communauté à laquelle on appartient.
Il produit ainsi non seulement un effet bénéfique à celui qui a fait le mal mais plus encore il
permet à celui qui a subi le mal de ne pas le répéter. En effet selon Mary Balmary le mal
subi non verbalisé peut se transformer en acte alors que nous devons le détester. Car «ceux
qui ont le plus souffert et souffrent le plus, les plus humiliés, etc., …doivent …faire ce travail
terrible de formulation du tort. Ce sont eux qui ont le plus à pardonner, faute de quoi ils
deviendront à leurs tours coupables »1 c’est-à-dire bourreau par le processus de la
vengeance. C’est donc à juste titre que Ricœur dans son livre l’appelle le pardon difficile.
Mais il y a un grand danger qui guette nos sociétés actuelles dans le processus de
réconciliation où l’on fait appel au pardon. Le pardon, qui est au bout d’un processus car se
situant dans le devoir de faire mémoire, ne signifie pas la suppression des traces et donc des
faits. Pardonner ne signifie pas oublier les faits mais au contraire il implique la
reconnaissance des faits. Mais la force du pardon réside dans l’annulation de la dette issue
du mal commis. C’est ce que Ricœur appelle l’oubli de la dette. Il écrit justement dans La
critique et la conviction que le pardon supprime « L’oubli de la dette et non pas l’oubli des
faits. Car il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la
mémoire…Le pardon brise la dette ».
Cette distinction entre l’oubli de la dette et l’oubli des faits est fondamentale. Et l’on ne
saurait identifier les deux et toute démarche qui viserait à confondre les deux serait une
démarche nocive car l’on chercherait alors à promouvoir une société de l’impunité. Et si les
processus de réconciliation en Afrique ont dû mal à aboutir, n’est-ce pas à cause de cette
confusion qui, si elle est réelle, promeut l’impunité et retire à tout agent (auteur et victime)
la capacité de re-construire au-delà des déchirures socio-politiques ?
La place du philosophe n’est-ce pas de rappeler cette distinction capitale et nécessaire pour
donner une chance au pardon comme source d’un nouvel élan dans le vivre ensemble ? Le
pardon dans ce cas, n’est pas n’appartient pas uniquement au registre religieux, mais se
montre comme une exigence politique et éthique qui permet de rompre la spirale de la
haine et de la vengeance issue du mal subit parce que posé par un autre. Ainsi pour
Domenico Jervolino, « ce que Ricœur entrevoit, n’est pas un devoir de taire (d’oublier) le mal
mais un processus difficile à travers lequel le travail de mémoire et de deuil, guidé par l’esprit
1
Mary BALMARY, Le sacrifice interdit, Paris, Grasset, 1986, pp.64-65
178
de pardon, nous conduit jusqu’au point où nous pouvons dire le mal sans colère, sur un mode
apaisé »1.La position de Ricœur sur le pardon est renforcée par ces mots de Lytta BASSET
« pardonner n’est pas oublier mais c’est transfigurer le souvenir du mal. C’est accepter d’être
dépositaire de cette expérience abyssale du mal, mais en renonçant à en majorer le
souvenir »2. Accepter d’être le dépositaire c’est accepter de garder les traces de ce qui a
créé une lésion, de ce qui a créé le mal pour ne plus recommencer. Le pardon dans cette
optique devient lui-même mémoire et surtout la mémoire d'une promesse, d'un "désormais
tout sera autrement". Car
Sous le signe du pardon, le coupable serait tenu pour capable d’autre chose que de
ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue à celle
de continuer… C’est de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui
projette l’action vers l’avenir. Et la formule de cette parole libératrice, abandonnée à
la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes. 3
Si l’on prend tout cela en compte, on peut affirmer que le pardon recherché pour une reconstruction de la communauté à laquelle nous appartenons ne peut pas se réduire à un
décret présidentiel mais il doit résulter d’un processus qui nécessite la vérité des faits et
l’établissement de la culpabilité des auteurs. Et s’il est pensé dans ce sens alors le pardon
jouera son rôle car il est porteur de restauration de la capacité d’agir pour le bien aussi bien
chez le coupable que chez la victime. Et c’est en cela qu’il est porteur d’une promesse
d’avenir. Et dans cette optique le pouvoir de pardonner, qui est aussi une réelle capacité de
l’être humain, est comme le dit Hannah Arendt, ce qui révèle dans l’action humaine une
faculté de faire des miracles, d’ouvrir des possibles qui semblaient morts. Ce qui semblait
mort en chacun de nous peut revenir à la vie, celle d’une promesse pour un « désormais tout
sera autrement »
Pour éviter donc la spirale du mal et de violence que nous combattons et qui nous guette
dans la recherche d’un meilleur vivre ensemble, le pardon devient une exigence pour les
coupables ou présumés coupables et pour les victimes et surtout pour les victimes car
lorsqu’il est accordé il permet de lutter contre le retour du mal et de la violence. Pour
Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne :
La rédemption possible de la situation d'irréversibilité –dans laquelle on ne peut
défaire ce que l'on a fait, alors que l'on ne savait pas, que l'on ne pouvait pas savoir ce
que l'on faisait– c'est la faculté de pardonner. Contre l'imprévisibilité, contre la
chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de
tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer
les actes du passé, dont les "fautes" sont suspendues comme l'épée de Damoclès au–
dessus de chaque génération nouvelle ; l'autre, qui consiste à se lier par des
1
Domenico JERVOLINO, Paul Ricoeur. Une herméneutique de la condition humaine, Paris, Ellipses, 2002, p.67
Lytta BASSET, Le pouvoir de pardonner, Paris, Albin Michel, 1999, p.250
3
Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.642
2
179
promesses, sert à disposer, dans cet océan d'incertitude qu'est l'avenir par définition,
des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité…ne serait possible dans les
relations des hommes entre eux1.
Re-construire c’est un acte de prise de conscience qu’il y a eu une cassure qui a créé une
tension et en même temps la prise de conscience du désir de recommencer quelque chose.
Cette tension et ce désir d’être caractérisent l’anthropologie ricœurienne de l’homo capax
qui nous intéresse car son analyse traduit une exégèse des capacités qui rendent l’homme
humain. Cette capacité permet de saisir qu’on peut re-construire quel que soit le passé et
cela dépend toujours de nous.
1
Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1988, p. 303
180
Réconciliation et sagesse pratique : apport de Paul Ricœur
Par Komi KOUVON1
Dans les sociétés en transition démocratique, l’idéal démocratique entretient un paradoxe
évident que la réflexion philosophique sur la réconciliation doit considérer. Destinée à
apporter une solution raisonnable au conflit susceptible de résulter du pluralisme de formes
de vie et des choix politiques, la démocratie, au lieu de conduire à la cohésion sociale
respectueuse de la différence, a généré et/ou renforcé les déchirures sociales. Ce paradoxe
s’illustre non seulement par le fait que la conscience de l’égalité qui accompagne l’idéal
démocratique aiguise la sensibilité à la diversité et aux inégalités sociales, mais surtout par le
fait que le choix de construire le vouloir vivre ensemble sur un ordre nouveau partagé par
tous les citoyens aboutit à une pratique politique génératrice de déchirure sociale. C’est
dans ce contexte que l’idéal démocratique exige la réconciliation comme promesse de
reconstitution du tissu social et de la poursuite de la démocratie. Ce processus de
réconciliation ne peut aboutir que quand certaines valeurs éthiques sont honorées. Il s’agit
du pardon, de la vérité, de la justice. Le débat éthique suscité par la réconciliation tourne
généralement autour de la fondation de ces valeurs. Mais comme le révèlent certaines
expériences des Commissions vérité et réconciliation dans certains pays d’Afrique, ce qui est
problématique ce n’est pas souvent la légitimité des valeurs impliquées, mais bien leur
applicabilité. La raison en est que leur traduction dans les faits rencontre des difficultés
énormes. Sans sous-estimer l’entreprise fondationnelle tournée vers la justification et
l’universalisation des valeurs, la thèse défendue dans ce texte est que, étant donné que la
zone conflictuelle est l’effectuation des normes, la pratique de la réconciliation requiert la
sagesse pratique ou le jugement moral en situation. C’est ce qui justifie le recours qui est fait
à la conception ricœurienne de la sagesse pratique pensée comme un outil conceptuel
devant éclairer les décisions morales dans les situations conflictuelles.
1-L’instruction de la sagesse pratique par la sagesse tragique
L’usage que Paul fait de la sagesse pratique est redevable à la phronésis aristotélicienne.
Dans le livre VI de l’Ethique à Nicomaque consacré aux vertus intellectuelle, Aristote précise
la compréhension qu’on peut avoir de la phronésis distincte de la sophia et de la technè. Ce
qui signifie que la phronésis relève d’un autre mode de connaissance ou d’un autre usage de
la raison. A côté des usages théorique et technique de la raison, on peut parler de l’usage
pratique de la raison que manifeste la phronésis désignée en français par la prudence, la
1
Komi KOUVON est Maître-Assistant en Philosophie/Ethique. Il enseigne à l’université de Lomé et est le chef
du département de philosophie
181
sagacité ou la sagesse pratique. Ni science ni technique, la phronésis n’a pas pour objet la
saisie des universels et des principes ni l’excellence dans un art; elle porte principalement
sur les faits, les situations particulières et variables où se mettent en œuvres les universels
ou les principes. Si donc la phronésis se distingue de la science, c’est qu’elle a pour domaine
d’application les situations changeantes, variables alors que la science traite du nécessaire et
de l’immuable. Si elle n’est pas à confondre avec la technique, la raison tient au fait qu’elle
est de l’ordre de l’action et non de la production sur laquelle porte la technique. La
spécificité de l’action est à rechercher dans la poursuite de la réalisation ou de l’effectuation
du bien vivre, du meilleur des biens réalisables pour l’homme. En tant que raison en œuvre
dans les situations particulières et visant la réalisation de l’universel et du bien pour
l’homme, la phronésis est l’intelligence du particulier pour la simple raison que « c’est à
partir de des particuliers qu’est atteint l’universel 1». Distincte de la science et de la
technique, l’action porte sur des situations où règnent l’incertitude et l’indétermination, où
du moins aucun savoir théorique ou technique ne permet de sortir d’affaires. Si donc la
phronésis, vu l’incertitude et l’indétermination des réalités humaines, ne se présente pas
comme une simple application mécanique d’un savoir théorique et technique prédéfini, c’est
parce que les questions de la vie requièrent une articulation entre le savoir et le réel, entre
l’a priori et l’empirique, entre l’universel et l’historique. C’est cette tâche d’articulation qui
fait que la phronésis a pour caractéristique fondamentale la délibération dont la finalité est
la détermination des moyens appropriés destinés à la réalisation de l’universel dans les
situations difficiles des réalités humaines. Aristote écrit en ce sens que « l’homme sagace a
pour principale fonction… de bien délibérer 2».
Ces considérations mettent en exergue la raison qui justifie le lien qui est fait entre la
réconciliation et la sagesse pratique que Paul nomme à juste titre le jugement moral en
situation. La réconciliation, en effet, est l’un des thèmes prééminents de l’espace public des
pays en situation de transition démocratique. Elle renvoie à l’expérience de conflit dont elle
est la solution éthique et politique. Si l’on inscrit uniquement la pratique de la réconciliation
dans la perspective déontologique de l’énonciation et de la justification des principes on fait
abstraction de l’expérience difficile du tragique de l’action provenant de l’insertion des
principes dans la réalité concrète. C’est pourquoi avec Paul nous faisons voir la fécondité de
l’approche contextualiste qui, partant du problème ardu de l’application de la règle aux
situations particulières, place l’arbitrage du conflit sous la catégorie de la sagesse pratique.
Ce qui signifie que les situations conflictuelles dont l’issue éthique et/ou politique est la
réconciliation requièrent la sagesse pratique. Par ce présupposé nous nous permettrons de
suggérer que la sagesse pratique est une manière d’être raisonnable et juste appropriée aux
situations de conflit. Dans Soi-même comme un autre3, Paul a consacré ses travaux
philosophiques répartis en dix études, à l’herméneutique de soi. A partir de cette
herméneutique de soi compris ipse et non idem, Paul décrit la relation éthique ou la visée
1
Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, p.332.
Aristote, op.cit., 314.
3
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
2
182
éthique comme une visée comportant trois régions ou trois pôles normatifs, à savoir le soi,
l’autre et l’institution. Ce modèle triadique de la visée éthique permet de dire que la
réconciliation comprise comme issue éthique des situations conflictuelles est une manière
particulière d’être en relation avec soi-même et avec les autres sous le contrôle d’une et/ou
des institutions justes. Le noyau substantiel de cette relation à soi reliée à l’altérité radicale
des autres et à la médiation institutionnelle ne peut déployer son potentiel normatif que
sous la catégorie de ce que Paul nomme la raison pratique dans la neuvième étude intitulée
« le soi et la sagesse pratique : la conviction 1». Sans perdre de vue le versant ou le trajet de
la fondation et de la justification des principes, la sagesse pratique prend en charge « le
passage des maximes générales de l’action au jugement moral en situation2 », l’application
de la règle établie et fondée aux situations concrètes. Se situer sur le trajet de l’application
revient à prendre pour mesure de la mise à l’épreuve de la règle, non l’universalisation
consistant à subsumer l’action sous la maxime et la maxime sous la loi morale, mais les
situations, les circonstances, les conséquences, les conditions de réalisation de l’action, la
pluralité, les attentes des autres et des institutions. Sur ce trajet du retour des principes ou
règles universelles aux situations concrètes, Paul estime que la sagesse tragique peut
instruire la sagesse pratique. La sagesse tragique renvoie à l’esthétique. Aussi peut-on se
demander si Paul a négligé l’esthétique dans son œuvre comme Mounkaïla Abdo Laouali
Serki le fait savoir en des termes suivants :
Parler d’esthétique au sujet de la pensée de Paul Ricœur peut ressembler à une
gageure, tant ce philosophe, malgré les multiples directions dans lesquelles s’était
déployé sa pensée, ne s’y était pas appesanti. Son immense œuvre a plutôt privilégié
les problèmes d’interprétation, de langage, d’éthique ou encore d’histoire et de
mémoire3.
Il faut cependant noter que, bien que ce constat soit vrai au regard de l’approche
quantitative, la présence qualitative forte de l’esthétique dans l’œuvre de Paul est évidente.
A ce titre, c’est justement en termes d’instruction de l’éthique par l’esthétique qu’il faut voir
le lien entre la sagesse esthétique et la sagesse pratique, entre l’œuvre d’art et l’action chez
Paul Ricœur. Ce lien entre esthétique et éthique est mise en exergue dans l’analyse
ricœurienne de la tragédie d’Antigone de Sophocle. Si Paul parle de l’ « instruction insolite
de l’éthique par le tragique », c’est parce que la sagesse tragique a pour thème le conflit ou
«le tragique de l’action » et « renvoie la sagesse pratique à l’épreuve du seul jugement moral
en situation 4». C’est ce que révèle l’analyse de la tragédie grecque, notamment la tragédie
d’Antigone de Sophocle5:
1
Paul Ricœur, op.cit., pp.281-344.
Paul Ricœur, op.cit., p. 279.
3
Serki, «Œuvre d’art et action morale chez Paul : pour une humanité réconciliée », communication présentée
au colloque interdisciplinaire international Re-construireau-delà des déchirures sociales : homo capax. Apport
de Paul Ricœur, Lomé, décembre 2013.
4
Paul Ricœur, op.cit., p. 281.
5
Sophocle, Antigone, trad. de P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1934.
2
183
Si la tragédie d’Antigone peut encore nous enseigner, c’est parce que le contenu
même du conflit- en dépit du caractère perdu et non répétable du fond mythique
dont il émerge et de l’environnement festif qui entoure la célébration du spectacle- a
conservé une permanence ineffaçable. La tragédie d’Antigone touche à ce que, à la
suite de Steiner, on peut appeler le fond agonistique de l’épreuve humaine, où
s’affrontent interminablement l’homme et la femme, la vieillesse et la jeunesse, la
société et l’individu, les vivants et les morts, les hommes et le divin. La
reconnaissance de soi est au prix d’un dur apprentissage acquis au cours d’un long
voyage à travers ces conflits persistants1.
Comme l’illustrent les travaux de G.W. Hegel sur la tragédie dans les Leçons sur l’esthétique
et dans la Phénoménologie de l’esprit, la tragédie est l’un des genres de la poésie dramatique
où les individus, tout en s’affrontant, recherchent la conciliation en prenant conscience dans
la lutte de leur fausse unilatéralité et en prêtant désormais attention à ce qu’il ya de positif
de le vouloir de chacun. En mettant aux prises les individualités, la tragédie indique que
l’interaction sociale est le lieu par excellence de conflictualité et qu’on en peut en sortir que
par la conciliation. C’est par cette mise en relief de l’interaction conflictuelle que la tragédie
se distingue de la comédie où « c’est, au contraire, la subjectivité qui, dans son assurance
infinie, constitue l’élément dominant 2». Comme peut en témoigner l’Antigone, la raison
d’être du recours au tragique pour instruire l’éthique ou la sagesse pratique réside non
seulement dans la nature même de la tragédie, mais aussi et surtout dans sa fonction.
L’intérêt que la sagesse pratique porte à la tragédie procède de sa fonction de production et
de purification des passions. Cet effet de purgation des passions que la tragédie exerce sur
les spectateurs à travers la métaphorisation de la terreur et de la pitié peut jouer le rôle d’un
puissant ressort pouvant entraîner de la part des sujets agissants des adhésions fortes aux
principes de l’action. Ce que la sagesse tragique, à travers cette fonction cathartique,
enseigne est que les passions purifiées peuvent constituer un appui aux obligations morales
qui, livrées à elles-mêmes, sont insuffisantes pour déterminer le vouloir.
Si la tragédie peut enseigner l’éthique, c’est dans la mesure où elle éclaire sur les sources du
conflit. Se réclamant à l’occasion de Hegel et de Matha Nussbaum, Paul voit les ressorts du
conflit d’une part dans « l’étroitesse de l’angle d’engagement de chacun des personnages »
ou des sujets agissants et d’autre part dans les contradictions internes à chaque engagement
ou cause défendue. Quand on suit la tragédie d’Antigone, on remarque vite que cette
étroitesse de vue est manifeste aussi bien chez Créon que chez Antigone. C’est cette vision
étroite ou unilatérale de Créon et d’Antigone qui explique le conflit tout en faisant ignorer
toute la richesse et l’ampleur du sens de l’engagement citoyen. Les visions unilatérales sur le
bien et le mal, sur la justice détruisent comme le pense Hegel dans la phénoménologie de
l’esprit, l’unité harmonieuse de la belle cité et expliquent le tragique de l’action. L’étroitesse
de vue de Créon sur ce qui est juste et bien, sur ce qui est injuste et mal, le rend sourd au
point de vue d’Antigone. De même Antigone en s’en tenant aux lois non écrites posées
1
2
Paul Ricœur, op.cit., p. 283.
Hegel, Esthétique, Paris, Flammarion, t. IV, 1979, p. 267.
184
comme limites et mesures des institutions humaines fait preuve de vison appauvrie dans la
mesure où elles ne voient que cela. En situant la source du conflit dans l’unilatéralité des
visions, des caractères et principes moraux, la sagesse tragique suggère que la solution aux
conflits se trouverait dans le renoncement à la partialité et aux individualités particulières. La
grande instruction que l’éthique peut noter à partir de sa confrontation avec la sagesse
tragique est à chercher dans cet appel incessant à to phronein ou à euboulia. Cet appel à
penser juste ou à bien délibérer est reçu philosophiquement par Hegel dans la
Phénoménologie de l’esprit comme renoncement à l’unilatéralité. A propos de ce traitement
philosophique de la tragédie par Hegel Paul parle de la conciliation par renoncement » ou du
« pardon par reconnaissance ». Le parcours du soi conduisant à l’autre en vue de la sortie du
conflit ou du tragique de l’action, prend le visage du renoncement. Le soi ne peut rejoindre
authentiquement l’autre et vivre une relation pacifique avec lui qu’en sortant de l’existence
particulière, qu’en renonçant à quelque chose auquel il s’attache et qui juste pour cela
l’oppose à l’autre. Ce processus de renoncement se déploie et s’accomplit comme
reconnaissance quand il conduit à la valorisation réciproque des sujets en conflit. Ainsi Paul
note que, pour Hegel, la « réconciliation repose sur un renoncement effectif de chaque parti
à sa partialité et prend valeur d’un pardon où chacun est reconnu par l’autre 1».
2-La réconciliation et la médiatisation institutionnelle de la sagesse pratique
La sortie du conflit n’est pas à inscrire uniquement dans l’ordre des relations
interpersonnelles reposant sur la règle de réciprocité exigeant de chacun un renoncement à
la partialité. Elle relève surtout de la pratique politique, haut lieu de la sagesse pratique et
de la réconciliation effective entre les consciences. Aussi le traitement institutionnel du
conflit occupe-t-il une place centrale dans l’œuvre de Paul Ricœur. Si d’après celui-ci le
conflit nécessite une réponse institutionnelle, c’est avant toute chose parce que
l’environnement institutionnel est le lieu privilégié de la constitution du lien organique entre
les hommes en interaction sociale. Cet argument, on le sait, remonte à la philosophie
hégélienne qui substitue à la Moralität kantienne, supposée trop formelle et abstraite, la
Sittlichkeit qui défend des institutions dont la fonction est l’effectuation concrète de la
liberté et de la reconnaissance universelle entre les hommes. Paul Ricœur exprime cette
appropriation de la Sittlichkeit hégélienne en ces termes : « Le projet philosophique de Hegel
dans les Principes de la philosophie du droit me reste très proche, dans la mesure où il
renforce les thèses dirigées dans la septième étude contre l’atomisme politique». , De ce
fait, l’arbitrage du conflit requiert, pour un aboutissement heureux, une médiation
institutionnelle de la Sittlichkeit. Cette dernière telle qu’on l’entend ici est l’équivalent ou le
visage institutionnel de la phronésis ou de la sagesse pratique aristotélicienne. Ce qui
confère à la Sittlichkeit une certaine priorité dans la philosophie hégélienne et ricoeurienne
sur la Moralität et la phronésis, c’est qu’elle se présente comme « système des instances
collectives de médiation intercalées entre l’idée abstraite de liberté et son effectuation
1
Paul Ricoeur, op.cit., p. 288.
185
comme ‘’seconde nature’’ 1». Placer donc le conflit sous l’arbitrage de la catégorie éthique
de la Sittlichkeit hégélienne qui vise à rendre effective et concrète de la Moralität kantienne
et médiatiser la phronésis, c’est reporter dans la sphère politique, étatique ou
institutionnelle le traitement des conflits. Car la Sittlichkeit, morale concrète, défend les
institutions (famille, société civile, Etat) dont le rôle est la réalisation concrète des principes.
L’analyse hégélienne de la Sittlichkeit montre que la société politique est le recours ultime
contre la fragmentation de la communauté politique en individus isolés. La raison en est que
la sphère politique est le lieu où le désir de reconnaissance et de liberté est réalisé
effectivement. Effectuation concrète du lien organique entre les citoyens, la sphère politique
est le cadre de la réalisation concrète de la reconnaissance universelle des sujets en
interaction sociale. Si l’environnement institutionnel ou la Sittlichkeit, lieu de figures de
l’esprit objectif, a comme fonction majeure le lien organique entre les hommes et
l’évitement de la dissolution du lien social, on peut dire qu’avec Paul Ricœur, à la suite de
Hegel, que c’est
seulement dans un milieu institutionnel spécifique que les capacités et dispositions
qui distinguent l’agir humain peuvent s’épanouir ; l’individu… ne devient humain que
sous la condition de certaines institutions ; et nous ajoutons : s’il en est bien ainsi,
l’obligation de servi ces institutions est elle-même une condition pour que l’agent
humain continue de se développer2.
La réappropriation ricoeurienne de la Sittlichkeit n’occulte pas les dérives institutionnelles
génératrices des situations de conflits. En tant que «témoin radical » des phénomènes de
totalitarisme du XXe siècle, Paul n’adhère pas à la thèse hégélienne de l’esprit objectif qui
érige l’Etat en « instance supérieure dotée de savoir de soi 3» en lieu et place de la
conscience morale. Ce que les phénomènes de totalitarisme signalent c’est que la Sittlichkeit
n’incarne pas toujours l’esprit objectif. Les phénomènes d’instrumentalisation des
institutions par les bourreaux illustrent la figure paradoxale de la Sittlichkeit. Quand la
perversion s’introduit dans l’environnement institutionnel et le vide de sa substance, la
conscience morale de quelques-uns incarne mieux l’esprit objectif. Contrairement à Kant,
Hegel on le sait refuse d’ériger la conscience morale en tribunal suprême pour la simple
raison que la conscience qui pose ses considérations morales comme mesure d’évaluation,
ignore la transcendance de la Sittlichkeit où se réalise admirablement l’articulation entre
l’être et le devoir être, le particulier et l’universel. Le fait historique de l’écart entre la
Sittlichkeit et l’esprit du peuple qu’il prétend incarner remet en question la prétention
d’ériger en instance suprême l’Etat. La possibilité de conflit procède aussi de cet écart, de
cette incapacité pour l’Etat d’être le triomphe du lien organique. Paul écrit :
Pour nous, qui avons traversé les événements monstrueux du XXe siècle liés au
phénomène totalitaire, nous avons des raisons d’écouter le verdict inverse,
autrement accablant, prononcé par l’histoire elle-même à travers la bouche des
1
Paul Ricœur, op.cit., p. 297.
Paul Ricœur, op.cit., pp.296-297.
3
Paul Ricœur, op.cit., p. 298.
2
186
victimes. Quand l’esprit d’un peuple est perverti au point de nourrir une Sittlichkeit
meurtrière, c’est finalement dans la conscience morale d’un petit nombre
d’individus, inaccessibles à la peur et à la corruption, que se réfugie l’esprit qui a
déserté des institutions devenues criminelles1.
Aux conflits nés de la perversion de la Sittlichkeit, s’ajoutent ceux qui résultent de la pratique
politique de la distribution des biens. La question de la distribution et des conflits qui en
résultent est d’une importance capitale dans la mesure où le partage juste des biens «
instaure ou renforce » « le lien de coopération 2». C’est connu depuis les travaux d’Aristote3
sur la justice distributive que ce qui fait véritablement la force de la cité politique, c’est le
projet constant de faire le lien organique par la distribution juste des biens. Car si la
répartition des biens n’est proportionnelle au mérite des personnes, elle génère des
frustrations et mécontentements. Selon Paul Ricœur, quand on se situe sur le trajet de
l’effectuation de la norme de justice, surgissent deux situations aporétiques génératrices de
conflit que la théorie aristotélicienne de la justice occultées. Il est vrai qu’Aristote avait
perçu le problème de conflit quand il mettait en rapport la justice et la contribution de
chaque personne. Mais les contributions différentes des personnes ne constituent pas les
seuls lieux de conflits. Même la théorie rawlsienne de la justice comme équité n’a pas prêté
une attention particulière à ces situations conflictuelles, dans la mesure où elle est plus
centrée sur le problème de la justification des normes que sur celui de leur effectuation.
Dire que l’idée de distribution juste ouvre un espace conflictuel, c’est soutenir qu’on ne
conçoit plus le juste uniquement derrière le voile d’ignorance, dont la fonction est de
dissimuler les zones de conflit. C’est pourquoi Paul pense que les deux problèmes que pose
la pratique politique de la distribution ne sont visibles que « si l’on déplace l’accent de la
procédure de distribution sur la différence entre les choses à distribuer 4».
Ainsi la première situation aporétique génératrice de conflit est-elle relative à la diversité
réelle des biens à distribuer. Paul écrit :
Une situation réellement conflictuelle apparaît lorsque, creusant sous la pure règle
de procédure, on met à nu la diversité entre les biens distribués que tend à oblitérer
la formulation des deux principes de justice… la diversité des choses à partager
disparaît dans la procédure de distribution5.
La nature du conflit au conduit la pluralité des biens est la rivalité, l’opposition, la
concurrence entre les biens différents, entre ce que Michael Walzer6 nomme les « sphères
de justice ». Surgit dès lors la difficile question d’articulation et de priorité entre les sphères
de citoyenneté, de sécurité, de l’assistance politique, de l’argent, des marchandises et des
emplois.
1
Paul Ricœur, op.cit., p.298.
Paul Ricœur, op.cit., pp. 264-265.
3
Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004.
4
Paul Ricœur, op.cit., p. 293.
5
Paul Ricœur, op.cit., p.292.
6
Michael Walzer,Spheres of justice, a Defense of Pluralism and Equality, New York, Basic Books, 1983; cité par
Paul Ricoeur, op.cit.p.293.
2
187
La deuxième situation conflictuelle vient de la détermination culturelle, historique et
contextuelle des estimations et des significations des biens à distribuer. Se pose ici le
problème de l’articulation entre l’universel et l’historique. En affectant la signification de
chaque bien et de l’ordre de priorité entre les biens divers, l’historicité révèle qu’il n’y a pas
une idée unique et universelle de distribution juste, variable selon les cultures, les contextes
et les régimes politiques. Il résulte de cette prise en compte de l’historicité des significations
des biens qu’
Il n’existe pas de système de distribution universellement valable et tous les systèmes
connus expriment des choix aléatoires révocables, liés à des luttes qui jalonnent
l’histoire violente des sociétés1.
La considération de ces lieux de conflits aboutit chez Paul à placer l’arbitrage du conflit sous
la catégorie de ce qu’il appelle l’«art de la conversation 2».
3- La conversation, visage de la sagesse pratique pour une réconciliation réussie
A propos de l’art de la conversation, dit : « un des visages de la sagesse pratique que nous
traquons tout au long de cette étude est cet art de la conversations où l’éthique de
l’argumentation s’éprouve dans le conflit des convictions3 ». Si les conflits reconduisent à
l’art de la conversation considérée comme un visage de la sagesse pratique, c’est que la
conversation est le lieu d’entrecroisement entre l’universel et l’historique et d’obtention de
l’équilibre réfléchi entre l’exigence d’universalité et celle d’historicité. Ce lien entre conflit et
conversation fait voir la force de l’argumentation, de la communication ou de la discussion
dans la quête du consensus dans les situations conflictuelles. Il ressort de l’éthique de
l’argumentation défendue par K.O. Apel et J. Habermas que l’attente normative des sujets
en interaction conflictuelle est l’entente mutuelle par voie argumentative. C’est cette
attente normative qui justifie que le principe d’universalité soit fondé non plus dans le cadre
du monologisme mais dans celui du dialogisme. Cette reformulation du principe
d’universalisation postule que la communauté d’interlocuteurs est le lieu de validation des
normes d’actions et que la validation s’effectue de manière coopérative et par échanges de
raisons et d’arguments. Selon Ricœur, par cette refondation, « le soi est fondé en une fois
dans sa dimension d’universalité et dans sa dimension dialogique, tant interpersonnelle
qu’institutionnelle 4».
Cependant pour la faiblesse de l’éthique de l’argumentation est qu’elle occulte « les
problèmes liés à l’historicité de la morale concrète 5» et par conséquent la dimension
historique de l’identité du soi. Aussi, pour retrouver le potentiel de l’art de la conversation, il
faut procéder à une reformulation de l’éthique de l’argumentation. Cette reformulation
s’impose tout simplement parce que « ce ne sont pas les conditions historiques
d’effectuation de la discussion pratique que Habermas prend en compte, mais la fondation
1
Paul Ricœur, op.cit., p.330.
Paul Ricœur, op.cit.,p.336.
3
Idem.
4
Paul Ricœur, op.cit., p.326.
5
Paul Ricœur, op.cit., p. 325.
2
188
en raison du principe d’universalisation qui sous-tend l’éthique de la discussion 1».
Davantage tournée vers le trajet régressif de la justification que sur le trajet progressif de
l’effectuation, l’éthique de l’argumentation laisse « ainsi à découvert la zone conflictuelle
située sur le trajet progressif de l’effectuation 2».
La discussion postulée par l’éthique de l’argumentation occulte-t-elle vraiment les conditions
historiques d’effectuation des normes d’action ? Il ne s’agira pas pour nous de nous
confronter à cette question ouverte par l’analyse ricœurienne de l’éthique de
l’argumentation. Il nous paraît nécessaire de rappeler tout simplement que la discussion
argumentative ne dissimule pas le problème fondamental relatif aux conditions de mise en
contexte de l’universel. note lui-même que Habermas en parlant de discussion pratique
entend par celle-ci discussion réelle, c’est-à-dire « argumentations réellement conduites
entre participants différents 3». C’est le souci de cette discussion réelle qui, rappelle encore
Ricœur, « éloigne Habermas de la fiction rawlsienne d’une situation originelle et de la fable
du contrat hypothétique 4». Dans la discussion pratique ou réelle, le soi est situé aussi bien
universellement et dialogiquement que contextuellement, culturellement et historiquement.
De ce fait, la discussion pratique ne fait pas table rase des conflits qui se posent en amont et
en aval de l’universel pragmatique obtenu intersubjectivement. La discussion réelle à
laquelle s’attachent Habermas et n’est pas antagoniste des traditions, des convictions, des
contextes qui engendrent des conflits d’estimations et des significations des biens. Elle est
au contraire le lieu où l’universel et l’historique s’entrecroisent en tendant à un équilibre
réfléchi.
Ceci étant admis, on comprend que, par cette reformulation, voudrait porter au même
degré de crédibilité à la fois l’exigence d’universalité et celle d’historicité.
Je voudrais suggérer …, écrit Paul Ricœur, une reformulation de l’éthique de
l’argumentation qui lui permettrait d’intégrer les objections du contextualisme, en
même temps que celui-ci prendrait au sérieux l’exigence d’universalisation pour se
concentrer sur les conditions de mise en contexte de cette exigence5.
Dans cette perspective, l’argumentation dont le but est de résoudre les conflits n’est plus
considérée seulement sur le trajet régressif de la fondation, mais aussi sur le trajet progressif
de l’effectuation. N’étant plus réduite à son exigence d’universalisation, l’argumentation ne
fonctionne plus comme un jeu de langage qui élimine les autres jeux de langage. Dès lors
qu’on se situe sur le trajet de l’effectuation, l’argumentation est à comprendre comme un
jeu de langage parmi tant d’autres jeux de langage qui composent le procès langagier et
expriment les convictions manifestant « les prises de position d’où résultent les
significations, les interprétations, les évaluations relatives aux biens multiples qui jalonnent
l’échelle de la praxis 6». La fonction qu’assume désormais l’argumentation est la « médiation
1
Paul Ricœur, op.cit., p.328.
Paul Ricœur, op.cit., p.326.
3
Paul Ricœur, op.cit., p.327.
4
Idem.
5
Paul Ricœur, op.cit., p. 333.
6
Paul Ricœur, op.cit., p.335.
2
189
d’autres jeux de langage 1». Cette fonction de médiation institue l’argumentation comme
une « instance critique opérant au sein des convictions qu’elle a pour tâche non d’éliminer,
mais de porter au rang de « convictions biens pesées », dans ce que Rawls appelle un
équilibre réfléchi 2». Le but de cette médiation contextuelle est double. Il s’agit tout d’abord
« d’extraire des positions en situation de confrontation le meilleur argument qui puisse être
offert aux protagonistes de la discussion3 » et ensuite de parvenir à un « équilibre réfléchi
entre l’exigence d’universalité et la reconnaissance des limitations contextuelles 4».
Le conflit étant la condition de l’émergence de la question de la réconciliation, la question
centrale de cette étude a été de déterminer le niveau d’approche éthique qui se trouve
engagée dans les situations conflictuelles. La vie humaine, dans son déploiement sous sa
forme sociale et politique, ne peut éviter le tragique de l’action. A cause de l’enlisement des
individus dans la particularité, de la complexité de la vie, de l’historicité des significations des
biens et des principes, l’action humaine est génératrice des situations aporétiques,
anomiques et conflictuelles. Il en résulte comme conséquence sociale et politique, la
dissolution du lien organique entre les hommes. Mais l’attente normative des hommes en
situations conflictuelles est de reconstituer le lien organique et de réduire au mieux les
dangers résultant de la dissolution de l’harmonie sociale. Cette visée éthique est ce qu’on
nomme la réconciliation. Le pari majeur de cette étude a été de montrer, en ayant recours à
Paul Ricœur, que l’approche par la sagesse pratique est la manière juste de procéder dans
les situations conflictuelles en vue de parvenir à une réconciliation réussie. Le but de la
sagesse pratique est la mise en œuvre de l’action raisonnable dans les situations difficiles de
la vie par la médiation de la délibération. Une telle approche par la sagesse pratique a abouti
à l’idée sur le trajet de l’application les principes sont soumis non à l’épreuve de
l’universalisation mais à celle de la situation concrète, des conséquences, du contexte et des
circonstances. De ce point de vue, le point de repère de l’agir humain, est davantage la
situation concrète que les principes. Il s’est agi dans cette étude d’indiquer les lieux de
médiation ou les visages de la sagesse pratique. Le premier lieu de médiation identifié est
l’institution pour la simple raison que le milieu institutionnel est le haut lieu de réalisation
des capacités et dispositions humaines et de la constitution ou de la reconstitution du lien
organique entre les individus. Le deuxième lieu de médiation mis en relief est la
conversation. Si celle-ci médiatise la sagesse pratique, c’est parce qu’elle permet à travers la
discussion réelle tout d’abord d’éviter la perversion et l’instrumentalisation du milieu
institutionnel et ensuite d’établir un équilibre réfléchi entre l’universel et l’historique.
1
Paul Ricœur, op.cit., p.334.
Paul Ricœur, op.cit., pp. 334-335.
3
Paul Ricœur, op.cit., p. 334.
4
Paul Ricœur, op.cit., p.335.
2
190
Bibliographie
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191
192
Le pardon pour la réconciliation nationale :
un paradoxe politique
Par Essonam Ghislain BINI1
Dans des situations conflictuelles ou post-conflictuelles dramatiques où le tissu social est
sérieusement détérioré, la réconciliation permet de s’assurer la paix civile. Elle se justifie par
la recherche de l’unité et de l’équilibre social. Ce projet vise non seulement la quête de
l’unité mais aussi la continuité de l’Etat car la réconciliation est une entreprise qui favorise la
reconstruction politique. C’est pourquoi la correction des effets négatifs du conflit s’impose
comme une exigence fondamentale en vue de la promotion de la vie collective et de la paix
civile. Or, cette démarche s’appuie sur le pardon. Le pardon est une forme d’absolution, une
renonciation à réclamer le prix de la violence subie ou à rendre le coup, etc. Le pardon, dans
cette circonstance, doit permettre de résister à l’indétermination du futur en dénouant les
liens du passé. Il permet de donner une réponse inattendue au mal en vue de recoudre la
déchirure du lien social occasionnée par l’offense et la violence. Le pardon produit donc une
discontinuité dans le cours normal des choses d’où l’harmonie sociale et la réconciliation.
Pourtant le pardon n’est envisageable que dans l’espace privé des relations
interpersonnelles. Dans l’espace public qui est celui des institutions et de l’Etat, il est difficile
de concevoir le pardon et par ricochet la réconciliation sans un paradoxe. Car, le pardon ne
rentre pas dans les catégories du droit et déborde la sphère de la justice pour se loger dans
le domaine de la gratuité ou de la grâce. Ainsi, le pardon ne peut être rigoureusement
envisagé sans qu’il soit exclu des sphères du droit et de la politique. Est-ce à dire donc qu’il
est incompatible de parler de pardon en politique ? Or, il se fait que sans pardon, il est
impossible d’envisager une quelconque réconciliation. Comment résoudre ce paradoxe du
nécessaire et impossible pardon en politique dans le cadre de la justice transitionnelle ?
Comment se prend pour dénouer le fil instable du pardon face aux crimes imprescriptibles
qui donnent à la faute une certaine « grandeur » ?
1- Le mal et ses effets
Il est plus facile de répertorier les différentes sortes de maux, de recenser les multiples effets
qui en émanent et accablent l’humanité que de comprendre la nature et l’origine du mal. La
douleur physique des suites d’une chute, la maladie (qui nous affecte), la déception
amoureuse, l’échec à un examen, la mort subite d’un proche, un accident de circulation
sont, entre autres, des figures du mal. Ces différents visages du mal n’ont pas la même
pertinence ni les mêmes répercussions sur nos vies ; même si dans chacun des cas, nous
ressentons de la peine. Peut-on comprendre la souffrance, son origine et comment y faire
face ? La question du mal préoccupe donc à plus d’un titre car il faut pouvoir comprendre
1
Essonam BINI est docteur en philosophie. Il est enseignant–chercheur à l’Université de Kara, Togo. Il est le
chef du département de philosophie à l’UK
193
pourquoi le mal mais aussi savoir comment y faire face afin de rendre l’existence humaine
meilleure.
Pour Platon, la question de l’essence du mal se pose moins que celle de son existence 1. A
regarder le monde et l’enchainement des événements, on peut dire que le mal est une
réalité dont on ne peut nier l’existence. Partant de ce constat, Platon déduit que le mal fait
partie de la nature :
Mais il n’est pas possible, Théodore, ni que les maux s’abolissent, car c’est une
nécessité qu’existe toujours quelque chose qui soit contraire au bien *…+, ni
qu’ils aient chez les dieux leur place : c’est à la nature mortelle et au lieu d’icibas qu’est, par nécessité, circonscrite leur ronde 2.
Par cet extrait, nous voyons que le mal s’explique par la nécessité de contrebalancer le bien
afin que ce dernier n’existe pas seul. Les causes que Platon cite comme sources du mal sont
la nature mortelle des hommes et le monde sensible ou l’ignorance de l’homme. Cette
position est loin de faire l’unanimité.
Les stoïciens attribueront l’essence du mal au grand vivant que constitue la nature. Il fait
partie intégrante des lois de la nature que le mal et la souffrance en général existe. L’homme
ne devrait se plier à l’ordre des choses qu’en acceptant les événements et les déboires qui
surviennent dans le courant de sa vie. Car, l’ordre du monde n’est pas seulement une
structure merveilleuse mais c’est un ensemble dont toutes les parties sont en accord avec le
tout comme dans un corps vivant où chaque organe trouve sa place et sa fonction dans
l’organisme. Le monde fonctionne comme une totalité dont les éléments occupent une place
prédéterminée qui obéit à une nécessité stricte. Il n’y a pas de place dans le monde pour le
désordre, le hasard ou le mal selon les stoïciens. C’est pour cette raison que Marc Aurèle,
par exemple, estime que « rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature »3.
Le philosophe exprime ainsi sa conviction que le monde cache une certaine logique et que
derrière le mal apparent des événements, il y a au fond un ordre caché, qui n’est que bien, à
comprendre. Ainsi l’ordre du monde est aussi juste et bon car tout ce qui arrive, arrive
justement. Contrairement à Platon qui pensait que le mal existe pour contrebalancer le bien,
les stoïciens estiment que le mal n’est qu’apparence car concourant plutôt à l’harmonie
cosmique.
Ces deux acceptions, (celle de Platon et celle des stoïciens) traitent du mal métaphysique ;
ce qui ne permet pas de comprendre la nuance entre deux événements qui nous
accableraient mais dont la nature diffère. Un tremblement de terre et un homicide n’ont pas
la même portée. Le premier quoiqu’il soit cause de mort d’un nombre élevé de personnes et
de la destruction entière des biens meubles et immeubles des survivants, il ne peut avoir la
même portée morale qu’un homicide pour lequel une personne peut être identifiée comme
auteur et à qui l’on peut imputer l’entière responsabilité. Aussi est-il important de faire la
différence entre la souffrance que tout mal provoque et le mal moral auquel on donne le
nom de faute et pour lequel on peut imputer une responsabilité. Si dans les deux cas
1
Monique Dixsaut dans son article : « Platon et la question du mal » in Cahiers d’Etudes lévinassiennes, n°8 2009, Paris, Institut d’Eudes Lévinassiennes, démontre que la question de l’essence du mal autant que celle
deson existence préoccupe Platon. Aussi peut-on déceler, par une lecture attentive de la République, que
l’existence de l’Idée du mal rend compte des différentes formes du mal.
2
Platon, Théétète, 176a5-b3.
3
Marc Aurèle, Pensée, II, 17.
194
(tremblement de terre et homicide), on fait l’expérience d’une souffrance, les deux ne font
pas appel à la même réponse.
La chrétienté inaugure une nouvelle acception du mal qui postule une déchéance de
l’humanité après la création. Dans cette optique, le mal et la souffrance en général sont le
fruit du péché originel commis par la désobéissance d’Adam et Eve qui se sont retournés
contre Dieu au jardin d’Eden. Toute souffrance est la résultante de cette insubordination
originelle dont l’humanité porte encore le germe et le poids. Le mal se conçoit et se
comprend de manière différente de celle de la conception grecque ancienne. Il n’est plus
question d’un ordre de la nature ou d’une opposition au bien mais d’une déchéance. Nous
voyons dans cette conception apparaître le mal moral, contrairement aux deux précédentes
approches car l’imputabilité et la responsabilité sont possibles, ce qui est la condition
nécessaire pour parler du pardon. En effet, la lamentation à laquelle nous pouvons
légitimement nous livrer en cas d’une catastrophe naturelle comme le tremblement de terre
ou d’une chute par inadvertance, ne réclament pas comme solution le pardon. Seul le mal
moral nécessite le pardon comme sa solution ultime et la plus appropriée.
A des siècles de distance, Paul Ricœur, s’appropriant pratiquement la conception chrétienne,
relève que le terme mal est équivoque car il désigne à la fois la souffrance, le péché et la
mort. Or les trois réalités sont disparates. Si la souffrance fait de l’homme une victime, la
faute fait l’homme coupable, ce qui fait remonter au péché en langage religieux. Cette
distinction permet de différencier le mal moral des autres maux. « Dans la rigueur de
termes, le mal moral - le péché en langage religieux – désigne ce qui fait de l’action humaine
un objet d’imputation, d’accusation et de blâme. »1 Si le mal moral fait l’objet d’imputation
et de blâme, c’est parce que chaque mal (commis) est étroitement lié à la liberté humaine.
Ainsi, l’on peut en être responsable par son action. C’est pour cette raison que Pierre Gisel,
pense que le mal est inscrit au cœur du sujet humain.2 Le mal est une préoccupation selon
car mal faire, c’est toujours faire du tort à autrui de manière directe ou indirecte. Le mal
surgit presque toujours comme un importun, à tout le moins comme un adversaire (contre
lequel il faut lutter). Sinon comment pourrait –on cerner, de façon efficace, le mal ? Paul
propose de se préoccuper moins de rechercher l’origine du mal que de se mobiliser pour
donner une réponse à la question « que faire contre le mal »3 ; ceci permet à l’humanité de
tourner son regard vers l’avenir et non vers le passé. C’est dans le sens qu’il faut une
solution au mal, afin que le passé ne nous enchaine pas dans ses méandres, que le pardon
est envisagé.
2- Le pardon
Le pardon permet de faire face au mal. Il relève de la réponse pratique contre le mal par
laquelle l’on entreprend de « diminuer le taux de souffrance dans le monde »4. Mais
comment peut-on rendre compte du pardon ? Quand faut-il y recourir ? Comment opère-til ? Est-il nécessaire ou peut-on s’en passer ? Répondre à ces questions permet de mieux
comprendre la nature, la portée et le sens du pardon.
1
Ricoeur, Le mal : un défi à la philosophie et la théologie, Paris, Labor et Fides, 2006, p. 22.
Pierre Gisel, préface de Paul Ricoeur, Le mal : un défi à la philosophie et la théologie, op. cit., p. 14.
3
Paul Ricoeur, op. cit. p. 58.
4
Idem, p. 59.
2
195
2.1- La faute : condition du pardon
Il n’y a pardon que là où il y a faute, car sans la faute (mal moral), inutile de recourir à un
quelconque pardon. C’est pourquoi en réfléchissant sur la nature de la faute, l’on peut se
demander si la faute n’est pas un mal commis par erreur, (auquel cas, il suffirait simplement
de présenter des excuses) ou est –elle plutôt le fruit d’une mauvaise volonté ?
Platon n’aborde pas le thème du pardon car selon lui, le fautif est excusable parce que nul
n’est méchant volontairement. On ne peut tenir rigueur à une personne de sa faute si le mal
commis n’est que le fruit de l’ignorance1. On peut, à la rigueur, envisager de punir le
méchant, simplement dans un but curatif car, celui qui est puni est débarrassé de la
méchanceté de son âme2.
Pour les stoïciens, la question du pardon ne se pose aucunement car le mal n’existe que par
l’ordonnancement de la nature. Il va sans dire que les événements malheureux, la
souffrance et même la mort ne doivent être pris comme des réalités destinés à nous nuire.
C’est dans ce sens que pour Epictète, « il faut mettre sa volonté d’accord avec les
évènements, de manière que ceux qui surviennent soient à notre gré »3. C’est à cette
condition que l’homme peut devenir sage ; ce qui revient à dire qu’il se dispose à accepter le
réel dans toutes ces manifestations et la mort avec. Cette sagesse acquise permet de
parvenir à plus de sérénité et d’échapper à tout ce qui nous trouble. Il est donc essentiel
d’apprendre à aimer le monde tel qu’il est et de l’accepter comme il va. Les stoïciens nous
invitent à nous réconcilier avec le monde, à accorder notre volonté avec les évènements de
telle sorte que nul événement n’arrive contre notre gré afin que notre vie s’écoule sans
troubles.
Sur un autre plan, celui en l’occurrence du cosmopolitisme, les stoïciens proposent un amour
universel car le sage est celui qui est sans passion. Sa tranquillité lui vaut de ne pas se mettre
en colère même quand il subi un mal moral. En fait, le propre de l’homme est d’aimer même
ceux qui tombent. Les hommes étant tous de la même race, quand il leur arrive de mal agir,
ils le font par ignorance et malgré eux. Si tu subis un mal de la part d’un autre et « qu’il te
vient à l’esprit qu’on ne ta pas nui car l’on n’a pas rendu ton âme pire qu’elle n’était
auparavant, alors tu excuse sans difficulté »4 le fautif.
Paul Ricœur inscrit sa réflexion sur le pardon dans l’optique du mal moral (la faute ou le
péché en langage chrétien) qui seul doit faire l’objet de l’imputation. Il fait observer que la
faute a un caractère universel et qu’elle fait partie de la logique élémentaire de l’expérience
humaine. Or l’expérience du pardon n’est pas inscrite dans cette logique à titre de moment
nécessaire. Comment le concevoir et même, comment le comprendre ?
Le principe fondamental du pardon repose sur la faute, car sans elle, on ne saurait en parler.
A partir de la faute, il est possible de faire une accusation et une imputation.
1
Platon, Timée, 86d.
Platon, Gorgias, 469b.
3
Epictète, Dissertation, II 14,7
4
Jean Yves Lacoste, «Pardon », in Monique Canto Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale,
Paris, PUF, 2004, p.1384.
2
196
L’imputation consiste à assigner à sujet responsable une action susceptible
d’appréciation morale. L’accusation caractérise l’action elle-même comme
violation du code éthique dominant dans la communauté considéré1.
Ricœur part du présupposé qu’il existe un lien indestructible entre la faute et l’ipséité ; car la
culpabilité « (ne) devrait atteindre son paroxysme (que) là où le sujet agit librement et peut
donc se voir imputé une pleine responsabilité morale »2, car la liberté est avant tout pratique
selon lui. Le pardon vient faire face à la faute non pas en ignorant l’action mauvaise ou en
niant son existence. Au contraire, le pardon survient comme un acte exceptionnel, un audelà de la faute par lequel il devient possible de délier l’agent de son acte et de lui permettre
de se bonifier. Il ne s’agit pas de trouver des circonstances atténuantes à la faute en déniant
au coupable une conduite responsable, encore moins d’invoquer une quelconque ignorance
qui justifierait le manque de responsabilité comme le conçoit Platon. L’agent doit être une
personne raisonnable pour se sentir responsable de son acte. Ainsi, tout mal commis
accidentellement ne peut avoir la même portée qu’une action que l’on poserait avec une
ferme intention de nuire. La responsabilité ne repose effectivement que sur la liberté et on
pourrait spéculer en disant que le « sujet moral doit toujours veiller à être libre, donc à être
maître de soi »3. Aussi, pourrait-on reprocher à quelqu’un d’avoir manqué à son devoir
moral de rester maître de soi en perdant sa liberté, mais on ne saurait rigoureusement tenir
cette personne responsable de son acte dans pareille circonstance ; même s’il est vrai que
nous sommes souvent blessés aussi par des actions qui ont été posées, mais de façon
involontairement, par des personnes. Dans ce sens, il faut séparer les manquements (pour
lesquels les hommes ne se tiennent pas rigueur) des graves fautes ou offenses qui sont
susceptibles d’être (ou non) pardonnés.
2.2- Le pardon : une porte pour l’avenir
C’est un geste extraordinaire par lequel l’on remet la peine d’un coupable. Ce geste fait
appel à une générosité sans mesure (charité en langage chrétien), brise la logique du mal,
abolit la faute ; à travers ce geste, la victime dit au coupable qu’il vaut mieux que son acte.
Pardonner, c’est faire le choix de la confiance qui est une manière de croire en l’autre, à sa
capacité à s’améliorer, bref à sa perfectibilité. Ainsi, l’autre est comme « restaurer » dans sa
liberté d’agir en homme libre.
Paul Ricœur s’inspire de Hannah Arendt pour qui, la découverte du rôle du pardon dans le
domaine des affaires humaines fut l’œuvre de Jésus de Nazareth4. La nécessité du pardon
donné à autrui pour son acte qui aurait mérité vengeance, atteste l’amour que l’on doit,
selon le nazaréen, donner aux ennemis. Cet amour des ennemis est une articulation
complexe (car situé en amont), de la justice et de la miséricorde divine au sein de la doctrine
du salut. L’amour des ennemis appartient en fait à la logique de la perfection chrétienne
selon Saint Thomas d’Aquin qui faisait remarquer que l’amour des ennemis ne s’interprète
pas dans les seuls termes de la charité comme telle, mais dans ceux de la perfection5. Il
1
Paul Ricoeur, le mal, op. cit. p. 22
Jean-Jacques Wunenburger, Questions d’éthique, Paris, PUF, 1993, p. 172.
3
Jean-Jacques Wunenburger, Op. cit., p. 174.
4
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann- Lévy, 1983 1958, p.238.
5
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae q. 108.
2
197
pense que je dois au moins aimer mon ennemi dans la mesure où lui et moi, participant
ensemble d’une même humanité, avons en commun la possibilité d’une même participation
à la vie divine. On peut affirmer que le pardon, ainsi compris, participe de la grâce divine par
laquelle, la toute-puissance miséricordieuse de Dieu, sa grande bonté change la condition
peccamineuse de l’homme.
Dans la Condition de l’homme moderne Arendt a relevé que la faute rend le passé
irréversible et l’avenir imprévisible. Pour cette raison, la faculté de pardonner se lit en
parallèle avec la faculté de promettre. La promesse offre une solution à l’imprédictibilité de
l’action, ce qui signifie qu’elle fait face à la « chaotique incertitude de l’avenir et au flux
temporel, puisque l’agent se voit, de nouveau, capable d’engager son action par rapport à
autrui dans une continuité. Le pardon permet, quant à lui, de sauver le coupable d’une
situation d’irréversibilité due à son action condamnable. Comme la promesse, il s’adresse
aussi au fautif pour lui ouvrir un avenir. Cette auteure remarque que si « nous n’étions *pas+
pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait
comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous
resterions à jamais victimes de ses conséquences »1.
Cette exigence de pardonner (pour ouvrir les portes de l’avenir au coupable comme le
postule Hannah Arendt) peut probablement se juxtaposer à la pensée de Hegel2. Celui-ci
estimait que pour pardonner, il faut nécessairement un préalable qui est de savoir que les
hommes n’agissent jamais vraiment sans risquer d’avoir à être pardonnés un jour. Les
hommes doivent agir car seule l’action, qui comporte en elle le risque de l’offense, permet
de ne pas en rester à une figure pauvre de l’humanité.
La pensée de Arendt permet de comprendre en quoi le pardon est nécessaire pour que la vie
ne soit pas incertaine mais surtout pour que l’avenir soit possible. Alors que la vengeance
aurait confiné le processus de l’action à une réaction naturelle et automatique, le pardon
vient instaurer un espace de nouveauté, lequel était devenu imprévisible après le mal
commis. Le pardon ne réagit pas à l’action mauvaise, dans le sens où il n’est pas conditionné
par elle. Il innove en déliant l’agent de sa faute. Ricœur se sert donc de l’analyse d’Hannah
Arendt pour souligner la surabondance de cet acte de déliement par lequel l’on remédie à
l’irréversibilité de la faute, et par lequel l’on est rendu à l’innovation de la grâce. Le pardon
est un acte interindividuel qui ne doit engager que la victime et le coupable pour sa
réalisation. Le pardon conduit-il nécessairement à la réconciliation ? Comment parvenir à la
réconciliation dans une société où le mal s’est implanté et ramifié ?
3- Du pardon à la réconciliation : un paradoxe ?
Aristote avait établi que l’homme est un animal politique qui ne peut vivre que dans la cité.
Or, il se fait que très souvent, la vie communautaire est jalonnée de conflits et de désordres
qui mettent à mal le vivre ensemble. La réconciliation est envisagée, la plupart du temps,
comme une réponse aux conflits politiques et aux crises internes qui ont détérioré un pays
et par lesquels la cohésion sociale a été détruite. Dans les moments de grandes
perturbations socio-politiques et de dissensions politiques qui compromettent gravement la
stabilité et l’unité d’un pays, la réconciliation est l'entreprise par laquelle passe la
reconstruction. La réconciliation est donc un processus national de cicatrisation des
1
2
Hannah Arendt, op. cit., pp. 302-303.
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1993.
198
blessures et de réparation afin d’assurer la transition d’un passé divisé vers un avenir
commun. Dans de nombreux pays, des commissions de justice, de vérité et de réconciliation
ont été instituées dans le cadre de la justice transitionnelle qui est l’autre nom de la
réconciliation nationale. Cette justice transitionnelle permet de conclure la paix et de
maintenir la communauté. Pour ce faire, elle crée un carde qui favorise l’unité par l’exposé
et la prise en compte des contradictions pour l’harmonie, ce qui à terme, reconstruit la
cohésion sociale. La réconciliation dans ce sens, étant un projet politique qui veut la
perpétuité de l’Etat, les institutions y jouent un rôle primordial.
La réconciliation a pour racine le pardon. En effet, le pardon demandé, donné et reçu
permet de rompre avec le cycle de la vengeance et des règlements de compte. Il permet
surtout de faire face au caractère insurmontable du mal qui par sa monstruosité, ne peut
être entièrement réglé et régit par le droit pénal. Les crimes imprescriptibles et les
traitements inhumains et dégradants ne peuvent véritablement être surmontés que dans
une dynamique que seul le pardon favorise. En effet, le pardon, en déliant le coupable de sa
faute, permet également à la victime de surmonter sa peine et de rompre les chaines de la
dette morale. Sinon, la justice pourra bien organiser un procès autour de ces anomies et
condamner les coupables, elle ne saura pour autant, calmer la peine des victimes et apaiser
leurs cœurs. Aussi le pardon est-il le tremplin par lequel la réconciliation s’opère et la
stabilité s’acquiert.
On peut, toutefois, relever certaines difficultés qui sont inhérentes aux processus de
réconciliation. D’abord, dans quelle mesure la consolidation de la paix par la réconciliation
peut- elle se concilier avec la justice ? Quels critères doivent prévaloir en matière de justice
transitionnelle ? Est-il normal de privilégier la justice aux dépens de la conjoncture politique
ou l’inverse ? Ces questions qui sont pour certaines des écueils des processus de
réconciliation ne rentrent pas en ligne de compte de notre propos. Nous pensons plutôt que
la question de la réconciliation rencontre un obstacle majeur dans le fait qu’elle découle du
pardon. En effet, comment partir du pardon qui est bipolaire (ou plus précisément
intersubjectif) à la réconciliation qui est communautaire ?
Abordant la question du pardon, John Rawls pense par exemple que le pardon est un acte
surérogatoire, simplement permis par la justice. Il relève cependant que s’« il est bon de
poser de tels actes, ce n’est pas notre devoir ou notre obligation »1. Si nous considérons que
ce n’est un devoir, pour personne, de pardonner, comment comprendre alors les processus
de réconciliation ? La justice transitionnelle ne met-elle pas en scène une parodie du
pardon ? Car, comment peut-on rendre compte d’un pardon sans réciprocité? Cela est-il
simplement possible ? Vladimir Jankélévitch exposait en 1956, dans un essai, cette
problématique du pardon sans réciprocité en vue de la réconciliation. Pour lui, le pardon ne
peut intervenir que dans un rapport personnel avec quelqu’un : celui qui pardonne et celui
qui est pardonné. Il mettait en lumière, à propos de la Shoah, qu’il « est d’autant moins
question de pardonner que les criminels n’ont pas demandé pardon. Ils n’ont pas reconnu
leur faute et n’ont manifesté aucun repentir »2. Au-delà du fait qu’il n’est pour personne un
devoir de pardonner, Jankélévitch relève quelque chose de fondamental qui est que le
pardon ne peut (ou ne doit) s’accorder sans que demande en soit faite. Il n’est pas question
que la victime accorde son pardon à quelqu’un d’autre que son « bourreau ». Aussi ne peut
1
2
John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 171.
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986, p. 50.
199
demander pardon que le coupable et personne d’autre. D’ailleurs, quand bien même la
demande de pardon serait faite en bonne et due forme, l’on peut toujours refuser
d’accorder son pardon. Or il se fait que dans le processus de la justice transitionnelle, la
demande de pardon n’est pas souvent faite et quand elle se fait, on ne peut s’assurer du
repentir (ou du moins le regret) des coupables ni même de leur bonne foi. Ne doit-on pas
dans ces conditions se réserver d’accorder le pardon ? Une réponse positive ne serait pas
déplacée. Cependant la prudence (au sens aristotélicien) est requise compte tenu de
l’importance et surtout du rôle du pardon.
Il y a une seconde difficulté à résoudre dans le cadre de la justice transitionnelle. Il s’agit de
la demande de pardon au nom des autres et de la nation qui est le lot des hommes
politiques et des chefs d’Etats ; demande qui s’effectue habituellement dans le cadre de la
réconciliation. Quelle signification donner à l’acte d’un chef d’État demandant pardon à une
communauté ? Peut-on pardonner collectivement ? Le pardon n’est-il pas éminemment
personnel, loin de toute récupération politique, voire électorale ? Ces interrogations
montrent que le pardon rencontre dans l’Etat une difficulté importante. En effet, seules des
personnes pardonnent à des personnes, non des tribunaux. La faute s’avère impardonnable
du point de vue du droit. Jankélévitch pense qu’aucune institution, aucune instance supra
personnelle ne doit décider du pardon à la place des individus. Il va sans dire que le pardon
dévoile les limites de la politique et de la justice. Ne serait-ce pas la raison pour laquelle
Spinoza recommandait en son temps de recourir à la justice pour tout litige ? Il disait que
lorsque le Christ conseilla la non résistance à la violence,
il dit cela à des opprimés qui vivaient dans une république corrompue ; et
« dans une bonne république où l’on défend la justice, chacun est tenu s’il veut
se comporter justement de porter les offenses reçues devant le juge, non par
vengeance mais avec l’intention de défendre la justice et les lois de la patrie 1.
En effet, Le droit ne connait pas le pardon et celui qui en appelle au droit se détache
simplement de tout désir de vengeance. Aussi, le pardon ne doit-il pas être institutionnalisé,
car il conduirait à l’impunité et cette dernière entrainerait non seulement le
dysfonctionnement des institutions, mais à terme, la dégradation de l’Etat par le retour à
l’anarchie.
Si l’on considère la logique qui inspire Jankélévitch, on peut supposer que lorsque le pardon
se donne sans demande ou sans repentance, il devient facile de le confondre avec l’excuse
ou le regret. Le pardon est un acte dont l’éclat, la portée et la teneur ne peuvent et ne
doivent avoir avec la perversité du discours politique et même juridique. L’espace politique
est marqué par la domination et l’inégalité alors que le pardon est une rencontre entre
égaux et se manifeste de prochain à prochain. Or, il se fait que le politique est très souvent
l’initiateur des processus de la justice transitionnelle. N’est-ce pas là un autre paradoxe ?
Pour comprendre cette difficulté et la résoudre ou, du moins, l’assumer nous prenons appui
sur l’approche de Ricœur.
4- La réconciliation au service de la paix : l’apport de Ricœur
Le pardon dans le cadre d’une justice transitionnelle apparait comme une chance de réparer
les déchirures du tissu social selon Paul Ricœur. Il est une chance car, il libère du cycle des
1
Spinoza, Traité théologico-politique, VII, §3.
200
violences, des règlements de compte et surtout de l’incertitude de l’avenir que le mal
instaure.
Comme Mohandas Gandhi qui avait résolument fait le choix de la non-violence contre ses
adversaires et même ses ennemis ou comme Martin Luther King qui invitait ses
compatriotes à aimer leurs ennemis pour briser les chaînes de la haine, tout comme Nelson
Mandela qui demandait d’accorder le pardon pour aller à la réconciliation afin d’arrêter le
cycle de la violence, au nom de l’amour, Ricœur postule le pardon pour les ennemis. Il pense
que la faute est une dette infinie et que c’est seulement avec le pardon, qui s’inscrit et
s’origine dans l’amour, que la violence du mal (provoquée par la faute) est détruite et
anéantie.
Pour Ricœur, s’il est important de prendre en considération le fait que le pardon doit être
conditionné par la demande et le repentir il ne faut pas perdre de vue l’inconditionnalité du
pardon ; il est donc normal de tenir compte de l’aveu, de la repentance et de la réparation.
Cependant, le pardon ne se réduit pas à un échange d’ordre utilitaire ou marchand. Inscrire
le pardon dans un système d’échange (donner, recevoir) le dénature plus encore que l’offrir
sans aveu. Pour cette raison, il exhorte à ne pas limiter le sujet moral à son acte car,
la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions
diverses dans le cours du monde. [Le pardon est alors concédé comme] un acte
de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération du soi1.
Gaëlle Fiasse, analysant cette proposition de Ricœur dit qu’
ily a le pardon, au-delà de l’aveu, de la repentance, même si l’aveu et la
repentance l’y invitent également. *Il s’agit en quelque sorte+ de garder
l’attente du repentir *qui+ témoigne de notre foi en la dignité humaine du
coupable2.
On peut donc dire qu’il est question, dans la pensée ricœurienne, d’une éthique de la charité
que la sollicitude institue. On peut faire un parallèle avec la règle d’or dans laquelle la
réciprocité n’est pas le point de départ car, agir vis-à-vis de l’autre ne nous garantit pas qu’il
nous traitera de manière semblable ; ce qui enlève à la pratique sa réciprocité. En nous y
conformant, nous nous mettons de manière virtuelle à la place de l’autre, ce qui crée un
espace d’espoir que la réciprocité peut s’établir. Sans cet espoir, le pardon n’aurait aucun
sens et la vie elle-même seraient marquée de souvenirs traumatisants. C’est pour cette
raison qu’il faut « distinguer philosophiquement un pardon intérieur, où la bienveillance
prend le pas sur le sentiment de colère ou de vengeance, et ensuite un pardon extérieur,
lorsqu’il est exprimé à la personne qui le demande et peut le recevoir »3.
Il faut prendre garde d’institutionnaliser, par contre, le pardon sur le présupposé qu’il ouvre
un espace d’avenir, car il conduirait à de l’impunité. La faute est impardonnable du point de
vue du droit. L’infraction des règles, quelle qu’elle soit doit conduit à une punition. Or le
pardon consiste à ne pas punir, ce qui l’exclut nécessairement du cadre institutionnel 4. La
1
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 638.
Gabrielle Fiasse, « Paul Ricoeur et le pardon, comme au-delà de l’action »,
http://id.erudit.org/iderudit/01679ar, DOI : 107202/016790ar, consulté le 12 février 2014.
3
Gabrielle Fiasse, op. cit.,
4
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 608.
2
201
réconciliation dans le cadre de la justice transitionnelle est possible mais elle doit néanmoins
s’exprimer d’une manière autre que ne le fait le droit et les institutions. Elle est
indispensable pour la paix sociale et surtout publique, mais il faut l’entrevoir comme une
exception du droit, d’une portée véritablement significative pour la communauté nationale
et éviter de l’assimiler à l’amnistie qui est un acte politique destiné à effacer la mémoire. La
réconciliation est pour les citoyens l’occasion d’exorciser la gangrène du mal tout en ayant
identifié les responsables. Elle permet par là d’assouvir le besoin de reconnaissance des
victimes en mettant des mots sur le mal subi et supporté et en soulignant leur volonté et
leur effort pour le pardon en vue de la paix publique. En décidant de façon unanime de ne
pas recourir aux sanctions pour la cohésion et la paix, les citoyens par la réconciliation,
décident également de construire un avenir commun qui devient possible parce que les
coupables sont pardonnés et les victimes soulagés. La réconciliation met l’accent sur la
valeur inestimable de tout un chacun et même le respect dû au coupable car il vaut mieux
que son forfait.
La problématique du mal est si dense et si complexe que l’approche épistémologique ne
saurait soulager les souffrances qui accablent nombre de personnes surtout quand c’est le
fruit d’une volonté délibérée de nuire. C’est pourquoi aborder le mal par l’approche éthique
permet d’entrevoir ce que l’on doit faire pour le endiguer et/ ou l’enrayer. De toutes les
solutions, le pardon est, de loin la meilleure car il permet d’aller de l’avant en remettant la
dette morale que le mal subi aurait exigée. Notre recherche nous a permis de voir que si le
pardon est nécessaire, il ne peut s’exprimer et s’éclore véritablement qu’entre deux
personnes, l’une qui le demande et l’autre qui l’accorde. Mais il se fait qu’il arrive des
moments où la cohésion et la paix sont menacées car le tissu social est abimé par le mal.
Que faire dans ces conditions sachant que les cadres juridique et politique ne sont pas
appropriés pour traiter du pardon. Pour faire face à ces situations complexes, le politique
recourt habituellement à la justice transitionnelle qui est un processus de réconciliation.
Tout bien considéré, la réconciliation qui procède souvent par une demande de pardon
collectif pose une difficulté sérieuse à l’institution politique car elle en est la limite. Nous
nous sommes appuyé sur Paul Ricœur qui propose de penser la justice transitionnelle
comme une nécessité pour la paix et un besoin de reconnaissance des victimes. C’est par ce
truchement que le politique peut s’autoriser à envahir la sphère privée du pardon sans pour
autant s’insérer dans une impasse.
Bibliographie
1-Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann- Lévy, 1983 1958, p.238.
2-Aurèle Marc,Pensée, Paris, Garnier-Flammarion, 1964.
D3-ixsaut Monique, « Platon et la question du mal » in Cahiers d’Etudes lévinassiennes, n°8 2009, Paris, Institut d’Eudes Lévinassiennes.
4-Fiasse Gabrielle, « Paul Ricœur et le pardon, comme au-delà de l’action », sur le site :
http://id.erudit.org/iderudit/01679ar, DOI : 107202/016790ar, consulté le 12 février 2014.
5-Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1993.
6-Jankélévitch Vladimir, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris,
Seuil, 1986.
202
7-Platon, Gorgias, Paris, Ellipses, 2011.
-Timée, Paris, Garnier- Flammarion, 1999.
-Théétète, Paris, Garnier- Flammarion, 1999.
8-Rawls John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.
9-Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
-Le mal : un défi à la philosophie et la théologie, Paris, Labor et Fides, 2006.
Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Garnier-Flammarion, 1997.
Thomas d’Aquin (Saint), Somme théologique, Paris, Cerf, 1986.
Wunenburger Jean-Jacques, Questions d’éthique, Paris, PUF, 1993, p. 172.
203
204
Mémoire et réconciliation post-conflictuelles en Afrique :
apport de Ricœur
Par Bilakani TONYEME1
Depuis les indépendances et les tentatives de constructions des États en Afrique sur le
modèle des États occidentaux, ce que Badie (1992) appelle l’État importé, les conflits n’ont
pas cessé de naître. Si au début des indépendances, on craignait beaucoup plus la naissance
des conflits interétatiques, ces dernières années, avec les débuts de démocratisation de la
vie politique dans les pays africains, on a vu la résurgence des conflits intra-étatiques. Ces
conflits politico-identitaires qui opposent des groupes d’intérêt ont participé dans nombre
de pays aux déchirures sociales, à la dislocation du lien social, compromettant très
dangereusement le vivre-ensemble. Ainsi a-t-on assisté ici et là à des guerres politicoidentitaires (Rwanda, Ouganda, Côte d’Ivoire, Nigéria, RDC…). Mais partout dans ces pays,
des citoyens ou des groupes socio-politiques prennent aussi progressivement conscience
qu’il n’est ni dans l’intérêt des États, ni dans celui des citoyens de continuer à vivre
indéfiniment dans une atmosphère de tension permanente et de guerre. Il faut donc
œuvrer, avec l’aide des instances internationales à la fin de ces conflits. Seulement l’on ne
sort pas d’un état de conflit pour se remettre à vivre ensemble du jour au lendemain en
harmonie comme si rien ne s’était passé. Après les conflits, demeurent des rancœurs, des
blessures béantes, des distances qui se sont creusées, des méfiances qui se sont
développées entre des individus qui vivaient ensemble. Débute alors une phase décisive
dans la reconstruction du lien social en vue de restaurer le vivre ensemble harmonieux : le
travail de la réconciliation. Celle-ci qui ne peut en réalité être que le terme d’une démarche
en plusieurs étapes, dont entre autres le travail de mémoire, de reconnaissance, de pardon,
d’ « oubli ». Ces différentes phases ne vont pas de soi, car pour peu que l’on les aborde de
manière inappropriée, c’est tout le travail de réconciliation qui est mis en cause. Les
semblants de mémoire (des mémoires biaisées), des refus de reconnaissance, des pardons
du bout des lèvres, des oublis amnésiques (injonction d’effacer les faits de toute mémoire)
peuvent être un sérieux handicap à la réconciliation. Á la base de toutes ces étapes se trouve
la mémoire qui est centrale dans la réconciliation. Comment alors faire pour que la mémoire
fonctionne non comme un poison, mais comme un remède à une réconciliation postconflictuelle dans les États africains ? La théorie de Paul sur la mémoire et la réconciliation
pourra servir de référence théorique pour les États post-conflictuels en vue d’une
réconciliation véritable.
1
Bilakani TONYEME est docteur en philosophie politique. Il est enseignant-chercheur à l’université de Lomé
205
1. Mémoire et réconciliation : du devoir de mémoire ?
1. 1. Une mémoire juste au service de la réconciliation
La réconciliation c’est le rétablissement des liens du vivre ensemble qui ont été rompus par
un conflit passé. Cette rupture est maintenue par la haine, le ressentiment, voire par une
souffrance enfouie qui n’arrive pas à s’extérioriser. Quelles sont les actions qui permettent
de guérir les blessures, de réparer les pertes, de reconstituer sur son propre fonds les formes
brisées, de reconstruire les liens sociaux brisés par un conflit ? La réconciliation, selon
Ricœur, est fonction de la mémoire. Celle-ci est une sorte de fichier mental qui sert pour
l’avenir. Elle est donc, comme dans la perspective bergsonienne, sélection et rappelle du
passé dans le présent. Mais dans le cas des situations post-conflictuelles, ce n’est pas
n’importe quel souvenir qui fait l’objet du travail de la mémoire : il s’agit des souvenirs des
douleurs passées qui sont forcément porteuses de peurs, de traumatismes, de rancœurs, de
méfiances et même de rejet de l’autre, celui-là qui n’avait pas perçu la commune humanité
en moi et dont rien ne me garantit que cette fois-ci il respectera l’humanité en moi. Mais si
la réconciliation n’a de sens qu’avec lui (on ne se réconcilie pas avec son ami) et qu’elle n’est
possible que lorsqu’on pourra évacuer les peurs, « oublier » les traumatismes à nous causés
par lui, faire disparaître définitivement les rancœurs et les méfiances, alors il faudrait que la
mémoire fonctionne à cet effet. Or on ne se souvient que de ce passé douloureux. Alors
comment faire pour que la mémoire et le souvenir fonctionnent comme un remède et non
comme un poison ? (Ricœur, 2000 : 175).
Une mémoire qui fonctionne comme un remède doit être une mémoire juste. Mais
comment parvenir à une mémoire juste ? Il faut prendre conscience du rôle des différents
acteurs dans l’établissement d’une mémoire qui puisse permettre la réconciliation.
L’établissement de la mémoire fait intervenir trois acteurs principaux selon :
- L’historien qui cherche à comprendre sans inculper. Son rôle est de rétablir les faits, de
ressusciter le passé : « Le statut de la mémoire dans une histoire de l’histoire est inséparable
d’une réflexion sur le couple passé/présent qui relève d’une rubrique distincte » (Ricœur,
2000 : 503).
- Le juge qui, se plaçant dans une perspective pénal, condamne et punit. Il est chargé de
situer les responsabilités. Il ne dit pas simplement qui a fait quoi, mais il se prononce sur le
statut social (conformément aux règles sociales du vivre ensemble) de ce que chaque acteur
a fait. Il décide des peines qu’il doit en courir ou des récompenses qu’il mérite. L’historien ne
peut pas être entièrement d’accord avec le juge du simple fait que la justice repose sur la
culpabilité individuelle alors que l’historien s’interroge aussi sur les forces anonymes qui
sont à l’origine des événements. Ainsi, l’historien cherche à comprendre en n’épargnant
aucune cause proche ou lointaine alors que le juge cherche à situer les responsabilités.
Les deux sont par essence des tiers dans une situation où ils cherchent à éclairer les
protagonistes. Ils ne peuvent parvenir à cette fin que s’ils sont dans une certaine mesure
206
impartiaux : « Les rôles respectifs de l’historien et du juge, désignés par leur intention de
vérité et de justice, les invitent à occuper la position du tiers au regard des places occupées
dans l’espace public par les protagonistes de l’action sociale. Or un vœu d’impartialité est
attaché à cette position du tiers » (Ricœur, 2000 : 413). C’est l’une des conditions
essentielles d’une mémoire juste et d’un pas décisif vers la réconciliation. Mais la question
fondamentale est de savoir « Comment et jusqu’à quel point l’historien et le juge satisfontils à cette règle d’impartialité inscrite dans leurs déontologies professionnelles
respectives ? » (Ricœur, 2000 : 415).
- Le citoyen qui doit militer contre l’oubli par fidélité envers ceux qui l’ont précédé. C’est lui
qui est concerné par la mémoire. Sa mémoire est beaucoup plus interprétative. Certes, le
travail de l’historien et du juge donne des repères au citoyen pour qu’il se construise sa
mémoire du passé, mais en réalité, ce travail lui permet simplement d’interpréter et de
construire sa mémoire qui n’est pas forcément celle de l’historien ni celle du juge. Mais ce
devoir de mémoire du citoyen et cette posture interprétative du citoyen n’est pas sans
risque car, le citoyen se trouve dans « une situation voisine de celle du Contrat social selon
Rousseau et de celle qui est caractérisé par le voile d’ignorance par John Rawls dans Théorie
de la justice » (Ricœur, 2000 : 414).
C’est pourquoi d’ailleurs se méfie du devoir de mémoire: « De quelle façon les vicissitudes
de la mémoire exercée sont-elles susceptibles d’affecter l’ambition véritative de la
mémoire ? Disons-le en un mot, l’exercice de la mémoire, c’est son usage, or l’us comporte
la possibilité de l’abus. Entre us et abus se glisse le spectre de la mauvaise mimétique. C’est
par le biais de l’abus que la visée véritative de la mémoire est massivement menacée. »
(Ricœur, 2000 : 68). L’injonction à se souvenir risque donc d’abord de court-circuiter le
travail critique de l’historien qu’il appelle la vérité véritative car, l’on peut interpréter le
travail de l’historien comme on veut, suivant un intérêt que l’on veut servir. Cela pourrait
entraîner une mémoire manipulée fréquemment constatée dans des États despotiques où la
mémoire de l’historien est utilisée au service d’une cause politique, le juge étant partie
prenante pour cette cause : « Des dérives qui en résultent, nous connaissons quelques
symptômes inquiétants : trop de mémoire dans telle région du monde, donc abus de
mémoire ; pas assez de mémoire, ailleurs, donc abus d’oubli. Eh bien, c’est dans la
problématique de l’identité qu’il faut maintenant chercher la cause de la fragilité de la
mémoire ainsi manipulée » (Ricœur, 2000 : 98). Cette manipulation de la mémoire peut se
traduire par :
- La focalisation de l’attention de tout un peuple sur un drame par des discours et des
manifestations répétées et insistantes au détriment d’autres drames antérieurs, postérieurs
ou associés mais qui ne peuvent pas servir les intérêts envisagés. En général on peut
remarquer que quand on se focalise sur un drame on en oublie un autre.
- Le renfermement de telle mémoire particulière sur telle communauté, le risque de
l’attacher à son malheur, de la figer dans le rôle de victime rendant souvent aveugle aux
207
malheurs des autres. C’est l’exemple du rapport d’Israël et de la Palestine.
Or une mémoire inscrite dans une perspective réconciliatrice a pour but de faire passer le
passé. Ainsi le travail de l’historien et du juge devrait permettre au citoyen de parvenir à
faire passer le passé au lieu de s’y focaliser. Ainsi, une mémoire qui n’arrive pas à faire
passer le passé entre dans un processus destructeur : « C’est à ce niveau et de ce point de
vue qu’on peut parler de mémoire blessée, voire malade » (Ricœur, 2000 : 83). On se trouve
dans la situation analysée par Freud de l’impossibilité de faire le deuil: de trancher les liens
aux objets perdus pour vivre normalement. Freud (1913) nous apprend que dans la
mélancolie, on reste attaché au moi souffrant, dévalorisé par l’absence. Une compulsion de
répétition empêche le présent de se réconcilier avec le passé : « Le point de départ de la
réflexion de Freud se trouve dans l’identification de l’obstacle rencontré par le travail
d’interprétation sur la voie du rappel des souvenirs traumatiques. Cet obstacle, attribué aux
résistances du refoulement est désigné du terme de « compulsion de répétition ». Le patient
ne reproduit pas *le fait oublié+ sous forme de souvenir mais sous forme d’action : il le
répète sans évidemment savoir qu’il le répète » (Ricœur, 2000 : 84). Il arrive qu’une société
soit dans un tel état de choc qu’elle enfouit au fond d’elle-même les événements douloureux
que sa conscience ne parvient pas à maîtriser. C’est l’exemple de la Shoa. Il a fallu du temps
pour qu’on reconnaisse la Shoah. Ceux qui revenaient des camps de concentration et
d’extermination ne pouvaient énoncer l’horrible.
On peut postuler trois règles en vue d’une mémoire juste participant à une véritable
réconciliation :
- La règle de la justice : elle doit consister dans l’établissement de la mémoire, à accorder à
chacun ce qui lui est dû. Le devoir de mémoire doit rendre à l’autre ce qui lui est dû. Cela
suppose ainsi qu’il faut établir et attribuer à chacun ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. Il ne
s’agit pas de se replier sur soi comme dans le cas de la mémoire figée de l’exilé nostalgique
qui n’arrive plus à se sortir de l’état perdu.
- La règle de la dette et de l’héritage. Il existe une mémoire vivante qui nous rend proches
des générations qui nous ont précédés. Nous sommes débiteurs des valeurs transmises c’est
pour cela qu’Arendt a dit que l’école est conservatrice, nos parents doivent nous
transmettre les biens et les maux qui les ont fait vivre. Le lien de filiation implique la dette
qui se révèle parfois être un héritage de culpabilité. Pour une mémoire juste, les générations
présentes n’ont donc pas le droit d’oublier ou d’évacuer cette mémoire du passé à laquelle
elles sont redevables. En tout cas il appartient à chaque nouvelle génération de faire le tri,
de faire l’inventaire de ce qui a été reçu en fonction de ses choix de vie.
- La règle de la lutte contre le danger d’une survictimation surtout si cela concerne notre
ego. Si on reste dans le langage de la plainte on se trouve vite dans la situation d’une
concurrence des victimes. Or la mémoire blessée, passionnelle manque de mesure de
justice. C’est pourquoi il faut une certaine distanciation vis-à-vis des victimes. Et c’est le
208
travail de l’historien de rétablir les faits en essayant de se soustraire dans la mesure du
possible du sentiment collectif et reçu d’une culpabilité ou d’une victimisation d’un groupe.
Certes, l’historien dans cette opération d’objectivité court le risque de la critique et même
de la vindicte populaire pour oser aller contre la croyance populaire. Mais il y a-t-il une autre
voie pour rétablir une mémoire juste ? C’est pour tenir compte de ce danger de
survictimisation et de culpabilité hâtive que par exemple en France les archives ne sont pas
immédiatement mises à la disposition des gens : on respecte un délai variant entre 30 et 60
ans selon le type d’évènement ou de document, cela pouvant aller même à 150 ans après
l’évènement. Après ce temps de latence, le passé qui arrive dans le présent est un passé
différé, aseptisé. Si la mémoire reste dans la plainte sans s’approprier le passé pour se
projeter dans le présent, si on se replie sur soi dans une victimisation éternelle, il n’est pas
possible que la mémoire mène vers la réconciliation avec le passé, avec soi-même et avec les
autres.
1. 2. Des abus de mémoire aux réconciliations forcées
Dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, (2000) pose la question suivante : de quoi se
souvient-on quand on se souvient ? Cette question n’est que sa part de débat sur la
problématique du rapport entre réalité et fiction concernant la mémoire. Selon lui, la
mémoire prétend être fidèle au passé, alors qu’elle relève de l’ordre de l’affection et du
sensible. Quand on se souvient, nous dit-il, se souvient-on de cette impression sensible ou
de l’objet réel dont elle procède ? « La question embarrassante est la suivante : le souvenir
est-il une sorte d’image, et, si oui, laquelle ? » (Ricœur, 2000 : 53). À la suite de Platon et
d’Aristote, distingue deux types de mémoire, la mnémé et l’anamésis. La mnémé désigne
cette mémoire sensible, qui nous affecte, sans qu’il y ait intervention d’une volonté, alors
que l’anamésis renvoie à ce que l’auteur appelle le rappel, et qu’il entend comme une
mémoire exercée, une recherche active et volontaire, dirigée contre l’oubli. En effet, en ce
sens, une des principales fonctions de la mémoire consiste à lutter contre l’oubli, et de là,
l’idée de devoir de mémoire qui renvoie, en fait, à celle d’un devoir de ne pas oublier :
« Ainsi, une bonne part de la recherche du passé est-elle placée à l’enseigne de la tâche de
ne pas oublier » (Ricœur, 2000 : 37).
La principale différence entre la mémoire et l’imagination, alors que l’une et l’autre relève
de la problématique de la présence de quelque chose d’absent, est que la mémoire est le
garant du caractère passé de ce dont elle déclare se souvenir : « À la mémoire est attachée
une ambition, une prétention, celle d’être fidèle au passé *…+. Pour le dire brutalement, nous
n’avons pas mieux que la mémoire pour signifier que quelque chose a eu lieu, s’est passé
avant que nous déclarions nous en souvenir » (Ricœur, 2000 : 26). La mémoire est forcément
mémoire de quelque chose qui n’est plus, mais ayant été, elle fait donc référence à un réel
antérieur. Mais la mise en image du souvenir premier suppose une reconstruction, ce qui
pose la question de la fiabilité de la mémoire, et avec elle, celle de sa vulnérabilité
structurelle. En effet, c’est cette vulnérabilité, issue du rapport entre l’absence de la chose
souvenue et sa présence sur le mode de la représentation, qui fait que la mémoire est
209
sujette à de multiples formes d’abus.
distingue trois types d’abus : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire
obligée (Ricœur, 2000 : 82). En s’appuyant sur les apports des théories psychanalytiques, il
entend par mémoire empêchée la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Dans l’idéal,
un tel souvenir nécessite le recours à un travail de mémoire, qui passe par un travail de
deuil, afin de pouvoir renoncer à l’objet perdu et de pouvoir tendre vers une mémoire
apaisée, et vers une réconciliation avec le passé. En effet, le souvenir traumatique, que peut
constituer par exemple, à l’échelle de la mémoire collective, la « blessure de l’amour propre
national » (Ricœur, 2000 : 96), s’il ne fait pas l’objet d’un travail de remémoration,
impliquant un réel travail de deuil et de recul critique, s’expose au danger de ce que le
psychanalyste Freud appelle la « compulsion de répétition » (Ricœur, 2000 : 96). « … Il est
demandé quelque chose au patient : cessant de gémir ou de se cacher à lui-même son
véritable état, il lui faut trouver le courage de fixer son attention sur ses manifestations
morbides, de ne plus considérer sa maladie comme quelque chose de méprisable, mais la
regarder comme un adversaire digne d’estime, comme une partie de lui-même dont la
présence est bien motivée et où il conviendra de puiser de précieuses données pour sa vie
ultérieure. Sinon pas de réconciliation du malade avec le refoulé ». Ce processus freudien de
la guérison est appelé par lui un travail de guérison. Et c’est « en rapport avec cette notion
de travail, énoncer sous sa forme verbal *travailler+, qu’il devient possible de parler du
souvenir lui-même : travail de remémoration contre compulsion de répétition » (Ricœur,
2000 : 85).Seul un travail de deuil et de recul critique, fondé sur l’effort de remémoration,
permet à une société de tendre vers une réconciliation apaisée avec son passé. Il faut noter
que pour Ricœur, le trop de mémoire relève aussi de la mémoire empêchée car, le trop de
mémoire, la mémoire répétitive conduit à annihiler ou à déformer l’histoire, le souvenir : « le
trop de mémoire rappelle particulièrement la compulsion de répétition » (Ricœur, 2000 :
96).
Dans le cas de la mémoire manipulée, l’auteur fait référence aux manipulations idéologiques
de la mémoire. En effet, les détenteurs du pouvoir mobilisent la mémoire à des fins
idéologiques « au service de la quête, de la reconquête ou de la revendication d’identité »
(Ricœur, 2000 : 96). Ce type de phénomènes idéologiques vise à légitimer l’autorité du
pouvoir en place, à la faire apparaître comme un « pouvoir légitime de se faire obéir »
(Ricœur, 2000 : 101). L’auteur pose le caractère narratif du récit comme principal agent de
l’idéologisation de la mémoire. Le récit, par définition, est sélection et mise en cohérence.
C’est donc de la narrativité du récit que relève les stratégies d’oubli et de remémoration.
« C’est la fonction sélective du récit qui offre à la manipulation l’occasion et les moyens
d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la
remémoration » (Ricœur, 2000 : 103). L’histoire officielle devient donc une mémoire
imposée, au sens où c’est elle qui est enseignée : « La mémoire imposée est armée par une
histoire elle-même autorisée, l’histoire officielle, l’histoire apprise et célébrée
210
publiquement » (Ricœur, 2000 : 104). Todorov (1995 : 50) dans ses travaux sur les abus de la
mémoire précise que tout travail sur le passé est un travail de sélection et de combinaison
réfléchie des évènements les uns avec les autres, c’est un travail qui est nécessairement
orienté, non vers une recherche de vérité objective, mais vers une recherche du bien (selon
le contexte, il peut s’agir de la recherche d’une certaine paix sociale, de légitimation de
pouvoir en place etc.) : « Le travail de l’historien ne consiste jamais seulement à établir des
faits mais aussi à choisir certains d’entre eux comme étant plus saillants et plus significatifs
que d’autres, à les mettre ensuite en relation entre eux ; or ce travail de sélection et de
combinaison est nécessairement orienté par la recherche, non de la vérité, mais du bien ».
(2000 : 103) va dans le même sens : « L’idéologie opère comme discours justificatif du
pouvoir, de la domination… La domination, on l’a compris, ne se limite pas à la contrainte
physique. Même le tyran a besoin d’un rhéteur, d’un sophiste pour donner un relais de
parole à son entreprise de séduction et d’intimidation. Le récit imposé *l’histoire imposée+
devient ainsi l’instrument privilégié de cette double opération » (Ricœur, 2000 : 104). Cette
mémoire manipulée est renforcée par des célébrations « convenues », elles aussi autorisées,
officielles en vue de servir la mémoire voulue : « À la mémorisation forcée s’ajoutent les
commémorations convenues » (Ricœur, 2000 : 104). Todorov dresse un réquisitoire très
sévère contre cette frénésie contemporaine des commémorations, avec leur cortège de rites
et de récits mythologiques que constitue la mainmise sur la mémoire par des régimes
totalitaires ou des régimes en quêtes de gloire et de reconnaissance nationale ou
internationale. Il met en garde contre ce qu’il appelle un « éloge inconditionnel de la
mémoire », car « les enjeux de la mémoire sont trop grands pour être laissés à
l’enthousiasme ou à la colère » (Todorov, 1995 : 13-14). Ce penseur révèle aussi que la
manipulation de la mémoire a souvent tendance à user des stratégies de victimisation, dans
la mesure où revendiquer la position de victime place le reste du monde en position de
redevable, et de là, la victime apparaît légitime de se plaindre, de protester, de réclamer et
même de s’accaparer des biens et du pouvoir : « Avoir été victime vous donne le droit de
vous plaindre, de protester, de réclamer » (Todorov, 1995 : 56) et « cette posture engendre
un privilège exorbitant qui met le reste du monde en position de débiteur de créances »
(Ricœur, 2000 : 104). En ce sens, la manipulation du souvenir traumatique permet de
revendiquer une attente sur le futur, car la mémoire du passé traumatique oriente le projet
assigné au futur.
Avec la mémoire obligée, l’auteur entend traiter de la question de devoir de mémoire. Il
prend soin de préciser que le devoir de mémoire n’est pas comme tel un abus, c’est un vrai
devoir qui consiste à rendre justice aux victimes et à la cause (qui fait que les victimes sont
des victimes), et à identifier les victimes et l’agresseur. « L’injonction *devoir de mémoire ou
mémoire obligée] ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la communauté
nationale, ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces
évènements d’une manière apaisée » (Ricœur, 2000 : 105). Et c’est sur l’authenticité de ce
devoir légitime que se greffe la possibilité des abus. C’est en effet, aux vues des conditions
211
historiques et du contexte dans lequel ce devoir de mémoire est requis, que l’on est à même
d’en saisir l’enjeu moral, la signification et la vision du futur dont il est porteur. L’idée de
devoir de mémoire fait nécessairement intervenir la notion de dette, dans la mesure où il
place les contemporains dans la position de redevables à l’égard de ceux qui les ont
précédés. suppose ensuite qu’il y ait une constitution distincte mais mutuelle de la mémoire
collective et de la mémoire individuelle, et il émet notamment l’hypothèse d’une triple
attribution de la mémoire, à soi, aux proches et aux autres.
En somme, ce n’est pas toute forme mémoire qui peut conduire à la réconciliation, selon
Ricœur. La mémoire qui permet la réconciliation, c’est la mémoire juste, qui n’abuse pas du
citoyen, le menant à pas forcés ou rusés à une réconciliation à laquelle lui-même n’adhère
pas.
2. La réconciliation entre devoir de mémoire, oubli et pardon
2. 1. Mémoire et oubli : la question du pardon
L’analyse de l’épistémologie de la connaissance historique fait apparaître les problèmes issus
des rapports entre connaissance, pratique de l’histoire et expérience vive. présuppose qu’il y
a un rapport de concurrence et de confrontation entre l’intention de vérité de l’histoire et la
prétention de fidélité de la mémoire. Le travail de distanciation, selon des méthodes propres
aux historiens, permet à la connaissance historique de s’autonomiser et de prendre ses
distances par rapport à l’expérience de la mémoire vive. La matière de l’historien est
constituée, pour une large part, par les archives, elles‐mêmes issues du témoignage des
hommes du passé. Ce qui renvoie encore une fois, à la question de la fiabilité du
témoignage, car celui‐ci comprend les composantes narrative et rhétorique, il répond en
effet à l’exigence de la cohérence et à celle de convaincre son interlocuteur. L’historien doit
donc passer par une nécessaire confrontation entre les différents témoignages, afin d’être
en mesure d’établir un récit probable, et plausible des événements. Le recours au
témoignage est pleinement justifié, dans la mesure où l’objet de l’histoire, ce n’est pas le
passé, ce n’est pas le temps, mais ce sont « les hommes dans le temps » (Ricœur, 2000 :
214). prend le soin de préciser la différence qui existe entre le fait historique et l’événement
réel remémoré, différence qui peut, notamment, occasionner des conflits entre la mémoire
des survivants et l’histoire écrite.
Le fait historique est construit par le travail qui le dégage d’une série documentaire.
L’histoire affirme que tel fait a eu lieu, « tel qu’on le dit ? C’est là toute la question »
(Ricœur, 2000 : 228). L’historien ne peut rien affirmer sans preuve, or, pour qu’un document
puisse faire office de preuve, il faut que celui qui le consulte lui pose une question, et la
question posée est nécessairement sous-tendue par un projet d’explication. L’interprétation,
et ses écueils, sont donc présents à tous les niveaux de l’opération historiographiques (à
savoir : niveau documentaire, niveau explicatif, niveau de la représentation narrative du
passé) (Ricœur, 2000 : 235). L’interprétation apparaît ainsi comme une composante
212
structurelle de l’intention de vérité de toutes les opérations historiographiques. Cependant,
l’historien a la prétention de « représenter en vérité le passé » (Ricœur, 2000 : 295), et, en
ce sens, l’histoire apparaît comme le « prolongement critique » (Ricœur, 2000 : 296) de
l’ambition de fidélité au passé de la mémoire, l’histoire se veut « l’héritière savante de la
mémoire » (Ricœur, 2000 : 304). Or remet en cause la capacité du discours historique à
représenter en vérité le passé, ce qui renvoie directement à la dialectique de la mise en
récit, supposant une double composante narrative et rhétorique. Avant d’être l’objet de la
connaissance historique, un événement est d’abord objet de récit (archive), d’où le retour de
l’aporie rencontrée sur la question de la mémoire, à savoir celle du débat entre réalité et
fiction. Quelle différence y a‐t-il entre histoire (history) et fiction (story), si l’une et l’autre
raconte, c’est-à-dire, mettent en récit ? Il s’agit de ce que l’auteur appelle « l’aporie de la
vérité en histoire », manifeste notamment lorsqu’à partir d’événements identiques, des
historiens construisent des récits différents (Ricœur, 2000 : 311). De là, l’historien n’est pas
un agent neutre, c’est un être social, qui est dans une position de « spectateur engagé »
(Ricœur, 2000 : 236). La distinction entre récit historique et récit de fiction réside « dans la
nature du pacte implicite » (Ricœur, 2000 : 339) passé avec le lecteur. En effet, il est convenu
que l’historien traite d’événements, de situations, de personnages qui préexistent au récit
qui en est fait. De même, ce pacte comprend une prétention à la correspondance et à
l’adéquation au passé. Mais, il s’agit là d’une adéquation présumée, et pas forcément
effective, entre la représentation historienne et la réalité du passé.
Si l’histoire contribue à la construction et au devoir de mémoire, elle ne pose pas moins le
problème du pardon : sans oubli, le pardon est impossible. Le pardon suppose donc l’oubli.
Mais fondamentalement et par essence, mémoire et oubli sont contradictoires. Est-il alors
possible, malgré tout, que mémoire et oubli puissent être complémentaires dans le
processus du pardon ?
Dans la logique de Ricœur, l’oubli et le pardon sont intrinsèquement liés. L’oubli relève de la
problématique de la mémoire et de la fidélité au passé. Il englobe la problématique du
pardon, au sens où celui‐ci apparaît comme la dernière étape du cheminement de l’oubli. Le
pardon relève de la problématique de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé.
Mais, tous deux tendent vers l’horizon d’une mémoire apaisée. « L’oubli et le pardon
désignent séparément et conjointement l’horizon de toute notre recherche. Séparément,
dans la mesure où ils relèvent chacun d’une problématique distincte : pour l’oubli celle de la
mémoire et de la fidélité au passé ; pour le pardon, celle de la culpabilité. Conjointement,
dans la mesure où leurs itinéraires respectifs se croisent en un lieu que désigne mieux le
terme d’horizon. Horizon d’une mémoire apaisée, voire d’un oubli heureux » (Ricœur, 2000 :
536). Dans son acception courante, l’oubli est d’abord ressenti négativement, comme « une
atteinte à la prétention de fiabilité de la mémoire » (Ricœur, 2000 : 137). Or, selon l’auteur,
il convient de distinguer deux sortes d’oubli. La figure négative de l’oubli, d’une part, qui est
source d’angoisse, c’est l’oubli par « effacement des traces » (Ricœur, 2000 : 143). Et la
figure positive de l’oubli, d’autre part, dit « oubli de réserve » (Ricœur, 2000 : 139), celui qui
est source de plaisir. Cette idée fait écho à la théorie d’un oubli réversible, défendue par
213
Bergson dans Matière et Mémoire (1963), ou encore, elle renvoie à l’hypothèse de
l’inconscient et à l’idée d’inoubliable, représentées par Freud. L’œuvre de mémoire est
dirigée contre l’oubli par effacement des traces. L’oubli est donc lié à la mémoire : pas
d’oubli, point de mémoire ! Il constitue en quelque sorte le versant négatif mais en même
temps la condition de la mémoire et de son exercice. En effet, « le souvenir n’est possible
que sur la base d’un oublier, et non pas l’inverse » (Ricœur, 2000 : 573). Et c’est en tant que
pendant négatif de la mémoire que l’oubli peut être l’objet des mêmes abus que celle‐ci.
Dans le cas de la mémoire empêchée d’un événement traumatique, la compulsion de
répétition vaut oubli, au sens où elle empêche la prise de conscience de l’événement
traumatique. En ce qui concerne la mémoire manipulée, les abus de mémoire sont aussi des
abus d’oubli : il est toujours possible de raconter différemment « en supprimant, et en
déplaçant les accents d’importance » (Ricœur, 2000 : 580). Mais pour l’auteur, ce « trop peu
de mémoire », s’il est imposé d’en haut, est assimilable à une sorte d’oubli semi passif, dans
la mesure où il suppose une certaine complicité des acteurs sociaux, qui font preuve d’un
« vouloir-ne-pas-savoir » (Ricœur, 2000 : 580). Dans le cadre de l’oubli commandé et
institutionnalisé, l’auteur traite principalement du cas de l’amnistie, dont la proximité
phonétique avec amnésie éveille son questionnement : « Mais l’amnistie en tant qu’oubli
institutionnel, touche aux racines mêmes du politique et, à travers celui-ci, au rapport le plus
profond et le plus dissimulé avec un passé frappé d’interdit. La proximité plus que
phonétique, voir sémantique, entre amnistie et amnésie signale l’existence d’un pacte secret
avec le déni de mémoire qui l’éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la
simulation » (Ricœur, 2000 : 586). L’amnistie, selon Ricœur, revient à faire comme si de rien
n’était, c’est une injonction de l’État à « ne pas oublier d’oublier » (Ricœur, 2000 : 587). Mais
il s’avère que le prix à payer est lourd, car en cas d’amnésie institutionnalisée, la mémoire
collective est privée de la crise identitaire salutaire qui permettrait à la société concernée
d’effectuer une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, en passant par
un travail de mémoire et un travail de deuil, tous deux guidés par l’esprit de pardon. L’oubli,
selon Ricœur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme d’une injonction,
mais sous celle d’un vœu. « Si une forme d’oubli pourra alors être légitimement évoquée, ce
ne sera pas un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère. Cette
diction ne sera pas non plus celle d’un commandement, d’un ordre, mais d’un vœu sur le
mode optatif » (Ricœur, 2000 : 589).
C’est en ce sens que la pardon apparaîtra alors comme « l’horizon eschatologique de la
problématique entière de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli » (Ricœur, 2000 : 376). Mais
l’oubli conduisant au pardon n’est pas du tout un « happy end pour notre entreprise
entière ; c’est pourquoi il ne sera question que de pardon difficile » (Ricœur, 2000 : 376). Il
est de l’ordre du vœu, de l’idéal vers lequel tendre. C’est ici qu’intervient, selon Ricœur, la
fonction politique d’une mémoire apaisée et du pardon car, la politique ne commence
réellement que là où finit la vengeance, dans la mesure où il serait contre productif pour une
214
société de rester indéfiniment en colère contre elle‐même (Ricœur, 2000 : 651). Ce n’est que
par un travail de deuil, guidé par l’horizon de réconciliation avec le passé, et par l’idéal du
pardon, qu’une société est à même de se séparer définitivement du passé, afin de faire place
au futur. « L’opération historique toute entière peut alors être tenue pour un acte de
sépulture. Non point un lieu, un cimetière, simple dépôt d’ossements, mais un acte
renouvelé de mise en tombeau. Cette sépulture scripturale prolonge au plan de l’histoire le
travail de mémoire et le travail de deuil. Le travail de deuil sépare définitivement le passé du
présent et fait place au futur » (Ricœur, 2000 : 649). Ainsi se déclinent le travail et l’horizon
qui attendent les pays africains post-conflictuels. Pour parvenir à un tel pardon, il faut
apprendre à « vivre » et à « soigner » les blessures de la mémoire.
2.2. « Le bon usage des blessures de la mémoire »
La mémoire d’un passé douloureux, d’un passé émaillé de conflits, comporte
nécessairement des blessures. La manière d’aborder ces blessures de la mémoire est
déterminante pour la réconciliation. Ces blessures dont il s'agit ici sont à la fois personnelles,
caractérisées par une blessure physique, dès fois indélébile, ou par les handicaps ou la perte
d’un être cher, et par des blessures collectives, caractérisées par l’injustice, la négation de la
liberté ou l’atteinte à la dignité infligées à un peuple. Mais il faut noter, selon Ricœur, qu’il y
a une sorte de continuité et donc d’absence de rupture entre la mémoire individuelle et la
mémoire collective au point où une blessure de la mémoire individuelle ne peut être
dissociée d’une blessure de la mémoire collective. « À cet égard, il faut rappeler le paradoxe
de la mémoire qui fait qu'il n’y a rien de plus personnel, de plus intime et de plus secret que
la mémoire, mais que les mémoires des uns et des autres, entre parents, voisins, étrangers,
réfugiés - et aussi adversaires et ennemis -sont incroyablement enchevêtrées les unes dans
les autres au point parfois de ne plus distinguer dans nos récits ce qui revient à chacun : les
blessures de la mémoire sont à la fois solitaires et partagées » (Ricœur, 2002).
Comment utiliser les blessures de la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective en vue
de la réconciliation ? Cela n’est possible qu’à condition que l’on fasse un « travail » de
mémoire. Ce travail, selon Ricœur, a un caractère laborieux, car il est lutte sur deux fronts :
- Lutte contre l’oubli, car la mémoire ne doit pas être, comme dit ci-dessus, effacement total
des traces du passé, mais combat pour la conservation d’un passé à faire passer et qui ne
doit donc pas rythmer le présent et empoisonner l’avenir. « Le premier obstacle à combattre
est l’oubli ; non pas cet oubli inexorable dû à l’effacement lent et sournois des traces de
toutes sortes du passé, dans notre cerveau, notre esprit, nos archives, nos monuments et
jusque dans les traits de notre paysage et de notre environnement ; mais cet oubli actif
consistant en un art habile d’éluder l’évocation des souvenirs pénibles ou honteux, en une
volonté sournoise de ne pas vouloir savoir, ni de chercher à savoir. En ce sens, le travail de
mémoire demande du courage face aux tentations d’un oubli qui travaille au service de
l’effacement final » (Ricœur, 2002). Ainsi, cette lutte contre l’oubli oblige les contemporains
chercher et à sauver les traces et les indices d’un évènement qui a marqué douloureusement
215
l’histoire d’une société ou d’un individu. C’est ce travail que a appelé l’œuvre
muséographique.
- Lutte contre la répétition (le ressassement), car à force de ressasser le passer douloureux,
de le répéter symboliquement et de le graver dans des objets de souvenir et dans la
mémoire empêche de faire un véritable et total travail de mémoire qui ne consiste pas
simplement à rappeler le passer, mais aussi à le comprendre en identifiant les causes en vue
de pouvoir inscrire les actions présentes et futures dans la prévention. On se prémunit ainsi
contre le syndrome de la répétition cyclique dont la cause principale est l’absence de cette
seconde étape du travail sur les blessures de la mémoire. Les répétitions des génocides dans
les grands lacs ne s’inscrivent-elles pas dans cette logique ? Évidemment, « comprendre
n'empêche pas de condamner et de louer, mais libère les passions de leur hantise, qui
condamne la mémoire à un piétinement sur place. C'est sur ce travail de mémoire que se
greffe le devoir de mémoire dont je veux parler du point de vue des blessures de la
mémoire » (Ricœur, 2002).
Ainsi donc les blessures de la mémoire ne peuvent être utiles que lorsqu’elles sont liées à un
travail de mémoire arraché à une répétition stérile, à la nostalgie d’un passé que l’on refuse
de faire passer, au ressentiment qui entretiendrait un état permanent de haine nuisible à la
personne et à toute la communauté et/ou à une vaine gloire qui oublie la douleur de
certaines victimes et consacre une division entre les acteurs de l’évènement vécu : les
« bons » couverts de gloire et les « mauvais » couverts d’opprobre ; comment la
réconciliation est-elle possible dans ce cas ? Il s’agit en réalité de rendre justice, non pas une
justice manichéenne qui désigne les méritants et qui condamne les « mauvais ». Mais, il faut
permettre à chacun des acteurs d’un évènement de retrouver sa place dans le déroulement
de cet évènement : qui a fait quoi pour que ce qui est arrivé soit arrivé ? « Le sens de la
justice ne vise pas à établir une échelle des mérites, mais à aider chacun à trouver sa juste
place et sa juste distance à l’égard des protagonistes que notre histoire nous a fait croiser
dans des rôles divers. Mais surtout le sens de la justice nous rappelle deux choses : que c'est
d’abord aux victimes que justice est due, - mais qu'en toute circonstance une vie en vaut une
autre : aucune n’est plus importante qu'une autre » (Ricœur, 2002). N’est-ce pas là tout le
sens de la justice transitionnelle en Afrique ?
Dans sa réflexion sur la mémoire, a posé le problème de la représentation du passé qui
pourra permettre de mettre en place une démarche en vue d’une juste mémoire postconflictuelle. Pour lui, la phénoménologie de la mémoire porte sur une interrogation
husserlienne : de quoi y a-t-il souvenir et de qui est la mémoire ? Ainsi distingue-t-il la
mémoire mnèmè qui relève de l’affect où le souvenir y apparaît de manière passive sans que
le sujet le veuille, et la mémoire anamnesis qui est de l’ordre de la quête, du rappel : celle de
l’historien, du juge et du citoyen. Cette mémoire, au-delà des conflits entre ces trois types de
personnages, consiste en réalité à rendre justice par le souvenir afin de tirer des leçons et de
216
rendre hommage aux disparus. Les générations présentes ont donc une dette envers le
passé en engageant des actions thérapeutiques au regard des blessures endurées par les
victimes des événements horribles passés, un passé qui n’est pas forcément lointain. Cette
dette vise essentiellement à éviter l’oubli, mais elle ne doit pas pour autant tomber dans la
tendance à la victimisation, dans l’obsession commémorative. Il faut une juste mémoire :
celle-ci ne serait pas la capacité à commémorer ou à oublier mais plutôt la capacité à
pardonner. Pour Ricœur, l’esprit de pardon a le pouvoir « de délier l’agent de son acte ». Ce
n’est pas l’acte qui est pardonné mais l’auteur de l’acte. « Sous le signe du pardon, le
coupable serait tenu pour capable d’autre chose que ses délits et de ses fautes. Il serait
rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue à celle de continuer. *…+. C’est de cette capacité
restaurée que s’emparerait la promesse que projette l’action vers l’avenir. La formule de
cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait tu vaux mieux que
tes actes » (Ricœur, 2000 : 642).
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217
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218
Pardon : penser les crises pour refonder la réconciliation
en Afrique
Par Halidou YACOUBA1
Quand on observe phénoménologiquement les politiques de réconciliation nationale en
Afrique au terme de grandes crises politiques, on se met à l'évidence que tout n'est que
supercherie de part et d'autre. On va de la logique sectaire de la demande de pardon des
vainqueurs à celle de l'acceptation du pardon des vaincus. De ce fait, il se pose le problème
de l'altérité existentielle auquel nous renvoie le concept de pardon. Celui-ci est pris ici
principalement au sens d'un mode d'engagement et de reconnaissance mutuelle à enterrer
définitivement ce que l'on a coutume d'appeler la hache de guerre. Ce qui est vraiment
difficile mais nom impossible. Les vaincus ont du mal à endurer la blessure à la fois physique
et morale et les vainqueurs à la reconnaître. Alors le pardon exige vraiment du courage,
lequel consiste ici à surmonter tous les obstacles qui y sont inhérents pour être dans le
chemin de l'amour. Le courage au sens ricœurien du terme réside dans la capacité du moi à
reconnaître l’autre. Et reconnaître n’est-ce pas faire montre d’amour du prochain ?
Inestimable dans sa générosité infinie l’amour appelle à l'oubli du mal causé pour ouvrir un
avenir merveilleux. C'est dire que le pardon est, philosophiquement parlant, anticipation.
Par le pardon on cherche à pacifier l'avenir, lequel est ce temps à venir, celui qui deviendra
nécessairement présent. Il faut restaurer le sens du pardon pour restaurer le sens de la paix.
Pour bien pardonner il fallait d’abord être lié par le sens du pardon. C'est dire que c'est à un
dur travail herméneutique auquel nous renvoie toute demande de pardon dont la cause
finale est la paix véritable. Est paix véritable celle marquée du sceau de la stabilité, de
l'immuabilité et de l'éternité au sens platonicien du terme. Une telle paix passe par le vrai
et sincère pardon, lequel exige un courage moral, celui de la reconnaissance comme dessein.
Il s’agit aux yeux de Ricœur, du « dessein, présent en tout homme, d’être estimé, approuvé,
reconnu comme personne. Mon existence pour moi-même est en effet tributaire de cette
constitution de soi dans l’opinion d’autrui2 ». Ainsi le pardon dont l’exigence première est la
sincérité, s'oppose, dans son principe comme dans son achèvement, à la mauvaise foi, à
l'hypocrisie, au déni de sa propre personne, au mensonge. Car mentir c'est, d'une certaine
manière, être en porte à faux avec sa conscience.
Ainsi, l'objet de notre présente communication est de construire philosophiquement le
concept de pardon en vue d'une vraie réconciliation civile en Afrique.
1
Halidou YACOUBA (philosophe) est enseignant-chercheur à l'université Abdou Moumouni de Niamey et Doyen de la
Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Zinder(Niger)
2
Ricoeur Paul, De l’interprétation, Paris, Seuil, p.531.
219
1. Du refus de la différence au cœur des crises en Afrique
S'il y a un continent réputé champion en matière de crises politiques jalonnées de
crimes abominables c'est bien l'Afrique. Et pour peu qu'on y prête attention le refus de la
différence se trouve au cœur de ces crises et se traduit par l'intolérance. La différence n'est
pas une chose mauvaise en soi. C'est son idéologisation ou absolutisation qui est
dangereuse. L'affirmation absolue de la différence est dangereuse en ce qu'elle fait
entorse à l'égalité des droits. Refuser l'autre à cause de sa différence c'est aussi se faire
refuser par lui puisqu'on est aussi différent de lui. Ainsi l'exclusion est la cheville ouvrière
de bon nombre de régimes africains apparemment démocratiques. L'exclusion est masquée
par une caricature démocratique que seuls les esprits avertis peuvent comprendre.
Le refus de la différence se traduit par l'Etat et les clivages ethniques en Afrique. Il
est nourri et entretenu à la fois par des conflits et la corruption. Ainsi le processus
démocratique actuel en Afrique est, pourrait- on dire, la photocopie certifiée conforme de la
démocratie antique que dénonçait le fondateur de l'Académie ou première école des
sciences politiques, Platon. Les Cités africaines fonctionnent sur fond de corruption des
peuples astucieusement transformés en populaces par les hommes politiques. Ces peuples
majoritairement pauvres et analphabètes sont instrumentalisés en pur bétail électoral. Les
bases de cette instrumentalisation sont essentiellement ethno-régionalistes ou religieuses.
C'est donc la laïcité qui se trouve en péril. L'ethnie, la région, la religion, la tribu, telles sont
les idées infra politiques qui font entorse au processus de démocratisation devenu un
processus de division en Afrique. Dans les faits on met en marche la machine de division
ethno-régionaliste immédiatement camouflée par un discours démagogique prétendument
unificateur. On sélectionne des individus de moralité douteuse dans toutes les couches
socioprofessionnelles de la communauté exclue pour un tapage médiatique appelant à
l'unité nationale. Et tout cela se fait en moyennant des postes politiques ou récompenses
pécuniaires. On crée des lobbys dans tous les secteurs de la vie syndicale pour faire
l'apologie exclusive d'un régime en mal d'éthique politique. Gare à celui qui dénonce les
dérives ethno-régionalistes du régime en place. Il serait jeté purement et simplement à la
vindicte médiatique qui le traiterait comme le divisionniste qui crie au divisionniste. Il se
trouve socialement, politiquement et scientifiquement lynché. On paye pour la circonstance
une certaine presse poubelle et société civile pour liquider honteusement la dignité du
citoyen critique et nationaliste. Pour le ridiculiser on invente et raconte des histoires sur lui.
Il est déclaré partout persona non grata. On fait donc le lit à l'exclusion politique dans toutes
les sphères de l'Etat: services centraux, secteur économique, militaire, sportif, artistique et
même religieux. On fait tout pour empêcher un érudit appartenant à l'ethnie exclue de
présider à une prestigieuse association musulmane ou chrétienne de peur qu'il ne constitue
un obstacle à la politique d'exclusion en marche. Son autorité scientifique se trouve
injustement contestée. Il ne serait désigné qu'à la seule et unique condition qu'il accepterait
volontiers de mettre sa science au service du régime injuste. Celle-ci est fondamentalement
220
ethnique ou tribale. Or force est de constater que l'exclusion ethnique ou tribale dans la
gestion des affaires publiques est source potentielle de conflit identitaire. Tout excès conduit
nécessairement à un excès contraire. Exclure l'autre ethnie ou tribu c'est la conduire en
position défensive. Malheureusement quand on observe la pratique démocratique en
Afrique elle est le plus souvent falsifiée. Le modèle occidental de la démocratie qu'on veut
imiter en Afrique débouche dans les faits sur une comédie démocratique. On ignore ou
semble ignorer que la démocratie ne s'exporte pas comme une marchandise. Selon la
pertinente remarque de la philosophe Chantal Delsol, membre de l'Académie des sciences
morales et politiques de France, la démocratie représentative de type occidental engendre ,
appliquée ailleurs des perversions inattendues. En Afrique elle permet l'élection d'une tribu
contre une autre, ramenant pour ainsi dire une apparence de démocratie. L'ethnicité
politique en se soldant par l'élection d'une tribu contre une autre tribu favorise
nécessairement la rébellion pouvant déboucher sur des revendications sécessionnistes. Une
justice à deux vitesses dans une cité dite démocratique crée inévitablement des identités
tribales conflictuelles.
Quand dans un Etat une ethnie ou région n'a que des droits et les autres que des
devoirs, tôt ou tard on assistera à des mouvements identitaires qui risqueraient de mettre
en péril l'existence politique même de l'Etat unitaire. Quand l'impunité règne en puissance
et en majesté pour les citoyens appartenant à une ethnie ou région et l'arrestation
arbitraire est la mamelle quotidienne des membres d'une autre ethnie, il y aura
nécessairement la prise de conscience identitaire de la communauté exclue. L'exclusion
d'une ethnie ou d'une communauté religieuse la conduit nécessairement à la conflictualité
identitaire. On a beau arrêter, assassiner ou faire exiler les leaders éclairés de la
communauté exclue on n’y peut rien. Car la nature ayant horreur du vide, comme une boîte
de pandores, il y aura toujours de nouvelles têtes pensantes pour défendre leur
communauté exclue. Et comme l'histoire est dialectique il y aura tôt ou tard la victoire, d'une
manière ou d'une autre, de l'ethnie exclue. Celle-ci chercherait justement à se venger des
injustices subies . Ce qui sera un éternel recommencement.
Les guerres civiles ne seraient boutées de l'Afrique que le jour où, au moyen de la
citoyenneté républicaine, on comprendrait, la nécessité de l'acceptation de la différence.
Mais, la citoyenneté ne tombe pas du ciel. Elle est le produit de l'éducation civique. C'est
par celle-ci qu'on comprendra que la différence, loin d'être un mal, est source
d'enrichissement mutuel pour les différentes communautés. La différence est un concept
éminemment philosophique. Or la philosophie est un travail accessible à tous car tout le
monde est doté de raison. Elle n'exige qu'un usage critique de sa raison. Le bon sens ou la
raison est la chose du monde la mieux partagée dit Descartes. Malheureusement c'est le
refus de faire montre de raison dialectique qui amène les différentes communautés
ethniques ou religieuses à l'affrontement pouvant déboucher sur des cas de génocide
comme au Rwanda. C'est sur fond de refus de la différence que « on cherche à s'emparer du
pouvoir non pas en fonction d'options politiques libérales ou socialistes, mais d'un clivage
221
purement ethnique: le pouvoir aux tutsis, ou le pouvoir aux hutus!1 ». De part et d'autre on
refuse la raison dialectique en ignorant que la raison non dialectique est pernicieuse pour la
coexistence pacifique entre les peuples.
Le refus de l'autre sur le champ politique consiste dans des différences ayant pour
conséquences les guerres et conflits identitaires en Afrique. Le règne du refus de la
différence se caractérise dans la Cité par des comportements déraisonnables tels que:
sentiment et parfois d'infériorité vis -à-vis de gens considérés comme très différents; une
peur ou un manque de confiance vis-à-vis d'eux; des difficultés de communication avec eux
dues aux différences de langue et de comportement social; un manque de familiarité fondé
sur la méfiance mutuelle.
2. De la transcendance à la restauration de la paix
Malgré les multiples guerres et conflits identitaires que connaissent les Africains
force est de reconnaître qu' à un certain moment ils décident soit par eux-mêmes soit sur
une influence extérieure à aller à la recherche de la paix au moyen du pardon.
Malheureusement ce pardon soit par ignorance soit par mauvaise foi des parties ne
débouche que sur une paix caricaturale ou précaire. Il importe donc à celles-ci de se
ressourcer à la philosophie pour vraiment comprendre le sens du pardon. Par sens, il
convient de comprendre ce grâce à quoi la signification et les signes deviennent signifiants.
La réflexion philosophique est donatrice originaire de sens. Et le sens, pour parler
comme Paul Ricœur, consiste à dire quelque chose. Dire c’est interpréter. Et le dire
authentique est philosophie. De ce fait la philosophie permet d'évacuer une fausse
compréhension du pardon, et de dégager son sens authentique. Par elle les protagonistes
parviendront à restaurer la paix véritable, laquelle est pluridimensionnelle. Par définition La
paix par définition renvoie à «des rapports non conflictuels entre les hommes ; absence
d'hostilités et de violences ouvertes au sein d'une communauté.2» Elle consiste dans des
relations harmonieuses ou de concorde, entre membres d'une ou plusieurs communautés.
D'origine religieuse le pardon en tant qu'il intervient en politique intéresse au plus haut
point la philosophie. Politiquement parlant le rôle du pardon est de palier à la fragilité des
affaires humaines, à l'insociable sociabilité des hommes, pour utiliser l'expression
kantienne. La fragilité des affaires humaines a une double cause : d'abord l'incertitude de la
parole dont le cœur des hommes peut en déformer le sens et l'intention; puis
l'irréversibilité temporelle de l'action.
L'importance du pardon est qu'il restaure une paix impliquant l'autorité concertée,
donc viable. Il impose des relations confiantes entre les hommes d'une même nation malgré
leur différence. Une paix nationale impliquerait la généralisation à tous les acteurs de la crise
du pardon, seul capable d'assurer la dépendance de tous à l'égard d'un engagement. Pour ce
1
Ebénézer Njoh Mouelle et al, L'Etat et les clivages ethniques en Afrique, Edtions Ifrikiya, Yaoundé, 2011, p.29
2
Clément Elizabeth et al; La philosophie de A à Z, Paris, Editions Hatier, 1994, p.259.
222
faire le pardon implique le dialogue politique véritable, lequel est éminemment dialectique.
Il est dialectique signifie qu'il doit porter sur l'être, c'est-à-dire ce qui existe réellement
comme problème et qui est à l'origine du conflit ou de la guerre. Malheureusement quant
on observe les initiatives de dialogue politique entreprises par les pouvoirs et oppositions
politiques en Afrique , elles sont généralement fondées sur la mauvaise foi. D'où on
n'assiste qu'à des dialogues politiques de nom, entraînant, du coup, un éternel
recommencement par rapport à la crise.
Pour mettre en œuvre le pardon, il fallait d'abord le connaître dans toutes ses
dimensions. De là la place de la philosophie en tant que vision synoptique, autrement dit
synthétique du monde. Comme dit Hegel, le vrai c'est le tout. Et c'est pourquoi dans la
compréhension du pardon aucun élément ne doit être isolé. Le pardon se veut un acte moral
consistant essentiellement dans un mouvement vers autrui. Il passe par l'engagement
solennel pour la paix avec autrui considéré jusqu'ici comme ennemi. Il exige un engagement
d'amour. Car seul l'amour, inestimable dans sa générosité infinie, confère une valeur à tout
ce qui est. Cet amour en tant qu'il vise le bien qui est d'une utilité à la fois privée et
publique, est d'essence philosophique. C'est un bien fondé non pas sur des principes
subjectifs et contingents, mais nécessaires et universels. Son fondement c'est l'exigence de
soin pour toute personne humaine indépendamment de son appartenance, raciale,
ethnique ou religieuse.
Ainsi Philosophiquement pensé le concept de pardon renvoie à l'interpellation de
l'homme face à son humanité perdue .Comprendre le pardon revient à saisir son sens, sa
cause, son mécanisme ainsi que sa finalité. On pardonne pour avoir regretté l'acte indigne
d'un homme qu'on a soi-même posé contre un autre homme. Est indigne l'acte qui viole
notre obligation morale face à l'autre. Celui-ci a une dignité , laquelle ne se dit pas à
l'indicatif , mais à l'impératif. Pour atteindre sa cause finale qu'est la réconciliation, gage de
la paix, le pardon doit spiritualiser la justice. Car le pardon ne réussira que lorsque après la
crise , on parviendrait désormais à «instaurer de manière effective l'anonymat et
l'impersonnalité dans le traitement des affaires1» de la Cité. Une fois la justice rendue par le
dévoilement de la vérité, le pardon permet de transformer les clivages ethniques en
reconnaissance ethnique fondé sur l'amour.
Le pardon vrai et sincère instaure une égale solidité d'amour fraternel et de
confiance entre les ennemis d'hier. Il fait disparaître les solidarités ethniques sur fond
d'exclusion en solidarités citoyennes. Mais pour que cette transition pacifique se fasse et
atteigne son objectif il faut qu'il soit accompagné d'une intense action éducative, à savoir
celle capable de produire la citoyenneté républicaine. Ce qui suppose une redéfinition
identitaire qui consiste à aller de l' identité close et clanique à l'identité ouverte et
démocratique. C'est ce qui fait dire à Samuel P. Huntington ceci:« Face à un changement
social rapide, les identités établies se dissolvent. On doit se redéfinir et se doter d'une
1
Ebénézer Njoh Mouelle et al, L'Etat et les clivages ethniques en Afrique, Yaoundé, Edtions Ifrikiya,, 2011, p.12.
223
nouvelle identité.1» C'est dire que désormais avec le pardon, les fondement anciens de
l'identité et les vieux systèmes d'autorité doivent être enterrés . Les identités conflictuelles
ne peuvent se transformer en identités poreuses, au moyen du pardon, que si chaque
protagoniste s'engage dans une certaine métaphysique dont la cheville ouvrière est la
transcendance.
La transcendance, en tant que mécanisme spirituel du pardon se veut un remède
contre l'imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l'avenir selon les termes de
Hannah Arendt. Il est rédemption, promesse d'un futur paisible. Le pardon se veut un
remède contre la vie en danger. D'ailleurs la vie en elle-même est un danger, aux yeux du
traductologue français , Jean René Ladmiral. Par le pardon l'autre surveille ce qui peut me
créer un danger. Il me prévient contre le mal que peut me causer mon imprudence et vice
versa. Par le pardon, nous sommes tous deux édifiés sur ce qui peut altérer notre vivre
ensemble . Le pardon nous donne les outils spirituels de pacifier notre vie commune. Il nous
invite à « la réflexion, c’est-à-dire intelligence du sens » de toute communauté politique. Le
pardon acte de parole doit être considéré comme une signature, donc comme création
symbolique d’engagement responsable, comme gage à l’ensemble des pactes sociaux,
comme « aurore de sens2 » pour parler comme Ricœur.
Ainsi les uns et les autres doivent comprendre que le pardon a une finalité
métaphysique. Et comme tel il renvoie à une transcendance, laquelle se veut une inspiration
éthique néantisant cette distance qui sépare l'homme de l'homme.. Le pardon pose donc
l'enjeu humain. Il s'agit ici de voir désormais l'autre non pas comme une catégorie
historique ou sociologique, mais de révéler sa signification métaphysique en tant qu'être
humain qui mérite toute sa place d'être humain. Un être qui a droit à l'existence, qui a des
droits du seul fait qu'il est un homme, pour parler comme la philosophe allemande Jeanne
Hersh. Accepter l'autre c'est le comprendre dans son être. Le mythe ethnolinguistique,
régionaliste ou religieux débouche fatalement sur l'exclusion. Le groupe exclu vit une
conscience humiliée, meurtrie et troublée. Il est opprimé, persécuté voir exterminé. Les
crises politiques en Afrique fonctionnent sur fond de différence vécue par les exclus, comme
malaise et malheur. Les victimes des crises politiques en Afrique sont identiques aux
victimes juives de l'hitlérisme. En tout et partout ils sont accusés paradoxalement comme
les obstacles à l'unité nationale. Ils sont souvent arbitrairement arrêtés puis torturés,
malmenés voire exécutés purement et simplement. Heureusement que sous la pression de
l'Occident, berceau des droits de l'homme, les régimes ethniques finissent toujours par
accepter des politiques de réconciliation nationale passant par la demande de pardon
formulée de part et d'autre.
On semble donc ignorer en Afrique que le pardon s'impose non pas par contrainte,
mais par obligation. Ainsi les Africains au terme des crises politiques dont ils sont
1
Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, p.135.
Ricoeur Paul, De l’interprétation, Paris, Seuil, p. 114.
2
224
essentiellement responsables doivent comprendre qu'ils ne peuvent se réconcilier que si
chacun spiritualise son moi. Comment donc faire cheminer les esprits vers la paix?
3. Acheminement vers la paix des esprits réconciliés
La réconciliation pour la paix effective est toujours proclamée comme vœu pieux
des acteurs des crises en Afrique: Afrique du Sud, Tchad, Rwanda, Congo Brazzaville,
République démocratique du Congo, Kenya, Nigéria, Centrafrique, Niger, Togo, Côte
d'Ivoire, et tout récemment le Mali et le Soudan du Sud. Tous ces Etats imposés par la
colonisation ont fini par s'arrêter au plus fort de leur crises pour revendiquer la
réconciliation entre les citoyens au moyen du pardon. Ainsi les élites politiques et
intellectuelles de ces Etats doivent se ressourcer sincèrement aux sciences humaines et
singulièrement à la philosophie. Discipline charnière de toutes les sciences humaines la
philosophie peut beaucoup contribuer à la réconciliation des esprits que prône le pardon. La
paix véritable obtenue sous le signe du pardon a pour provenance la réconciliation des
esprits. Or ne peuvent se réconcilier véritablement que les esprits dialecticiens. La force du
pardon, au moyen de la dialectique, est qu'il arrive à chasser la haine, la méchanceté, les
passions, les angoisses, les méfiances entre les protagonistes. Il y parvient en les
spiritualisant, en les redressant, en les amenant à regarder vers le ciel. Toutes choses qui
font d'eux des mystiques au sens bergsonien du terme. Regarder vers le ciel revient à faire
montre d'esprit citoyen, lequel consiste à être juste, c'est-à-dire rationnel et raisonnable
pour parler comme John Rawls. Si le rationnel consiste pour chaque individu à être en quête
de son intérêt, le raisonnable exige que dans la quête de son intérêt il ne nuise pas à celui
des autres. Toute chose qui n'est possible que si chacun respecte les deux principes de
justice que sont la liberté et l'égalité. D'où la place centrale de la justice comme instrument
de facilitation du vrai pardon acceptable.
La justice est l'une des solutions pratiques et efficaces au déchirement entre les
hommes. Elle empêche à nos différences d'être sources de divisions, de conflits et de
guerres. N'est-ce pas qu’en dernier ressort les crises qui secouent l'Afrique ont pour
fondement l'intérêt? On se déchire sur l'argument fallacieux de différence identitaire alors
que la vraie raison c'est l'intérêt de part et d'autre. D'où la nécessité d'une politique
rationnelle de l'intérêt dans nos Etats africains. Il y faut une politique juste pour parler
comme Alain Renaut. Une politique juste consolide et éternise le pardon en décolonisant les
identités. Elle crée une atmosphère qui s'élève contre l'identité-racine dogmatique au nom
de l'identité comme relation et processus dynamique. Une politique juste rend poreuses les
identités, et ouvre de ce fait le chemin de l'Unité nationale horizon ontologique de toute
République. Le pardon accompagné d'une politique juste apprivoise l'identité radicale en la
transformant en identité plus respectueuse des différences, ouverte à la diversité. Il crée ce
que la psychanalyste Alice Cherki appelle la frontière invisible, c'est-à-dire le passage de
l'homme à l'homme ou réconciliation. Le pardon qui va de pair avec la justice sociale, crée
225
ce que Pierre Bourdieu appelle« l'Etat-nation, l'Etat
provinces, mais aussi contre divisions en classes1».
unifié contre les
régions et les
Bien plus regarder le ciel revient à faire montre de civilité dans la Cité. La démocratie
c'est aussi une manière d'être.
Mais à bien voir les choses en profondeur, on s'aperçoit que la réconciliation, avant
d'être une solution, est avant tout une question, celle de savoir résoudre les conflits nés des
différences. Elle est une question vu qu'elle pose la question de comment résoudre les
différences pourtant réelles entre les hommes. La réconciliation serait réelle et effective
lorsqu'elle s'accompagne dans les faits d'une justice sociale. Sans justice sociale la
réconciliation que prône le pardon n'est que pure supercherie, que niaiserie et néant. C'est
au moyen de la justice sociale que les uns et les autres arrivent à bouter de la Cité
l'ethnocentrisme et amorcer le progrès culturel, lequel est fonction de la coalition entre les
cultures.
L'ethnocentrisme est cette plaie morale qui inhibe l'émergence des Etats- nations en
Afrique. Il crée une fracture sociale qui va de pair avec la fracture coloniale. Ce sont des
Etats qui sont au prisme de l'héritage colonial. L'Occident néocolonial, pour bien régner,
divise les différents peuples africains. Mais là où nous devons édulcorer nos critiques à
l'endroit de ce pilote du monde qu'est l'Occident que nous devons paradoxalement
remercier c'est son attitude finale face aux crises dont est souvent victime l'Afrique. En effet,
l'Occident, berceau des droits de l'homme, finit toujours par entendre raison aux acteurs de
ces crises. Il leur impose positivement un forum national de réconciliation dont le
préambule, pourrait-on dire, spirituel, est le pardon. Mais ce qui est on ne peut plus
intéressant c'est qu'il est ici question d'un pardon qui suppose, comme préalable, la justice.
Pourquoi la justice comme préalable à la demande de pardon en temps de crise? Parce que
justement la justice dévoile la vérité des faits pour situer les responsables des crimes
abominables. Le dévoilement de la vérité des actes criminels amène les esprits coupables à
les regretter.
La paix qui prend sa source dans la vérité est transcendance. D'où cette longue et
pertinente remarque d'Emmanuel Levinas: «Paix à partir de la vérité- à partir de la vérité
d'un savoir où le divers, au leu de s'opposer, s'accorde ou s'unit, où l'étranger s'assimile où
l'autre se concilie avec l'identité de l'identique en chacun. Paix comme retour du multiple à
l'unité, conformément à l'idée platonicienne ou néoplatonicienne de l'Un. Paix à partir de la
vérité qui émerveille des merveilles- commande les hommes sans les forcer ni les
combattre, qui les gouverne ou les assemble sans les asservir, qui peut convaincre, par le
discours, au lieu de vaincre, et qui maîtrise les éléments hostiles de la nature, par le calcul et
le savoir-faire de la technique. Paix à partir de l'Etat qui serait rassemblement des hommes
participant aux mêmes vérités idéales. Paix qui y est goûtée comme tranquillité qu'assure la
1
Pierre Bourdieu, Sur l'Etat, Paris, Seuil, 2012, p.546.
226
solidarité-mesure exacte de la réciprocité dans les services rendus entre semblables: unité
d'un Tout où chacun trouve son repos, sa place, son assise. Paix comme tranquillité et
repos!1» Ainsi la demande de pardon à partir de la vérité révélée ou idéale, débouche sur
une vraie et authentique réconciliation des esprits. Celle -ci va amener les protagonistes à
toujours cultiver la tolérance dans leur vie quotidienne. Encore faut-il préciser que la
tolérance est une attitude pratique de l'esprit qui se fait confiance en soi et pour soi par
l'amour de la diversité. Le pardon vrai et sincère proclame une autre pratique de l'identité. Il
permet aux uns et aux autres de civiliser leurs différences en ouvrant leur identité à
l'universel humain. S'ouvrir à l'universel humain c'est éviter que la pratique de l'identité se
ferme aux autres. Dès lors, se trouvent anéantis les méfaits de l’identité absolue, à savoir ce
que Alice Cherki appelle l’exclusion, la destruction de l’autre, le déni de l’altérité et ses
conséquences d’errance psychique avec son cortège de honte et de violence.
Entre autres, il convient de souligner que la réconciliation réside dans le pardon politique
qui passe nécessairement par la volonté politique. Celle-ci se traduit par des actes
courageux et sincères pour surmonter les clivages Tel est le sens de ce qu’on appelle
politique de compromis, laquelle ne signifie nullement politique de pardon pour les auteurs
des crimes contre l’Humanité. Mais l’exigence de justice, pour ne pas rouvrir les plaies du
passé, doit aller de pair avec l’exigence de consolation. En d’autres termes, le pardon
politique se traduit par une politique de compromis qui suppose qu’un certain nombre de
mesures soient prises au profit des victimes de part et d’autre. Bien plus, pour créer la
confiance mutuelle entre les protagonistes d’hier, le pardon politique doit être suivi par
l’engagement solennel de l’Etat à disqualifier définitivement de toute charge politique et
institutionnelle tous les auteurs des crimes abominables.
En définitive, la fin, sinon la réduction des crises en Afrique passe par le pardon
entendu comme transcendance, celle capable de libérer les oppositions radicales. Le
contenu substantiel du pardon est l'amour du prochain, lequel est miroir de soi. Se
réconcilier avec autrui c'est se réconcilier avec soi-même. Car comme l'a si bien vu Paul
Ricœur, l'autre est le plus court chemin de soi à soi. Mais en allant plus loin, on s'aperçoit
que le pardon ne peut atteindre parfaitement sa cause finale qu'est la réconciliation que si
et seulement si il est couronné de ce qu'on pourrait qualifier de mesures
d'accompagnement, à savoir le dialogue politique, l'éducation civique, la justice sociale. Ce
qui suppose la fin de l'impunité, de la discrimination, du racisme institutionnel ou
populaire. Ce sont là autant de réalités qui font légion dans la plupart de nos Etats africains
prétendument démocratiques. A vrai dire, la démocratie n'y est que du verni. Il suffit de la
gratter et on découvre l'autre de la démocratie, à savoir l'injustice. Or il est particulièrement
remarquable que l'injustice est source de frustrations qui, accumulées avec le temps,
débouche nécessairement sur la résistance et la révolte. Et cela parce que, de tout point de
1
Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Paris, Editions La Flèche, 2006, pp.136-137.
227
vue, l'essence de l'homme c'est la liberté. C'est pourquoi une fois le pardon scellé, il faut
instaurer une société bien ordonnée au sens de John Rawls, c'est-à-dire démocratique. Est
démocratique la société fondée sur la justice dont les deux principes de base sont la liberté
et l'égalité. Et l'émergence et la sauvegarde de ces valeurs cardinales ne sont possibles
qu'au moyen d'un certain consensus par recoupement.
Le pardon pour la réconciliation suppose parfois le consensus comme accord
unanime, au détriment du vote majoritaire. Car le modèle occidental de la démocratie doit
tenir compte des réalités des pays d'accueil. Le consensus permet de bannir de la cité la
dictature de la majorité tribale au profit de la majorité des visions du monde Ainsi les
décisions par consensus doivent être fortement valorisées et ritualisées à travers par
exemple des danses, des sketch, des pièces de théâtres, des ballets ou des matchs de
football. Il faut républicaniser la démocratie pour qu'elle ne devienne pas de l'ethnodémocratie, laquelle est en soi une bombe à retardement.
Pour éterniser la paix en Afrique, il y faut promouvoir la diversité dont le fond abyssal est la
tolérance. Et pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss, «la tolérance n'est pas une
position contemplative, dispensant les indulgences à ce qui fut ou à ce qui est. C'est une
attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être.
La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La
seule exigence que nous puissions faire valoir à son endroit ( créatrice pour chaque individu
des devoirs correspondants) est qu'elle se réalise sous des formes dont chacune soit une
contribution à la plus grande générosité des autres.1» Les Africains ne peuvent vivre une
paix solide et durable que lorsque au terme des crises politiques ils parviennent à sceller un
pardon accompagné d'une politique juste. Le pardon se veut symbole, lequel, selon Ricœur,
donne à penser, donc à se comprendre soi-même comme un autre.
En clair, pour atteindre réellement sa cause finale qu’est la réconciliation en Afrique, le
pardon d’origine religieuse a besoin d’une fondation philosophique. N’est-ce pas, comme dit
Husserl, que la philosophie est science donatrice originaire de sens ?
Références bibliographiques
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229
230
La problématique ricœurienne de la mémoire et de la
réconciliation pour une paix durable
Albert- Marius Mukendi MUTOBO KABUNDI1
Nous voulons aborder ce thème dans sa triple dimension qui concerne la problématique
ricœurienne de la mémoire, de la réconciliation et de la paix civile profonde et durable. Alors
que par une approche herméneutico-philosophique, la problématique de la mémoire sera
étudiée dans sa relation avec la trace, l’aliénation et le mal, et dans une perspective
anthropologico-phénoménologique, la problématique de la réconciliation s’apprendra au
témoignage et au consentement en vue de la paix mise en rapport avec la nature, le cosmos
et la rationalité de l’être-humain. Cette paix, civile, profonde et durable, est la conséquence
d’un bon usage de la mémoire. C’est toute la problématique de la mémoire chez Paul
Ricœur.
I. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE LA MÉMOIRE
D’emblée, réaffirmons avec Maurice HALBWACHS que « toute pensée sociale est
une mémoire »2. C’est dans ce sens que nous estimons, à la suite de Ricœur, réfléchir
simultanément sur la « naissance de l’être dit du monde et de l’être parlant de l’homme »3
partant du centre de l’histoire : la mémoire, car l’homme lui-même est une trace
existentielle et vivante. Donc, une mémoire.
I.1. MÉMOIRE COMME TRACE EXISTENTIELLE ET VIVANTE
Avec Alexandre Serres4, la problématique de la mémoire reconsidère la notion de la
trace5, trace comme concept à interprétation théorique fondamentale dans la perspective
de la problématique de la mémoire. Elle se caractérise par son génitif intrinsèque et son
caractère fondamental d’appartenance. Par ce génitif, elle ne peut se définir dans son
existence ontologique, dans la mesure où elle se tient entre la réalité sensible et symbolique,
comme le montre la sémiotique de Pierce. Par contre, Derrida lui confère les schèmes
philosophiques et approches théoriques en sciences humaines et sociales avec le projet de
1
Albert-Marius MUKENDI MUTOMBO KABUNDI est docteur en philosophie et enseigne à l’Université Catholique de
l’Afrique de l’Ouest, Abidjan (UCAO Abidjan)
2
Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, F. Alcan, 1925.
3
Paul RICŒUR., Le conflit des interprétations, p. 257.
4
Alexandre SERRES, Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Rennes 2, Coresponsable URFIST de Rennes. Texte d'une communication prononcée lors du séminaire du CERCOR(actuellement CERSIC),
le 13 décembre 2002,sur la question des traces et des corpus dans les recherches en Sciences de l’Information et de la
Communication, p. 4.
5
Étymologiquement, le mot ‘trace’, dans le « Dictionnaire historique de la langue française » d’Alain Rey, vient du verbe
tracer, provenant de tracier, issu lui-même du latin tractiare, un dérivé de tractus (action de tirer, tracé, lenteur), produit de
trahere (tirer), l’ancêtre commun de tous les termes liés à traité, traite, trait, tirer...
231
grammatologie à travers une véritable élaboration de pensée qui permet d’appréhender la
place essentielle de trace dans la réflexion de Ricœur.
Chez Ricœur, cependant, la trace n’est que l’un des thèmes fondamentaux de sa
réflexion sur la problématique de la mémoire et de l’oubli. Certes, la question des traces
occupe de part en part toute la réflexion de dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli.
D’après Serres, ce livre pourrait se résumer par l’énigme platonicienne : la présence ou la
représentation présente d’une chose absente. Ainsi, la problématique centrale de devient
celle de la présence ou de la représentation présente du passé, l’objet de la mémoire.
En somme, l’idée de trace, à travers la version figurée, désigne un événement et,
par là, tout ce qui subsiste du passé. Elle est une ligne dans le domaine graphique avant de
signifier un trait. Notons enfin que trac et trace s’apparentent. Mais, selon certains
chercheurs, trac viendrait de traquer et signifierait la trace ou la piste d’un animal, les
bagages d’une armée, l’allure d’un cheval… De toutes ces acceptions, il y a une diversité des
problématiques qui surgissent concernant la problématique ricœurienne de la mémoire.
Ainsi, dans cette diversité d’acceptions, au moins deux grandes significations de la trace
émergent :
I.1.1. Notion de la trace comme l’empreinte, la marque psychique ou la question de la
mémoire individuelle, de l’imagination et de la vérité.
Depuis Platon, la notion de la trace impliquait le passage de la notion de l’empreinte
matérielle à celle de marque psychique d’un événement d’une part, et à l’idée de ce qui
subsiste du passé d’autre part. Ce sont là les problématiques de la mémoire, de l’imagination
et de la vérité. Pour Ricœur, entre mémoire et imagination se trouve l’empreinte. Il appert
que le problème se trouvait déjà posé par Platon en termes du rapport entre vérité et
erreur, réalité et imagination. C’est toute la problématique de la relation entre l’eikõn(image
ou imagination), ou encore la représentation présente d’une chose absente(tupos,
empreinte). Dès lors, la rencontre de l’eikõn et le tupos fustige la question de la vérité et de
l’erreur.
Par ailleurs, le tupos, chez Platon, compare l’âme (l’esprit) à un bloc de cire. Il reste
différent selon les personnes. Il sert à accentuer « les sensations et les pensées (les semeia).
Ces sensations ou pensées sont rappelées par le souvenir et constituent alors la
connaissance, tandis que ce qui ne peut être rappelé a été oublié, et ‘nous ne le savons pas’.
La ‘métaphore du bloc de cire’ est importante car elle s’inscrit au croisement d’une triple
dialectique : entre la mémoire et l’oubli, entre la connaissance et l’ignorance, entre la vérité
et l’erreur. Car Platon définit la vérité ou l’opinion vraie comme ce qui provient de la fidélité
du souvenir à l’empreinte, alors que l’erreur ou l’opinion fausse provient d’une inadéquation
à cette empreinte »1. Alors qu’il existait une étroite relation entre l’empreinte, comme le
tupos, et la mémoire, comme bloc de cire chez Socrate. Cette relation est faite des marques,
les semeia, qui expriment les affections du corps et de l’âme, l’imagination, l’image (l’eikon)
de ces empreintes. Ces empreintes sont à la fois art de l’imitation, simulacre ou similitude.
1
Alexandre SERRES, Op. Cit., p. 4.
232
Or, entre imitation, simulacre ou similitude, il se pose la problématique de la vérité et la
dimension véritative de la mémoire et de l’histoire. Dès lors, la dialectique
d’accommodation, d’harmonisation, d’ajustement entre l’eikon et l’empreinte peut réussir
comme aussi échouer.
En outre, de l’empreinte à la trace, il est à noter que« L’hypothèse – ou mieux
l’admission – de l’empreinte a suscité au cours de l’histoire des idées un cortège de difficultés
qui n’ont cessé d’accabler non seulement la théorie de la mémoire mais celle de l’histoire,
sous un autre nom, celui de trace »1. C’est la raison pour laquelle Paul a dressé une typologie
qui permet de distinguer le mot trace :
- la trace affective est l’affection qui résulte du choc d’un événement et concerne le
psychique. Elle est à la source des opinions, des sensations, de mémoire, d’ignorance…
- la trace corporelle, cérébrale, corticale concerne les neurosciences, est la trace mnésique.
Considérée comme substrat matériel, elle sert à la connexion entre les impressions et les
empreintes matérielles du monde extérieur et du cerveau2.
Par conséquent, la problématique de la trace, de l’empreinte psychique, ouvre à des
problèmes philosophiques aporétiques puisqu’elle se joue entre l’empreinte et le souvenir,
la mémoire et l’imagination. C’est ce que appelle l’aporie de la présence de l’absence, la
mémoire : la trace comme mémoire.
I.1.2. Trace comme mémoire et histoire
La mémoire ici est collective et nous y rencontrons l’histoire et l’épistémologie de la
connaissance historique3. Ceci, pour dire que la notion de trace a toujours intéressé les
historiens et les épistémologues de l’histoire depuis Marc Bloch jusqu’à Paul Ricœur. Cet
intérêt est dû au fait que la notion de trace est non seulement d’une extrême importance en
histoire, mais elle en est à la fois la condition, l’objet d’observation et le matériau de base.
Elle est considérée comme « opérateur par excellence d’une connaissance indirecte »4.Ainsi
la trace est, chez Marc Bloch comme chez Paul Veyne et de nombreux historiens, la première
pensée de la connaissance historique. De ce fait, il va de soi que l’objet de l’histoire devienne
une « connaissance partraces »5.
À cet égard, le témoignage se trouve au cœur de la dialectique de l’histoire entre
présent et passé, dans la mesure où le témoignage est la trace du passé dans le présent. Paul
Veyne abonde dans le même sens lorsqu’il affirme qu’« en aucun cas ce que les historiens
appellent un événement n’est saisi directement et entièrement : il l’est toujours
incomplètement et latéralement à travers des documents ou des témoignages, disons à
1
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 15.
Alexandre SERRES, Op. Cit., p. 4.
3
Nous savons qu’il existe un rapport épistémologique entre la mémoire et l’histoire. Ce rapport est complémentaire, mais
cette complémentarité signifie dans le même temps une concurrence. La mémoire est la matrice de l’histoire, l’histoire fait
la critique de la mémoire. Ce rapport est la cause d’une situation conflictuelle. Dans l’entrecroisement de la conservation et
de la critique se trouve le lecteur qui exige la fidélité de la mémoire et la vérité de l’histoire. Néanmoins, ces exigences ne
résultent jamais une totalité fermée.
4
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 214.
5
Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, A. Colin, 1974, p. 56. Bloch reprend ici cette expression à un
autre historien, François Simiand.
2
233
travers des teckmeria, des traces »1. C’est la raison pour laquelle Paul définit le statut
épistémique de la trace en démontrant qu’elle « est à la connaissance historique ce que
l’observation directe ou instrumentale est aux sciences de la nature »2. Certes, dans la
connaissance et la représentation historiques, la trace intervient à deux moments. Il s’agit
des moments de :
- l’observation, c’est-à-dire de la collecte, la reconnaissance, l’identification, l’interprétation
des traces écrites et non écrites. Cependant, les traces écrites sont des témoignages
volontaires ou non et constituent le moment de l’archive défini comme « l’entrée en écriture
de l’opération historiographique »3.
- la critique, c’est-à-dire la confrontation, la comparaison, le questionnement des traces, la
mise à l’épreuve des témoignages écrits et non écrits. Le rapport entre trace et témoignage,
est que, comme chez Marc Bloch, la trace est le concept supérieur sous l’égide duquel se
place le témoignage. Ce témoignage, par son oralité et sa transcription, est aussi un lieu
social et physique qui abrite le destin de la trace documentaire. Mais, la trace demeure la
racine de témoignage. Dès lors, le fondement de la connaissance historique devient
simplement la dialectique entre trace, document et question. l’exprime en ces termes : «
Trace, document, question forment ainsi le trépied de base de la connaissance historique »4.
Mise en rapport avec l’histoire et la mémoire, il appert quela question des traces est très
importante et se pose encore aujourd’hui avec acuité au travers les phénomènes de conflits
et de guerres, de haine et de violence dans le monde. Elle doit être actualisée dans les
nouvelles réalités présentes et à venir à travers d’autres questions telles que l’aliénation et
le mal, source des conflits.
I.2. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE L’ALIÉNATION ET DU MAL
Entre la question et l’expérience de l’aliénation et du mal se trouvent posées celles
de l’être-voué-au-mal selon le Cogito ricœurien.
I.2.1. Question et expérience de l’aliénation
La catégorie fondamentale de l’anthropologie ricœurienne est l’attestation et non
l’aliénation5. Cela veut dire que la dimension psycho-pathologique de l´aliénation n´est pas
une préoccupation pour Ricœur. Toutefois, la problématique ricœurienne de la mémoire
nous introduit au champ de l’aliénation. C’est seulement à travers la philosophie de l’agir
que nous pouvons réellement comprendre l’aliénation de l’homme dans le rapport
diagnostique entre le volontaire et l’involontaire. Nous nous en apercevons également à
travers les réalités de l’attestation inscrites dans l’ordre symbolique, herméneutique et
normatif dans l’unique cadre d’interaction. Certes, ce cadre permet, par le sens et son
interprétation, d’appréhender le corps de l´agir qui transcende la spontanéité humaine. Cela
1
Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire. Paris : Seuil, 1978, p. 14.
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 214.
3
Ibidem., p. 209
4
Ibidem., p. 225
5
Paul RICŒUR, Soi- même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 35 : « l´attestation peut se définir comme l´assurance
d´être soi- même agissant et soufrant». Cette assurance est de l´ordre de la créance et suppose un témoignage et une
conscience. Elle est vulnérable et fragile».
2
234
signifie que le rapport entre le volontaire et l’involontaire doit être apprécié en termes
d’effort. Il y a encore entre eux une dialectique de collaboration et de solidarité qui permet
que l´homme projette, choisisse et agisse. Une telle dialectique ne peut se briser
inopportunément que lorsque la volonté se trouve dans le mal. Dès lors, par sa motion
volontaire, l’homme a la capacité de briser les résistances du corps par son effort et son
pouvoir d’agir dans le monde.
À cet égard, l’involontaire est à penser dans ses trois figures : le caractère,
l’inconscient et la vie. Tandis que le caractère montre la perspective limitée des pouvoirs des
êtres humains, «la manière individuelle – non choisie et non modifiable par la liberté de la
liberté même »1, l’inconscient marque le fond opaque de nos décisions et la vie manifeste la
passivité absolue. Ainsi, « Penser le phénomène de l’aliénation dans la première philosophie
de Paul suppose, dans un premier moment, découvrir avec lui le Cogito concret, un être
charnel, tissé d´involontaire et de volontaire ; exige encore que l´on comprenne la façon dont
ce mélange met en pièces la moderne idée de liberté, de par la découverte du caractère
profondément réceptif de l’exister. Et exige, dans un troisième volet, que l´on s´aperçoive de
la façon dont le mal, véritable trace d’aliénation et vrai empêchement de l’attestation que
l’homme peut faire de ses capacités, entre dans le monde par l’homme »2.
L’on comprend dès lors l’opportunité d’aborder la question du mal qui constitue un
véritable fléau paralysant l’homme, parce que l’aliénation, au sens fort du terme, indique le
mal, l’absurde3 par excellence4 qui corrompt l’intelligibilité de l’existence sans pour autant
altérer intégralement ses structures fondamentales. Pour Ricœur, tandis que le mal est non
originaire chez l´homme, le bon se trouve au fondement. Cette thèse est très provocatrice
de l’œuvre Philosophie de la Volonté qui analyse les conditions de possibilité d´une
aliénation, bien que l´involontaire ou l´aliénation ne soient les seules racines du mal et, avec
eux, entrent « en scène le corps et son cortège de difficultés »5. Ainsi, la réciprocité entre le
volontaire et l’involontaire se veut une philosophie qui pense les conditions de l´aliénation.
C’est la raison laquelle veut que l’on puisse « accéder à une expérience intégrale du Cogito,
jusqu’aux confins de l’affectivité la plus confuse »6, puisque c’est à l´intérieur même du
Cogito que l’on rencontre le corps, le corps avec lequel l’homme est cet être-jeté-dans-lemonde et s’y trouve être-voué-au-mal, condition de l’aliénation.
I.2.2.Cogito ricœurien, l’être-voué-au-mal
Nous nous situons ici dans le contexte des ambiguïtés ricœuriennes de la philosophie
réflexive. La problématique du Cogito se présente comme le nerf de la voie inédite de son
anthropologie philosophique. Il conteste le caractère d’immédiateté du Cogito, c’est-à-dire
1
Paul RICŒUR, Le volontaire et l´involontaire, p. 333.
Maria Luisa PORTOCARRERO, Subjectivité et aliénation chez Paul Ricœur, p. 1.
3
Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté. I, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier Montaigne, 1950, p.27.
4
Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté. II Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, Paris, Aubier Montaigne, 1960, p. 13:
« *…+ quand on a assisté et pris part à l’histoire effroyable qui a abouti aux hécatombes des camps de concentration, à la
terreur des régimes totalitaires et au péril nucléaire, on ne peut plus douter que la problématique du mal ne passe aussi par
la problématique du pouvoir et que le thème de l’aliénation qui court de Rousseau à Marx en traversant Hegel n’ait
quelque chose à voir avec l’accusation des vieux prophètes d’Israël.».
5
Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté. II Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, p. 12.
6
Idem.
2
235
la possibilité pour le sujet de coïncider et de correspondre avec lui-même. Chez lui, ce qui du
coup était donné pour Descartes, est devenu énigmatique et problématique. Toutefois,
posant un fort soupçon sur l’auto-fondation du Cogito, il revendique en même temps une
filiation à l’égard de la philosophie réflexive. À ce sujet, il n’est pas prédisposé à la pensée de
la rupture radicale, telle qu’elle est revendiquée par la conscience moderne. C’est ce que
nous pouvons comprendre à travers la phénoménologie de la volonté1, dans la mesure où le
Cogito ricœurien, défaillant de toute apesanteur transcendantale, est herméneutiquement
et systématiquement enraciné dans le monde. Par ce fait, le cogito ricœurien se révèle
leitmotiv de l’être-voué-au-mal.
Au demeurant, ce Cogito se constitue à partir de ce qui est hors de lui. À la manière
de Heidegger, il commence par être immergé dans le monde de la praxis. Ce n’est qu’ensuite
qu’il revient à soi par une appropriation des objets, des actes et des œuvres 2. De ce fait, la
finitude de l’être-humain, l’être-exposé-au-mal, n’est plus comprise comme sa limitation
corporelle, mais comme la disproportion vécue3. Autrement dit, l’homme, en rapport avec la
ratio de sa faillibilité n´est plus une âme séparée, mais un mélange à la fois d’infinitude qui
se transcende et de finitude qui se limite. En fait, il est un être doué d’une constitution
ontologique disproportionnée. Il est fragile et peut se dire, comme le souligne Nkeramihigo :
«Je ne me dois pas étonner si le mal est entré dans le monde avec l’homme : car il est la seule
réalité qui présente cette constitution ontologique instable d’être plus grand et plus petit que
lui-même »4.
On est ici en présence d’une tradition qui concerne la pré-compréhension
philosophique de l’homme comme misère, faillite et faiblesse, qui apparaissait déjà dans le
mythe platonicien de l’âme comme mélange. C’est ce que l’on trouve, par ailleurs, dans la «
belle rhétorique pascalienne des deux Infinis en direction du concept d´angoisse de
Kierkegaard »5. Au demeurant, cette disproportion exprime la tension entre le signifier et le
percevoir, entre le dire et le voir. C’est ce que nous découvrons à travers la réflexion
kantienne quand elle représente la dualité de la sensibilité et de l´entendement avec son
moment de synthèse6 dans l’imagination transcendantale7. Mais en pratique, cette
disproportion laisse transparaître la relation dialectique entre le pôle fini, le caractère et le
désir d´infini, le bonheur vers lequel l’homme aspire toujours à partir de son caractère. À ce
propos, tel que entend le sujet, il n’est pas le centre de toutes choses parce que subordonné
à des forces qui handicapent son effort de synchroniser avec lui-même, l’aliénation qui
l’induit au mal.
1
Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. I.
Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations, p. 21.
3
T. NKERAMIHIGO, L’homme et la transcendance selon P. Ricœur, Paris, Lethielleux, 1984, p.75: «La finitude n’est pas la
marque de notre condition de créature, en tant que cette condition se caractérise, du fait du corps, par la réceptivité. Mais
notre corps a une fonction plutôt médiatrice qui nous ouvre sur le monde des choses et des personnes. La finitude de
l’homme ne réside donc dans sa structure de réceptivité, mais dans un principe d’étroitesse qui fait de la médiation
corporelle une ouverture infinie.».
4
Ibidem., p. 26.
5
Paul RICŒUR, L’homme faillible, pp.21-22.
6
Ibidem., p.36.
7
Ibidem., p. 58-59.
2
236
I.2.3. Question et expérience du mal
Traditionnellement nous classons le mal dans le même registre que le péché, la
souffrance et la mort. La souffrance et le péché deviennent comme des références aux
enjeux du mal. C’est pourquoi, dans l’approche du terme mal moral, le péché est tout ce qui
transforme l’acte humain à un objet d’accusation et de punition. Dans ce sens, le mal moral
interfère avec la souffrance et la punition, et devient tout simplement une souffrance
infligée. Pour dire qu’à la différence du mal, la souffrance nous affecte, puisqu’elle diminue
notre intégrité physique, psychique et spirituelle, tandis que le mal ne nous affecte pas. Il est
le déplaisir de Dieu au plaisir humain. En réalité, la souffrance comme le mal ont un
dénominateur commun qui est la punition. Faire le mal, c’est toujours à titre direct ou
indirect faire tord à l’autre, donc le faire souffrir. En ce sens, a trouvé que « le mal commis
par l’un trouve sa réplique dans le mal subi par l’autre, c’est en ce point d’intercession majeur
que le cri de la lamentation est plus aigu, quand l’homme se sent victime de la méchanceté
de l’homme »1. Quant à la punition, comme une souffrance infligée et méritée, peut être la
résultante d’une erreur personnelle ou collective connue ou inconnue.
Pour Augustin, le mal n’a aucune substance, parce que penser l’Être, c’est penser
l’intelligible, le Bien. Donc, tout fantasme d’un mal substantiel est exclu, car le mal
augustinien rejoint l’idée du néant, celle de l’ex nihilo contenu dans l’idée de la création
totale et sans reste. Cette doctrine augustinienne mérite d’être reconnue comme celle de
l’onto-théo-logie. Elle conçoit le néant de la privation comme étant une puissance qui
caractérise chaque volonté et, par-là, la responsabilité de chacun est établie. Dans la
perspective de cette responsabilité de chacun et de tous sur chacun et sur tous, le mal se
révèle une non-essence, mais reste toujours un fait qui donne à penser, un fait accompli
selon l’expression de Jean Greisch.
Contre les approches essentialiste-ontologique2 et anthropologie-naturaliste3, Paul
exige que l’on reconnaisse que le mal « reste un corps étranger dans l’eidétique de
l’homme »4. Sa pensée mérite d’être placée en face de celles de Rousseau et de Levinas. À
cet égard, la conception ricœurienne rencontre la pensée rousseauiste du fait que, pour
Rousseau, dans son origine comme dans son effet, le mal commis comme subi est du ressort
humain. Il est d’une réalité anthropologique et non naturelle. Il n’est pas au monde et peut
être distinct entre le mal général du particulier. Tandis que le général, il « ne peut être que
dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne dément point »5, le
particulier « n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre, et l’homme ne l’a pas reçu de la
nature, il se l’est donné »6. Le mal est tout entier l’œuvre de l’homme7 qui en est, par
conséquent, grandement responsable.
1
Paul RICŒUR, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 3è édition, Genève, 2004, p.24.
Comme celle de la gnose.
3
Comme celle de Konrad Lorenz qui voit dans l’agressivité incontrôlée l’apanage de la nature humaine.
4
Jean GREISCH, Paul Ricœur, L’itinéraire du sens, édition Jérôme Million, Grenoble, 2001, p.53.
5
Jean Jacques ROUSSEAU, Émile, traité sur l’éducation, Larousse, Paris, 1999, p. 224.
6
Ibidem., p.225.
7
Alain CUGNO, L’Existence du mal, Seuil, Paris, 2002, p.18-19.
2
237
Pour combattre le mal, Paul recourt à l’éthique et à la vie politique. C’est là que
l’homme est invité à mener la lutte contre toutes les formes de violences et d’injustices afin
de restaurer une société réconciliée de justice et de paix profonde et durable. De et par
l’homme, en tant que sujet responsable1,la responsabilité se révèle purement humaine
devant le fléau de l’anéantissement du mal. Nous nous inscrivons ici dans la perspective
levinassienne. Pour lui, Levinas, l’éthique est la philosophie première et « une optique »2,
puisque, par l’éthique, l’homme est appelé à devenir toujours-et-plus-que-jamais
responsable d’autrui et de lui-même. Dans cette expérience éthique avec autrui, la
responsabilité oblige à répondre à l’autre. C’est l’appel de la conscience morale à récuser
toute violence à l’égard d’autrui.
Dès lors, la ligne principale de la pensée ricœurienne repart de la philosophie de la
volonté pour penser une ontologie de l’agir humain. Autant dire que, contrairement à
Levinas, ne donne pas la priorité à l’éthique sur l’ontologie, mais met en relief les structures
fondamentales de l’agir humain qui donnent une assise ontologique à l’éthique. Cette
ontologie ne se réduit nullement à un quelconque substantialisme, mais laisse la place à une
approche de l’être en termes d’acte. Certes, cette analyse s’appuie sur la distinction
aristotélicienne entre la puissance et l’acte, et trouve ses marques dans le conatus
spinoziste, un conatus qui renvoie à l’intention éthique, différente de la morale, à la notion
du désir d’être. Au sens dialectique, la question du mal est un optimisme avec une vision
rationnelle plus grande. De ce fait, l’homme, qui rencontre le mal, doit le connaître, le
combattre et le subjuguer3. Il doit le confronter sur un terrain sociétal, politique et éthique,
les instances par lesquelles doit se jouer la réconciliation. Par cette dernière articulation
posons présentement la question de la mémoire ricœurienne.
I.3. DIMENSIONS RICŒURIENNES DE LA MÉMOIRE
I.3.1. Phénoménologie et anthropologie de la mémoire
L’histoire des notions de la mémoire est instructive. Les Grecs avaient deux
concepts, mnèmè et anamnèsis, pour désigner d’une part le souvenir (affection, pathos) et
d’autre part le souvenir comme objet de rappel (récollection) en vue de parler de mémoire.
Le souvenir cherché se situe au carrefour d’une sémantique et d’une pragmatique4.
S’intéressant à ces concepts, Roger Chartier opère une distinction entre eux en ces termes :
« La première distinction que met en place est celle qui oppose le souvenir et le rappel, la
survenance du passé et le travail de la mémoire. Il en désigne les termes en faisant référence
soit au lexique aristotélicien, qui emploie mnèmè pour l’évocation du souvenir et anamnèsis
pour le travail mémoriel, soit au vocabulaire de Bergson, qui identifie le travail de l’anamnèse
comme rappel laborieux »5. En effet, la mémoire est ce qui donne à voir le passé. Cette idée
1
L’homme « n’est sujet que responsable » selon Paul dans Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides,
3è édition, Genève, 2004, p.15.
2
Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961, p XII
3
Paul RICŒUR, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, p.52.
4
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 3-4.
5
In « Mémoire et oubli. Lire avec », Paul et les sciences humaines, La Découverte, 2007, p. 233.
238
sera développée par François Bédarida qui réintègre ce voir dans le temps. Ceci fait appel à
une nouvelle interprétation de la relation mémoire et histoire, et à la recherche de l’objet de
la mémoire et de son processus. Néanmoins, l’histoire est ce moteur de recherche qui
s’efforce à retrouver ce que Michel de Certeau appelait l’absent de l’histoire, c’est-à-dire le
souvenir reconnu passé.
S’agissant toujours de cette phénoménologie, pouvons-nous déduire, avec Ricœur,
que la phénoménologie eidétique et existentielle s’est transformée en phénoménologie
herméneutique ou interprétante. C’est une acquisition permanente obtenue grâce au
mouvement immanent de cette phénoménologie réformée et appliquée à la notion
fondamentale de la mémoire ricœurienne. Phénoménologie herméneutique de l’existence
ou de la vie1 est celle envisagée sans aucune économie de la médiation de la mémoire. Elle
suppose des hommes capables de faire mémoire, de refaire, de repenser et de redire les
souvenir de leur mémoire. Dans ce sens, toutes les reprises et toutes les re-tractationes de la
problématique reposent la question du temps, de l’histoire et du passé. Cette question est
de nouveau épistémologique et ontologique2. Pour ce faire, revient sur la formule
aristotélicienne : La mémoire est du passé. C’est toute la dialectique de Avoir été et n’être
plus qui signifie en gros être présent dans l’absence. Nous sommes là, selon l’expression de
Domenico Jervolino, dans le noyau de l’énigme, aux frontières entre épistémologie et
ontologie.
Toutefois, on doit maintenir le caractère d’adjectif substantivé du terme passé3.
Ricœur, en revisitant sa rencontre avec Augustin et Heidegger, re-propose une dialectique
du passé, du présent et du futur. Le fait qu’Augustin conçoit le temps comme distentio animi
et Heidegger comme hors de soi originaire avec la notion de ekstasis, il ressort que les deux
reconnaissent l’originaire diaspora du passé, du présent et du futur. Mais, les deux
n’atteignent pas le bout de l’exigence de leur découverte et finissent par donner la primauté
à une des instances temporelles. Ainsi, la dialectique dont parle se fonde sur deux profondes
considérations : l’impossible totalisation des trois dimensions temporelles et l’égale
primordialité de chacune de ces instances.
Toutefois, chez Augustin, le présent s’éclate en trois directions : le présent du passé,
le présent du présent et le présent du futur. Ces trois correspondent à la mémoire, à la
vision (à l’attention) et à l’attente. Par contre, chez Heidegger, la prérogative est au futur
d’après l’argument de l’être-pour-la-mort, pour dire que le devancement vers la mort, ainsi
que la résolution devançante affrontée à son inéluctabilité, constituent le sens originaire du
pouvoir-être-un-tout-authentique du Dasein. À ce niveau, la critique de frappe au cœur de
l’ambiguïté heideggerienne et lui rétorque par une phénoménologie ouverte de la futurité,
la grande découverte de la catégorie de la possibilité, de l’être-en-avant-de-soi du joug de
l'être-pour-la-mort et de la totalisation du temps imposée par l’être-pour-la-mort. La mort
1
En effet, la phénoménologie herméneutique ou l’interprétante de l’existence ou de la vie est celle qui s’enracine
dans la totalité de l’ouvrage de Paul sur la mémoire.
2
Nous pouvons indubitablement à ce niveau faire référence à l’article publié en 1998 sur la « Revue de
métaphysique et de morale », La marque du passé.
3
Métaphores telles que l’empreinte, le portrait, la trace… variations du thème de l’eikon, de l’image.
239
donc, pour Ricœur, à la suite de Descartes, ne doit pas être anticipée. Elle n’est même pas un
événement susceptible d’être anticipé. Il faut alors établir le lien entre le savoir et le temps.
I.3.2. Mémoire entre savoir et temps
Hors la théorie anthropologique, le concept de mémoire en lui-même pose la
problématique centrale de sa possible définition. C’est cette perspective que nous
rencontrons dans l’esquisse phénoménologique de la mémoire de : la mémoire au singulier
et les souvenirs au pluriel. Ici, la mémoire, pareille à la capacité, apparaît comme un terroir
de l’imagination et de l’image dont l’emplacement précis se retrouve dans la conscience.
S’opposant à cette vision d’enchevêtrement entre mémoire et imagination, image et
souvenir, prolongeant ainsi l’aspect d’une phénoménologie husserlienne, pour Ricœur, la
conscience est toujours conscience de quelque chose et l’on ne se souvient que de quelque
chose. Partant, la mémoire reçoit les privilèges de représenter le passé.
Mais, pouvons-nous nous interroger sur le statut épistémologique et ontologique
du passé, le passé qui a été, qui est et qui n'est plus ? Dans le rapport entre mémoire et
passé, et la conservation du passé par la mémoire, depuis Platon et Aristote, une tradition
associait la mémoire à l'empreinte, à l’image, au souvenir, au témoignage... Ainsi, la
mémoire se veut plurielle et est à la fois publique et privée, universelle et singulière,
collective et individuelle ou personnelle. Cette réflexion permet de confronter la temporalité
au présent chez Augustin et au futur chez Heidegger. D’où, l’effort est d’établir la relation
entre temps et passé, que l'on ne saurait atteindre à partir d’Augustin ou de Heidegger.
Au demeurant, le devoir de mémoire a sa raison d’être et d’être invoqué contre
toutes tentations d'oubli et d’oublier les périodes honorantes ou déshonorantes du passé
individuel ou collectif. Dans ce sens, il nous faut re-découvrir et ré-interpréter le sens, la
pertinence et les enjeux du devoir de mémoire1. Cette analyse s’enracine dans la mémoire et
permet l'examen final sur la question du pardon. Dans ce cas, l'oubli n'est-il pas légitime
quand il aide à survivre à la faute commise ? Il s’agit cette fois-ci du devoir d'oubli. Cet oubli
est celui qui offre le pardon et conduit à retrouver une certaine insouciance. C’est la raison
pour laquelle notre réflexion est menée sous l’angle de la phénoménologie au sens
husserlien du terme. Il ressort dans ce contexte que la mémoire est confrontée aux
phénomènes mnémoniques. Ceci laisse transparaître la nécessité de recours à
l’épistémologie des sciences anthropologico-historiques et à l’herméneutique de la condition
humano-historique qui culmine en une méditation sur l’oubli, car la problématique majeure
est celle de la représentation du passé. Ainsi donc, poussés par la volonté de lier étroitement
mémoire et passé, nous rencontrons la problématique non seulement de la mémorisation,
mais de la re-mémorisation. Par-là, la mémoire recouvre son sens poly-sémique en quelques
paradigmes et aspects.
1
Paul termine sa carrière comme théoricien de notre rapport au passé. Son dernier important ouvrage, La Mémoire,
l'histoire, l'oubli (Seuil, 2000) est salué comme un tournant important dans le développement des problématiques
mémorielles, voire la notion de la mémoire. C’est dans ce sens que l'expression ‘travail de mémoire’ fut substituée à celle
de 'devoir de mémoire’.
240
I.3.3. Paradigmes et aspects de la mémoire
La question dite de la mémoire peut revêtir un double aspect. Elle apparaît comme
un concept des sciences sociales largement poly-sémique et un phénomène social. Cette
dualité est due au fait qu’elle est considérée comme objet théorique-conceptuel et réelsocial. Dans cette polysémie, la mémoire est à la fois trace et évocation du passé. Elle subit
les effets du passé et du présent, et les interactions entre souvenirs de l’expérience et
politiques de la mémoire. Cette formulation invite à penser les faits de la transcendance à
l’immanence de la mémoire, selon l’expression de Gurvitch. Certes, la question de la
mémoire est aujourd’hui largement internationalisée et se trouve posée avec acuité suite à
des expériences fascistes et communistes, des dictatures et oppressions, des guerres et
massacres, des génocides et exterminations perpétrés de par le monde, des déplacements
et délocalisations des populations, des séquelles de l’esclavage et du colonialisme, « sans
parler des fractures plus invisibles mais largement partagées que sont les migrations
économiques, les désindustrialisations ou la disparition des mondes paysans. La qualification
même des phénomènes envisagés est objet de mémoire, enjeu mémoriel »1. Dans ce
contexte, nous pouvons considérer trois aspects à travers trois grandes figures Pierre Nora 2,
Paul Ricœur3 et Maurice Halbwachs4. Ils constituent les trois paradigmes de la mémoire
développés par Marie-Claire Lavabre pour qui la question de la mémoire n’est pas nouvelle.
Ces trois grands paradigmes de la mémoire peuvent être cernés et considérés
d’actualité encore aujourd’hui. Il s’agit des lieux, du travail et des cadres de la mémoire 5.
« Le premier paradigme est celui des ‘lieux de mémoire’, qu’on doit à Pierre Nora, le
deuxième est celui du ‘travail de mémoire’ auquel le nom de Paul doit être associé, le
troisième est celui des ‘cadres de la mémoire’ issu des réflexions de Maurice Halbwachs sur la
‘mémoire collective’, c’est-à-dire sur les conditions sociales de la production et de l’évocation
des souvenirs »6. Ces trois cohabitent même si chacun a une histoire propre. Quant à
Maurice Halbwachs, même si il est considéré comme précurseur7, il n’est pas une origine,
mais redécouvert et republié par Becker dans une œuvre autobiographique8. Commencé par
Maurice Halbwachs, penseur pionnier de la mémoire collective, il est parachevé par Pierre
Nora dont la problématique prospère lorsqu’il s’agit d’affermir, sur le plan politique et
scientifique, des identités nationales ou collectives référées au passé.
1
Marie-Claire LAVABRE, « Paradigmes de la mémoire », Transcontinentales [En ligne], 5 | 2007, document 9, mis en ligne le
15 avril 2011, consulté le 14 janvier 2013. URL : http://transcontinentales.revues.org/756
2
P. NORA, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, I – La République, 1984 ; II – La Nation, 3 vol., 1986 ; III – Les France,
3 vol., 1993.
3
P. RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2003.
4
M. HALBWACHS, Op. Cit., *1950+ 1997. Voir également du même auteur : Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, F. Alcan,
1925 et La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte : étude de mémoire collective, Paris, PUF, 1971.
5
Des « lieux de mémoire », qu’on doit à Pierre Nora, du « travail de mémoire » auquel le nom de Paul peut être associé, et
des « cadres de la mémoire » issu des réflexions de Maurice Halbwachs sur les conditions sociales de la production et de
l’évocation des souvenirs.
6
Marie-Claire LAVABRE, Op. Cit.
7
Les cadres sociaux de la mémoire sont publiés en 1925, La topographie légendaire des Évangiles en 1942, La mémoire
collective, à titre posthume, en 1950 dans sa première version
8
A. BECKER, Maurice Halbwachs, un intellectuel en guerres mondiales (1914-1945), Paris, Agnès Viénot Éditions, 2003.
241
Par ailleurs, avec Paul et Tsvetan Todorov, leur problématique relève du registre
normatif et de la réflexion philosophico-politique. Elle se trouve aussi dans les réflexions
antérieures d’Henry Rousso sur Vichy1 ou de Benjamin Stora2 sur l’Algérie. Tout ceci nous fait
penser à l’idéologisation de la mémoire.
I.3.4. Idéologisation de la mémoire.
Il arrive souvent qu’on soit incapable de tout se souvenir et de tout raconter. En
d’autres termes, l’idée d’un récit exhaustif apparaît comme un pur non-sens. Ceci est la
problématique de l’idéologisation de la mémoire et du travail de configuration narrative de
nos récits et de leurs contenus. Sur ce travail de configuration se greffent les stratégies de
l’oubli qui peuvent se traduire en évitement, en élision... Nous pouvons alors penser à la
faillite de la mémoire, aux abus de mémoire et aux oubliettes, dus à la réappropriation du
passé historique, à la dépossession des acteurs sociaux, à la responsabilité personnelle des
acteurs individuels, à la dimension juridique et politique de cours des événements.
Soulignons que cela peut aussi advenir suite à des raisons honorables qui visent une raison
quelconque. Cet état de choses nous fait penser directement à la problématique
philosophique de la pratique de l’amnistie par rapport à la vérité et à la justice d’une part, et
de la démarcation entre l’amnistie et l’amnésie d’autre part. À ces problématiques, impose,
en dépit de tous les autres paradigmes et aspects, la dimension la plus intime de chaque
personne : le for intérieur. Toutefois, grâce aux travaux (devoirs) de mémoire, chaque
personne a l’obligation de se souvenir, de retenir et de dire le passé, si douloureux soit-il, sur
un mode apaisé en sachant que, d’après Hannah Arendt, les chagrins, quels qu’ils soient,
deviennent supportables si on les met en récit ou si l’on en tire une histoire.
Alors que la mémoire est considérée comme matrice de l’histoire, l’oubli peut être
traité comme une menace contre l’opération centrale de la mémoire, contre la
réminiscence, l’anamnesis des grecs, et donc comme un des événements passés. En ceci, la
mémoire devient une réappropriation du passé historique comme on l’a constaté dans De la
mémoire et de la réminiscence d’Aristote : la mémoire est du passé. À cet effet, cernons trois
traits : la présence, l’absence, l’antériorité qui peuvent se réunir de façon paradoxale par
ailleurs. La notion d’absence a plusieurs sens et comprend entre autres le sens de la distance
temporelle, de l’éloignement, de l’enfoncement marqué par les expressions telles qu’avant,
après... Tout ceci constitue ce que la mémoire laisse en héritage à l’histoire. C’est la raison
pour laquelle, depuis Platon et Aristote, la mémoire est dite, non seulement en termes de
présence-absence, mais aussi en termes de rappel, de remémoration, anamnesis. Dès lors,
nous comprenons pourquoi la reconnaissance, avec Bergson, se trouve ramenée au centre
de toute la problématique de la mémoire3. En évoquant au passage le sens de la distance
temporelle, revenons sur le temps mémoriel ricœurien.
1
Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy : 1944-198-, Paris, Seuil, 1987. Voir également : Henry Rousso et P. Petit, La hantise
du passé : entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998.
2
B. STORA, La gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991.
3
La version originale de cette conférence a été écrite et prononcée en anglais par Paul le 8 mars 2003 à Budapest sous le
titre « Memory, history, oblivion » dans le cadre d’une conférence internationale intitulée « Haunting Memories ? History in
242
I.3.5. Temporalité mnémonique
« La mémoire est du temps »1, car on ne se souvient sans-les-choses, mais avec-dutemps. Cette problématique fut abordée dans l’étude de la question du temps dès la
première conceptualisation de la théorie anthropologique de Chevallard (1985). Elle se
trouve immédiatement prolongée par Chevallard et Mercier (1987). Ces derniers ont permis
l’établissement, dans le texte du savoir, un rapport entre savoir et durée. Tout ce problème
suscité s’enracine dans le dépassement continuel de la contradiction entre ancien et
nouveau. Certes, il rend, en outre, possible la nécessité d’évoquer la double perspective de
la temporalité du savoir et de la mémoire du savoir d’une part, et de la mémoire située à un
niveau non-advenu, d’autre part. S’agissant d’abord de la temporalité du savoir, elle est
soumise aux institutions établies telles que les institutions de production et de transposition.
Elle renvoie à la mémoire du savoir. Il advient ensuite, la possibilité d’envisager ce que l’on
peut appeler la mémoire à un niveau donné compte tenu des différentes temporalités. C’est
par rapport au savoir établi et appartenant au passé que l’on peut considérer l’anticipation
du non-advenu comme a priori paradoxale.
À cet effet, le savoir devient porteur des actes volontaires issus de sa production et
de la transposition. Son utilisation soumise à des raisons fondées sur la ferme volonté et
résolution de constructions et de pratiques propres aux institutions. Certes, le savoir
conserve les traces des rapports institutionnels qui ont marqué l’histoire de son
rayonnement et de son applicabilité. C’est pourquoi, on peut user d’une pratique qui dispose
de moyens matériels par des gestes, gestes qui possèdent une mémoire, c’est-à-dire que la
mémoire du savoir peut reproduire des gestes de la pratique accomplie antérieurement. Il
s’agit bien de ce que nous nommons la mémoire pratique de la personne. Par ailleurs, à la
suite d’Andrea Araya et Yves Matheron, une autre possibilité s’offre à notre réflexion et nous
permet d’évoquer un troisième type de mémoire : la mémoire ostensive à travers la
modélisation. Elle est délibérément démontrée grâce à des outils ostensifs 2. Ainsi, de toutes
ces sortes de mémoire se pose la question de refondation mémorielle.
I.3.6. Refondation mnésique
En partant de la route balisée depuis les fondations antiques d'une philosophie de la
mémoire, veut en jeter les pavés en dénichant les premières pierres d'une véritable
refondation de la mémoire. Paradoxalement, il décèle chez les grands penseurs la fragilité du
concept de la réminiscence. Platon aide ici à l'approche de la problématique de l'oubli. Donc,
il est de stricte rigueur de représenter le passé sans qu’il y ait l’aveu de sa disparition, de
même pour la réflexion sur la mémoire sans la découverte de l'aporie de la présence de
l'absence. En effet, la pensée ricœurienne se déploie de ces apories liées à la pensée
mnémonique et à sa représentation métaphorique du passé. Pour ce faire, pose la mnémèen
Europe after Authoritarianism. » La traduction française qui suit a été publiée dans la revue ESPRIT « La pensée », MarsAvril 2006.
1
Adjectif partitif : mot à mot de l’advenu, tou genomenou.
C’est-à-dire à l’aide de divers registres perceptifs : gestuel, discursif - langagier, graphique, scriptural.
2
243
face de l'anamnesis. Il parle de parcours des polarités. On peut reconnaître, depuis Bergson
jusqu’à Case, en passant par Augustin et Husserl, les leviers placés comme des éléments de
la fondation d'une phénoménologie de la mémoire. Ainsi, apparaît la nécessité de penser la
mémoire non seulement depuis l'intérieur de la monade de conscience, mais aussi en
dehors, en ce que la mémoire a trait à la mondanéité originaire de l'objet mnésique. Cette
démarche ricœurienne consacre la pensée à ce qui relève de la requête spécifique de
vérité par laquelle la mémoire humaine est définie comme une grandeur cognitive. C'est ce
qui permet, par l'aune de cette requête, d’examiner les problèmes posés par les abus de
l'exercice de la mémoire : l’oubli et le pardon.
I.3.6.1. Oubli et pardon
Trop d'histoire tue l'homme, dit Nietzsche. C’est pourquoi, il doit y avoir l’oubli et le
pardon en vue de soulager et de re-donner vie à l’homme. L'oubli peut être mis en rapport
avec le pardon. Pourtant, chacun peut relever d'une problématique spécifique et distincte.
Alors que l'oubli résulte de la mémoire et de la fidélité au passé, le pardon découle de la
culpabilité et de la réconciliation avec le passé. Mais, pour Ricœur, il faut distinguer le devoir
de pardonner d'un impossible devoir d'oubli. Le rapport entre les deux suppose et pose une
nouvelle problématique qui concerne leurs repères. Il se trouve que l'oubli, comme
empêchement de la mémoire, permet de mettre en évidence les obstacles et les échappées
rencontrés pendant l'opération mnémonique de rappel. Sur ce point, dans la perspective de
Paul et Sigmund Freud, il faut penser à la mémoire manipulée qui consiste à sélectionner les
oublis inévitables. Par contre, le pardon a sa place dans la faute et la culpabilité essentielles
à notre existence. Alors que devient le pardon devant les institutions, notamment quand il
faut juger les crimes? Donc, on doit se déplacer en dehors du cercle de l'accusation et de la
punition par l'aide du modèle du don pour penser le par-don. Pour ce faire, il faut rendre à
l’évidence la relation d'échange entre l'aveu et le pardon, le très haut esprit de pardon et
l'abîme de la culpabilité. S’agissant de l’un ou de l’autre, il dénote une situation conflictuelle.
I.3.6.2. Question ricœurienne du conflit
Le conflit est à la base de toutes divisions. Étant humain, il a ses origines dans notre
cœur. C’est parce que nous sommes sentiment, cœur, de manière singulière que nous
sommes fragile et conflit. Autrement dit, « la disproportion entre le principe du plaisir et le
principe du bonheur fait apparaître la signification proprement humaine du conflit. Seul en
effet le sentiment peut révéler la fragilité comme conflit »1. Voilà comment le conflit
appartient à la nature originaire de l’homme. Avec Ricœur, l’on peut conclure en disant
qu’en fait, si l’objet est synthèse, le moi, sujet, est conflit2. Le cœur est le véritable siège du
1
Paul RICŒUR, L’homme faillible, p. 122.
Ibidem., p.148. «Cette disproportion du sentiment suscite une médiation nouvelle, celle du thymos, du cœur ; cette
médiation correspond, dans l’ordre du sentiment, à la médiation silencieuse de l’imagination transcendantale dans l’ordre
de la connaissance ; mais alors que l’imagination transcendantale se réduit toute entière à la synthèse intentionnelle, au
projet de l’objet en face de nous, cette médiation se réfléchit en elle-même dans une requête affective indéfinie où
s’atteste la fragilité de l’être humain. Il apparaît alors que le conflit tient à la constitution la plus originaire de l’homme ;
l’objet est synthèse, le moi est conflit ».
2
244
conflit puisqu’en lui se situe la triple requête intersubjective fondamentale de l´homme : la
requête de l’avoir, du pouvoir et du valoir. Elle constitue l’humanité de l’homme 1 avant
qu’elle ne dégénère en passion. Elle provoque des sentiments source d’inquiétude dans les
relations de possession, d’autorité et de valeur (d’honneur). Donc, autour de ces sentiments
que l’homme se trouve déchiré entre plaisir et bonheur. Faisant recours à l’oubli et au
pardon, le conflit peut s’établir en relation avec la réconciliation difficile à atteindre suite aux
atrocités passées. C’est la raison pour laquelle il faut faire intervenir la notion de pardon, de
dignité aux victimes et de vérité, car le conflit se règle par la découverte de la vérité en vue
de bien-vivre-ensemble. Ceci nous pousse à poser la problématique de la réconciliation.
II. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE LA RÉCONCILIATION
II.1. RÉCONCILIATION COMME ÉVÉNEMENT
En vue de bien envisager la problématique de la réconciliation, nous devons penser
l’événement et la condition des possibilités de le ré-ontologiser. Une telle réflexion nous
oblige de nous distancer de l’approche purement analytique. Elle doit permettre, en réontologisant l’événement, de lui donner une authentique pertinence philosophique. Sur ce,
étymologiquement, événement est ce qui advient. Comme tel, il fait penser aux théories de
l'action. Il témoigne de la présence d'une dimension de l'action dans l’idem d'un ipse. Cette
notion est ambivalente ou poly-sémique, dans la mesure où elle démontre que l’événement
a à la fois un statut privé, public, mondial, social, mental, psychique, spirituel, intellectuel,
académique, circonstanciel…
De tout ceci, on peut le reprendre soit sous l’angle de l’advenue, soit sous un angle
plus phénoménologique et herméneutique. Cette herméneutique se veut celle du soi dans la
perspective de l'objet principal de Soi-même comme un autre2 en vue d’une ontologie et
d’une éthique des hommes à réconcilier. En outre, cette même herméneutique apparaît
encore comme une approche indirecte du soi à travers l'interprétation de son agir. Elle se
révèle une philosophie du détour où la réflexion menée est entièrement soutenue par
l'analyse phénoménologique, ontologique et éthique. La voie la plus probante de cette
réflexion nous semble non seulement une nécessité imposée par la position directe du soi,
mais puisqu’elle a aussi un aspect positif permettant à l'herméneutique de restituer une
dimension critique à l’événement, au comportement humain et au processus de
réconciliation, en vue de s'approcher d’une description objective ou objectivante du soi, de
l’origine et de l’enracinement des conflits. D’où, « Le chemin du consentement »3 que
propose apparaît comme un parcours dont on n’est jamais absolument sûr qu’il passe. Ce
chemin par lequel l’affirmation se brise parfois et cède le passage à la simplicité de
l’approbation, de l’acceptation. Mais, il faut d’abord le témoignage qui induit à ce
consentement.
1
Ibidem., p. 127.
Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, 1990.
3
Un superbe petit livre, est la dernière partie de la thèse de doctorat de Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, parue chez
Aubier en 1950.
2
245
II.2. RÉCONCILIATION ET HERMÉNEUTIQUE DU TÉMOIGNAGE
Il existe une sémantique du témoignage qu’il faut souligner. Témoigner, dans le sens de
l'expérience courante, se rapporte au vu et à l’entendu. Il se réalise habituellement à travers
la constitution d'une histoire par le récit. À cet effet, une relation duelle peut s'installer entre
la constatation de l'un qui témoigne et la créance de l'autre qui écoute. D’emblée, le
témoignage revient au service du jugement, de l’appréciation et de la critique. Il ne s’agit pas
seulement d’un constat, mais d’un « récit servant à prouver une option de vérité »1, une
vérité issue de la justice équitable et établie. Par ici, retient un élément indispensable pour la
réconciliation et la paix : la justice fruit de témoignages. Cette justice doit être codifiée
(instituée) en vue de comprendre ces témoignages, ainsi que les autres situations liées à ces
témoignages. Elle se conclut par une décision découlant de la vérité établie, c’est-à-dire
d’une vérité liée nécessairement à la qualité du témoignage et de la crédibilité du témoin.
De la crédibilité du témoin, avec Aristote dans la Rhétorique, ajoute l'idée de qualités
morales reconnues au témoin. À ce propos, la question du faux témoignage et du
témoignage de la conscience reste sous-jacente en vue d’un « engagement du témoin dans
le témoignage »2. C’est dans cette perspective que « le sens du témoignage semble alors
inversé ;le mot ne désigne plus une action de parole, le rapport oral d'un témoin oculaire sur
un fait auquel il a assisté; le témoignage est l'action elle-même en tant qu'elle atteste dans
l'extériorité l'homme intérieur lui-même, sa conviction »3.Dès lors, surgit la problématique de
l'herméneutique du témoignage.
II.2.1. Problématique de l'herméneutique du témoignage
Cette problématique s’exprime en ces termes : en recevant un témoignage, on
devient témoin. Il s’agit du témoin et du témoin du témoin. Un double niveau personnel et
interpersonnel est ici intimement lié. En insistant sur la figure du témoin, André-Pierre
Gauthier invite à mettre en relief trois significations différentes : témoignage comme acte de
communication par lequel un témoin rapporte ce qu’il a vu ou entendu ; témoignage saisi
dans le contexte judiciaire puisque, grâce au récit du témoin, on peut porter un jugement ;
et témoignage avec l’éthique qui ne se limite pas à l’acte de témoigner que, mais témoigne
pour. Ainsi, pour interpréter un tel témoignage, il faut la présence d’un acte à la fois double
et unifié. Il faut « un acte de la conscience de soi sur elle-même et un acte de la
compréhension historique sur les signes que l'absolu donne de lui-même. Ces signes sont en
même temps les signes dans laquelle la conscience se reconnaît »4.
Partant de l’historique, démontre que l'interprétation d'un témoignage permet à
celui qui le reçoit d’amplifier la dynamique interne afin de mieux se comprendre dans son
affirmation. Une telle herméneutique obéit à une procédure qui consiste à constater que
1
Fr. Pierre GUY, Paul Ricœur, L'herméneutique du témoignage, in Lectures III, p. 107-139, Seuil, p. 111.
Ibidem, p. 117.
3
Idem.
4
Ibidem.,p. 129
2
246
tout témoignage donne à interpréter. C’est après seulement que le témoignage se donne
pour être interprété, comme une « reprise, dans un autre discours, d'une dialectique interne
au témoignage. Dans le témoignage, cette dialectique est elle-même immédiate, en ce sens
que narration et confession adhèrent l'une à l'autre sans distance »1. D’où, « l'interprétation
du témoignage demande à rejoindre l'acte du témoin »2. Dès lors, il appert que le
témoignage prenne une autre extension qui se veut mémoire.
II.2.2. Témoignage comme extension de la mémoire
Le témoignage est ainsi considéré, surtout dans sa phase narrative. Le fait est narré
en un récit-événement dans le but de le rendre public. Ce fait et ce récit marquent la
mémoire, font irruption dans l’histoire et sont reçus en témoignage verbal, mais encore mis
par écrit et conservé. C’est par ici que nous débouchons sur une dialectique du témoignage
renforcé par la promesse de témoigner à nouveau et encore. Cette dialectique ouvre sur la
dimension fiduciaire réglementant les rapports humains. Il y a cependant lieu de se référer
aux traités, aux pactes, aux contrats et aux autres interactions qui doivent reposer sur la
confiance dans la parole donnée. D’où, l’importance d’établir la vérité par la confrontation
des témoignages. C’est ce qui suppose et pose une situation de conflit et qui ne peut se
limiter aux champs de la simple référence mémorielle. Cette situation doit recourir aussi
bien à la tradition mnésique qu’à d’autres mémoires traditionnelles. C’est ici que la mémoire
se veut la matrice de l’histoire en même temps l’objet de l’histoire. La mémoire se trouve
instruite par l’herméneutique de la réception. Mais, l’histoire manque la grâce de la
reconnaissance qui donne à la mémoire une sorte d’illumination. Il peut y avoir, dans ce cas,
une équivoque tenace entre la connaissance historique et la mémoire. Cependant, cette
équivocité peut être transcendée lorsque la mémoire se conjugue en termes de faire
mémoire.
En effet, le devoir de faire mémoire est celui qui se réclame du devoir de ne pas
oublier. Ce « devoir de mémoire est souvent une revendication faite par les victimes d’une
histoire criminelle ; son ultime justification est cet appel à la justice que l’on doit aux
victimes »3. En conséquence, il faut compléter la notion de travail de mémoire par celle
d’histoire et de travail qui enveloppe les situations de forte cruauté et de deuil, situations
qui renferment les souvenirs difficilement digérables. Pour dire que la notion de travail
d’histoire, de mémoire et de deuil renvoie plus à la notion de com-mémoration et de remémoration. Nous rejoignons ici Freud qui, dans la pensée du travail de deuil, a consacré un
essai très important : Deuil et mélancolie. Dans ce contexte, nous suggérons d’unir la notion
de devoir de mémoire, qui est une notion morale, à celles de travail de mémoire, de travail
d’histoire et de travail de deuil, qui sont des notions purement psychologiques. L’avantage
de ce rapprochement est celui d’inclure la dimension critique de la connaissance historique
au sein de travail de mémoire et de deuil. Ainsi donc, au concept moral de devoir de
1
Ibidem.,p. 131
2
Idem.
Idem.
3
247
mémoire doit revenir le dernier mot, puisqu’il s’adresse à la notion de justice due aux
victimes. Parler des victimes, pour qu’on arrive au véritable sens de l’oubli, du pardon et de
la réconciliation, il faut qu’il y ait des consentements réciproques de personnes en conflits.
II.3. HERMÉNEUTIQUE RICŒURIENNE DU CONSENTEMENT POUR LA RÉCONCILIATION
II.3.1. Consentement, problématique de l’infinitude et la finitude humaines
Le consentement est cette ambiguïté qui met en antagonisme l’infinitude et la
finitude humaines. Ceci se rapporte à la double manière disproportionnelle de penser selon
Descartes et Kierkegaard. Sur ce, prend deux repères : du stoïcisme considéré comme un
consentement imparfait et de l’orphisme réputé comme un consentement hyperbolique. Si
le premier est celui d’un détachement, d’un exil méprisant, d’un arrachement, d’un
désengluement, le second est une perte de soi. Certes, il existe une forte oscillation sur ces
deux figures qui correspondent aux deux limites entre un consentement qui dit non à tout et
un autre qui dit oui à tout. Entre les deux, fraie la voie vers un consentement selon
l’espérance qui conteste un monde du Être ici est une splendeur selon Rilke. C’est ici même
que l’on peut protester toute expérience ontologique chez Ricœur. Mais si cette ontologie
existe, elle est donc entièrement poétique parce qu’elle est totalement eschatologique. Le
consentement vient d’effectuer un bon spectaculaire qui le conduit de la finitude temporelle
à l’infinitude intemporelle et eschatologique, plus de mystère sur la négativité et
l’affirmativité.
En effet, le consentement vient enlever la voile entre la négativité et l’affirmativité,
l’affirmativité entendue comme l’affirmation originaire selon Jean Nabert. Elle rejoint La
puissance de l’affirmation de Paul que l’on déniche dans la dernière partie de« Histoire et
Vérité ». La négativité, quant à elle, trace le chemin à la transgression, puis à la négation de
la négation et à l’expérience d’une affirmation implicite aux négations les plus virulentes,
proche de Camus en L’homme révolté. Sous la pression de la négation, de l’expérience de la
négativité, nous devons reconquérir la notion de l’être qui est acte et affirmation vivants. En
somme, dans le double mouvement de la véhémence ontologique de la négativité et de
l’affirmativité, nous découvrons le double mouvement de l'herméneutique ricœurienne qui
se raccommode entièrement entre distance et appartenance, entre critique et
herméneutique, entre personne et dynamique de la réconciliation, entre réconciliant et
réconcilié… C’est ainsi que nous dénichons l’enjeu qui convient pour l’oscillation
ontologique, l’oscillation existentielle dans notre rapport à l'être et l'impulsion d’une
ontologie de l’être réunifié. Dans ce sens oscillatoire, chez des poètes, il peut s'agir d'une
ontologie poétique et que la terre promise, dans le consentement de l’espérance et de
l’eschatologie, n’est pas ailleurs. Dans l’ici et maintenant, ce consentement exige
l’approbation et la confiance mutuelles.
II.3.2. Consentement, approbation et confiance mutuelles
Quel que soit sa dimension infinie ou finie, le consentement réclame une part
d’attestation, d’approbation et de confiance mutuelles. Or, toute attestation est déjà une
248
interprétation. Ainsi, Soi–même comme un autre se veut ici une étude sur la polysémie du
soi, du même et de l'autre. L’on doit se croire, par ici, embarqué dans l’engrenage des métacatégories de Sophiste de Platon. La polysémie et la dispersion de l'expérience de l'altérité
confirment l’existence de l’altérité et de l’autre, de l’autre à soi-même et de soi-même. D’où,
le choix de soi pour l’'attestation se rapporte non à soi devant soi, mais à autre que soi et à
soi comme autre, ipséité différente de mêmeté, et dans leur rapport dialectique avec
l’altérité.
Il reste à montrer que l'autre est déjà dans le même et les deux se retrouvent dans
l’engrenage herméneutique de consentement réciproque. C’est pourquoi, il faut qu’il y ait
des témoignages. Ces témoignages exigent un minimum de l’approbation en vue de
s’assurer que quelque chose s'est passé effectivement. Ceci laisse la possibilité de parler et
d’agir en confiance mutuelle et fondamentale dans la simple existence des uns et des autres.
Ainsi donc, « l'approbation mutuelle exprime le partage de l'assertion que chacun fait de ses
pouvoirs et de ses non-pouvoirs, ce que j'appelle attestation dans Soi-même comme un autre.
Ce que j'attends de mes proches, c'est qu'ils approuvent ce que j'atteste: que je puis parler,
agir, raconter, m'imputer à moi-même la responsabilité de mes actions (...) À mon tour
j'inclus parmi mes proches ceux qui désapprouvent mes actions, mais non mon existence »1.
Telle est la quintessence de l’herméneutique ricœurienne de consentement qui donne lieu à
la problématique ricœurienne de la paix civile.
III. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE LA PAIX CIVILE
Nous estimons pertinent de partir de Kant pour qui la paix et la concorde, la
solidarité et la satisfaction sont les fins potentielles de la Raison pure et pratique. Elles se
matérialisent au travers l’irrationalité et l’insociable sociabilité. Kant se trouve rejoint par
Locke pour qui, vivre-ensemble est plus que naturel. Le monde en-soi en a mis des
dispositions nécessaires. C’est pourquoi, il dira : « Les hommes sont capables de vivre
ensemble en se conformant à la loi naturelle qui n'est autre que la raison »2. Néanmoins,
pour Kant, la paix est une idée imposée par la raison, un devoir-être, un idéal dont la
réalisation entière se situe à l'infini. Ainsi, selon Damilaville : « L'homme n'est en santé, c'està-dire dans son état naturel, que lorsqu'il jouit de la paix »3. Il ressort bien que la paix se
rapporte à la nature.
III.1. NATURE, PREMIER GARANT DE LA PAIX
Malgré le sens tragique et désolant du dessein de la nature et de sa fonction dans le
cheminement et l’histoire du monde, la nature elle-même offre à l’homme assujetti à la
tourmente et aux conflits une perspective consolante pour l’avenir. Elle symbolise en elle, en
langage kantien, le droit d’espérer au monde. Par ce fait, elle se révèle le premier garant de
la paix. Elle nous fait une assurance qui, même si elle ne suffit pas à prophétiser
1
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli,p.162-163
J. LOCKE, Second Traité du gouvernement civil.
3
DAMILAVILLE, « Paix » inEncyclopedia Universalis, corpus 14, Paris, 1989.
2
249
théoriquement la paix perpétuelle1, nous empêche du moins à la regarder comme une
chimère métaphysique. En d’autres termes, la nature, en réussissant à organiser le monde et
ses événements historiques, incarne « la sagesse profonde d’une cause supérieure, qui
prédétermine la marche des destinées et les fait tendre au but objectif du genre humain »2.
Ceci équivaut à la réalisation du projet de paix profonde et durable. Cependant, par les
opportunités qu’elle offre, elle ouvre l’humanité aux possibilités pour qu’elle devienne ellemême une fin et non seulement un moyen. Dès lors, personne n’a le droit de remettre en
cause la paix. Toutefois, cette paix doit être sauvegardée par l’esprit de pardon, de
tolérance, de réconciliation, de reconnaissance de l’humanité en chaque homme.
Par contre, d’autres thèses font remarquer que la nature conduit à la guerre, car
état de l’hostilité permanente3. Cette vision pessimiste est celle de Hobbes et de
Schopenhauer. On peut penser encore aux pulsions de mort de Freud avec le Thanatos.
Contre cette vision, nous évoquons la conception optimiste de la paix qui s’exprime en ces
termes : l’homme est naturellement pacifique. Ceci nous fait penser à la nostalgie de l’âge
d’or chez Aristophane et aux thèses rousseauistes du bon sauvage. Certes, la paix est une
évidence, car du point de vue simplement empirique, force est de constater que l’aspiration
massive des peuples est la paix dont l’image est le bien-être, l’épanouissement, le bonheur
et la réjouissance. Seule la vraie paix n'est jamais injuste, car elle est assentiment des
peuples en accord avec ce que veut la nature. Une telle paix est autour de nous et avec tout
le cosmos.
III.2. PAIX AUTOUR DE SOI ET AVEC LE COSMOS
Préférer la paix est une évidence, voire morale sinon naturelle. Cependant,
naturellement comme moralement, historiquement comme philosophiquement, cette
évidence se veut plus secrète, puisque problématique. La paix intérieure, quant à elle, est un
enjeu essentiel de la paix autour de soi et avec le cosmos. C’est cette dialectique de la paix
qui a poussé Derrida à dire qu’on ne peut faire la paix qu’avec un autre que soi, car la paix
avec soi-même exige toujours un dédoublement minimal du sujet de la pacification. Par là, la
paix comprend sa propre herméneutique et devient réciproque. Mais, cette réciprocité
apparaît aussi dangereuse, à telle enseigne qu’elle peut être une nouvelle ouverture à
d’autres problématiques. De ce fait, la paix ne doit pas être un pur artifice selon MerleauPonty, ni un règne ou triomphe de l’éros, une paix des cimetières selon Kant, une paix
apparente acquise par un simple compromis, une trêve ou alliance par intérêts. Pour lui, la
paix doit être sérieuse et à penser. Donc, s’intéresser à la Paix, c’est à la fois la penser, la
concrétiser et la vivre.
1
Emmanuel KANT, Projet de paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques, Paris, Gall, 1986, p. 362.
Ibidem., p. 354.
3
D’ailleurs, si la paix doit être conquise par la raison, cela peut aussi supposer que la nature est guerrière et non pacifique.
Alors le rôle de pacifier est dévolu à la raison, c’est-à-dire que l’on doit passer de la nature naturelle et débordante à la
raison ordonnée, ordonnante et ordonnatrice. En d’autres termes, la paix, comme paroxysme de la raisonnabilité et de la
réciprocité, fait transcender l’homme à l’humain et à l’humanité.
2
250
Dans son sens cosmique, selon Kant, la vraie paix ne peut qu’atteindre le horstemps, dépasser l’instant et n’avoir ainsi aucune durée déterminée. Elle est un dépassement
de la temporalité, de l’éphémérité et de la spatialité délimitée. C’est pourquoi, chez lui, la
perpétuité inhérente à la Paix va de pair avec le cosmo-politisme-confiance1. Ainsi, la paix
n’est plus une donnée, mais une création, une construction, une volonté, un projet. Elle
n’existe qu’une fois établie. En principe et par principe, elle exclut tous les rapports de force
pour l’instaurer. Surtout, si elle est l’antonyme de la guerre, relationnellement elle est, selon
Levinas, l’expression d’une hospitalité ontologique radicale. Dès lors, même si tous les êtres
sont différents les uns aux autres, les hôtes doivent rester toujours des non-hostis (des
ennemis potentiels). C’est ainsi que Levinas considère la paix comme la première des
qualités humaines, puisqu’elle exprime toute l’hospitalité du visage d’autrui. D’où
l’obligation d’agir toujours avec comme finalité le devoir de Paix.
De cette façon, la paix serait « dans son essence, Idée rationnelle d’un tout
cosmopolitique (en cela aussi relationnelle) finalité historique, rationalité technique (quant
au comment la faire) pragmatique (ce qui serait une vie pacifiée) et morale (expression
même de deux principes majeurs de la moralité, la réciprocité, et l’homme comme fin en
soi) »2. Certes, elle peut se vouloir un consentement mutuel (Rousseau), une volonté
partagée des souverains (Abbé de Saint Pierre), une expression totale d’une légalité, une
catharsis ou purification du naturel agressif. Ainsi, pour Ricœur, il faut constamment poser
des gestes qui révèlent la paix comme un horizon possible, et qui transforment le fatalisme
et le désespoir en espérance et en confiance mutuelle, surtout en confiance-en-soi3. Le bien
vivre-ensemble-pacifié est dans ce cas redynamisé et toujours à penser et repenser. Penser
et repenser ce bien vivre-ensemble-pacifié ne conduisent qu’à la découverte des valeurs et
de tolérance pour la paix.
III.3. VALEURS ET TOLÉRANCE POUR LA PAIX
Pour fonder une paix profonde et durable, et aider à la transcendance, relevons
deux autres facteurs indispensables. Il s’agit de la confrontation des valeurs et la notion de
tolérance. Ainsi, situons-nous dans la continuation des travaux de philosophes comme John
Rawls et Jürgen Habermas qui parle de cette confrontation et d'une éthique de la discussion.
S’agissant de Rawls, nous gardons deux idées : celle qu'on peut appeler le consensus par
1
E. KANT, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Trad. Jean-Michel Muglioni.
Joël POULAIN, La Paix in L’Agora du 7/1/98.
3
Il faut noter que la confiance-en-soi n’est pas acquise une fois pour toutes. Elle demande à être continuellement
confirmée par l’entretien de liens affectifs. Le processus de reconnaissance intersubjective qui conduit les hommes à
s’estimer et à un vivre-ensemble-pacifié, lui aussi, est interminable. Du fait du pluralisme axiologique de nos sociétés et de
la variation des rapports d’estime selon les époques (Cf. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Trois études, Paris, Stock,
2004, pp. 295-296), la formation d’un horizon de valeurs communes qui permet aux acteurs de s’estimer doit s’entendre
comme un processus dynamique qui ne se clôture jamais. Pour une analyse plus approfondie de l’interprétation que Paul
effectue de la théorie de la reconnaissance de Axel Honneth, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article :
A. Loute, « Philosophie sociale et reconnaissance mutuelle chez Paul », in R. Gély, S. Laoureux et L. Van Eynde, Affectivité,
imaginaire, création sociale, Bruxelles, à paraître.
2
251
recoupement1 et celle de désaccord raisonnable2. Le but visé reste celui de rappel à la notion
de tolérance que les philosophes des Lumières avaient développée au XVIIIe siècle. Mais lui a
la ferme détermination d’aller plus loin aujourd'hui. Dans ce sens, nous ne devons non
seulement tolérer, supporter, endurer, admettre la différence, mais parvenir à repérer et
accepter la vérité qui se trouve en dehors de nous, et pourtant que les autres en ont accès.
Autrement dit, nous devons accepter que notre propre symbolique n'épuise pas toutes les
ressources de symbolisation du fondamental : l’homme reste mystère.
Par ailleurs, la confrontation de différents points de vue doit conduire à la
découverte de la vérité. Se faisant, il faut que cette confrontation soit sous-tendue par
l’éthique de la discussion, puisque le but final est la redécouverte, le rétablissement, la
maintenance et l’exercice instantané de la paix. Pour cela, il faut la présence d’au moins d’un
fondement religieux et transcendant. Sans ce fondement, le pouvoir purement humain,
égoïste, voire politique, ne peut être qu'auto-fondé, donc toujours mal-fondé et, par
conséquent, source intarissable de mal et conflits.
Par les développements qui précèdent pour étoffer notre modeste contribution à la
Problématique ricœurienne de la mémoire et de la réconciliation pour une paix civile, nous
avons cherché à cerner les sens de la mémoire, de la réconciliation et de la paix. Tout l’enjeu
de notre recherche est la reconstruction d’une approche herméneutique des concepts de la
mémoire et de la réconciliation pour une paix civile dans les œuvres de Paul Ricœur. Pour ce
faire, nous avons tenté de formuler deux hypothèses : Premièrement, il y a un rapport de
réciprocité et de co-détermination entre la mémoire, la réconciliation et la paix.
Deuxièmement, nous supposons par ces concepts la possibilité d’une anthropologie
herméneutico-philosophique, référant à la théorie de l’histoire, du vivre-ensemble-pacifié et
de l’agir-ensemble-en-société, une humanité mnémonique3. En supposant que l’homme est
à la fois capable et faillible au fondement de cette anthropologie, nous sommes arrivés à
l’idée que l’homme reste l’acteur agissant indéniable et principal d’une vie de paix profonde
et durable en la donnant et la recevant.
En effet, les notions de la mémoire, de la réconciliation et de la paix ont connu, sans
un moindre répit, une recherche abondante. Nous avons choisi certains textes ricœuriens
considérés comme importants dans la constitution d’une herméneutique-philosophie
critique des notions à l’ordre de cette étude. Nous sommes allés vers des thématiques
1
Les différentes tendances ou opinions ne doivent pas être étanchées les unes aux autres, mais doivent se recouper et ces
zones de recoupement doivent être récupérées dans le processus de co-fondation d'une nouvelle dynamique.
2
Nous assumons nos visions différentes les unes des autres en vue d'incorporer le différend.
3
C’est dans ce contexte que Blaise Pascal pouvait-il dire que l’humanité peut être considérée maintenant comme un seul
homme qui sans cesse apprend et se souvient. On peut découvrir par-là un processus d’universalisation à l’œuvre autour
d’une politique et d’une économie rationnelles, d’un rapprochement des modes de vie qui constituent un progrès
correspondant à des aspirations humaines communes au mieux-être, à la dignité et à l’autonomie. Partant, Paul tire bien
également la leçon d’une unité rationnelle du genre humain. En effet, le recours à la raison et la possibilité du dialogue, de
la communication et de la traduction créent donc un espace commun surplombé par les grandes valeurs éthiques et
morales autour de l’idée de la dignité de l’humanité et de l’homme, valeurs qui ont un caractère transcendantal.
252
considérées interdisciplinaires du fait des concepts analysés dans leur sens
historiographique, des méthodes herméneutique et philosophique même si, d’après Karl
Jaspers, « la philosophie ne donne rien, (mais) elle ne peut qu’éveiller, puis elle peut nous
aider à nous souvenir, à consolider et à conserver ce qui est déjà en nous »1. Toutefois, la
nouveauté de notre démarche a consisté dans l’esquisse d’une anthropologie herméneuticophilosophique dans les œuvres ricœuriennes à travers une perspective ouverte par l’analyse
de la mémoire, de la réconciliation et de la paix.
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255
 
256
Droit à la justice et devoir de pardon :
la voie étroite de la réparation
Par Shamsidine ADJITA1
La vie en société exige le respect d’un certain nombre de valeurs. Ces valeurs sont encadrées
par le droit qui est par excellence une science d’organisation. En effet, le droit est défini
comme « l’ensemble des règles socialement édictées et sanctionnées, qui s’imposent aux
membres de la société. »2 Le droit est donc au service des finalités parmi lesquelles la justice
joue un rôle important.
Que signifie le terme justice ? Le terme « justice » a plusieurs acceptions. Dans un premier
sens, la justice est définie comme « ce qui est idéalement juste, conforme aux exigences de
l’équité et de la raison. En ce sens la justice est tout à la fois un sentiment, une vertu, un
idéal, un bienfait (comme la paix), une valeur ». 3 Elle est aussi définie comme « ce qui est
positivement juste : ce à quoi chacun peut légitimement prétendre (en vertu du droit) ; en ce
sens la justice consiste à rendre à chacun le sien. »4 Elle peut également être définie comme
« la fonction juridictionnelle. Exemple : rendre justice ».5C’est cette dernière fonction de la
justice qui nous interpelle dans le cadre de cette étude.
Quid du terme « devoir » ? Que signifie-t-il ? Ce terme peut être défini comme « l’obligation
soit, dans un sens vague (pour désigner tout ce qu’une personne doit ou ne doit pas faire),
soit dans un sens technique précis (rapport de droit. Exemple : réparation à la charge du
responsable d’un dommage). »6 Il désigne aussi « 7certaines règles de conduite d’origine
légale et de caractère permanent (qui se trouvent avoir aussi une coloration morale) :
devoirs du mariage, devoirs de famille. » Dans un sens voisin, il désigne des obligations
préétablies que la loi impose, non envers une personne déterminée, mais d’une manière
générale, à une personne en raison de ses fonctions ou de sa profession, (devoir d’état), soit
à tout homme envers ses semblables : devoir de ne pas s’enrichir injustement au détriment
d’autrui, de respecter la propriété, etc. »8
1
Shamsidine ADJITA est Maître de conférences en droit privé. Il est enseignant chercheur à l’université de
Lomé
2
Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, éd. 2003, .
G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, éd. 2003, p. 510
4
Idib.
5
Ibid.
6
Idid., p. 297.
7
Ibid.
8
Ibid.
3
257
Le terme « pardon », d’après le Petit Larousse, s’entend de l’action de pardonner, rémission
d’une faute, d’une offense ». Quant au terme réparation, il s’entend dans le langage
juridique, de l’indemnisation, du dédommagement d’un préjudice par la personne qui en est
responsable civilement ou pénalement.1
Comme on peut le constater, ces différentes approches des termes du thème, objet de la
présente étude mettent en évidence une logique toute simple : la prise en compte de l’être
par le droit. L’homme a des droits subjectifs que le droit objectif définit, organise et encadre.
Leur violation par autrui entraine une réaction du droit par la sanction appropriée.
Or la sanction n’intervient pas toute seule. Elle est le résultat d’un processus entretenu dans
un cadre donné qu’on appelle justice. Comme on peut le constater, le fait de faire valoir ses
prétentions en justice est un droit. C’est un doit qu’on peut faire valoir en cas de violation
d’un droit subjectif reconnu par le droit objectif. Le droit à la justice est un droit dont
l’exercice permet de faire triompher la cause des autres droits subjectifs. A ce titre il a un
double caractère : c’est à la fois un droit naturel et un droit fondamental reconnu par la
constitution et par les instruments juridiques internationaux.
Quant au devoir de pardon, il doit s’analyser comme étant une obligation humaine
inhérente à la vie en société, une contrainte morale que la foi humaine incite l’être à mettre
en œuvre pour éviter d’être prisonnier d’un passé qui le hante et qui l’empêche de voir
l’avenir de façon positive. Mais pour qu’il y ait pardon, il faut que la justice s’exprime,
permette à l’être humain de faire entendre sa cause devant les juridictions spécialement
conçues à cet effet. Et qui dit tribunaux, dit jugement des personnes coupables des
violations massives des droits humains et dont les victimes continuent de souffrir.
L’expression de l’Etat de droit passe cet exercice difficile mais utile pour une paix sociale
durable. La garantie de l’exercice du droit à ce que sa cause soit entendue devant une
juridiction compétente, doit être assurée par l’Etat, en l’occurrence les autorités chargées de
la gestion de l’affaire publique. Chargé de faire respecter le droit sur son territoire, l’Etat doit
garantir la poursuite, le jugement et la sanction de toute personne qui porte atteinte aux
droits fondamentaux des citoyens.
Il pèse donc sur les autorités politiques une obligation constitutionnelle de rendre la justice
au profit des victimes des violations des droits humains (I). Ce qui implique l’organisation
d’une procédure judiciaire dans le respect des principes qui gouvernent le procès aussi bien
pénal que civil. La demande de pardon ne peut intervenir qu’après cette ultime étape (II) qui
constitue un préalable indispensable.
1
Ibid. 772.
258
I.
L’OBLIGATION DE RENDRE LA JUSTICE
A qui incombe cette obligation ? L’obligation de juger les responsables des violations des
droits humains incombe à l’Etat qui seul a le droit de sanctionner une personne en cas de
violations desdits droits. Elle se justifie par l’interdiction de la vengeance privée. Elle se
justifie aussi par le fait que seul l’Etat a créé des institutions à cet effet afin de préserver la
société contre les délinquants susceptibles de causer des troubles à l’ordre public. Or
l’administration de la justice passe nécessairement par l’organisation d’un procès. Et qui dit
procès, dit jugement (A), lequel doit déboucher inévitablement sur la sanction des coupables
(B) dès lors que leur culpabilité est établie.
A. Le jugement des responsables des atteintes aux droits humains
Deux idées seront examinées sous cette rubrique : l’acte de juger, d’une part, et comment
juger le mal, d’autre part.
1. L’acte de juger
Le terme « jugement » vient du verbe « juger ». Que signifie le verbe « juger ». Pour mieux
comprendre ce verbe dans le sens qui nous intéresse ici, il faut partir de ses deux finalités :
une finalité courte et une finalité longue. Dans sa première finalité, juger signifie trancher,
en vue de mettre un terme à l’incertitude. Dans la deuxième finalité, c’est-à-dire la longue, le
terme « juger » a un sens plus dissimulé et orienté vers un but précis, à savoir la contribution
du jugement à la paix publique. C’est le parcours de la finalité courte à la finalité longue qu’il
faut effectuer.
Juger, disons-nous d’abord, c’est trancher ; cette première finalité laisse l’acte de juger, au
sens judiciaire du mot, à savoir statuer en qualité de juge, dans le prolongement du sens non
technique, non judiciaire de l’acte de juger, dont il faut rappeler rapidement les
composantes et les critères. Au sens usuel du mot, le terme juger recouvre une gamme de
significations majeures qu’on peut classer selon ce qu’on peut appeler volontiers un ordre
de densité croissante. D’abord, au sens faible, juger c’est opiner ; une opinion est exprimée,
portant sur quelque chose. En un sens un peu plus fort, juger c’est estimer ; un élément
hiérarchique est ainsi introduit, exprimant préférence, appréciation, approbation. Un
troisième degré de force exprime la rencontre entre la côté subjectif et le côté objectif du
jugement ; côté objectif : quelqu’un tient une proposition pour vraie, bonne, juste, légale ;
côté subjectif : il y adhère.
Enfin, à un niveau plus profond qui est celui où se tient Descartes dans la Quatrième
Méditation, le jugement procède de la conjonction de l’entendement et de la volonté :
l’entendement qui considère le vrai et le faux – la volonté qui décide. C’est ici que réside le
sens fort du mot juger : non seulement opiner, estimer, tenir pour vrai, amis en dernier
ressort prendre position. C’est de ce sens usuel qu’il faut partir pour rejoindre le sens
259
proprement judiciaire de l’acte de juger.
Au sens judiciaire, en effet, le jugement intervient dans la pratique sociale, au niveau de cet
échange de discours que Jürgen Habermas rattache à l’activité communicationnelle, à la
faveur du phénomène central de cette pratique sociale que constitue le procès. C’est dans le
cadre du procès que l’acte de juger récapitule toutes les significations usuelles : opiner,
estimer, tenir pour vrai ou juste, enfin prendre position.
La question se pose alors de savoir sous quelles conditions l’acte de juger sous sa forme
judiciaire peut être dit autorisé ou compétent. Un auteur a dans son article « Le juste entre
le légal et le bon », cité quatre conditions pour un procès acceptable :
1. – l’existence de lois écrites ;
2. – la présence d’un cadre institutionnel : tribunaux, cours de justice, etc. ;
3. – l’intervention de personnes qualifiées, compétentes, indépendantes, que l’on dit
« chargées de juger » ;
4. – enfin un cours d’action constitué par le procès, évoqué un peu plus haut, dont le
prononcé du jugement constitue le point terminal.1
A ces quatre conditions évidentes et qui existent dans tous les Etats du monde, qu’ils
soient démocratiques ou non, pauvres ou riches, il faut ajouter une cinquième propre à
nos Etats : c’est « la volonté politique de juger » sans laquelle les quatre autres
conditions précitées ne serviront à rien.
Dans les limites strictes du procès, l’acte de juger apparaît comme la phase terminale d’un
drame à plusieurs personnages : les parties ou leurs représentants, le ministère public, le
juge du siège, le jury populaire, etc. En outre, cet acte terminal apparaît comme la clôture
d’un processus aléatoire ; à cet égard, il en est ici comme de la conduite d’une partie
d’échecs ; les règles du jeu sont connues, amis on ignore chaque fois comment chaque partie
d’échecs est à la règle : dans les deux cas, il faut aller jusqu’au terme pour connaître la
conclusion. C’est ainsi que l’arrêt met fin à une délibération virtuellement indéfinie. L’acte
de juger, en suspendant l’aléa du procès, exprime la force du droit ; bien plus, il dit le droit
dans une situation singulière.
C’est par le double rapport que l’acte de juger entretient avec la loi qu’il exprime la force du
droit. D’un côté, en effet, il paraît simplement appliquer la loi à un cas ; c’est ce que Kant
appelait jugement « déterminant ». Mais il consiste aussi dans une interprétation de la loi,
dans la mesure où aucun cas n’est simplement l’exemplification d’une règle ; restant dans le
langage kantien, on peut dire que l’acte de juger relève du jugement « réfléchissant », celuici consistant à chercher une règle pour un cas nouveau. Sous cette seconde acception, l’arrêt
de justice ne se borne pas à mettre un terme à un procès ; il ouvre la carrière à tout un cours
de jurisprudence dans la mesure où il crée un précédent. L’aspect suspensif de l’acte de
260
juger au terme d’un cours délibératif n’épuise donc pas le sens de cet acte. Il prépare l’avenir
de la société en se servant du précédent. Et ce précédent, c’est le sort réservé aux
délinquants ou aux contrevenants de l’ordre établi. Etant dans une logique pénale, tout ce
processus de construction d’un précédent intimidateur se justifie et participe de l’édification
d’une société meilleure respectueuse des droits des uns et des autres dans un
environnement sécurisé par la justice.
En effet, le procès par lequel la justice se manifeste, n’est que la forme codifiée d’un
phénomène plus large, à savoir le conflit. Il importe donc de replacer le procès, avec ses
procédures précises, sur l’arrière-plan d’un phénomène social plus considérable, inhérent au
fonctionnement de la société civile et situé à l’origine de la discussion publique. Derrière le
procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; et à l’arrière-plan du conflit il y a la
violence. La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de
l’ensemble des alternatives qu’une société oppose à la violence et qui toutes à la fois
définissent un Etat de droit.
Or qui dit Etat de droit, dit manifestation de la justice contre toute forme de violence ayant
porté atteinte aux droits des victimes. Et par violence sous toutes ses formes, il faut
entendre l’agression, même élargie au-delà de l’agression physique – coups, blessures,
mort, entrave à la liberté, séquestration, etc. ;- la torture, le viol, la vengeance, autrement
dit la prétention de l’individu à se faire justice à lui-même.
Au fond la justice s’oppose non seulement à la violence tout court, ainsi qu’à la violence
dissimulée et à toutes les violences subtiles auxquelles il vient d’être fait allusion, amis aussi
à cette simulation de la justice que constitue la vengeance, l’acte de se rendre justice à soimême. L’Etat ayant confisqué le pouvoir de juger afin de garantir la paix sociale, il pèse sur
lui une obligation essentielle : celle de sanctionner les torts causés aux uns par les autres non
seulement en organisant le procès des délinquants mais aussi en condamnant les coupables
afin de rétablir le ou les équilibres rompus par l’infraction.
2. Comment juger le Mal ?
Juger, c’est rétablir le droit et les normes. C’est aussi enrayer la logique de la violence. La
justice est donc un préalable indispensable à toute normalisation des problèmes sociaux nés
des situations conflictuelles dramatiques. C’est une condition sine qua non pour une paix
durable et pour toute perspective de réconciliation. En l’absence de justice, le passé reste
insurmontable et lourd à gérer.
Par rapport à cette logique juridique, il convient de distinguer deux situations : selon qu’on
est en face les crimes de masse ou les crimes individuels. Juger des crimes de masse commis
par un pouvoir, en exécution d’une politique, avec la complicité d’un droit délinquant et la
261
collaboration d’une bonne part de la société est une affaire bien complexe. Face à ce type de
violences de système, la justice est appelée à satisfaire des attentes démesurées. Elle est
supposée reconnaître les victimes, honorer la mémoire, rétablir le droit et les normes,
empêcher la répétition et réconcilier. Or la seule finalité de l’acte de la justice est de juger.
Mais comment juger le mal radical, évaluer la sanction, rendre commensurables des choses
qui ne le sont pas ? Comment rendre justice à chaque victime lorsque le crime est de masse
? Comment ramener un crime généralisé à une action particulière et rendre compte de la
criminalité d’un régime et de son idéologie alors que la justice pénale est appelée à
individualiser les responsabilités ? Comment les faits établis par le procès contribueront-ils,
de par leur valeur symbolique, à la reconnaissance de toute une politique criminelle alors
qu’ils ne peuvent en droit être imputables qu’à l’accusé ? La justice rétributive est inapte à
résoudre toutes ces questions. D’où son incapacité à enrayer, à elle seule, la logique de la
violence mimétique ou répétitive dans le contexte des crimes de masse. Mais elle peut,
néanmoins, contribuer à établir une partie des faits, à identifier une partie des coupables et
leurs victimes. Le procès fait avancer dans la connaissance même s’il ne dit pas tout.
L’exemple du Cambodge est à cet effet révélateur de cette situation.
Cette gymnastique du juge est facile lorsque les présumés coupables sont connus et courent
les rues. Dans ce cas précis, le seul obstacle reste la volonté de juger. Le procès pénal reste le
seul instrument efficace contre cette grande injustice qu’est l’impunité. Or l’impunité, que
l’instauration de l’extrême violence a érigée en règle, est la condition préalable des
pratiques de cruauté et ne peut, par conséquent, être en aucun cas la réponse aux violences
quelle que soient leur nature.
Combattre l’impunité ne se résume pas seulement à punir les coupables, mais consiste tout
autant à signifier clairement à l’ensemble de la société que cette violence extrême a procédé
d’une inversion des normes et que les normes sont désormais rétablies. C’est pour toutes
ces raisons que l’acte judiciaire est l’une des étapes indispensables de la gestion de sortie
des conflits, des situations de crises notoires qui minent la vie normale entre les hommes
d’un même pays que le passé ne cesse de hanter.
D’où le consensus, au début des années 1990, pour créer des juridictions temporaires,
comme les tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ou
les tribunaux mixtes en Sierra Leone, au Cambodge, au Timor-Oriental et ailleurs, destinées à
se substituer aux justices nationales défaillantes.
Ce mouvement a encouragé la création d’une Cour pénale internationale permanente, la
CPI, entrée en fonction le 1er juillet 2002 et dont les statuts prévoient une complémentarité
entre elle et les juridictions nationales.
262
B. LA SANCTION DES COUPABLES
La sanction pénale
Le but du jugement est d’aboutir à une sanction. La sanction elle-même ne prend sens de
pénalité que parce qu’elle clôt et tranche le procès. On peut donc caractériser le procès
comme l’événement qui consiste à établir une juste distance entre le forfait qui déclenche
la colère privée et publique, et la punition infligée par l’institution judiciaire. Quant à la
sanction, on peut la qualifier comme la sentence de l’acte terminal du procès. La punition a
certes revêtu son caractère pénal, au terme de la cérémonie de langage où s’est consommée
la rupture avec la vengeance et où la violence a basculé dans la parole. Mais à qui est-elle
appliquée ? Quels en sont les destinataires ? C’est la réponse à cette question qui donne un
sens à la sentence en tant que sanction pénale.
Tout d’abord c’est à la loi qu’est due en premier lieu la sanction ; non pas certes due à la loi
plutôt qu’à la victime, mais due à la victime parce que due à la loi. Kant et Hegel se
rejoignent sur ce point dans l’idée que la sanction rétablit le droit.
La loi exprime le corps des conventions morales qui assurent le consensus minimal du corps
politique, consensus résumé dans l’idée d’ordre. Au regard de cet ordre, toute infraction est
une atteinte à la loi, un trouble de l’ordre. On peut donner de cette idée une version
religieuse, selon que l’on rattache la loi à un ordre immuable, garanti par des instances
divines ; mais une version profane s’est peu à peu substituée à l’idée d’offense à Dieu et a
pris la forme de l’idée laïcisée d’un ordre social perturbée, d’une paix publique menacée.
Dans l’une et l’autre versions de la transgression, la punition a pour première fonction de
réparer un trouble public, bref de rétablir l’ordre. Hegel donne à ce processus la forme
dialectique de la négation d’une négation : au désordre qui nie l’ordre répond la négation
du désordre qui rétablit l’ordre1.
En quel sens la sanction peut être dite due à la victime. La réponse paraît aller de soi : n’estce-pas à la personne de chair et de sang, plus qu’à la loi abstraite, que réparation est due ? Il
reste toutefois à dire en quoi cette réparation se distingue encore de la vengeance. Ne faut-il
pas passer par un point de doute, suggéré par la remarque désabusée du sage méditant sur
la validité douteuse des punitions : celle-ci n’ajoutent-elles pas, dans le bilan cosmique des
biens et des maux, souffrances à une souffrance ? Punir, n’est-ce-pas pour l’essentiel, et
d’une manière ou d’une ’autre, faire souffrir ? Et que dire des punitions qui ne sont
aucunement des réparations au sens de restauration dans l’état antérieur, comme c’est le
cas manifestement des meurtres et des offenses les plus graves ?La punition rétablit peutêtre l’ordre ; elle ne rend pas la vie.
1
Hegel, Principe de la philosophie du droit.
263
Ces remarques désabusées invitent à mettre l’accent principal sur la signification morale de
la sanction. En effet, la victime est reconnue publiquement comme être offensé et humilié,
c'est-à-dire exclu du régime de réciprocité par ce qui fait du crime l’instauration d’une
injuste distance. Cette reconnaissance publique n’est pas rien : la société déclare le plaignant
comme victime en déclarant l’accusé comme coupable. Mais la reconnaissance peut suivre
un parcours plus intime, touchant à l’estime de soi. On peut dire ici que quelque chose est
restauré, sous des noms aussi divers que l’honneur, la bonne réputation, le respect de soi et,
il faut insister sur le terme, l’estime de soi, c'est-à-dire la dignité attachée à la qualité morale
de la personne humaine.
Peut-être est-il permis de faire un pas de plus et de suggérer que cette reconnaissance
intime, touchant à l’estime de soi, est susceptible de contribuer au travail de deuil par lequel
l’âme blessée se réconcilie avec elle-même, en intériorisant la figure de l’objet aimé perdu.
Ce serait là une application quelque peu inattendue du fameux mot de l’Apôtre : « la vérité
vous affranchira ». Inutile d’ajouter que, dans les grands procès auxquels les désastres du
siècle ont donné lieu, ce travail de deuil n’est pas seulement offert aux victimes, s’il en existe
encore, mais à leurs descendants, parents et alliés, dont la douleur mérite d’être honorée.
Dans ce travail de deuil, prolongeant la reconnaissance publique de l’offensé, il est possible
de reconnaître une version morale et non plus seulement esthétique de la catharsis offerte,
selon Aristote, par le spectacle tragique. Se pose encore la question de savoir si par la
sanction, quelque chose n’est pas dû à l’opinion publique. La réponse doit être positive.
L’opinion publique est d’abord le véhicule, ensuite l’amplificateur, enfin le porte-voix du
désir de vengeance. On ne saurait donc trop insister sur l’effet de publicité, au sens de
rendre public, donné entre autres par les médias à la cérémonie du procès et à la
promulgation des peines. Cette publicité devrait consister en une éducation à l’équité, en
disciplinant l’impur désir vindicatif.
Le premier seuil de cette éducation est constitué par l’indignation, dont on n’a pas encore
prononcé le nom, laquelle, mal distinguée de la soif de vengeance, commence déjà de s’en
éloigner, dès lors qu’elle s’adresse à la dimension d’injustice du mal commis. En ce sens,
l’indignation est déjà mesurée par le sens de la loi et affectée par le trouble public résultant
de l’infraction. L’indignation a, en outre, la vertu de relier l’émotion causée par le spectacle
de la loi lésée et celle suscité par le spectacle de la personne humiliée. C’est à tous ces titres
que l’indignation constitue le sentiment de base à partir duquel l’éducation du public à
l’équité a des chances de réussir. Bref, à l’opinion publique aussi quelque chose est dû par la
sanction, qu’une certaine catharsis de la vengeance viendrait couronner.
Reste l’ultime question : en quoi et jusqu’à quel point la sanction est-elle due au coupable,
au condamné ? Comme on le sait le prévenu est un acteur, un protagoniste du
débat judiciaire; comment pourrait-il devenir en outre le protagoniste, l’acteur de la
sanction ? Ne faudrait-il pas dire, à titre idéal au moins, que la sanction aurait atteint son
264
but, remplir sa finalité, si la peine était, sinon acceptée, du moins comprise par qui la subit ?
Cette idée-limite, régulatrice, était impliquée par l’idée de reconnaissance : reconnaissance
du plaignant comme victime, reconnaissance de l’accusé comme coupable. Or si la
reconnaissance poursuit son trajet dans l’intimité de l’être offensé sous forme de réparation
de l’estime de soi, la reconnaissance de soi comme coupable n’est-elle pas le symétrique
attendu de cette reconnaissance par soi de la victime ? C’est là l’idée régulatrice de la
condamnation.
Si en effet la sanction doit avoir un futur, sous les formes que l’on va dire de la réhabilitation
et du pardon, ne faut-il pas que, dès le rendu de la sanction, l’accusé se sache reconnu au
moins comme être raisonnable, responsable, c'est-à-dire auteur de ses actes ?Hegel poussait
le paradoxe jusqu’à soutenir que la peine de mort, à laquelle seul un être humain peut être
soumis, était une façon d’« honorer le coupable en tant qu’être rationnel ». On a, certes, des
raisons plus fortes de refuser la peine de mort – ne serait-ce que l’idée qu’on se fait d’un
Etat qui, en limitant sa propre pulsion de vengeance, s’interdit de se comporter lui aussi
comme criminel sous la figure du bourreau.
On peut tout de même retenir de l’argument de Hegel que seul un être raisonnable peut
être puni. Tant que la sanction n’a pas été reconnue elle-même pour raisonnable par le
condamné, elle n’a pas atteint ce dernier comme être raisonnable. C’est cet échec de la
sanction à achever son parcours dans le cadre du procès qui ouvre la séquence dans laquelle
on va maintenant s’engager : celle du pardon.
II.
LE DEVOIR DE PARDON
Deux idées doivent être examinées ici : d’un côté, la distinction entre le pardon et l’ordre
juridique (A) et, de l’autre, entre le pardon, la justice et la réconciliation (B).
A. Pardon et ordre juridique
Quel lien peut-on établir entre le pardon et l’ordre juridique ? Il s’agit de deux choses
contradictoires, mais peut-être également nécessaires, voire complémentaires. D'un côté,
en effet, le pardon n'appartient pas à l'ordre juridique; il ne relève même pas du plan du
droit. Il faudrait en parler comme Pascal parle de la charité dans le fameux passage sur les «
trois ordres» : ordre des corps, ordre des esprits, ordre de la charité.
Le pardon échappe en effet au droit aussi bien par sa logique que par sa finalité. D'un point
de vue, qu'on peut dire épistémologique, il relève d'une économie du don, en vertu de la
logique de surabondance qui l'articule et qu'il faut bien opposer à la logique d'équivalence
présidant à la justice. A cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique
mais supra-éthique. Mais il n'échappe pas moins au droit par sa finalité.
Pour le comprendre, il faut d'abord dire qui peut l'exercer. Absolument parlant, ce ne peut
être que la victime. A cet égard, le pardon n'est jamais dû. Non seulement il ne peut être que
demandé, mais la demande peut être légitimement refusée. Dans cette mesure, le pardon
265
doit d'abord avoir rencontré l'impardonnable, c'est-à-dire la dette infinie, le tort irréparable.
Cela dit, bien que non dû, il n'est pas sans finalité. Et cette finalité a rapport avec la
mémoire. Son « projet» n'est pas d'effacer la mémoire; ce n'est pas l'oubli; bien au contraire,
son projet, qui est de briser la delle, est incompatible avec celui de briser l'oubli6. Le pardon
est une sorte de guérison de la mémoire, l'achèvement de son deuil; délivrée du poids de la
delle, la mémoire est libérée pour de grands projets. Le pardon donne un futur à la mémoire.
Il n'est cependant pas interdit de se demander si le pardon n'a pas quelque effet secondaire
sur l'ordre juridique lui-même, dans la mesure où, lui échappant, il le surplombe.
On peut dire deux choses à cet égard.
D'un côté, en tant qu'horizon de la justice, le-pardon constitue un rappel permanent du fait
que la justice est seulement celle des hommes et qu'elle ne saurait s'ériger en jugement
dernier. En outre, ne peut-on tenir pour des retombées du pardon sur la Justice toutes les
manifestations de compassion, de bienveillance, .à l'intérieur même de l'administration de
la justice, comme si la justice, touchée par la grâce, visait dans sa sphère propre à cet
extrême que depuis Aristote on nomme « équité »? De l’autre, on peut suggérer l'idée
suivante : ne revient-il pas au pardon d'accompagner la justice dans son effort pour
éradiquer sur le plan symbolique la composante sacrée de la vengeance ?
Ce n'est pas en effet seulement de la vengeance sauvage que la justice cherche à se
dissocier, mais de la vengeance sacrée, en vertu de laquelle le sang appelle le sang, et qui
prétend elle-même au titre de la justice.
Au plan symbolique le plus profond, l’enjeu est celui de la séparation entre Diké, justice des
hommes, et Thémis, ultime et ténébreux refuge de l’équation entre Vengeance et Justice.
N’appartient-il pas au pardon d’exercer sur ce sacré malveillant la catharsis qui en fera
émerger un sacré bienveillant ? La tragédie grecque, celle de l’Orestie au premier chef, nous
a appris que les Erinyes (les Vengeresses et les Euménides (les Bienveillantes) sont les
mêmes. Dans un raccourci fulgurant, Hegel note dans les principes de la philosophie du
droit : Les Euménides dorment, mais le crime les réveille.
B. Pardon, justice et réconciliation
Le pardon peut-il agir en complémentarité de la justice pour l’aider dans sa finalité longue,
de sorte que ses jugements contribuent à mettre un terme aux effets de la violence de
masse et à permettre la pacification des différends ? Le pardon peut-il être un succédané de
justice lorsque la justice est défaillante ou absente ? Que vient faire l’octroi du pardon
individuel dans un processus collectif de réconciliation ? Pour comprendre comment le
pardon peut contribuer à réconcilier les enfants d’un même pays (2), il faut cerner les
contours de la réconciliation(1).
1. L’ingénierie de la réconciliation
La réconciliation n’est ni le fruit de la paix, ni celui de la justice, ni de leur addition. Elle n’est
266
pas non plus le fruit du pardon, sauf à la considérer dans sa dimension singulière, la
réconciliation entre le pardonné et le pardonnant, alors qu’il s’agit ici de la réconciliation de
sociétés entières.1La réconciliation est avant tout un idéal. Son but est de redonner une
place à tous, aux victimes qui n’en avaient plus et aux bourreaux qui l’ont perdue en
basculant dans l’inhumanité absolue, et à leur groupe respectif.2
Les concepts de réconciliation qui, depuis les années 1990, fleurissent un peu partout dans
le monde, partent tous du postulat que la paix ou la chute d’un régime criminel met fin aux
massacres et donc aux injustices infligées jusqu’ici aux victimes. Leur principale
préoccupation est donc de faire la lumière sur les violences de système et de rétablir la
dignité des victimes par la reconnaissance publique des torts subis, tout en offrant à ceux qui
les ont commis une occasion de reconnaître leur faute : reléguer le passé au passé tout en
conservant la mémoire.
2. Le pardon au service de la réconciliation
Le pardon a, sans nul doute, quelque chose à voir avec la justice puisque, loin de signifier
l’oubli, il suppose un travail de formulation du tort. Ce travail est cependant à la charge non
pas du juge mais de l’intéressé lui-même qui se reconnaît comptable de son action négative
et des conséquences pour la victime. Il est restaurateur de lien social, à l’instar de la justice.
Le pardon a aussi ceci de commun avec la justice qu’il tente d’interrompre l’action, d’y
mettre un terme pour qu’elle n’appartienne plus au présent mais au passé. Il n’est
néanmoins pas rétributif puisqu’il ne fait pas payer la dette mais la brise. Le pardon équivaut
à croire en l’autre, malgré ses actions, donc à croire en la part d’humanité dans l’homme,
même le plus abject.
La justice, quant à elle, ne s’occupe pas de l’humanité du criminel mais de ses droits pour
rendre une justice équitable. Elle mesure la faute à la lumière de l’infraction d’une règle et
du tort fait à autrui. Au moment du procès, elle réduit donc l’auteur de la faute à l’action
négative qu’il a commise afin d’énoncer la peine par laquelle il pourra se racheter et
réintégrer la société dans la pleine jouissance de ses droits, non pas parce qu’il aura montré
son humanité, mais parce qu’il aura payé sa dette.
La justice n’a pas besoin, comme le pardon, que l’auteur reconnaisse sa faute puisqu’elle se
chargera de l’établir. Et si le pardon pouvait remplacer la justice, il serait générateur
d’impunité et d’injustice puisque le pardon ne prononce pas de sanction. Justice et pardon
ne fonctionnent donc pas sur le même mode. La justice ne brise pas non plus le déni :
nombre d’accusés des crimes les plus atroces sortent de prison sans reconnaître ou sans
renier leurs actes. Les uns se déclarent innocents, les autres les légitiment.
1
Florence Hartmann, Juger et pardonner des violences d’État : deux pratiques opposées ou
complémentaires ?,Éd. Flammarion, 2007, p. 68..
2
?Florence Hartmann, op. cit. , p. 68.
267
Le pardon met fin au déni du pardonné. Le pardon délie donc le sujet de son acte alors que
la justice n’a d’autre pouvoir que de l’y encourager. Par ce déliement, le pardon met un
terme à la haine entre le pardonné et le pardonnant, tandis que la justice ne peut aspirer à
désamorcer la dynamique de la haine que sur le long terme. Mais cette aspiration concerne
plus qu’un individu, dans l’idéal la société tout entière. Le pardon, contrairement à la justice,
ne cherche pas à trancher définitivement sur le fond. Il suppose un compromis qui rompt
avec la reconduction interminable de deux narrations opposées des événements passés. On
dit qu’« il faut que justice passe » pour que « le passé passe ». Le pardon n’aurait-il donc
aucune place dans le processus ? Se réconcilier n’est pas nécessairement pardonner. La
réconciliation est à la fois individuelle et collective, dans l’interpersonnel de la victime et du
bourreau mais aussi de la société qui a confronté le passé violent et reconstruit la confiance
autour d’une mémoire collective.
Le pardon est personnel : ce sur quoi le pardonné et le pardonnant se sont entendus
n’engage qu’eux. Le pardon réconcilie les protagonistes de cet échange et eux seuls. Il ne
participe à la réconciliation des sociétés ayant connu la violence de masse que dans la limite
où il prouve qu’une victime peut pardonner à son bourreau en dépit de la gravité des crimes.
Est-ce que l’avenir est pour autant impossible sans pardon, comme le proclamait Desmond
Tutu ? Le pardon est sans conteste exceptionnel, non seulement parce que les crimes contre
l’humanité et les génocides sont insolvables, irréparables, inexpiables et impardonnables,
mais parce que ce type de crimes défie l’humanité de la future victime ou plutôt la lui nie.Or,
le pardon suppose, à l’inverse, que la victime trouve de l’humanité chez celui qui l’a
déshumanisée et a fait preuve à son encontre d’inhumanité.
La question n’est donc pas de rétablir un lien, un échange entre des ennemis, ni de
simplement désamorcer la haine, le ressentiment, le désir de vengeance qui les opposent
comme le proposent de manière souvent réductrice les politiques transitionnelles. Elle ne se
réduit pas non plus à un élan de « sagesse pratique » qui pousserait les protagonistes à
tenter d’exprimer le tort subi et le tort commis tout en acceptant de construire « dans le
différend irrémédiable entre les deux narrations ou les deux argumentations, une sorte de
compromis qui rompt avec la reconduction interminable de deux versions séparées », selon
la brillante formule d’Olivier Abel qui semble, cependant, mieux définir ici la réconciliation
que le pardon1. La question est beaucoup plus complexe en raison du déséquilibre infini qui
a présidé à la tragique rencontre de la victime et du bourreau et de l’impossible équivalence
entre ces deux protagonistes de l’histoire qui en résulte. Le refus du pardon a sans conteste
une dimension rationnelle, sa propre sagesse aussi puisqu’il illustre le refus de la victime,
non pas d’être autre qu’elle-même comme le suggérait Hegel, mais d’être l’autre, c’est-àdire interchangeable avec le pardonné dans le cadre de l’échange rétabli par lequel tous
deux réintègrent, au même rang, la communauté des humains.
1
Lire Olivier Abel, Le pardon. Briser la dette et l’oubli, Paris, Autrement, 1991 ; et également « Ce
que le pardon vient faire dans l’histoire », in Esprit, juillet 1993.
268
Cette interchangeabilité, que le pardon produirait selon ses détracteurs, est habituellement
attribuée à l’absence de pardon, censée favoriser chez les victimes des réponses mimétiques
à de précédentes violences de masse. Cette attribution part cependant de la prémisse
erronée que le pardon serait le seul moyen véritablement efficace de surmonter le différend
irrémédiable et donc la répétition des crimes. Sans compter qu’en l’absence, une fois de
plus, de statistiques, il est impossible de déterminer si cette récurrence des violences inouïes
est plus souvent induite par la compulsion de la réponse mimétique des victimes ou de leur
descendance ou bien par la compulsion de répétition des bourreaux et de leurs enfants.
Le refus du pardon n’est pas un renoncement à rechercher la part d’humanité chez l’autre,
mais un refus d’accorder sa confiance à celui qui a dévoilé sa part d’inhumanité. Les
survivants du Cambodge, du Rwanda et de Bosnie affichent ce refus, sans doute exacerbé
dans les conflits dit de voisinage, où la question de la confiance est d’autant plus
douloureuse. Il s’explique non seulement par la peur que cela ne recommence parce que
l’idéologie qui a présidé aux crimes n’est pas morte (Bosnie, Rwanda), mais aussi par
l’absence d’indignation des bourreaux, par leur refus de reconnaître qu’il y eu faute ou
d’avouer leur participation, comme en témoigne le cinéaste cambodgien Rithy Panh qui, à
titre personnel, exclut à jamais le pardon.
Le pardon est-il indispensable à la réconciliation ? Ne confond-on pas trop souvent le pardon
et la réconciliation justement parce qu’ils consistent en une démarche similaire mais
s’exercent à des niveaux différents ? La réconciliation ne serait-elle pas justement ce
qu’Olivier Abel définissait comme le pardon, une réconciliation qui aspire à rendre
compatible les deux narrations et les deux intérêts opposés afin de reconstruire un climat de
confiance mutuelle, d’apaiser le différend et de restaurer une coexistence pacifique ? Et le
pardon, libéré ou non de toute référence religieuse, une autre manière pour la victime de
retrouver la confiance dans le monde dont elle a été dépossédée en devenant victime ?
Démarche intime et interpersonnelle, le pardon consisterait alors à agir individuellement et
de manière entièrement autonome, au niveau micro-sociétal, en recherchant la part
d’humanité chez celui qui fait l’effort de reconnaître une partie des torts commis et des torts
subis.
Et pour ceux qui ont refusé le pardon, la réconciliation équivaudrait à rechercher cette part
d’humanité non pas chez leurs bourreaux, mais à l’échelle du groupe ou de la société qui
leur a infligé ces souffrances injustifiables, avant de pouvoir envisager des relations de
confiance.
Le pardon permet, certes, de mettre un terme au ressentiment, à la rancœur, voire à la
haine, qui habite les victimes de ces violences, mais seulement s’il est conforme à sa nature,
c’est-à-dire individuel, intime et imprévisible. L’octroi du pardon ne peut être exigé ni
décrété au nom des victimes, qui seules peuvent l’accorder individuellement.
C’est pour cela que l’octroi collectif, contrairement à la demande collective de pardon, n’a
aucune place dans le champ politique.
269
270
271
272
Pourquoi je suis ricœurien ?
Par Dieudonné MUNZANGALA-MUNZIEWU1
S'il est un philosophe européen contemporain dont la pensée coïncide avec la nécessité
historique, pour les sociétés africaines actuelles, de se démocratiser, c'est bien Paul Ricœur.
Penseur certes enchâssé dans la matrice européenne par la langue et l'histoire, entre autres,
mais qui n'ignore guère que ces dimensions font sens à la fois pour lui et pour les autres, en
Occident comme ailleurs, notamment en Afrique. D'où l'idée d'interrelation, entendue
comme ouverture de l'identité à l'altérité, comme interprétation de la diversité humaine,
comme herméneutique de la fraternité et, donc, comme éventualité de l'amitié qui
rassemble par-delà les différences, au sens aristotélicien du symphilosophein2. Où l'on voit
que, partant de Ricœur, la conflictualité politique en Afrique ne saurait être dirimante ou
irrémédiablement violente, car la démocratie n'en est qu'à ses balbutiements. De plus, le
pluralisme inhérent au système démocratique présuppose cette conflictualité. D'où
l'exigence de pacifier l'espace politique par des pratiques institutionnelles plus équitables,
qui, à terme, sont censées raffermir les fondements de l'Etat de droit.
C'est ici qu'intervient l'histoire. En effet, dans la praxis de la recherche des solutions
aux conflits qui minent encore certaines parties de l'Afrique, il s'agit de (re)construire le
vivre-ensemble par une (re)lecture consensuelle de la mémoire collective, par une
(ré)écriture de l'histoire commune. Dit autrement : comment rester nous-mêmes en dépit
du temps qui s'écoule et nous change ? Que garder de notre passé qui ne puisse entraver
l'horizon d'un avenir partagé ? L'important, suggère Ricœur, c'est la mémoire en tant
qu'intention de faire sens ensemble. Or, une telle perspective n'est réalisable que dans la
mesure où cette (ré)écriture de l'histoire est exempte de manipulations politiques ou
idéologiques (racisme, ethnocentrisme...), c'est-à-dire à l'abri des « abus de la mémoire » ou
des « empêchements » de celle-ci, dans un esprit consensuel. Du point de vue de cette
postulation du « bon usage de la mémoire », je suis ricoeurien.
Mais la mémoire, c'est aussi la responsabilité, voire la culpabilité. Ici aussi, la leçon de
Ricœur est magistrale et inspirante pour le vivre-ensemble démocratique auquel aspirent les
peuples d'Afrique. Ainsi, pour qu'il y ait véritablement coexistence dialogique entre
victime(s) et bourreau(x), par exemple à l'issue d'un conflit, un travail de mémoire est
indispensable, celui-ci s'astreignant au langage de vérité, ce, sans perdre de vue l'idéal de
1
Dieudonné MUNZANGALA-MUNZIEWU, est philosophe et enseigneur chercheur à l’Université de Libreville,
Gabon
2
Aristote, Ethique de Nicomaque, IX, 12, trad. J. Voilquin, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 287 : « L'amitié est une
sorte d'association. Les dispositions qu'on entretient à l'égard de soi-même, on les montre à l'égard de
l'ami. Or, en ce qui nous concerne personnellement, la sensation de notre existence est désirable ; elle l'est
aussi par rapport à l'ami. Comme elle ne se manifeste en acte que dans la vie commune, tout naturellement
les amis y aspirent (…) pour philosopher de compagnie ». Je souligne.
273
justice comme horizon indépassable de la réconciliation, préalable à la paix civile. Apparaît
alors la notion d'homo capax qui, au fond, et dans le cas d'espèce, renvoie non seulement à
la victime qui est censée (avoir la capacité de) accorder le pardon, mais aussi au coupable,
c'est-à-dire le délinquant, voire le criminel, en ce que celui-ci est également supposé capable
de se repentir, de montrer qu'il mérite le pardon de la victime.
C'est de cette double dimension humaine que l'on déduit la possibilité de libérer la
part de bonté qui est en chacun(e) -victime ou coupable- et, surtout, de réhabiliter
l'humanité qui gît au fond du bourreau, homo nocens. Précisément, cette dernière idée, chez
Ricœur, est solidaire d'une autre, à savoir la contingence du mal. C'est que, pour lui, même
le plus abominable criminel peut être (ré)éduqué à la citoyenneté, ce qui rend absurde, de
fait inutile, la peine de mort comme sanction ultime, étant entendu que « la peine doit
donner un avenir au condamné ». En cela aussi, je suis ricœurien.
1- Ricœurien dans le sens de la postulation du bon usage de la mémoire
« Le passé ne laisse pas seulement des traces inertes, des résidus, mais aussi des énergies
dormantes, des ressources inexplorées qu'on assimilerait plutôt à des promesses non tenues,
lesquelles fondent la mémoire (…). Le caractère dormant des potentialités non déployées est
ce qui permet les ''reprises'', les ''renaissances'', les ''réveils'' par quoi le nouveau s'enchaîne
avec l'ancien ». Paul Ricœur1.
L'idée d'interrelation effleurée plus haut induit un lien étroit entre les notions
d'identité et d'altérité. Chez Ricœur, c'est une sorte d'herméneutique de la fraternité. En
effet, « Qu'est-ce que comprendre ? », telle semble l'interrogation axiale de son
interprétation de la diversité. Il s'agit d'une lecture attentive des textes, d'un regard
méticuleux sur les traditions, d'une réflexion sur leur sens et leur narrativité. Ainsi, en tant
que notion politique, la fraternité s'entend ici métaphoriquement, au sens où les membres
d'une famille se (sou)tiennent. En même temps, cette fraternité allégorique dévoile et
souligne l'impersonnalité du lien politique. Pour le dire en d'autres mots, la force
métaphorique de la fraternité ne vient pas tant du lien de sang que de la dimension politique
du rapport à l'autre. Premièrement, cet(te) autre est un(e) frère/soeur abstrait(e), qui peut
être le/la concitoyen(ne). Cette relation civique suppose des institutions justes et équitables,
au sens rawlsien : « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité
est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit
être rejetée ou revisée si elle n'est pas vraie ; de même, si efficaces et bien organisées que
soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont
injustes »2. Secondement, la relation identité/altérité ne se lit pas comme mêmeté, mais
comme isonomie et éventualité de l'amitié transcendant les différences. Mieux, c'est une
forme de sensibilité aux malheurs de l'humanité, et non pas seulement à ceux de son
peuple, de sa famille ou aux siens propres.
1
Cf. « Le fondamental et l'historique », in G. Laforest et Ph. de Lara (dir.), Charles Taylor et l'interprétation de
l'identité moderne, Paris, Ed. Cerf, 1998, p. 31.
2
John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Ed. Seuil, 1987, p. 29.
274
Mais, posant sous cet angle le lien identité/altérité, c'est-à-dire sur le terrain de
l'identité politique, il est difficile de faire l'économie d'une analyse de la citoyenneté, au sens
de l'appartenance à une histoire commune et, par voie de conséquence, le rapport à la
mémoire collective. L'oubli de l'identité politique peut être source de traumatismes ou, du
moins, à l'origine de querelles dans la (re)lecture de la mémoire collective et la (ré)écriture
de l'histoire commune. Dans cette optique, Ricœur préconise le « bon usage de la
mémoire », c'est-à-dire la clairvoyance quant à ce qu'il désigne comme « les abus de la
mémoire naturelle »1, que ceux-ci soient « des abus, au sens fort du terme, résultant d'une
manipulation concertée de la mémoire et de l'oubli par les détenteurs de pouvoir »2, ou qu'ils
relèvent de ce qu'il appelle une « mémoire abusivement commandée ». En effet, explique
Ricœur, « l'injonction ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la
communauté nationale, ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de
ces événements d'une manière apaisée »3
Comme on le voit, l'intention de faire sens ensemble par rapport à l'histoire
commune vécue est tributaire de la position sociale ou des intérêts économiques. De ce
point de vue, la mémoire peut être manipulée ou empêchée par ceux qui détiennent le
pouvoir. Ainsi, prenant l'exemple de l'histoire de la France, Jacky Dahomay revient sur la
lecture ''clivante'' de la mémoire collective entre ce qu'il est convenu d'appeler l'Hexagone la France métropolitaine- et l'Outre-mer français, particulièrement les Antilles et la Guyane,
en insistant sur le hiatus, pour les habitants des Caraïbes, entre leur identité culturelle et
leur identité politique : « Le malaise subsiste. Comment être antillais et français, voire
européen ? Un tel malaise se manifeste essentiellement : 1/ par un désir de reconnaissance
de l'identité culturelle, et 2/ par une crise grave de la conscience civique. Le premier point est
exprimé surtout par les intellectuels antillo-guyanais. Ce mécontentement trouve sa
légitimité dans la dénonciation du faux universalisme d'un certain républicanisme français.
(…) Le deuxième point caractérisant le malaise antillais se manifeste concrètement de nos
jours par un déficit grave de conscience civique. Tout se passe comme si, chez nous, la loi
n'avait aucune valeur transcendantale (…). La départementalisation, poursuit Jacky
Dahomay, n'a pas mis fin aux pratiques héritées du passé »4.
Combler cette béance de la mémoire collective -l'absence de commémoration de
l'abolition de l'esclavage, intervenue aux Antilles et en Guyane, à l'échelle de toute la France, c'est tenter de répondre à une exigence de l'histoire nationale, en termes de
problématique de réconciliation de la France avec son passé colonial, d'une part, et de
politique de (re)construction de l'identité politique, d'autre part. C'est là un enjeu majeur
1
Cf. La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Ed. Seuil (2000)/Points-Essais, 2003, p. 82.
Paul Ricoeur, Ibid., p. 97. Ici, l'auteur parle de « mémoire manipulée ».
3
Ibid., p. 105. Ricoeur parle également de « mémoire obligée » ou de « devoir de mémoire [qui] est requis ».
4
Cf. « Identité culturelle et identité politique. Le cas antillais », in W. Kymlicka et S. Mesure (dir.), Comprendre
(Les identités culturelles) Revue de philosophie et de sciences sociales, n°1-2000, Paris, PUF, 2000, pp. 116117. Insistant sur la dimension ricoeurienne de « la mémoire empêchée » par des résistances, que je
qualifierais d'hexagonales, Jacky Dahomay, à la page 116 du même article, illustre son propos par
« l'abolition de l'esclavage » dont « la commémoration » n'a lieu que « dans les Antilles-Guyane », alors
qu'elle aurait dû devenir « une fête nationale au même titre que le 14 juillet ».
2
275
aussi bien pour l'Hexagone que pour l'Outre-mer. C'est que, il y a lieu de restaurer en
quelque sorte « l'absent de l'histoire », pour reprendre le très éloquent titre d'un ouvrage de
Michel de Certeau1, pour qui l'histoire serait une « hétérologie »2, en ce qu'elle (devrait)
constitue(r) une quête perpétuelle de ce qui est perdu ou occulté, en l'occurrence en
revisitant les « traces de l'autre » France, c'est-à-dire en commémorant l'abolition de
l'esclavage comme « figure de l'icône » d'un passé douloureux pour tous les Français, mais
heureusement révolu. Aussi, pourrait-on soutenir que le lien entre la mémoire et l'histoire
n'en est que plus évident. Tandis que le souvenir de (l'abolition de) l'esclavage demeure vif
et prend un accent singulier pour les descendants d'esclaves, il est plutôt minimisé, pour ne
pas dire ostensiblement ignoré des descendants des anciens maîtres, fussent-ils Békés ou
Métropolitains. Et l'Ecole de la République, qui est supposée intégrer les grands événements
nationaux dans ses programmes, reste muette à ce sujet, manquant ainsi partiellement à
son devoir de (re)construction de l'identité politique.
1.1- De la mémoire comme lien avec le passé
Le caractère conflictuel de l'espace politique africain, disais-je plus haut, n'est pas
synonyme de violence ; il est inhérent au système démocratique lui-même, surtout lorsque
l'Etat de droit en est encore à ses prémices. Il existe donc une consubstantialité certaine
entre démocratie et conflictualité, cette dernière renvoyant prioritairement au pluralisme
politico-axiologique et accessoirement à la violence que peut générer l'exacerbation des
divergences, par exemple par instrumentalisation des identités (racisme, ethnocentrisme...).
De nombreux conflits qui minent certaines parties de l'Afrique en sont les conséquences plus
ou moins immédiates. Dans ce contexte, initier un processus de réconciliation, à l'issue d'un
(de) conflit(s) ayant opposé ou qui oppose(nt) des groupes ethniques ou politiques au cours
de l'histoire, conduit à une (ré)écriture consensuelle de la mémoire, préalable à une
coexistence apaisée, par rapport à un passé qui, lui, était conflictuel. Toutefois, pour que
cette identité narrative ''pacifique'' advienne, il est nécessaire d'établir un rapport au passé
commun. Comment donc perdurer dans le changement ? Quelle stratégie d'autopréservation adoptée dans cette volonté d'intégrer l'espace politique commun, qui ne puisse
empêcher une coexistence pacifique, qui soit porteuse d'un avenir radieux et partagé ?
L'intention de faire sens ensemble ne peut pas faire abstraction d'une cohésion
temporelle de l'identité narrative, telle qu'elle est élaborée par Ricœur3 et expliquée par luimême : « On ne peut pas séparer la mémoire du projet et donc du futur. Nous sommes
toujours entre la récapitulation de nous-mêmes, la volonté de faire sens avec tout ce qui nous
est arrivé, et la projection dans des intentions, des expectations, des anticipations, mais aussi
des actes de volonté qui sont toujours des projets, des choses à faire »4. Ainsi, cette volonté
1
Cf. L'Absent de l'histoire, Paris, Ed. Mame, 1973.
Michel de Certeau, op. cit., p. 173.
3
Cf. Temps et Récit, 3 vol., Paris, Ed. Seuil, 1983 (vol. 1- L'intrigue et le récit historique), 1984 (vol. 2- La
configuration dans le récit de fiction), 1985 (vol. 3- Le temps raconté). A noter que les trois volumes ont été
réédités dans la collection ''Points-Essais'' en 1991.
4
Cf. Magazine littéraire(Paul Ricoeur. Morale, histoire, religion:une philosophie de l'existence), n°390,
2
276
et cette capacité de se maintenir dans/à travers le temps se cristallisent dans la
commémoration, l'objectif étant d'actualiser -au sens de rendre permanent dans le présentle souvenir d'un événement (majeur) et/ou d'un(e) héros (héroïne) ou simplement d'une
personne qui a eu une attitude exemplaire. Le musée historique de l'île de Gorée, au large
de Dakar au Sénégal, perpétue le souvenir de millions d'Africains déportés aux Amériques
lors de la Traite Négrière. De même, certains monuments présentifient le souvenir
d'hommes valeureux. On peut citer l'exemple du monument du capitaine Charles Ntchorere1
à Libreville, vaillant soldat gabonais de l'armée coloniale française, tombé pour l'honneur du
drapeau qu'ils défendait face aux nazis. D'ailleurs, son héroïsme continue d'inspirer des
générations de soldats africains, à l'instar du Prytanée Militaire de Saint Louis, au Sénégal,
qui en a fait son parrain.
Dans les deux cas, il y a comme une transtemporalité permettant de fixer des repères
et de créer un lien entre les générations. En clair, pour la collectivité, la commémoration
remplit une fonction identitaire, par l'adhésion espérée ou réellement suscitée aux valeurs
liées à tel événement ou à tel personnage entrés dans l'histoire commune. Par ailleurs,
l'enjeu politique et non moins symbolique affiché est la réconciliation. En ce sens, la
commémoration de l'abolition de l'esclavage est supposée faire la démonstration que les
descendants des esclaves et ceux des esclavagistes d'hier peuvent s'unir à présent et
envisager un avenir partagé.
Il arrive cependant que l'identité d'un pays soit célébrée aux dépens de la vérité
historique, par occultation de la mémoire d'un groupe au profit d'un autre. Ainsi en est-il de
l'Argentine, où l'automutilation de l'identité afro-américaine a débouché sur de grossières
manipulations idéologiques et racistes de l'histoire nationale ayant consisté à nier
officiellement l'apport des Noirs, voire leur présence, les assimilant souvent à des immigrés
uruguayens. Le tango, genre musical par excellence de l'Argentine et symbole de la culture
de ce pays, est révélateur de cette automutilation, comme le montre, entre autres,
l'ethnomusicologue français Michel Plisson2. Non moins éclairant est le témoignage, pour
ainsi dire de l'intérieur, de Juan Carlos Caceres3, pianiste, chanteur et compositeur argentin,
qui revendique haut et fort l'héritage négro-africain du tango (milonga, candombe, murga).
Le contexte argentin montre à quel point un effort de restauration de la mémoire est
nécessaire par la reconnaissance d'une partie du passé, voilée jusqu'ici, en vue de
rapprocher la minorité noire du reste de la communauté nationale, en continuité avec la
conscience et la mémoire collectives argentines. De ce point de vue, la mémoire peut
remplir une fonction pédagogique, et même éthique.
septembre 2000. Propos recueillis par François Ewald, p. 24.
Il est né le 15 novembre 1896 à Libreville (Glass). C'était un militaire d'origine gabonaise ayant servi dans
l'armée française lors des deux guerres mondiales. Il est mort exécuté par l'ennemi le 7 juin 1940 à Airaines.
(Source : www.wikipedia.org)
2
Cf. Tango. Du noir au blanc, Arles/Paris, Ed. Actes Sud/Cité de la Musique, 2001. Cette coédition fait qu'un CD
accompagne l'essai de Michel Plisson.
3
Auteur d'une discographie fournie en tango, on peut citer, entres autres, Tango Negro Trio (Felmay, 2003),
Tango que me Hiciste Mal (Felmay, 2006), La Vuelta de Malon (Felmay, 2008), No me Rompes la Bolas
(Felmay, 2011).
1
277
1.2- De la mémoire comme outil éthico-pédagogique
Faire sens ensemble autour d'un personnage et/ou d'un événement qui ont marqué
l'histoire collective, c'est manifester un sentiment d'appartenance. Cet acte commémoratif
est nécessairement lié à une (prise de) conscience nationale, laquelle présuppose un
contenu consensuel devant être transmis à la postérité, de génération en génération.
Commémorer (cum-memorare), c'est se remémorer avec, donc collectivement, au sens
moderne de célébrer ensemble (entre semblables et égaux en droit et en dignité, entre
concitoyens), le souvenir d'un personnage ou d'un moment ayant marqué la conscience
nationale. Cela revient somme toute à communiquer aux nouvelles générations des valeurs
et des projets, c'est-à-dire non seulement entretenir la communion autour de ces valeurs,
mais aussi entretenir l'espoir qu'il en sera toujours ainsi. C'est la promesse d'un avenir
partagé (pro-messe de quelque chose à venir, qui va advenir ad-venire). Entrent dans cette
rubrique les festivités liées aux indépendances en Afrique, ou à d'autres événements
structurants pour un pays, par exemple la commémoration de la réunification au Cameroun.
Sous cet angle, l'horizon politique de cette démarche est clair : il s'agit de montrer
non seulement que la réconciliation entre anglophones et francophones est possible, mais
aussi que le pacte social et l'unité nationale sont définitivement scellés. Non moins
significative est la dimension éthique de ce type de manifestations publiques, en ce qu'elles
véhiculent des valeurs, des idéaux à transmettre à la jeunesse. La commémoration a donc
valeur d'exemplarité. Ce faisant, il arrive que, dans la ferveur générale, l'on privilégie tel(s)
personnage(s) -élevé(s) au rang de héros de la nation- plutôt que tel(s) autre(s), pourtant
non moins méritant(s). De même, tel moment de l'histoire nationale est rendu saillant plutôt
que tel autre, à la demande des autorités ou suivant le mot d'ordre de groupes de pression.
Ainsi, la visée politique de réconciliation ou de consensus national, noble en tant que telle,
dévie de son sens réel ou initial, pour n'être plus que l'instrument d'une mainmise des uns
sur la mémoire collective, au détriment des autres. Dans cette optique, Tzvetan Todorov
prévient contre ce qu'il appelle un « éloge inconditionnel de la mémoire », au sens où,
précisément, « les enjeux de la mémoire sont trop grands, soutient-il, pour être laissés à
l'enthousiasme ou à la colère »1.
Ainsi, la mémoire n'est pas qu'une affaire de « traces inertes », de « résidus » ou de
passé à contempler ; elle s'inscrit davantage dans la continuité de l'histoire commune. En
tant qu'intention de faire sens ensemble, la mémoire se veut un récit collectif2 qui met en
1
2
Cf. Les Abus de la mémoire, Paris, Ed. Arléa, 1995, pp. 13, 14.
Sur cette dimension de l'identité narrative, on peut lire notre « Entre romantisme ethnique et modernité
politique : émergence de la subjectivité démocratique en Afrique », in Revue de l'Enseignement et de la
Recherche Philosophiques (Société Béninoise de Philosophie), Porto-Novo, août 2012, pp. 71-91 : « A ce qui
paraît, une logique différentialiste est à l'oeuvre dans l'identité ethnique. Or, celle-ci se veut substantialiste,
en ce qu'elle absolutise la différence. Par exemple, au Gabon, outre le monisme discursif des hagiographies
ethniques ou récits épiques comme le Mumbwanga des Punu (Sud), le Mvet des Ntumu (Nord) ou l'Olende
des Obamba-Teke (Est), dont certains manipulent la littérarité pour en faire des faits historiques, il est des
expressions qui font florès dans l'espace public, en dépit de leur caractère péjoratif. Ces expressions sont
appliquées aux compatriotes qui appartiennent à un groupe ethnique différent de celui du (des) locuteur(s)
qui les emploie(nt). C'est le cas de bilob des Fang, de l'anongoma des Myene ou du moins connu mais tout
278
exergue des événements déterminants pour le ''vécu national''. A ce titre, elle demande à
être transmise, mais surtout en insistant sur une certaine ''obligatoriété'' morale à maintenir
le lien avec le passé et à en tirer toutes les leçons possibles pour le présent et l'avenir. En ce
sens, les « potentialités non déployées »1 par le passé doivent servir de ''témoin'' pour passer
le relais aux jeunes générations. Autrement dit, le caractère éthico-pédagogique de la
mémoire permet d'éviter les dangers du passé, à l'instar des conflits intercommunautaires
ou des guerres ayant impliqué ou impliquant plusieurs pays. D'où l'exigence d'une mémoire
inclusive, la nécessité d'un regard consensuel sur l'histoire commune. Or, cet aspect à la fois
pédagogique et moral souvent ne tient pas compte de toutes les composantes de l'identité
collective, ainsi que le déplore Léonora Miano, dans le cas de la France : « La France est un
pays qui n'a pas seulement une mémoire blanche, mais aussi des héros noirs, un territoire qui
n'est pas seulement un hexagone. Les programmes d'histoire devraient en tenir compte »2
L'idée sous-tendue ici est que l'''oubli'' officiel des contributions de l'Outre-mer et de
l'Afrique à l'histoire de la France et, par conséquent, à la constitution de son identité
collective procède de l'effacement du souvenir des crimes et des injustices du passé. Cette
absence de (prise de) conscience fait que l'on en minimise le caractère itératif, que l'on en
néglige aujourd'hui les symptômes, ce qui expose possiblement aux désagréments d'hier.
C'est, en un sens, ce que Ricœur nomme « la mémoire obligée », c'est-à-dire « l'injonction
[qui] ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la communauté nationale, ou
par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces événements d'une
manière apaisée »3. Ce sont là des illustrations d'une (ré)écriture exigeante et rigoureuse de
l'histoire commune : exigeante parce qu'elle ne saurait durablement faire l'économie d'une
réflexion sur les principes de cohésion d'une société qui se diversifie culturellement ;
rigoureuse, par ailleurs, car l'unité du socle républicain n'exclut pas principiellement une
interrogation sur le rapport dialectique entre l'identité collective -la fidélité de la France à
son histoire, à sa matrice européenne- et la capacité de cette dernière à se maintenir en
dépit du temps qui passe et qui pourtant la change. Au demeurant, pour reprendre
l'expression de Ricœur, les « cultures tenues pour exotiques »4 jusqu'ici, donc perçues
comme autres ou hétérogènes et, pour tout dire, étrangères, peuvent aider à changer de
paradigme, du moins en tant que source d'une norme d'universalité républicaine plus
intégratrice. A cet égard, la leçon de Ricœur est d'une actualité frappante.
2- Ricœurien dans le sens de la justice comme exigence de la démocratie
« Le juste nous fait nous conformer aux lois et à l'égalité ; l'injuste nous entraîne dans
l'illégalité et l'inégalité (…). Le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en
aussi méprisant bingowu-ngowu des Punu et apparentés Meri ». (Voir les pages 74-75).
Paul Ricoeur, « Le fondamental et l'historique », in G. Laforest et Ph. De Lara (dir.), Charles Taylor et
l'interprétation de l'identité moderne, op. cit., p. 31.
2
Ecrivaine franco-camerounaise, Prix Fémina 2013. Cf. L'hebdomadaire Jeune Afrique, n°2761, du 8 au 14
décembre 2013, p. 19.
3
Cf. La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 105.
4
Cf. Soi-même comme un autre, Paris, Ed. Seuil, 1990, p. 336.
1
279
totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique (…). La justice ainsi entendue est
une vertu complète, non en soi, mais par rapport à autrui ». Aristote1.
Paul Ricœur a sans doute raison lorsqu'il affirme que la mémoire n'est pas liée
qu'au passé, en ce sens qu'il ne s'agit pas seulement de se remémorer des faits, encore
moins de répéter une expérience -ce qui renverrait à une identité invariable-, mais de
valoriser dans le passé ce qui est utile à notre vivre-ensemble et qui, éventuellement,
garantit un avenir partagé. De ce point de vue, la mémoire a partie liée avec le futur. Il est
question de (se) raconter le passé commun, mais conflictuel, de la meilleure façon, c'est-àdire sans invective contre l'autre protagoniste de cette histoire racontée. Autrement dit,
cette identité narrative n'est pas acrimonieuse ; au contraire, elle s'inscrit dans le
changement, entendu qu'il est question d'une identité qui préserve l'autre en lui rendant
justice. En effet, c'est la quintessence même de l'idée ricoeurienne de « devoir de
mémoire », à savoir que le récit que l'on fait des événements passés ne doit pas entraver
l'avenir ou empêcher la réconciliation, mais être un facteur de paix : « [C'est] ce qui donne à
l'idée de justice sa force fédérative tant à l'égard de la visée véritative et de la visée
pragmatique de la mémoire qu'à l'égard du travail de mémoire et du travail de deuil. (…)
[Ainsi], parmi toutes les vertus, la vertu de justice est celle qui par excellence et par
constitution est tournée vers autrui. On peut même dire que la justice constitue la
composante d'altérité de toutes les vertus qu'elle arrache au court-circuit entre soi-même et
soi-même. Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre
que soi »2.
L'idée fondamentale est de (se) renouveler, de (re)construire le vivre-ensemble par la
(ré)écriture de la mémoire, tout en se dégageant de l'ornière de la mêmeté -ce qui ne serait
que simple récapitulation- en se projetant dans le futur. Cette transtemporalité de la
mémoire va de pair avec la narrativité de l'identité, donc la variabilité de celle-ci dans le
déroulement de l'histoire, aussi bien à venir que passée. Or, cette capacité de se projeter
dans des « expectations », d'anticiper un avenir commun, ne peut se départir de la volonté
de rendre justice aux victimes. En d'autres termes, il ne s'agit pas d'oblitérer le passé, mais
d'être en capacité de retenir prioritairement ce qu'il a d'instructif pour le présent et l'avenir :
« Le travail de l'historien, comme tout travail sur le passé, explique Todorov, ne consiste
jamais seulement à établir des faits mais aussi à choisir certains d'entre eux comme étant
plus saillants et plus significatifs que d'autres, à les mettre ensuite en relation entre eux ; or
ce travail de sélection et de combinaison est nécessairement orienté par la recherche, non de
la vérité, mais du bien »3. En ce sens, il ne faut pas se laisser aller à l'obsession de la vérité,
c'est-à-dire la mémoire pour la mémoire. L'intérêt de cette dernière est moins dans le récit
brut des faits que dans la compréhension de leur exemplarité, de leur ''moralité'' pour
l'avenir. En l'occurrence, s'astreindre à la vérité est un exercice indispensable, un préalable.
1
Cf. Ethique de Nicomaque, V, 1, op. cit., pp. 136-137. Et le Stagirite d'amplifier son propos par un proverbe :
« La justice contient toutes les autres vertus » (p. 137).
2
Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 108.
3
Cf. Les Abus de la mémoire, op. cit., p. 50.
280
Mais, cet exercice n'a de sens et d'intérêt pour la société que dans la perspective de la
réconciliation, préalable à la paix civile.
2.1- De la justice comme responsabilité devant l'histoire
Dans un entretienavec François Azouvi et Marc de Launay, Paul Ricœur explique que
« la mémoire a du futur (…) *qu'+il y a une forme d'oubli qui permet aussi le pardon lequel
n'est pas le contraire de l'oubli mais le suppose (…). L'oubli de la dette et non pas l'oubli des
faits. Car il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la
mémoire (…) Le pardon brise (alors) la dette mais non pas l'oubli »1. En effet, dans la
tourmente conflictuelle que connaissent certains pays africains, ou même dans un contexte
postconflictuel, se pose la problématique de la réconciliation, dans l'optique de
(re)construire l'unité nationale, (re)nouer le lien entre les citoyens. C'est une quête du liant
entre les diverses composantes sociales permettant de (re)constituer la totalité. En clair,
(re)penser le politique en partant d'une (ré)écriture de l'histoire commune sans perdre de
vue le nouvel ordre social à établir, la nouvelle identité narrative que l'on veut se donner.
Précisément, à ce niveau, il est important de distinguer soigneusement l'interprétation du
récit collectif, qui ne peut pas faire fi de la véracité des faits, cette dernière relevant de
l'histoire documentaire, d'un côté, et son autre qu'est la littérarité de ces mêmes faits qui,
elle, ressortit de la dimension fictionnelle du récit, de l'autre. C'est cette dernière que
Ricœur qualifie de « poétique », c'est-à-dire « celle des grandes affabulations de
l'autocompréhension d'une nation à travers ses récits fondateurs »2.
Tout l'enjeu, dans une situation de crise ou postconflictuelle, comme c'est le cas dans
nombre de pays africains, est celui de la distorsion de l'identité narrative collective. En
l'occurrence, ce sentiment est accentué dans le cas de communautés victimes d'exactions ou
de répressions, à l'exemple des membres de Bundu dia Kongo, dans la province congolaise
(RDC) du Bas-Congo3. Les violences meurtrières de 2005 au Togo sont également illustratives
de ce dont l'Etat est capable contre son propre peuple, du moins une partie de celui-ci,
lorsqu'il tente de secouer l'ordre établi. Et ce n'est pas le rapport de la Commission Vérité,
Justice et Réconciliation (CVJR) qui apaisera les cœurs ou changera fondamentalement la
situation, si l'on en juge par sa réception pour le moins mitigée, aussi bien par l'opinion
publique que par l'élite politique et intellectuelle du pays. L'attitude résignée, voire
l'extrême indulgence des bailleurs étrangers à l'égard du régime en place 4 non plus n'aident
1
Cf. La Critique et la Conviction, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1995, pp. 189-191.
Ibid.
3
Cf. Jeune Afrique, n°2768, du 26 janvier au 1er février 2014, p. 26 : « En 2007 et 2008, ils [beaucoup de gens
du Bas-Congo] se révoltent contre l'élection controversée, à Matadi, d'un gouverneur pro-Kabila. Dans la
région de Luozi-Manianga, sur la rive droite du fleuve Congo, la répression est sanglante : plusieurs
centaines de morts selon l'ONU. Pour la plupart, les victimes sont les adeptes d'un nouveau mouvement
mystique, Bundu dia Kongo ».
4
Cf. Jeune Afrique, n°2773 du 2 au 8 mars 2014, p. 9 : « Togo/Faure en pôle position. Conforté par le déblocage,
en janvier, des aides budgétaires de l'Union européenne et la Banque mondiale, puis, le 20 février, par les
déclarations de Flavia Pansieri, Haut-Commissaire adjointe de l'ONU, félicitant le Togo pour ses ''avancées
considérables dans le domaine des droits de l'homme'', allant jusqu'à le qualifier d' ''exemple'', Faure
Gnassingbé entame dans de bonnes conditions l'année qui le sépare de la présidentielle de mars 2015. Malgré
2
281
la société à surmonter véritablement la crise sociopolitique qui la mine depuis la succession
chaotique de Gnassingbé père (Eyadéma) par Gnassingbé fils (Faure), d'abord par un coup
de force institutionnelle appuyé par l'armée en février 2005, puis en avril de la même année
à l'issue d'une élection présidentielle guère plus reluisante.
Mais, à l'évidence, le problème se pose avec davantage d'acuité lorsqu'il s'agit d'un
système politique raciste, à l'instar de l'apartheid en Afrique du Sud. Il n'est que de lire ce
qu'en dit Nelson Mandela : « Etre Africain en Afrique du Sud signifie qu'on est politisé à
l'instant de sa naissance, qu'on le sache ou non. Un enfant africain naît dans un hôpital
réservé aux Africains, il vit dans un quartier réservé aux Africains, et il va dans une école
réservée aux Africains, si toutefois il va à l'école. Quand il grandit, il ne peut occuper qu'un
emploi réservé aux Africains (…) et on peut l'arrêter à n'importe quelle heure du jour ou de la
nuit pour lui donner l'ordre de présenter un pass, et s'il ne peut pas, on le jette en prison. Sa
vie est circonscrite par les lois et les règlements racistes, qui mutilent son développement,
affaiblissent ses possibilités et étouffent sa vie. Telle était, conclut Mandela, la réalité et on
pouvait l'affronter de milliers de façons »1. Au total, espaces politiques répressifs comme en
République Démocratique du Congo ou au Togo, contexte de ségrégation raciale comme en
Afrique du Sud ou, last but not least, situation de génocide comme au Rwanda2, ce sont
autant de terreaux qui favorisent l'éclosion de récits propres aux victimes, selon leur(s)
expérience(s) des violences vécues. Des blessures liées au(x) conflit(s) et qui sont
constitutives d'une mémoire parfois aux antipodes de la version officielle, celle-ci ne
reconnaissant que très inégalement et timidement les tourments de celle-là.
Il arrive même que l'histoire officielle divise au-delà des acteurs nationaux, comme le
montre le cas rwandais, qui suscite parfois des débats passionnés et virulents, à l'exemple de
ce colloque qui « verra se succéder divers intervenants que l'hostilité au régime de Paul
Kagamé a conduits depuis plusieurs années à présenter une réécriture pour le moins
1
les objections de ses opposants (qui n'ont guère de chance d'être suivis par la communauté internationale), il
ne fait guère de doute que le chef de l'Etat sera candidat à sa succession ».
Cf. Un long chemin vers la liberté (autobiographie), Paris, Ed. Fayard, 1995, p. 105. A quelques nuances près, les Noirs étatsuniens ont connu une situation analogue où les esclavagistes, puis, après l'abolition, l'opinion blanche, ont poussé le
grotesque et la caricature en déniant aux Noirs toute identité individuelle, les maintenant ainsi dans l'invisibilité et ''le
mépris syncrétique'' (Frantz Fanon). A ce sujet, lire le très évocateur Invisible Man (1952) de Ralph Ellison (Homme
invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Ed. Grasset, 1984) et, dans la même perspective, mais plus récemment, le non
moins significatif Beloved (1987) de Toni Morrison (Beloved, Paris, Ed. Christian Bourgois [1989]-10/18, 2002). Dans ce
roman, un des personnages est un simple numéro, Number Six (N° Six), ainsi que certains maîtres s'amusaient à
(re)nommer leurs esclaves.
2
L'écrivain guinéen Tierno Monénembo (Cf. L'aîné des orphelins, Paris, Ed. Seuil [2000]/Points, 2005) en donne une version à
la fois romancée : « Donc l'avion du président fut abattu le 6. En tombant du ciel, il ramena avec lui toute une pluie de
mauvais augures. On vit un troupeau de topis traverser le village, des aspics et des caméléons sortir de partout et, en
plein jour, une volée de hiboux se percher sur le toit de l'église. Les gourdes de vin de palme se remplirent de sang et
des colonnes de fourmis-magnans envahirent les domiciles et les puits » (p. 142) ; et explicative et réaliste : « Le 13 à
l'aube, pour la première fois, des Jeep et des camions-bennes remplis de miliciens Interharamwe, drogués et soûls,
franchirent le pont de Nyabarongo. Ils firent irruption dans les ruelles de Nyamata sous un déluge de hurlements et de
klaxons. Les hommes sautèrent des véhicules pour tirer des rafales en l'air. Ils se roulèrent sur le sol de la cour de l'école
en entonnant des chants lugubres qui terrifièrent même le sorcier Funga. (…) -Qu'allons-nous faire aujourd'hui ? Cria
leur grand chef. -Nous allons brûler les Tutsis ainsi que leurs amis ! -Pourquoi le ferons-nous ? -Parce que ce sont des
cancrelats ! » (pp. 143-144). Concernant la « littérature africaine post-génocidaire », la lecture du livre de Josias
Semujanga est tout indiquée (Le génocide, sujet de fiction ? Analyse des récits du massacre des Tutsi dans la littérature
africaine, Montréal, Ed. Nota Bene, 2008).
282
spécieuse de l'histoire du génocide, laquelle tend à renvoyer dos-à-dos les extrémistes hutus
qui l'ont organisé et l'ancienne rébellion tutsie. Parmi eux, l'ancien numéro deux de la mission
de l'ONU au Rwanda, le colonel Luc Marchal, l'ancien commandant de l'opération française
Turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade, et d'anciens ''collaborateurs directs de Paul
Kagamé'' devenus opposants en exil »1. Que faut-il en tirer comme enseignement ? C'est
que, la prétention à dire la mémoire d'un peuple, à (ré)écrire l'histoire d'un pays suppose au
moins deux volets. En effet, la partialité et, donc, la perfectibilité des « devoirs de mémoire »
qui mobilisent tant les volontés , exigent, primo, que le travail de mémoire se fasse par le
souvenir des survivants aux « avènements », pour reprendre le mot de Tierno monénembo2,
de quelque côté qu'ils se trouvent, qu'ils soient victimes ou bourreaux ; secundo, que la visée
de connaissance de ce qui est advenu réellement relève uniquement de la compétence des
spécialistes -en l'occurrence les historiens- dont on peut attendre une certaine distance
critique entre les témoignages des uns et des autres, d'une part, et les manipulations
ethnicistes et/ou idéologiques des politiques, d'autre part3.
Dans un premier temps, il faut dire que cette remémoration visant la justice s'est
réalisée devant les gacaca, ces tribunaux traditionnels rwandais chargés d'écouter le récit
des souffrances de toutes les personnes impliquées, ainsi que les témoignages des proches
des disparus et, in fine, de trancher. Ensuite, c'est aux « maîtres artisans des récits...du
passé », pour reprendre la formule de Paul Ricœur, d'entrer en scène. Or, c'est cette
dimension de l'exercice qui pose souvent et encore problème, deux décennies après les
avènements du Rwanda, toute production étant attaquée presque systématiquement par un
camp ou saluée par l'autre, et vice versa. Aussi, eu égard à ce qui précède, peut-on soutenir,
à la suite de Paul Ricœur, l'idée selon laquelle l'histoire est le lieu par excellence où
l'humanité affirme son unité. Mais, concomitamment, il faut préciser que cette posture de
communication des consciences demande du courage, confrontée qu'elle est aux multiples
différences qui sourdent au cours de l'histoire. Ainsi, que ce soit au sein d'un pays ou du
point de vue des rapports entre Etats ayant eu un passé commun, par exemple dans le cadre
de la colonisation, l'histoire n'est jamais aisée à (ré)écrire, d'autant moins que, tout
manichéisme mis à part, victimes et bourreaux, colonisés et colonisateurs, n'ont pas toujours
la même perception des faits, loin s'en faut. Par conséquent, ils ne sauraient en faire le
même récit, du moins en avoir des lectures similaires des moments saillants. Par ailleurs,
toute narrativité qui s'affranchit, volontairement ou non, des contraintes de vérité et,
surtout, de justice, inéluctablement, tombe au mieux dans la caricature, au pire dans la
1
Cf. Jeune Afrique, n°2774, du 9 au 15 mars 2014, p. 9. France-Rwanda/colloque anti-Kagamé intitulé « Le drame rwandais :
la vérité des acteurs », colloque qu'abritera le Sénat français le 1er avril.
2
Cf. L'aîné des orphelins, op. cit., pp. 81 et 91 : « M. Van der Poot, il est à la fois blanc, flamand et belge, ce qui fait qu'il
ignore trois fois plus que les autres nos manières de vivre à nous. Pourtant il résidait au Rwanda bien avant les
avènements. (…) Mais depuis ces fameux avènements, tout fonctionne à l'envers. Chacun s'évertue à enfreindre les
règles ». Souligné dans le texte.
3
Paul Ricoeur, « Histoire et rhétorique », in Diogène, n°168, 1994, pp. 24-25 : « C'est d'abord comme héritiers que les
historiens se placent à l'égard du passé avant de se poser en maîtres artisans des récits qu'ils font du passé. Cette notion
d'héritage présuppose que, d'une certaine façon, le passé se perpétue dans le présent et ainsi l'affecte. Avant la
représentation vient l'être affecté par le passé».
283
manipulation. S'ensuivent des dénégations du type sarkozyen1 quant à l'histoire de
l'Afrique : des simplifications outrancières, un regard grossier de ses moments marquants et,
donc, une lecture superficielle frappée du sceau de ce qu'Achille Mbembé, réagissant au
''Discours de Dakar'', appelle « l'insolence de l'ignorance »2, toutes choses qui empêchent de
reconnaître les victimes et de leur rendre justice.
2.2- De la justice comme idéal démocratique
Traiter de la mémoire collective d'un peuple, c'est raconter l'histoire de celui-ci en
articulant connaissance -les faits ou la réalité historique- et récit, c'est-à-dire la perception
de ces faits, la manière d'y mettre les mots. Or, pour ne pas en rester à l'écume du discours
et à l'exercice de style sarkozyens, faits d'exhibition et d'admonestation, un distinguo net est
nécessaire entre littérarité (récit ou fiction à partir des faits) et factualité, c'est-à-dire les
faits tels qu'ils se sont déroulés, lesquels sont source de connaissance. Ainsi, un « discours
historique [que] l'on accrédite »3 doit nécessairement se situer entre les deux. D'ailleurs,
Paul Ricœur lui-même emploie le mot « représentance » pour expliquer la différence entre
historicité (réalité des événements) et littérarité (fiction à partir desdits événements), en
insistant sur les deux types de pacte : « Le mot ''représentance'' condense en lui-même
toutes les attentes, toutes les exigences et toutes les apories liées à ce qu'on appelle par
ailleurs l'intention ou l'intentionnalité historienne : elle désigne l'attente attachée à la
connaissance historique des constructions constituant les reconstructions du cours passé des
événements (…) A la différence du pacte entre un auteur et un lecteur de fiction qui repose
sur la double convention de suspendre l'attente de toute description d'un réel
extralinguistique et, en contrepartie, de retenir l'intérêt du lecteur, l'auteur et le lecteur d'un
1
Cf. Cours nouveau (Revue africaine trimestrielle de stratégie et de prospective), numéros 1-2, mai-octobre 2008 (Sarkozy, la
controverse de Dakar. Contexte, enjeux et non-dits). 1.1- Discours de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République
française, le 26 juillet 2007 à Dakar, pp. 75-89. Voir respectivement les pages 76, 77, 78, 80 et 81 : « Il y a eu la traite
négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce
crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre
l'humanité tout entière (…). L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entre-tué en Afrique
au moins autant qu'en Europe (…). La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique
(…). Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire (…). Dans cet univers où la
nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne, mais l'homme reste
immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble écrit d'avance...Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de
toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour...Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle
vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance ». Je souligne.
2
Cf. Cours nouveau, op. cit., pp. 90-97. Voir 1.2- La réaction de Achille Mbembé, Ex-Secrétaire Exécutif du CODESRIA,
Professeur d'Histoire et de Science politique, Université du Witwatersrand, Johannesbourg, RSA. Lire pp. 9293 : « ...notre nouvel ami ne s'adresse pas à nous comme dans un rapport de face-à-face où nous compterions comme
interlocuteurs. En fait, il ne regarde ni ne voit notre visage. Chez lui, ''l'homme noir'' est un être abstrait, doté d'une
''âme'' certes, mais sans visage, puisque plongé dans les ténèbres de l'innommé. Quand il prétend dialoguer avec nous,
ce n'est pas dans le cadre d'un rapport moral d'égalité et, par conséquent, de justice. C'est dans le registre de la volonté
de puissance, un je-ne -sais-quoi de narcissique et d'autant plus triomphaliste qu'il est marqué du sceau de l'ignorance
volontaire et assumée. (…) Des roitelets nègres ont en effet pris part à la Traite des esclaves, comme aujourd'hui le cartel
des satrapes -dont la plupart bénéficient du soutien actif de la France- qui pareticipent à la destruction de leurs propres
peuples. Mais que dire donc de la collaboration française sous l'occupation nazie ? Que dire du régime de Vichy dont la
chute eût impossible sans la contribution décisive des gens d'origine africaine (…), mais dont on copie et reproduit
aujourd'hui les méthodes de classification et de discrimination des personnes par le biais du ministère de l'identité et de
l'immigration ?». Je souligne.
3
Roger Chartier, « L'histoire entre récit et connaissance », in Au bord de la falaise. L'histoire entre certitude et inquiétude,
Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 93.
284
texte historique conviennent qu'il sera traité de situations, d'événements, d'enchaînements,
de personnages qui ont réellement existé auparavant, c'est-à-dire avant que récit en soit fait,
l'intérêt ou le plaisir de lecture venant comme par surcroît »1. La notion ricoeurienne de
représentance recouvre le deuxième pacte, celui entre « l'auteur et le lecteur d'un texte
historique ».
Aussi, dans un contexte de crise ou postconflictuel, n'est-ce pas précisément brouiller la
problématique de réconciliation entre les protagonistes d'hier, fussent-ils des nations
anciennement ou récemment belligérantes, ou des concitoyens désormais engagés dans une
politique de reconstruction nationale, si la mémoire des uns fait l'objet d'une ''réduction
fictionnelle'' par les autres, en lieu et place d'un traitement historique? La réconciliation
nationale ne serait-elle pas utopique et, pour ainsi dire, fictionnelle si elle ne passe pas
préalablement par la case vérité, c'est-à-dire la discussion sur les faits devant ou pouvant
conduire à la reconnaissance du tort causé aux victimes et subséquemment au pardon ? En
réalité, une véritable paix civile, en tant qu'elle est corrélée à un processus démocratique,
est inenvisageable sans justice transitionnelle. D'où l'émergence, dans nombre de pays
africains, de commissions chargées de conduire les concitoyens à la réconciliation,
consécutivement à une crise ou à des conflits ayant ébranlé le vivre-ensemble. En effet, dans
cette perspective de reconstruction nationale et, par conséquent, de (ré)écriture de la
mémoire collective, une place essentielle est accordée à l'histoire (la vérité des faits), à la
justice (reconnaissance de victimes) et au pardon que ces dernières accordent à leurs
bourreaux, après que ceux-ci eurent reconnu et regretté le tort causé aux victimes.
Dès lors, le respect de la mémoire de l'autre débouche sur une mise en tension de
l'oubli (non pas des faits, mais de la dette) et du pardon, constitutif d'un avenir meilleur
partagé. Dans cette optique, s'adressant tour à tour à la majorité noire et à la minorité
blanche de son pays, Nelson Mandela déclare : « Je disais à nos partisans :''Ne vous
imaginez pas que le lendemain de l'élection vous allez conduire une Mercedes ou nager dans
votre piscine. La vie ne va pas changer de façon spectaculaire, mais notre amour-propre sera
plus grand et vous serez devenus des citoyens dans votre pays. (…) Je leur disais, poursuit
Mandela, si vous voulez continuer à vivre dans la pauvreté sans vêtements ni nourriture,
alors allez boire dans les shebeens. Mais si vous voulez vivre mieux, vous devez travailler dur.
(…) Je disais aux publics blancs que nous avions besoin d'eux et que nous ne voulions pas
qu'ils quittent le pays. Ils étaient sud-africains exactement comme nous et ce pays était aussi
le leur. Je ne mâchais pas mes mots sur les horreurs de l'apartheid, mais je répétais sans
cesse que nous devions oublier le passé et nous concentrer sur la construction d'un avenir
meilleur pour tous »2. Et l'exemplarité du cas sud-africain irradie le monde dans la mesure où
il montre qu'une volonté commune -par le biais d'une commission sincère et équitable- peut
triompher du système sociopolitique et économique le plus hideux et inique que l'humanité
contemporaine ait connu.
1
2
Cf. La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 359.
Cf. Un long chemin vers la liberté, op. cit., p. 634. Souligné dans le texte.
285
De même, « les avènements » de 1994 au Rwanda, ainsi qu'un écrivain guinéen1
désigne métaphoriquement les massacres ayant conduit au génocide des Tutsis dans ce
pays, illustrent l'idée qu'une détermination à continuer de partager le même espace
politique, donc à se (conce)voir comme juridiquement identiques, c'est-à-dire également
libres devant la loi (isonomia) en dépit des différences peut surmonter les pires horreurs et
aider à la (re)construction de l'édifice national. L'institution des gacaca comme leviers d'un
processus de justice transitionnelle, où les victimes et/ou leurs proches, ainsi que les
bourreaux supposés, viennent témoigner en toute liberté et égalité (isegoria), traduit l'idée
qu'une (ré)éducation à la citoyenneté est possible. Mais cela suppose que l'autre pan du
dispositif politico-juridique, à savoir les droits et libertés des citoyens, en un mot l'exercice
du pouvoir (kratos) par le peuple (demos), voie le jour et que ces principes servent de
boussole à la cité (polis), qui se veut désormais affranchi des démons de la dictature et, ipso
facto,
tourné vers la démocratie.
En réalité, ce processus, en tant qu'il vise à repenser le politique, se veut une
invitation à la tolérance et au pardon. A cet égard, bien que l'analyse lockienne de la
tolérance soit circonscrite à la dimension religieuse2, d'une part, et tributaire du contexte
politique de l'époque, marqué du sceau de la diversité des sectes chrétiennes et de leur
intolérance mutuelle3, d'autre part, il reste qu'elle fonde philosophiquement l'idée de
tolérance en tant qu'elle signifie acceptation des différences. D'ailleurs, ce ne serait pas
exagérer que de soutenir que la tolérance religieuse, lato sensu, est principiellement liée à
une autre idée, celle de la laïcité : « Ce n'est pas la diversité des opinions qu'on ne saurait
éviter, mais le refus de la tolérance qu'on pourrait accorder, qui été la source de toutes les
guerres et de tous les démêlés qu'il y a eu parmi les chrétiens, sur le fait de la religion. Les
chefs et les conducteurs de l'Eglise, remplis d'avarice et d'un désir insatiable de domination,
se prévalant de l'ambition des souverains et de la superstition crédule des peuples
inconstants, les ont animés et soulevés contre ceux qui n'adoptaient pas leurs opinions (…) ;
et c'est ainsi qu'ils ont mêlé et confondu deux choses tout-à-fait différentes, l'Eglise et
l'Etat »4. Au fond, la tolérance s'entend ici dans son rapport au pluralisme axiologique,
l'enjeu politique étant, a contrario, que le monolithisme des valeurs conduit nolens volens à
un certain pessimisme quant à la possibilité de ''co-humanisation'' par-delà la diversité et,
inexorablement, à l'intolérance.
1
2
Tierno Monénembo, L'aîné des orphelins, op. cit., p. 157 : « Y a toujours de la vie qui reste, même quand le
diable est passé ! ».
John Locke, Lettre sur la tolérance, Paris-Genève, Ed. Slatkine/Fleuron, 1995, p. 30 : « La tolérance en f
veur de ceux qui
diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les
hommes, qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas la
nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne ».
3
Idem, pp. 23-24 : « Les uns ont beau se vanter de l'antiquité de leurs charges et de leurs titres, ou de la pompe de leur
culte extérieur ; les autres, de la réformation de leur discipline, et tous en général, de l'orthodoxie de leur foi (car
chacun se croit orthodoxe) ; tout cela dis-je, et mille autres avantages de cette nature, sont plutôt des preuves de l'envie
que les hommes ont de dominer les uns sur les autres, que les marques de l'Eglise de Jésus-Christ. Quelques justes
prétentions que l'on ait à toutes ces prérogatives, si l'on manque de charité, de douceur et de bienveillance pour tout le
genre humain en général, même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, à coup sûr, conclut Locke, l'on est fort éloigné
d'être chrétien soi-même ». Je souligne.
4
John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit, p. 103.
286
Quant à la notion de pardon, elle est en quelque sorte l'ingrédient indispensable à la
coexistence pacifique, celui qui contribue à l'avènement, si ce n'est au retour d'une
universalité qui n'efface guère les différenciations au sein d'une subjectivité juridique qui
s'assume comme telle. En clair, c'est le signe d'un courage qui n'est pas propre à une
communauté donnée, mais celui d'une volonté de vivre ensemble malgré les oppositions et
les heurts du passé. Qu'est-ce en effet que pardonner ? Ce à quoi Le Petit Robert (sous la
direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey) répond : « [C'est l'action de] tenir (une
offense) pour non avenue, [de] ne pas en garder de ressentiment, [de] renoncer à en tirer
vengeance ». Accorder son pardon, c'est donc faire preuve de grandeur d'âme, de
magnanimité, au sens aristotélicien de megalopsuchia : « La magnanimité -et le nom même,
à ce qu'il semble, l'indique- se montre dans les grandes choses...le magnanime est celui qui se
juge en état d'accomplir de grandes actions et qui l'est en effet. (…) Il n'a pas de rancune, car
son caractère ne le porte pas à charger sa mémoire, principalement s'il s'agit de mauvais
procédés à son égard ; bien au contraire, il tient ceux-ci pour négligeables »1. Et l'on
comprend dès lors que, certes cette disposition n'est point à la portée de tous, chacun(e) est
néanmoins invité(e) à prendre ses responsabilités dans l'oeuvre de (re)construction
nationale, en faisant en sorte que, par le pardon, le vivre-ensemble (re)devienne possible et
que la citoyenneté, par la vivification de ses principes (liberté, égalité, solidarité, justice...)
fasse mémoire d'elle-même au sein de la cité et permette à cette dernière, dans son
entièreté, d'entretenir l'espérance d'un avenir meilleur.
Comme indiqué en début de ce texte, dans une situation de crise ou
postconflictuelle, les questions de mémoire et d'histoire s'imbriquent et appellent à un
traitement conjoint, dans une même problématique, à savoir celle de la réconciliation
préalable à la (re)construction de l'édifice national. S'y posent donc des problèmes tels que
la responsabilité, voire la culpabilité, des uns et des autres dans les déchirures advenues
dans le tissu social, en conséquence de quoi s'amorce une réflexion quant aux modalités de
réparation de celui-ci. Sous cet angle, la leçon de Paul Ricœur peut éclairer les Africains en
quête de vivre-ensemble démocratique. En effet, l'idéal de justice doit guider les discussions
sur la la démocratie comme dialogue méthodique dont le dénouement attendu est la
réconciliation des parties en conflit ou qui l'ont été, lequel dénouement a lui-même la paix
civile en ligne de mire : « La finalité courte de cet acte [l'acte de juger] est de trancher un
conflit -c'est-à-dire de mettre fin à l'incertitude-, sa finalité longue est de contribuer à la paix
sociale, c'est-à-dire finalement à la consolidation de la société comme entreprise de
coopération, à la faveur d'épreuves d'acceptabilité qui excèdent l'enceinte du tribunal et
mettent en jeu l'auditoire universel (…) La paix n'est-elle pas aussi l'horizon ultime du
politique pensé comme cosmo-politique ? Et l'injustice, donc finalement la violence, n'est-elle
pas aussi la situation initiale que le droit cherche à transcender... »2. Ce processus a pour
1
Aristote, Ethique de Nicomaque, IV, 3, op. cit., pp. 116 et 120.
Paul Ricoeur, Le juste, Paris, Ed. Esprit/Philosophie, 1995, pp. 10-11 (Avant-propos). Pour le détail, se reporter aux pages
185 à 192 (''L'acte de juger'').
2
287
objectif principal le rétablissement de l'équilibre de la société, rompu lors de violences que
cette dernière a connues en son sein.
La mémoire, en ce sens, se situe en amont du déploiement de la (ré)écriture de
l'histoire commune conduisant au pardon et à la réconciliation. Y interviennent trois types
d'interventions : celles du citoyen, de l'historien et du juge. Autant le témoignage du citoyen
lambda peut aider à éclairer le travail des deux autres acteurs -l'historien et le juge-, comme
j'ai tenté de le montrer dans le cas des gacaca au Rwanda, autant l'historien, ainsi que je l'ai
évoqué plus haut, se fait le devoir d'établir les faits, de traiter les événements dans leur
contexte, par une mise à distance critique de ceux-ci. Cela lui permet de n'en sélectionner
que ceux qui lui paraissent significatifs et porteurs d'avenir. De ce point de vue, l'historien
fait œuvre d'équité. En effet, plus que la vérité brute et, si j'ose dire, la vérité pour la vérité,
il établit la vérité historique dans un esprit de justice1. Parlant justement de justice, le travail
du juge, quant à lui, consiste à établir les responsabilités : « L'institution s'incarne dans le
personnage du juge, qui, placé en tiers entre les parties du procès, fait figure du tiers au
second degré ; il est l'opérateur de la juste distance que le procès institue entre les parties. Le
juge, il est vrai, n'est pas le seul à revêtir cette fonction de tiers au second degré. (…) Mais
c'est seulement dans la figure du juge que la justice se fait reconnaître comme ''première
vertu des institutions sociales'' »2. Si par le recul qu'il a par rapport aux faits, l'historien peut
(se permettre de) critiquer objectivement, du moins telle est sa prétention, le juge cherche
la « juste distance » et l' « impartialité » devant lui permettre de s'élever au-dessus des
parties -le plaignant et l'accusé-, de sorte qu'il court-circuite, explique Ricœur, « le désir de
vengeance, c'est -à-dire la prétention de se faire justice à soi-même, quitte à ajouter la
violence à la violence, la souffrance à la souffrance », l'enjeu du procès étant de désamorcer
la tension (entre les parties) par « la mise à distance des protagonistes, dont l'établissement
d'un écart entre le crime et le châtiment est le seul symbole en droit pénal »3.
C'est ici qu'apparaît la notion d'homo capax qui, au fond, et dans le cas d'espèce,
traduit une double réalité. Il s'agit aussi bien du plaignant qui se dit victime et qui est censé
(être capable de) accorder le pardon, que de l'accusé potentiellement coupable de
délinquance ou de crime ; par sa capacité de se repentir, il montre à la victime qu'il mérite
son pardon, lequel « n'est jamais dû », mais simplement « demandé », étant entendu que
cette « demande peut être légitimement refusée »4 par la victime. C'est de cette double
dimension humaine que l'on déduit la possibilité de libérer le fond de bonté qui est en
chacun (plaignant/victime et accusé/coupable), et qui, par ailleurs, permet de réhabiliter la
part d'humanité qui gît au fond du bourreau, même le plus ignoble. En filigrane, la
thématique de la réconciliation, donc de la recherche de la paix, fait diptyque avec celle du
pardon, car c'est le pardon qui détruit les germes de la guerre, qui annihile toute velléité de
1
Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, op. cit., p. 50 : « Le travail de l'historien, comme tout travail sur le passé ne
consiste jamais seulement à établir les faits, mais aussi à choisir certains d'entre eux (…) *Il+ est orienté par la recherche
non de la vérité, mais du bien ».
2
Paul Ricoeur, Le juste, op. cit., p. 15.
3
Idem, p. 12.
4
Idem, p. 207.
288
reprise de conflits ou de violences. Thomas Hobbes, pour qui cette problématique repose
sur la loi naturelle, soutient cette idée avec force : « La cinquième loi de nature est qu'il faut
pardonner les fautes passées à celui qui s'en repent et qui en demande pardon, en prenant
toutefois des assurances pour l'avenir. Le pardon du passé, ou la rémission de l'offense, n'est
autre chose que la paix qu'on accorde à celui qui la demande, plein de repentir d'une action
par laquelle il provoquait la guerre. Mais la paix qu'on accorde à une personne qui ne se
repent point, c'est-à-dire qui conserve un cœur ennemi, ou qui ne donne point des assurances
pour l'avenir, n'est pas tant une paix, qu'un effet honteux de la crainte : et par conséquent, ce
n'est pas la nature qui nous l'ordonne »1.
Postlude
Tout compte fait,en Afrique comme ailleurs, il n'y a point de politique de
réconciliation qui vaille sans pardon, véritable fondement de la paix civile. Cette
problématique, en effet, comprend la question de la contingence du mal, en ce sens que
« pour l'action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu »2, ce
qui n'exclut guère la responsabilité, voire la culpabilité de son auteur. Ainsi, un problème
tangent se pose à ce niveau ; c'est celui de la capacité de la société à (ré)éduquer à la
citoyenneté ceux/celles qui, par leur(s) action(s), s'en sont écarté(e)s. Vue sous cet angle, la
peine de mort devient, même pour le plus abominable criminel, absurde et inutile3. Cette
tendance à la réinsertion sociale, à une nouvelle socialisation, laisse supposer que chacun(e),
dans son pays, soit un(e) citoyen(ne), c'est-à-dire un(e) porteur(se) aussi bien de devoirs que
de droits et libertés. C'est le lieu de rappeler que, en démocratie, le sujet de droit est une
personne libre et égale aux autres, aussi bien celles qui partagent sa condition politique -ses
concitoyens- que toutes les autres qui composent l'humanité4. Au fond, c'est ce
déontologisme kantien qui fonde la définition -certes initialement libérale, mais qui est
devenue la norme éthico-juridique de la politique- de la personne humaine, rendant par là
même sa dignité inviolable5.
Du coup, ce n'est pas étonnant que, dans une situation de crise ou postconflictuelle,
affleurent des exigences d'une justice parfaite, en l'occurrence qu'une commission comme la
CVJR (Commission Vérité Justice et Réconciliation) togolaise soit irréprochable sur la
1
Cf. Du citoyen (De cive) ou les fondements de la politique, III, 10, Paris, GF-Flammarion, 1982, pp. 118-119. Souligné dans le
texte.
2
Paul Ricoeur, « Le mal:un défi à la philosophie et à la théologie », in Lectures III. Aux frontières de la philosophie, Paris, Ed.
Seuil, 1994. Les volumes 1 et 2 ont été publiés bien avant : (lectures I. Autour du politique, Paris, Ed. Seuil, 1991) et
(Lectures II. La contrée des philosophes, Paris, Ed. Seuil, 1992).
3
Thomas Hobbes, Du citoyen, III, 11, op. cit., p. 119 : « La sixième loi de nature est qu'en la vengeance ou imposition des
peines il ne faut pas regarder au mal passé, mais au bien à venir. C'est-à-dire, qu'il n'est permis d'imposer quelque
peine, à autre dessein qu'à celui de corriger le coupable, ou de rendre meilleurs ceux à qui le supplice servira
d'exemple ». Souligné dans le texte.
4
Cf. Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (Nations Unies, 10 décembre 1948, résolution 217 [III] A), article
premier : »Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et droits. Ils sont doués de raison et de conscience
et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
5
John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., pp. 29-30 : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui,
même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée. (…) C'est pourquoi, dans une société
juste, l'égalité des droits civiques et des libertés pour tous est considérée comme définitive ; les droits garantis par la
justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux ».
289
procédure et particulièrement équitable dans ses décisions. Or, cette cristallisation des
attentions de la société ne préserve pas d'une vérité judiciaire contestable et contestée,
d'autant qu'il ne s'agit pas d'une justice divine. En effet, quoiqu'elle soit professionnelle, la
justice n'échappe pas à la faillibilité de la condition humaine de ses acteurs, y compris dans
les vieilles démocraties, à l'instar de la triste et célèbre « affaire d'Outreau »1 en France. Où
l'on voit que la justice, qu'elle soit le fait d'une commission créée à des fins de réconciliation
nationale ou qu'elle soit rendue par des professionnels au sein des tribunaux, n'est jamais
une révélation divine, telle une épiphanie, mais une œuvre humaine, donc susceptible de
jugements erronés et/ou de manipulations. D'où l'insistance ricoeurienne sur le « vœu
d'impartialité [qui] est attaché »2 à certaines fonctions, comme celles de juge et d'historien,
pour parvenir à des résultats équitables : nec studio, nec ira dit une maxime latine, que l'on
pourrait rendre par ni faveur ni colère. Autrement dit, lorsque l'on est appelé à jouer un rôle
de tiers -historien, juge, citoyen lambda devant témoigner devant un tribunal ou siéger
comme juré dans une commission-, l'on est tenu d'être aux antipodes d la complaisance et
de l'esprit de vengeance.
En définitive, résister au mal suppose que l'on ne s'abandonne point à l'expliquer,
encore moins à le justifier. En revanche, il faut le combattre par une attitude digne et une
conduite exemplaire. C'est ainsi que l'on pourrait entendre les accents kantiens qui, à ce
niveau, jalonnent le discours ricoeurien : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu
peux vouloir en même temps que ne soit pas ce qui ne devrait pas être, à savoir le mal »3.
D'ailleurs, plus loin, Ricœur analyse la relation dialectique entre « soi-même » et l'« autre »
en termes d'altérité et d'hétérogénéité, assumant par là même sa postulation de
l'universalité de la morale humaine, par-delà la diversité culturelle, y compris, à l'évidence,
des « cultures tenues pour exotiques »4, en l'occurrence les cultures africaines. Donc, c'est
une opération de (re)fondation, un acte de (re)création d'un (nouvel) univers de sens, qui
soit consensuel pour les membres d'une nation, voire pour les nations, que celui de se
réconcilier. Voilà pourquoi je suis ricœurien.
1
Denis Salas, « L'affaire d'Outreau ou le miroir d'une époque », in Le Débat, n°143, Paris, janvier-février 2007, p. 32 : « Le
réseau pédophile a pris la place du complot satanique dans le rôle de l'ennemi invisible. Le cycle parcouru par les deux
affaires est le même : dénonciation, condamnation, repentance. On y retrouve des enfants doublement victimes d'un
environnement violent et de questions suggestives des adultes. Et surtout, dans les deux cas, des expertises savantes et
des peurs collectives s'épaulent pour produire un effet de croyance dévastateur ». L'auteur compare cette affaire à celle
des sorcières de Salem en 1692, aux Etats-Unis d'Amérique.
2
Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire et l'oubli, op. cit., p. 413 : « Une comparaison entre la tâche de l'historien
et celle du juge est sans doute attendue. (…) La raison en est que les rôles respectifs de l'historien et du
juge, désignés par leur intention de vérité et de justice, les invitent à occuper la position du tiers au regard
des places occupées dans l'espace public par les protagonistes de l'action sociale. Or un vœu d'impartialité
est attaché à cette position du tiers ».
3
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 254.
4
Idem, p. 336.
290
Bibliographie
1-Ricœur Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Ed. Seuil (2000)/ Points-essais, 2003.
2-Ricœur Paul, Temps et récit (3vol.), Paris, Ed. Seuil, 1983, 1984, 1985.
3-Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Ed. Seuil, 1990.
4-Ricœur Paul, La Critique et la Conviction, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1995.
5-Ricœur Paul, Le juste, Paris, Ed. Esprit, 1995.
6-Ricœur Paul, Lectures (3vol.), Paris, Ed. Seuil, 1991, 1992, 1994.
7-Aristote, Ethique de Nicomaque, Paris, GF-Flammarion, 1992.
8-Certeau (de) Michel, L'Absent de l'histoire, Paris, Ed. Mame, 1973.
9-Chartier Roger, Au bord de la falaise, Paris, Ed. Albin Michel, 1998.
10-Hobbes Thomas, Du citoyen (De cive), Paris, GF-Flammarion, 1982.
11-Laforest G. et Lara (de) Ph. (dir.), Charles Taylor et l'interprétation de l'identité moderne,
Paris, Ed. Cerf, 1998.
12-Locke John, Lettre sur la tolérance, Paris-Genève, Ed. Slatkine-Fleuron, 1995.
13-Mandela Nelson, Un long chemin vers la liberté, Paris, Ed. Fayard, 1995.
14-Monénembo Tierno, L'aîné des orphelins, Ed. Seuil (2000)/ Points, 2005.
15-Plisson Michel, Tango. Du noir au blanc, Arles-Paris, Ed. Actes Sud-Cité de la Musique,
2001.
16-Rawls John, Théorie de la justice, Paris, Ed. Seuil, 1987.
17-Todorov Tzvetan, Les Abus de la mémoire, Paris, Ed. Arléa, 1995.
291
292
Repenser l’économie marchande : Paul et
la logique de l’économie du don
ParCharles-Grégoire Dotsè ALOSSE1
La dialectique platonicienne et la praxis marxienne entre autres nous enseignent que
la philosophie n’a pas vocation à rester théorique ; elle se doit d’être également pratique,
c'est-à-dire de se préoccuper des problèmes contemporains. En s’inscivant dans cette
logique, le philosophe Paul Ricœur2 nous a montré qu’elle devait s’inscrire dans la vie de la
cité. C’est pourquoi nous nous proposons de soumettre l’économie qui est une activité
majeure de la société aux canons de la réflexion philosophique. Mettre de la philosophie
dans l’économie, c’est poser la question du fondement de l’économie et de ses fins. À
travers son dernier livre Parcours de la reconnaissance3, Paul souligne en quoi la rétribution
ne peut se passer de la reconnaissance, notamment celle de l'économie du don. L’homme
n’a pas seulement besoin d’être rémunérer, mais il a aussi besoin d’être dans le don dont la
valence se révèle dans le désintérêt. Cela conduit à développer le sens de la justice, ce sens
qui précède toujours, même s’il ne saurait bien évidemment s’y substituer, toute élaboration
théorique4. Comment articuler le rapport entre éthique et économie?
Le monde d’aujourd’hui est lié à un système économique qui est l’économie du
marché dont l’objectif déclaré est la recherche du profit. L’homo œconomicus veut profiter
au maximum dans ses échanges économiques. Or profiter, c’est rechercher un avantage
comparatif, un intérêt. Donner, au contraire, c’est offrir gratuitement parce que dans le don,
on n’attend pas de retour. Toutefois, le don ne peut non plus épuiser toutes les ententes
économiques des hommes dans un monde globalisé. Ce qu’il faut, c’est de trouver une issue
à l’impossibilité de se passer de la marchandise et la nécessité de donner. La question que
nous posons est de savoir si l’économie du don peut se substituer à l’économie marchande
ou si elle la complète. Autrement dit, la question est de savoir si, par-delà le système
économique du marché, l’éconmie du don n’illustre pas une certaine conception notamment
éthique des relations économiques entre les hommes au point qu’il faille situer sa place dans
l’échange. Mieux encore, le don est-il une forme d’échange?
L’existence d’un lien indissoluble entre analyse économique et réflexion éthique peut
être démontrée de plusieurs manières. De l’exploration de la double origine « mécanique »
et éthique de la pensée économique5 au simple constat du foisonnement de travaux
consacrés à l’économie normative, les issues ne manquent pas pour prouver que la théorie
1
Charles-Grégoire ALOSSE est Docteur en philosophie. Il est Enseignant-chercheur à l’Université de Kara (Togo)
2
Paul (1913-2005) est le principal représentant français des disciplines herméneutiques qui tentent
d’interpréter et de déchiffrer tous les signes de l’homme.
3
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.
4
Paul Ricœur, Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 11.
5
Voir Amartya Sen, Éthique et économie, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1993, pp. 6-10.
293
économique ne saurait se concevoir hors de toute relation avec la philosophie morale. Notre
hypothèse est que la conception de l’économie du don est une invitation à une éthique de
l’économie marchande pour que et la marchandise et le don puissent coexister dans une
dynamique qui humanise les rapports économiques entre les hommes. Nous procéderons en
trois étapes. La première est consacrée à l’économie marchande, la seconde à l’économie du
don et la troisième à la médiation du marché et du don : pour une éthique économique de la
reconnaissance.
1. L’économie marchande
L’économie marchande ou l’économie de marché est un système dans lequel les
agents économiques (entreprises, individus) ont la liberté de vendre et d'acheter des biens,
des services et des capitaux. Chacun agit alors en fonction de ses intérêts ; le profit,
considéré positivement, y figure comme la récompense du risque. Lorsqu'il fonctionne
bien, le marché peut être comparé à un calculateur géant qui oriente les
comportements de manière performante et coordonne l'action de millions d'agents
grâce au mécanisme des prix.
Le libéralisme économique qui découle de l’application en économie des principes
philosophiques et politiques libéraux, estime que les libertés économiques (libre-échange,
liberté d'entreprendre, libre-choix de consommation, de travail, etc.) sont nécessaires en
matière économique et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible. En
cherchant à faire du marché un facteur d’émancipation, l’idéal libéral vise également à
s’interroger sur les solidarités capables de donner un sens à la liberté de chacun. De ce point
de vue, le libéralisme s’oppose au socialisme, aussi bien dans ses buts assignés à l’activité
économique et à la vie sociale que dans sa philosophie de l’homme et de la liberté 1.
Le libéralisme économique « classique » s’est constitué en théorie, aux XVIIe et XVIIIe
siècles, sous l’influence des philosophes du siècle des Lumières anglaises (Locke, Hume ou
Smith) et françaises (Turgot, Condillac ou Montesquieu) entre autres.L'École néoclassique
naît de la « révolution marginaliste »2 dans les années 1870. Elle forme avec le
keynésianisme l'essentiel de l'économie « orthodoxe » qui domine l'enseignement et la
pratique de la discipline économique depuis le début du XX e siècle. Aujourd’hui, les idéaux
du libéralisme économique sont portés par le néolibéralisme.
À la base du fonctionnement d'une économie de marché, il y a un ensemble de
prix. Car, comme l'a souligné Hayek 3, les prix sont un moyen efficace pour faire
circuler les informations. Un prix représente en effet une synthèse des informations
liées aux cas disponibles sur un bien. Toutes les caractéristiques de ce bien sont
1
Voir Ludwig von Mises, Le Socialisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987. La première partie de l’ouvrage, intitulée
« Libéralisme et socialisme », considère les deux mouvements comme radicalement antithétiques. Ce diagnostic
est confirmé par Friedrich August von Hayek en 1943 dans La Route de la servitude (Paris, PUF, 1985), et en
1985 dans La Présomption fatale. Les Erreurs du socialisme (Paris, PUF, 1993). Voir aussi Raymond Aron,
Essai sur les Libertés, Paris, Hachette, 1998.
2
Le terme « marginalisme » vient du fait que cette École a été la première à utiliser l' « utilité marginale »
comme déterminant de la valeur des biens et le « calcul différentiel » comme instrument principal de
raisonnement. Cette École s'est constituée à partir des travaux de Jevons, Menger et surtout Walras.
3
Voir Friedrich August von Hayek, Prix et production, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
294
résumées en un seul nombre : son prix, qui évolue en fonction des nouvelles
informations disponibles sur le bien considéré. Un prix n'est pas une donnée
objective. Il reflète bien sûr les coûts de production de l'entreprise, mais aussi la
valeur accordée aux produits concurrents et les goûts des consommateurs.
Le marché est traditionnellement défini comme le lieu réel ou abstrait de rencontre
des offres et des demandes d'un bien ou d'un service. Il permet l’échange spontané de
l’information. Dans ce jeu dialectique de l’offre et de la demande ou, comme le dit Hayek,
dans cet « ordrede marché ou catallaxie »1 les acteurs n’ont pas une connaissance globale
des processus économiques, mais l’échange d’information permet une adaptation
spontanée des objectifs des uns et des autres et une série d’ajustements bénéfiques.
L'économie de marché désigne ainsi un système économique où les décisions de
produire, d'échanger et d'allouer des biens et services rares sont déterminées
majoritairement à l'aide d'informations résultant de la confrontation de l'offre et de la
demande établie par le libre jeu du marché. Cette confrontation détermine les informations
de prix, mais aussi de qualité et de disponibilité. Au cœur de l'économie de marché, le
mécanisme de l'offre et de la demande concourt à la découverte et à l'établissement des
prix. Ce mécanisme opère par arbitrage pour un horizon donné et pour une qualité donnée
entre des valeurs représentatives du bien ou du service concerné : d'une part la valeur de
son coût intrinsèque (prix de revient), mais aussi d'autre part sa valeur d'échange (prix
relatif, c'est-à-dire le prix d'un produit ou d'un service par rapport à d’autres).
La dynamique de l'économie de marché fait intervenir également d'autres facteurs
comme la concurrence et l'aptitude à la survie des acteurs dans l'activité économique. Cette
dynamique propre au marché représente un facteur très positif pour la diffusion de
la croissance économique et l'extension géographique des échanges dans un espace plus
large, au-delà des frontières politiques des États.Roger Guesnerie le dit si bien : « À l'aune de
l'esquisse qui est faite ici d'une économie de marché - des marchés appuyés sur la monnaie et
le droit -, nombre d'économies historiquement datées ont droit au label d'économies de
marché »2. Pour Fernand Braudel, les régimes de production/répartition des biens et
services ont évolué selon trois formes historiques successives3 :celle de la vie matérielle
primitive où le processus d'auto-suffisance et d'auto-consommation se déroule de manière
très locale, à l'échelle de l'individu, de la famille ou de petits groupes ; celle de l'économie de
marché, telle qu'elle découle des échanges rendus nécessaires par une plus grande
spécialisation et une plus large division du travail : chacun produit une catégorie spécifique
de bien et doit fatalement échanger avec les autres pour se procurer les biens qu'il ne
produit plus et ainsi satisfaire l'ensemble de ses besoins ; celle du capitalisme , amorcée par
les entreprises de « commerce ou de négoce au long cours » et qui se financiarise
inéluctablement pour engendrer un système où l'échange commercial n'est plus que le
support ou le prétexte de gains financiers.
1
Friedrich August von Hayek, Droit, législation et liberté, vol. II, « Le mirage de la justice sociale », Paris,
PUF, 1981, p. 129.
2
3
Roger Guesnerie, L'économie de marché, Paris, Le pommier, 2006, p. 25.
Fernand Braudel, La Dynamique du Capitalisme, Paris, Éditions Arthaud, 1985.
295
Sans rentrer ici dans les détails de la régulation sociale par le marché, il est assez
évident que dans son fonctionnement concret, le marché ne remplit qu’imparfaitement son
rôle de régulation parce que sur de nombreux marchés, la concurrence est imparfaite. La
concurrence reste la base de l’économie de marché et à ce titre l’un des piliers du
capitalisme libéral. Maisils’agit de plus en plus d’une concurrence monopolistique : les
producteurs mettent en œuvre une stratégie de différenciation de leurs produits pour
bénéficier d’une position commerciale ressemblant au monopole. Le marché peut d’autre
part engendrer des déséquilibres économiques, sociaux et environnementaux de grandes
ampleurs. Si l’on s’en tient aux déséquilibers sociaux, les inégalités qu’ils engendrent sont
légion. C’est en cela que la logique de l’économie du don qui découle de l’éthique
ricœurienne se révèle être une alternative pour remédier aux exclusions sociales opérées
par l’économie marchande.
2. L’économie du don
L'économie du don est une forme d’économie sociale qui désigne les groupements de
personnes (et non de capitaux) jouant un rôle économique. Elle se définit avant tout par ses
statuts : les coopératives de toutes natures, les mutuelles, la plupart des associations
gestionnaires, et les fondations. Cette forme d’économie tend à répondre à un contexte
mondial marqué par le désengagement progressif de l'État et la montée de l'individualisme.
Toutefois, cette économie solidaire doit être pour autant distinguée des formes d'économie
d'insertion quand elles tendent à n'être qu'une transition vers le marchand et de l'économie
informelle qui n'assure que la survie des acteurs.
L'économie du don est le support profond de l'échange entre les individus. Elle fonde
les bases de l’activité sociale et contribue à la production de normes sociales.
Marcel Mauss, le fondateur de l’ethnologie française, la découvre à l’origine des sociétés
premières. Dans son Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques1, le don repose sur la triple obligation de « donner, recevoir, et rendre ». Le don
fonctionne grâce au pouvoir quasi spirituel qui est propre à l'objet donné. Sans la croyance
en cette force par les donataires, le don n'existe pas ou ne peut-être perçu comme tel par
ceux qui le reçoivent. L'échange peut consister en un « pseudo-don », un « don pour
recevoir » : le donateur donne pour gagner ultérieurement, dans le cadre d'une offre
supposant une obligation de contrepartie immédiate ou différée sous la forme de dette ou
de prestation ou un « vrai don », « don pour donner » un don sans contrepartie exigée ou
attendue explicitement par le donateur.
Mauss voit dans le don une modalité particulière de circulation des richesses dans les
sociétés traditionnelles. L'étude faite du potlach, pratiqué par les Indiens du Canada et du
Nord des États-Unis illustre cette conception. Cette pratique peut coexister dans ces sociétés
avec d'autres formes d'échanges, réalisés sous forme de troc ou même avec l’échange
monétaire. Cette forme d'échange existe également dans de nombreuses autres parties du
1
Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2007.
296
monde. Dans le cadre de relations sociales où se produisent « dons » auxquels peuvent
répondre des « contre-dons », se joue non seulement la problématique des relations entre
individus, mais aussi celle du statut social dans la tribu et entre tribus.
L'économie du don est particulièrement mise en avant dans le christianisme et dans
beaucoup d'autres religions. L'Ancien Testament contient de nombreux jugements et
prescriptions économiques. Il ordonne l'absence de propriété perpétuelle sur la terre et
instaure une redistribution périodique. Il interdit les prêts à intérêt et hiérarchise selon leur
honneur les activités économiques, faisant de l'agriculture la première et du commerce la
dernière. Le Nouveau Testament encourage l'homme à mettre en valeur ses talents
(parabole des talents), en faisant fructifier des placements. Si l'homme travaille la terre, c'est
un moyen de mettre en valeur ses talents en agriculture, et de même dans tous les
domaines de l'activité humaine, dans l'industrie et le commerce par exemple1. Mais le
Nouveau Testament prévient aussi contre les tentations matérielles liées à l'accumulation et
à l'utilisation superflue des richesses. Il insiste sur une répartition équitable des biens en
témoigne la vie de Lazare. Dans la religion islamique, l’aumône est un des piliers majeurs.
Dans les sociétés modernes, le don est très évoqué surtout indirectement par les
humanistes. Ce type d'économie subsiste majoritairement au sein des familles ou entre
amis, entre voisins ou les échanges de biens et de services ne sont pas comptabilisés dans
le Produit national brut.Au-delà du cercle étroit des proches, le réseau d'échanges
réciproques de savoirs, le système d'échanges locaux s'inscrivent clairement dans cette
culture du don et du contre-don qui a à la fois un rôle économique d’échange de biens ou de
services, mais aussi de développement du lien social.L'éthique médicale par exemple postule
que le corps humain ne peut être une marchandise comme une autre. Les banques du sang
et autres banques d'organes humains fonctionnent grâce au don. Les donateurs ne reçoivent
aucune garantie de réciprocité, sauf une compensation pour leur récupération. Les tenants
de cette économie axée sur l'échange non monétaire et du don la considèrent comme la
forme sociale idéale des échanges, apte notamment à « éliminer » la pauvreté. Ce
mouvement serait particulièrement opportun comme le confirme l'essor parfois massif
d'économie du don ou du développement de formes d'échanges en réponse aux périodes de
crise économique et de faillite des États par l’émergence de circuits courts, le regain des
économies parallèles, entre autres. Que signifie le don dans un monde qui marchande tout
et qui voit dans la gratuité une absence de valeur ? Pourtant, sans attendre de contrepartie,
le don appelle le don, et la relation se crée, les liens étant alors plus forts que les biens : le
don détermine le lien social, y compris dans les échanges marchands, et constitue une
condition de possibilité de l’expérience humaine.
À la différence des libéraux de son époque, Paul ne considère pas les régimes dits
communistes comme le mal absolu qu’il faut combattre. Si le philosophe conserve des
« sympathies » pour les expériences soviétiques et chinoises, cela tient à leurs performances
économiques, à leur gestion rationnelle et égalitaire des échanges et des ressources. Aussi
remet-il peu en cause la dimension socialiste de l’économie des régimes dits communistes ;
1
Voir Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme,Paris, Gallimard, 2004.
297
ses réserves sérieuses portent en revanche sur la sphère proprement politique (domination,
violence, bureaucratisation, etc.). Ainsi, au milieu des années 1950, le programme politique
du philosophe vise à réformer politiquement les régimes dits communistes sur la base des
principes du libéralisme politique tout en conservant une économie socialiste, ouvrant ainsi
la voie à un socialisme à visage humain1. Réciproquement, en appelle à une réforme des
régimes dits libéraux et capitalistes sur la base des principes de l’économie socialiste,
ouvrant la voie à une scission entre libéralisme politique et libéralisme économique.
Dans son Parcours de la reconnaissance, estime que la logique du pardon relève de
l’économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l’articule et qu’il faut bien
opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice2. Mais il importe de rappeler que le
pardon n’abolit pas la justice. Ainsi, dans son article « La Règle d’Or en question »3, définit la
perspective de l’économie du don, sur laquelle la religion vise à placer toute expérience, y
compris l’expérience morale parce qu’elle s’exprime dans un réseau symbolique. souligne
que la bonté ressortant de l’économie du don s’attache à l’être créé en tant que tel ; il est
donc présent avant toute détermination proprement morale. La Règle d’or (« ne pas faire à
autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fasse ») peut être considérée comme étant
la maxime qui préside à la justice.
Il reste cependant que cette Règle, gouvernée par une logique de réciprocité et
d’équivalence, joue la fonction d’un présupposé incontournable pour toute justification
imparfaitement procédurale des normes de l’agir humain. Véritable mot de passe de
l’ensemble de la philosophie normative de Paul Ricœur, qui traverse ses méditations sur la
morale, le politique, la justice et le droit, la Règle d’or a bien un statut de croisement éthique
et transculturel dont le fondement aspire à l’universalité. Dans la mesure où, toutefois, la
Règle d’or pourrait se pervertir dans un calcul de type utilitariste, d’échanges d’intérêts bien
compris, cherche à l’infléchir par une logique du don, de l’amour ou de la surabondance
(« donner à autrui sans rien attendre en retour »4).
Mais quel sens nouveau pourrait revêtir la Règle d’or, se demande Ricœur, si on
replaçait sa fondation dans la perspective de l’économie du don et non dans l’autonomie de
la liberté, selon Kant5. Kant, on le sait, analyse le contexte de la Règle d’or dominé par le
commandement d’aimer ses ennemis, qui est lui-même un commandement supra-éthique.
Or ce commandement paraît effectivement très proche de l’économie du don. Il se tient au
point où le don engendre l’obligation. Ce commandement nouveau relève de la logique de la
surabondance qui s’oppose comme deux pôles opposés à la logique d’équivalence de la
justice qui gouverne la morale quotidienne6.
1
Voir Johan Michel, Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, Paris, Le Cerf, coll. « passages », 2006,
pp. 358-363.
2
Paul Ricœur, Le Juste 1, Paris, Esprit.1995, p. 206.
3
Voir Paul Ricœur, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 273-279.
4
Paul Ricoeur, Amour et Justice, Tübingen, JCB Mohr, Paul Siebeck, 1990, p. 62.
5
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, PUF, 2004.
6
Paul Ricœur, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, op. cit., p. 277.
298
Pour Ricœur, détaché de la Règle d’or, le commandement d’aimer ses ennemis n’est
pas éthique, mais supra-éthique, comme toute l’économie du don auquel il appartient. Pour
ne pas virer au non-moral, il doit réinterpréter la Règle d’or et ce faisant, être aussi
réinterprété par elle. Mais ce travail de réinterprétation mutuelle est aussi un travail
pratique parce que « les applications de cette dialectique dans la vie quotidienne, au plan
individuel, au plan juridique, au plan social et politique, sont innombrables et parfaitement
praticables »1. La Règle d’or est placée de façon concrète au cœur d’un conflit incessant
entre l’intérêt et le sacrifice de soi-même. La même règle peut pencher dans un sens ou dans
l’autre. Selon l’interprétation pratique qui peut en découler, on peut s’en servir pour établir
une dialectique entre le marchand et le don.
3. La médiation du marché et du don : la reconnaissance
La médiation du marché et du don répond, dans la logique de Ricœur, à une éthique
économique de la reconnaissance et constitue l’apport moral de celui-ci dans le champ de
l’économie. On sait à travers la lecture du Parcours de la reconnaissance que Paul Ricœur,
reçoit la théorie de la reconnaissance de Hegel2. On doit à Hegel en effet, non seulement la
fameuse dialectique du maître et de l’esclave, mais aussi le thème de la « reconnaissance
mutuelle » posé contre la philosophie de Hobbes3 selon qui, il existe une rivalité naturelle
entre les hommes. C’est à Axel Honneth4 que l’on doit cette réhabilitation avec son ouvrage
la Lutte pour la reconnaissance.
Hegel a ainsi fait entrer la reconnaissance dans la politique. La « lutte pour la
reconnaissance »est une réactualisation de Hegel par Honneth ; le « parcours de la
reconnaissance » de en est une réhabilitation. Pour Ricœur, l’estime sociale et la
reconnaissance mutuelle ne relève pas du droit, mais plutôt de la morale : « L’éloge de la
réciprocité, sous la figure plus intime de la mutualité, risque de reposer sur l’oubli de
l’indépassable différence qui fait que l’un n’est pas l’autre »5.
Le défi de Hobbes est la méconnaissance dans l’état de nature. L’origine en ait
pointée : « On connait par leur nom les trois passions primitives qui ensemble caractérisent
l’état de nature comme ‘’guerre de tous contre tous’’ »6 : ce sont la compétition, la défiance
et la gloire. La méconnaissance se sait déni de la reconnaissance et l’orgueil constitue la base
de cette méconnaissance spécifique : « Que chacun reconnaisse l’autre comme son égal par
nature. Le manquement à ce précepte est l’orgueil »7.
L’alternative à l’idée de lutte dans le procès de reconnaissance mutuelle est à
chercher dans les expériences pacifiées de reconnaissance mutuelle, reposant sur des
médiations symboliques soustraites tant à l’ordre juridique qu’à celui des échanges
1
ibid., p. 279.
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1993.
3
Thomas Hobbes, Le Léviathan, Paris, Sirey, 1971.
4
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance,Paris, Cerf, 2000.
5
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit.,p. 242.
6
idem., p. 260.
7
ibid., p. 266.
2
299
marchands. La lutte ne se résume pas aux violences et aux vengeances qui surgissent. Le
basculement du cercle vicieux de la réciprocité en son cercle vertueux passe par le
renoncement à rendre violence pour violence. La lutte visera alors le don et contre-don à
parler comme Mauss qui met fin à la rivalité. Et « pas de don possible sans prendre les
devants »1.
L’essentiel des analyses de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote sur l’amitié porte sur les
conditions les plus propices à la reconnaissance mutuelle. Quand un individu peut-il se tenir
pour reconnu ? La demande de reconnaissance ne risque-t-elle pas d’être interminable ?
C’est dans l’échange des dons que la reconnaissance mutuelle apparait2. Dans une
société marchande, où l'économie repose sur l'échange, pourquoi serait-il judicieux
de donner?
Le véritable don est sans réciprocité et est motivé seulement par le désir de rendre
heureux, ou de secourir des personnes3. Cette forme de don peut constituer une alternative
à l'échange monétaire : il rend moins solitaire son bénéficiaire, comme son donateur. Dans
nos sociétés où le lien social n'est plus toujours au rendez-vous, le don a pour lui seul une
immense utopie. Dans l'économie du don, chaque chose est un être. Cependant, le don ne
joue guère un rôle économique déterminant. Comment développer le don et en faire un
véritable instrument économique ?
La modernité ne serait pas seulement le lieu du marché, de l'intérêt, mais également
celui du don le plus inconditionnel : le lieu du « don pur et parfait » et non seulement de la
« concurrence pure et parfaite » comme le prônent les économistes néoclassiques. Mais, n'y
a t-il pas là aussi un point de départ pour penser la société moderne autrement que dans
une matrice économique ? Donner, c'est vivre l'expérience d'une appartenance
communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l'amplifie.
Contrairement à une certaine approche individualiste, l'expérience de la solidarité
communautaire n'est pas nécessairement contradictoire avec l'affirmation de l'identité, mais
elle peut au contraire la développer. Le don serait une expérience sociale fondamentale, en
ce sens qu'avec le don, nous expérimentons les fondements de la société, de ce qui nous
rattache à elle au-delà des règles cristallisées et institutionnalisées. Cette expérience
pourrait amenuiser la tension entre l'individu et la société, entre la liberté et l'obligation.
« Donner pour recevoir » est la logique de l’économie marchande qui imprime une
intention particulière à l’échange. Cette intention n’est rien d’autre que celle de l’ego qui
cherche seulement à tirer profit dans l’échange. Dans le monde d’aujourd’hui, cette
acception de l’échange est très commune ; elle se rencontre partout, de la sphère familiale à
la sphère sociale. La rétribution se rencontre sur le fond des revendications sociales. Le don
1
ibid, p. 357.
ibid, p. 377.
3
Dans son ouvrage Tirer bénéfice du don pour soi, pour la société, pour l'économie, (Paris, Editions FYP,
2013), Jean-Michel Cornu, voulait ériger le don en véritable outil économique : le seul don qui vaille, pour lui,
est le don « désintéressé », celui qui n'attend pas de contrepartie de la part de la personne à qui l'on a donné. Il ne
s’agit pas du mécanisme du don contre-don cher à Marcel Mauss : celui-là n'est qu'une forme d'échange décalé
dans le temps et où les valeurs monétaires ne s'équilibrent pas nécessairement.
2
300
n’est alors que la moitié d’un échange, moitié qui n’existerait pas sans sa contrepartie. Le
don appelant alors une contrepartie, ce que Marcel Mauss appelle le « contre-don »,
puisque pour lui, en effet, le don crée une obligation pour chacun des partenaires,
l’obligation de recevoir, mais aussi l’obligation de rendre. L’échange marchand fonctionne à
la manière d’un contrat légal, explicite, ce qui implique les prestations mutuelles entre
vendeur et acheteur. Dans la logique de l’économie de marché, le don implique un contrat
moral, implicite, dont la dette implique un service en retour. Celui qui accepte le don,
accepte donc un engagement. En ce sens, le don fait bel et bien partie de l’échange et des
règles économiques. Aussi, on peut tirer de l’analyse des formes du don, l’idée que la
réciprocité est un a priori fondamental de toute relation humaine, autant dans l’échange
marchand que dans le don. Où est alors la différence entre l’échange marchand et le don ?
D’un côté, on peut observer que la principale caractéristique de l’échange marchand,
c’est son caractère objectif. Il en reste à la passation objective. À l’inverse, dans le don, non
seulement la relation est plus subjective, mais le don crée davantage une obligation
mutuelle qui maintient durablement la relation. Dans une transaction marchande, parce que
la transaction est objective, les partenaires n’ont pas à s’occuper des intentions de l’un et de
l’autre ; seuls comptent les éléments mesurables de la transaction. Dans le don, l’intention
subsiste comme un lien invisible qui attache les deux personnes entre elles. Le don laisse
derrière lui une relation privilégiée entre deux personnes, voire entre une personne et une
communauté. Il établie une situation de reconnaissance mutuelle.
La dette corrélative au don se différencie donc de la dette marchande. La dette
marchande, est une dette qui symbolise une méfiance. La dette du don est une dette qui
symbolise une confiance. Le don fait bel et bien partie de l’échange ; il favorise l’échange,
mais dans un esprit opposé à l’esprit du commerce. Dans sa logique, le don est avant tout
fondé sur des valeurs immatérielles telles que le prestige, la popularité, la loyauté ou
l’amitié. Il crée des valeurs de lien, tandis que l’échange marchand ne crée que des valeurs
utilitaires. C’est ce qui ressort de l’interprétation de Mauss du don et du contre-don des
polynésiens comme produisant ce qu’ils appellent le mana, c'est-à-dire de la valeur
spirituelle. Car, plus on donne, plus on est grand.
Seulement, le problème est qu’aujourd’hui, nous fonctionnons sur l’échange des
valeurs matérielles. Si les hommes acceptent de vivre en société, malgré les exigences de
l’ego, c’est avant tout pour des raisons utilitaires. Dans un système économique strictement
marchand, fondé sur la valeur-capital, nous sommes par avance conditionnés à nous
représenter l’échange comme un échange marchand. En poursuivant de manière
systématique la recherche de leurs satisfactions privées, les hommes ont inventé, ce qui
s’avère être la forme la plus efficace de l’échange, l’échange marchand. Celui-ci s’est
implanté dans le système sociétal par la division du travail1, de sorte que, dans le monde
moderne, l’échange marchand ne laisse plus vraiment de place à la relation du don.
D’ailleurs, ni la réciprocité morale ni les valeurs immatérielles n’y jouent un rôle vraiment
significatif, car ce qui en détermine la logique, c’est d’abord le profit.
1
Voir Adam Smith, La richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1991.
301
« Donner pour donner » est la logique de l’économie du don. Le don n’a de sens que
s’il est désintéressé. L'échange marchand ne voit dans l’échange qu’une prestation dont la
motivation doit pouvoir se quantifier en espèces. Or vivre, c’est aussi vivre dans le don en
relation avec les autres ; c’est constamment échanger et communier. Cela signifie que la vie
elle-même est un échange ; elle se communique et s'accroît d'elle-même quand précisément
l'échange est porté par le don. De même, donner n’est pas prêter. Le prêt peut-être
marchand. Dans une situation de sous-développement, les pays du Sud reçoivent des pays
du Nord des prêts. Il peut aussi être non marchand : ces pays du Nord prêtent leur expertise
au pays du Sud en cas de catastrophe, par exemple. Le prêt, comme le don, est inscrit dans
la relation humaine de réciprocité. Cependant, il suppose fondamentalement comme sujet la
conscience de l’ego et son sens de l’appartenance à l’humanité. Le don n’est pas seulement
un devoir « moral ». Il se situe dans le rapport de soi à soi et de soi à l’autre, c'est-à-dire dans
les relations sociétales. Le don véritable découle de l’amour. Il convient de reconstruire
notre système économique et le mettre en adéquation avec l’humanité et cesser de penser
l’économie comme une sphère à part et surtout comme une sphère objective qui aurait une
réalité en dehors de la conscience. Toute initiative économique doit renouer avec ce sens
intime de l’échange, celui de la reconnaissance mutuelle.
L'économie marchande correspond à l'économie dans laquelle la distribution des
biens et des services est confiée prioritairement au marché et où les combinaisons se
réalisent au profit du comportement économique du marché. L’économie du don
correspond à l’économie dans laquelle la distribution des biens et services est confiée
prioritairement à la communauté. Si on dit de l'économie de marché qu'elle est créatrice
d'inégalités et qu'elle est excluante dans la mesure où elle n'a d'intérêt que pour les
consommateurs solvables, on peut penser à un autre ajustement qui a pour souci la
mutualité entre les hommes dans l’ébauche d’une éthique économique ricœurienne, celle
de l’économie du don. Nous devons ainsi repenser entièrement l'échange pour reconstruire
une économie digne de l'humain. Il n’y a pas à opposer le don et l’échange, c'est-à-dire
mettre d’un côté l’échange, pour le ranger dans la catégorie de l’« économique », et de
l’autre, le don, pour le ranger dans la catégorie de l’« éthique », car l’un et l’autre ne
prennent du sens que dans les relations sociales. Cette approche dialectique permet de
mettre en évidence la diversité des principes économiques qui ne sont pas réductibles au
marché, mais aussi à l’administration domestique et à la richesse des communautés et des
nations. Le problème de la justice sociale et sa relation avec le contexte du libéralisme
économique et des inégalités sociales se retrouve poser. Le libéralisme, doctrine dominante
des démocraties modernes, n’est alors viable en tant que principe de régulation sociale, que
si chacun à une claire conscience des exigences morales qu’il implique et des exigences
sociales qui y sont liées, c’est-à-dire l’éthique individuelle et l’éthique sociale. Car, dans une
société laïcisé, les discours sur le « moins d’État » ne sont alors viables qu’en insistant, en
contrepartie sur le « plus d’éthique ».
302
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WEBER Max, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004.
303
304
Ricœur, démocratie et éducation politique du peuple
Par Gérard Boèvi LAWSON1
Dans un contexte de crises, de reconstruction et de démocratisation, s’interroger sur
l’œuvre de qui vécut des situations de crises et fut préoccupé du rôle du peuple, amène
aussi à réfléchir sur la prise de conscience politique des citoyens. La responsabilité du sujet
vivant selon les institutions présuppose l’éducation. Selon Ricœur, ces «institutions»
désignent «les formes d’existence sociales dans lesquelles les rapports entre les hommes
sont réglés de façons normatives» et représentent la statique des sociétés dont le système
juridique en est l’expression. Elles désignent sous l’angle de la dynamique sociale, «le
politique» ou «l’exercice de la décision et de la force au niveau de la communauté»2.
Et toute institution politique a son système propre. Aujourd’hui, les institutions
sociales en Afrique sont des systèmes à l’échelle nationale étendue aux dépens des systèmes
à taille clanique ou tribale qui ne conviennent plus aux réalités nationales. Le nouveau
système démocratique exige une réforme et un apprentissage, tout comme son
fonctionnement et la paix sociale requièrent non seulement l’éducation du citoyen vertueux
dans la cité parfaite comme le conçoit Aristote3, mais surtout l’éducation politique. Cette
éducation, qui est chère à Condorcet et à Kant en termes d’instruction publique, à Proudhon
et à Mounier qui utilisent le terme de démopédie, à Njoh-Mouelle en termes de mission de
l’Etat-pédagogue, a, d’après Hannah Arendt, «une fâcheuse résonnance en politique», car
elle est le meilleur opium pour détourner le peuple des activités politiques 4.
Et si la démocratie moderne ne peut se construire sans l’éducation, comment peuton la pratiquer dans le contexte où les modes d’élection des gouvernants au suffrage
universel et de la participation des gouvernés sont différents des traditionnels en Afrique? Si
Kant trouve effectif le rôle des «professeurs de droit libres» ou des philosophes qui
critiquent l’Etat et éclairent le peuple5, quelle est la contribution de qui insiste sur cette
éducation et n’exclut pas la religion? Quelles sont alors les limites de la juridisation et de la
politisation? Et quelle est la place de l’éthique et du théologico-politique dans l’éducation
politique en vue de la reconstruction?
Démocratie en Afrique: de la tradition à la modernité et la nécessité de l’éducation.
1
Gérard Boèvi LAWSON est docteur en philosophie. Il est prêtre togolais en mission en Allemagne
P. Ricœur, «Tâches de l’éducateur politique» in Esprit 33/7-8, 1965, 78-93; Lecture 1. Autour du politique, Ed.
Seuil, Paris, 1991, p. 244.
3
Cf. Aristote ,La Politique, V, 2, §3.
4
H. Arendt, La crise des cultures, Ed. Gallimard, Paris, 2009, p. 228.
5
Cf. E. Kant, Opuscules sur l’histoire, Ed. Flammarion, Paris, 1990, p. 216.
2
305
Anthropologie politique de la démocratie.
Parmi les réalités aussi anciennes que l’organisation sociale chez l’Homo politicus,
nous retrouvons les rois et les chefs. Ces derniers qui ont des pouvoirs particuliers,
symboliques, magiques voire religieux, sociaux, ont aussi en Afrique la responsabilité non
seulement du bien des sujets, mais surtout de la cohésion sociale et de l’intégrité de leur
peuple. En général, la royauté est à la fois héréditaire et déterminée par le conseil des sages
ou des nobles qui choisissent le roi selon les règles établies, voire la constitution qui assure
un régime démocratique de pouvoirs équilibrés d’après Cheikh Anta Diop1. Le choix passe
souvent par de tractations afin de trouver le profil indiqué dont la capacité permet de
gouverner, de régner et de se comporter dignement. La participation à l’administration se
fait à travers le conseil royal, les collaborateurs comme les anciens, les différents ministres,
les chefs de localités ou de quartiers, le chef de jeunes, la «reine-mère», le chef de guerre,
etc.
Une ramification administrative continue jusqu’au aux chefs de familles et aux membres de
chaque famille tout comme aux classes d’âges. Cette implication s’observe aussi à travers le
système de l’arbre à palabre où le peuple discute et propose des décisions, des peines, etc 2.
L'historien Robert Cornevin apprécie ce niveau démocratique chez certains peuples
d'Afrique dont le Togo: «Les différents peuples appartenant au rameau évhé, qui font tous
état de l'émigration de Nuatja, ont tous une structure étatique d'allure démocratique. (...)
Aux collectivités évhé, il faut assimiler les Mina dont la structure démocratique est tellement
remarquable qu'elle avait frappé les premiers navigateurs qui avaient transcrit «République
Mina» sur les cartes du milieu du XIX e siècle»3. Un tel constat en Afrique conduisit Meyer
Fortes et Edward E. Evans Pritchard à généraliser en 1940, comme leurs détracteurs ont
prétendu par la suite, la thèse selon laquelle «la structure d’un état africain implique que les
rois et chefs gouvernent par consensus»4. La «démocratie à l’africaine» devient «une autre
parmi les autres», pour paraphraser Paul caractérisant l’être culturel occidental de «un autre
parmi les autres»5.
Les nouveaux Etat-nations et la démocratie de type moderne européen.
De toute façon, on ne peut douter du rôle traditionnel et de la pertinence continue,
dans l’héritage politique africain, de la participation et du fait de rendre des comptes, selon
Amartya Sen. L’on ne peut négliger cette anthropologie politique de la démocratie et penser
que le combat pour la démocratie en Afrique n’est qu’une simple tentative d’importer
«l’idée occidentale» de la démocratie6. Cependant, comme le remarque Harris Memel-Fotê,
la différence réside dans la dimension de l’administration et des modes de choix du dirigeant
1
2
Cf. C. A. Diop, L’Afrique Noire précoloniale, Présence Africaine, Paris, 2008, pp. 51-86.
Cf. D. Westermann, La vie sociale des Guin d’Aného et de Glidji (Sud-Togo), Presses de l’UL, Lomé, 2012, pp. 307-443; Cf. La
Fondation Atef Omaïs, La Royauté en Côte d’Ivoire, suivi de Les petits métiers féminins à Abidjan, Ed. Sepia, Abidjan, 2013.
3
R. Cornevin, Le Togo, Nation-Pilote, Ed. Nouvelles Editions Latines, Paris, 1963, pp. 41. 42.
M. Fortes et E. E. E. Pritchard, African Political Systems, Oxford University Press, New-York, 1940, p. 12.
5
P. Ricœur, Histoire et Vérité, Ed. Seuil, Paris, 2001, p. 330.
6
A. Sen, La démocratie des autres, Ed. Rivages Poche, Paris, 2006, p. 17.
4
306
de l’Etat-nation issu de la modernité mondiale, imposée par la colonisation européenne et
l’économie capitaliste. La modernité veut établir les institutions formelles de la démocratie
ouverte, fondée sur la liberté individuelle et ouvrir les voies de la société contractuelle, de la
démocratie réelle avec une élection à suffrage universel qui ouvre sur l’alternance politique.
Mais, dans la société à hiérarchie donnée dans le système traditionnel comme naturelle et
sacrée au sens de communauté de descendance ou communauté culturelle, la démocratie
apparaît comme système partial, limité et limitant qui justifie l’esclavage. La notion du
peuple est limitative comme dans la démocratie athénienne du Vème siècle avant JésusChrist: les femmes, les jeunes et les esclaves sont exclus, la gérontocratie s’impose et la
richesse individuelle comme liberté d’opinion ou décision du peuple est perçue comme un
risque. La participation réelle gravite autour de la chefferie héréditaire où le pouvoir
demeure tout de même hérité et non élu1. Or la participation avec l’alternance et la
discussion, sans exclusion des personnes, ne donnent-elles pas orientation et impulsion à
l’Etat, devenant ainsi une nécessité vitale et une base de la démocratie moderne? 2
Avec la nation composée de plusieurs peuples ou ethnies, la participation
institutionnalisée du peuple à la vie publique dans la modernité passe par la prise de part de
l’assemblée, à la parole, à la décision, à l’exécution de la décision et au contrôle. C’est
pourquoi, si les dirigeants doivent être élus aux pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire à
cause de leurs compétences pour gouverner, les citoyens doivent acquérir les compétences
de gouvernés, selon l’expression de Mounier. Celles-ci constituent la prise de position sur les
préoccupations de l'Etat, la défense contre la lourdeur des pouvoirs et la collaboration aux
organismes communautaires à travers l'équilibre des pouvoirs gouvernants: car la
démocratie est aussi «le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les
gouvernants, l’effort perpétuel des gouvernés contre les abus du pouvoir»3. Aussi, le citoyen
est défini, selon Paul Ricœur, comme l’habitant d’un pays, «admis à la juridiction et à la
délibération». Il est caractérisé par l’attribut du pouvoir, «car c’est par la participation à la
puissance publique» qu’il est défini4. C’est ainsi que la volonté du peuple s’exprime
réellement. Le peuple légal, c’est-à-dire le peuple qui s’exprime, doit refléter adéquatement
le peuple réel. Mais perçoit le problème de la démocratie: comment éduquer à l’adhésion
critique des citoyens qui ne peuvent pas participer au politique comme structure de la
réalité humaine comprenant aussi les registres moral et religieux?5
Nécessité de l’éducation politique.
1
Cf. H. Memel-Fotê, «Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation: Introduction à une anthropologie de la démocratie»
in Cahiers d'études africaines, 123 (3/1991), pp. 263-285. Remarquons que Memel-Fotê n’a pas souligné l’alternance
politique qui est une mesure non négligeable en démocratie politique.
2
Cf. P. Ricœur, Histoire et Vérité, pp. 320-321.
3
E. Mounier, «Révolution personnaliste et communautaire» in O.C. I, pp. 346. 624; Cf. «Les certitudes
difficiles» in OC. IV, p. 59.
4
P. Ricœur, Histoire et Vérité, p. 298.
5
Cf. P. Ricœur, La critique et la conviction, Ed. Pluriel, Paris, 2011, pp. 156-157.
307
Pour le devenir, le citoyen doit se former à la triple capacité politique: 1) avoir la
conscience de lui-même comme classe, de son droit, de sa force et les affirmer; 2) dégager
et affirmer son idée, celle qui lui donne un sens, une mission, des buts; 3) savoir en déduire
les conclusions pratiques de tactique, de réalisations à venir, etc. Cette capacité politique
nourrit les compétences de gouverné qui favorisent une démocratie participative, un
complément nécessaire à la démocratie représentative issue des élections. Amartya Sen
reformule cette capacité en trois modes interdépendants: l'importance intrinsèque de la
participation politique et de la liberté dans l'existence humaine; ensuite l'importance
instrumentale d'incitations politiques faisant en sorte que les gouvernements soient
responsables, écoutent le peuple et rendent des comptes; enfin le rôle constructif de la
démocratie dans la formation des valeurs et la compréhension des besoins et des priorités,
la connaissance des droits et des devoirs. La démocratie, ainsi perçue enrichit à la fois le
citoyen et l’Etat1.
En Afrique, cette formation permet aussi de passer du cadre du clan et de la tribusans pour autant le supprimer à cause de la racine culturelle anthropologique et de la
richesse transculturelle- à la réalité de nation inter-tribale. Elle favorise la compréhension du
vivre ensemble, le respect des droits et devoirs des citoyens et de l’Etat dont le non-respect
ou la non-effectivité est cause de crise ou de conflit en Afrique où les droits de l’homme sont
négligés et des Etats en désagrégation. Cette éducation situe la responsabilité de chacun et
favorise la paix. Elle permet le passage «de la médiocrité à l’excellence», selon les termes de
Ebénézer Njoh-Mouelle2, et l’acquisition de la capacité politique. Elle favorise l’avènement
du «peuple souverain» où, vivant sous le même ciel, les citoyens sont soumis aux mêmes
lois et s’acquittent des fonctions différentes à une égale nécessité. Néanmoins, elle peut
servir de canal pour imposer une idéologie ou endoctriner, voire falsifier pour mieux garantir
les intérêts personnels. Qui peut alors exercer l’éducation politique?
L’efficacité de l’éducateur politique et l’importance de l’action religieuse.
La vigilance politique.
D’abord, cet apprentissage ne doit pas être interprété dans le sens de l’attentisme,
qui fait le lit des dictateurs africains qui justifient la non-maturité politique de leur peuple
pour la démocratie, alors que Kant insiste que c’est par la liberté que l’on mûrit 3. C’est bien
l’éducation à la liberté par l’expérience de la liberté. Outre cela, Hannah Arendt, compte
tenu de l’expérience de l’éducation mise au service de la propagande nazie, objecte:
«L’éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui
sont déjà éduqués que l’on a affaire. Quiconque se propose d’éduquer les adultes se
propose en fait de jouer les tuteurs et les détourner de toute activité politique. Puisqu’on ne
1
Cf. E. Mounier, «Anarchie et personnalisme» in O.C. I, p. 686; Cf. Proudhon, Ibidem, pp. 56 et ss; Cf. A. Sen,
Ibidem, pp. 70-74
2
Cf. E. Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, p. 65.
3
Cf. E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Ed. Vrin, Paris, 2004, p. 290.
308
peut éduquer les adultes, le mot éducationa une fâcheuse résonnance en politique; on
prétend éduquer alors qu’en fait on ne veut que contraindre sans employer la force» 1. est
conscient du danger que représente l’éducation politique, notamment celle du tyran ou du
«pouvoir sans loi et sans consentement de la part des sujets». Partant de la philosophie
socratique et platonicienne du «Gorgias», il attire l’attention sur l’éducation civique et
politique donnée par tout parti unique ou tout parti au pouvoir, voire un régime en
conquête du pouvoir par pur intérêt: «Tyrannie et sophistique forment un couple
monstrueux».
Soulignant la manipulation des consciences par la politique, il met en relief un aspect
du mal politique que Platon découvre en liant la politique et la non-vérité: il s’agit de la
«flatterie», qui est l’art d’extorquer la persuasion par d’autres moyens que la vérité. Pour
Ricœur, «cela va très loin, s’il est vrai que la parole est le milieu, l’élément de l’humanité, le
logos qui rend l’homme semblable et fonde la communication; le mensonge, la flatterie, la
non-vérité, maux politiques par excellence, ruinent ainsi l’homme à son origine qui est
parole, discours, raison». Cet orgueil de la puissance et la non-vérité qui sont des maux liés à
l’essence de la politique se trouvent également chez le Prince de Machiavel, à la fois,
psychologue et stratège en lion et renard, tout comme l’Etat est représenté, selon Marx et
Lénine, comme une «conscience mensongère» où le mal politique est réduit au mal
économique. Le mal politique est ici la folie des grandeurs, la folie de ce qui est grand,
grandeur et culpabilité du pouvoir. Cette réflexion, d’après Ricœur, conduit à la vigilance
politique notamment ce qui concerne l’éducation politique2. Comment cette éducation
pourrait-elle contribuer efficacement à la vie heureuse, paisible et épanouie des citoyens?
Vertus et tâches de l’éducateur politique.
commence par dresser le profil. Il va au-delà de l’autonomie politique vis-à-vis de
l’Etat exigée par Kant pour réclamer non seulement la probité intellectuelle et morale mais
aussi l’engagement de l’éducateur politique. Celui-ci doit exercer avec honnêteté l’action
efficace de l’éducation politique. Il est dans la catégorie de «ceux qui se sentent
responsables, par une action de pensée, de parole et d’écriture, de la transformation, de
l’évolution, de la révolution de leur pays»3. Il s’agit des personnes qui ont au niveau de
responsabilité et que l’on trouve aussi dans les syndicats, dans les partis, dans les sociétés de
pensées et dans les Eglises ou des religions pourrait-on dire. associe ainsi les communautés
religieuses à la société civile et souligne le rôle de la religion4. Ces éducateurs sont donc,
1
H. Arendt, La crise de la culture, Ed. Gallimard, Paris, 2009, p. 228.
Cf. P. Ricœur, Histoire et Vérité, pp.305-311.
3
P. Ricœur, Lecture 1. Autour du politique, Ed. Seuil, Paris, 1991, p. 241. Kant préconise la liberté de
l’éducateur politique, qu’il appelle «professeurs de droit libres» par rapport à l’Etat (Cf. E. Kant, Opuscule sur
l’histoire, Ed. Flammarion, Paris, 1990, p. 216).
4
Cf. P. Ricœur, La critique et la conviction, Ed. Fayard/Pluriel, Paris, 2011, pp. 156 et 197. Dans la même
perspective, Marcel Gauchet définit l’action de la société civile comme la réponse à une question du bien
commun à laquelle la politique ne parvient à pourvoir d’une solution intrinsèquement consistante. Cette
participation efficace à la vie démocratique est favorisée par l’autonomisation et le devoir de contribution de
2
309
selon la vision ricœurienne, des citoyens qui ne visent pas leurs intérêts ou pouvoirs
personnels mais se préoccupent du bien des personnes et de l’Etat en quittant le terrain des
rivalités morbides et diviseuses pour rassembler tout en sauvant chaque personne. Il
apprécie ici au passage les concepts de «révolution personnaliste et communautaire»
d’Emmanuel Mounier qui suggère d’éviter le péril totalitaire et les illusions individualistes.
L’éducateur politique est celui qui s’engage pour l’homme et l’humanité. Honnêteté et
impartialité sont donc les bases de l’engagement qui est à trois types d’interventions ou
lignes d’efficacité. Aussi, les tâches de l’éducateur politique, selon Ricœur, ne se réduisent
pas à l’éveil des principes moraux et politique comme idéal ou purement intellectuels mais
au plan concret.
Il s’agit des trois niveaux de l’efficacité: celui de l’outillage ou de tout ce qui peut être
considéré comme accumulation d’un acquis (conservé auquel s’applique l’innovation), celui
des institutions ou des formes d’existence sociale et du politique (exercice de la décision et
de la force) et celui des valeurs (valeurs dans une communauté ou valorisations concrètes,
substance de la vie d’un peuple)1. Aussi l’éducateur politique a-t-il d’abord pour rôle de
préparer les hommes à la responsabilité de décision collective en faisant à la fois apparaître
la signification éthique de tout choix en apparence purement économique et lutter pour
l’édification de la démocratie économique pour que le choix collectif soit le choix de chacun.
Convaincu que la santé d’une collectivité repose sur la justesse des rapports entre la
«morale de conviction» (portée par les sociétés de pensée, de culture et par les
communautés confessantes) et la «morale de responsabilité» (morale de la force, de la
violence réglée, de la culpabilité calculée), se référant à Max Weber dans «La Politique
comme métier», affirme que l’autre tâche de l’éducation est de préciser les rapports entre
l’éthique et la politique.
En effet, elle maintient la tension vivante entre les deux morales, en évitant de
réduire la première à la seconde au risque de tomber dans le réalisme politique, dans le
machiavélisme en confondant les moyens aux fins. Et si la première prétend une sorte
d’action directe, on tombe dans le moralisme ou le cléricalisme: «la morale de conviction ne
peut agir qu’indirectement, par la pression constante qu’elle exerce sur la morale de
responsabilité et de puissance». L’éducateur ne se situe pas au niveau de la dernière liée au
possible et au raisonnable, mais à ce qu’on peut appeler le «souhaitable humain» et
l’«optimum éthique». Enfin, la tâche majeure de l’éducation politique est d’intégrer la
civilisation technique universelle à la personnalité culturelle ou singularité historique de
chaque groupe humain. Il s’agit d’exercer une sorte d’arbitrage permanent entre
l’universalisme technique et la personnalité au plan éthico-politique. Ceci fait appel à toutes
les valeurs qui peuvent survivre au passé ou susceptible de faire de la «réinterprétation»
chacun au débat collectif en vue de la coexistence. Par conséquent, elle conduit à l'effacement du primat de la
politique comme activité autour du pouvoir (Cf. M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Ed. Gallimard,
Paris, 1998, pp. 106-110).
1
Cf. P. Ricœur, Ibidem, pp. 242-250.
310
pour éviter le nivellement imposé par la société de consommation. Bref, elles se résument
en: la lutte pour la démocratie économique, l’offre d’un projet pour l’ensemble des hommes
et pour la personne singulière et la réinterprétation du passé traditionnel, face à la montée
de la société de consommation.
L’action religieuse.
Au dernier niveau, l’on constate que ne peuvent survivre que les spiritualités qui
rendent compte de la responsabilité de l’homme, celles qui donnent un sens à l’existence
matérielle, au monde technique et à l’histoire. Alors devront succomber les spiritualités
d’évasion, les spiritualités dualistes. C’est ici qu’intervient le rôle du christianisme ou de
toute religion qui doit aller jusqu’au bout pour départager ses deux orientations: celle qui
était un platonisme pour le peuple selon Nietzsche et celle qui porte la religion vers
l’histoire, l’incarnation et la réalisation de la fraternité entre les hommes. Telle devrait être,
selon Ricœur, «l’incidence théosociale» que l’on retrouve dans le prophétisme, l’incidence
de la religion sur les hommes dans la communauté. Réfutant la servitude, l’abolitionniste
ghanéen Ottobah Cugoano (1750-1801) et le philosophe marocain Mohamed Aziz Lahbabi
(1924-1993), concluaient déjà à l’égalité, la responsabilité, la solidarité, la libération et la
paix1. Si la démocratie est la condition de la paix, selon Kant, quelle démocratie, s’interroge
Engelbert Mveng, pourra changer le cœur de l’homme, lieu de la violence et où la paix est
violée?
N’oublions pas que la conquête de la paix et la recherche de la justice doivent être
une tâche primordiale pour toutes les religions et cet idéal de la paix doit mobiliser toutes
les forces spirituelles de l’humanité. D’ailleurs la religion perd sa crédibilité si elle utilise
l’intolérance et le sectarisme pour semer la terreur, la violence idéologique pour anéantir
l’identité de l’homme historique ou si elle est la force d’oppression et non de libération,
instrument de domination et non d’émancipation, exploitation de la misère des uns par et
pour l’opulence des autres2. Cette forme autoritaire d’association du religieux politique que
plusieurs Etats essayent de dépasser est le théologico-politique. Néanmoins, si la religion est
inscrite dans la cité, l’on peut se demander au plan philosophique, comment la religion se
met-elle au service de la démocratie et de la paix. tente de nous faire découvrir un nouveau
champ du théologico-politique. Pourquoi fait-il recours à ce champ et quel est son impact
dans l’éducation politique en démocratie?
Limites de la politisation, de la juridisation et contribution du théologico-politique en
démocratie.
Les limites de la juridisation et de la politisation.
1
Cf. P. Ricœur, Ibidem, p. 257; Cf. P. Ricœur, Lecture 3. Aux frontières de la philosophie, Ed. Seuil, Paris, 1994,
p. 155; Cf. O. Cugoano, La traite et l’esclavage des Nègres, Ed. Zones, Paris, 2009, p. 44; Cf. M. A. Lahbabi, Le
personnalisme musulman, Ed. PUF, Paris, 1964, pp. 53-59 et 104.
2
Cf. E. Mveng, L’Afrique dans l’Eglise. Parole d’un croyant, Ed. Harmattan, Paris, 1985, p. 164.
311
Le problème épineux de la démocratie en général, en particulier sur le continent
africain est celui du processus électoral. Exploitant la démocratie comme pouvoir de
majorité, les politiques achètent les consciences, manipulent les chiffres issus des urnes et
commettent des hold-up électoraux pour avoir la majorité chiffrée. Parfois la fraude est
structurelle: le code et le découpage électoraux taillés sur mesure. L’on brandit la loi,
pourtant la manipulation juridique persiste à travers le charcutage constitutionnel ou
toilettage de la constitution. Les lois sont élaborée pour empêcher l’adversaire ou pour se
maintenir, et ce sans référence à une légitimité. Cette forme de juridisation maintient non
seulement les pays dans le statu quo mais surtout les plonge dans les crises ou conflits.
Outre le pur contentement aux formalismes juridiques, les pléthores d’accords
politiques successifs dans les pays de crise et de conflit sont des expressions de domination
de partis pris et de manque de sincérité. Quand ils ne sont pas instrumentalisés, ces accords
sont purement et simplement ignorés et les partis se remettent à rechercher d’autres
accords et d’autres lois, sachant que les médiateurs ne sont loin d’être neutres. Tout cela
éloigne l’alternance politique l’expression ultime de la démocratie et compromet la paix au
lieu de la construire. a vécu la Seconde Guerre, connu la captivité, la crise socio-politique de
1968 et il a fortement fait l’expérience de la vie communautaire et de la condition humaine.
Outre l’éducation civique et politique, les réformes institutionnelles politiques et juridiques
qui sont sans doute incontournables, il y a au niveau des mentalités dont dépend l’agir,
certaines attitudes humaines et sociales qui ne peuvent s’acquérir qu’au moyen d’un
processus d’apprentissage où le droit et la politique n’ont pas le dernier mot. Il comprend
que les dispositions juridiques et stratégies politiques sont insuffisantes pour concrétiser le
dialogue, l’harmonie et la paix sociaux. Il en appelle au théologico-politique. Mais de quel
théologico-politique d’agit-il?
L’importance du champ théologico-politique.
Les démocraties sont héritières des régimes de structure hiérarchique, dits
théologico-politiques, dont le seul schéma est l’axe vertical de l’autorité, elle-même
dépendante de l’autorité divine. Ce théologico-politique classique ou autoritaire ou encore
théocratique est révolu. Mais tout n’a pas perdu son sens: «s’il en demeure quelque chose,
c’est du côté du vouloir vivre ensemble qu’il faut chercher et non plus du côté de la structure
verticale (domination-subordination)», écrit Ricœur. Il s’agit plus précisément de la
«pratique de la fraternité» à travers les institutions justes. De tradition judéo-chrétienne,
trouve «dans la notion du peuple de Dieu et sa composante de parfaite réciprocité ecclésiale,
de ressources pour penser un modèle politique»1. Il souligne une politique multiculturelle (la
tolérance de Cyrus), la mémoire (mort et résurrection du peuple à travers le retour de l’exil
et surtout la réconciliation de deux traditions) et l’amour (pratique de la fraternité, tu
aimeras ton prochain comme toi-même, la personne comme fin en elle-même). Voici
comment la philosophie peut apprendre de la religion. C’est l’exemple que souligne Jürgen
1
P. Ricœur, La critique et la conviction, pp. 162-163.
312
Habermas: la traduction des concepts bibliques «par-delà les frontières d’une communauté
religieuse» transmis au public universel de ceux qui croient autrement et des incroyants1.
C’est justement à partir de la substance pré-juridique et des fondements pré-politiques de
l’Etat de droit démocratique, que pense que les religions ont un rôle à jouer dans la
formation de l’opinion et de la volonté des citoyens.Nous partons des trois ressources
énumérées ci-dessus: l’amour, la politique multiculturelle et la mémoire comme le nouveau
champ du théologico-politique, qui vaut tant pour les pays d’Etat de droit démocratique que
pour les pays en crise ou en conflit en quête du processus de démocratisation. Scrutant les
Ecritures, part de ce que Kuakuvi désigne «le nec plus ultra de l’essence de la religion judéochrétienne»2, c’est-à-dire l’agapè ou amour chrétien chez le philosophe américain Gene
Outka3. Il qualifie l’amour de discours de louange dans laquelle l’aimant se réjouit à la vue de
l’aimé. Ce discours se présente sous forme impérative au sens d’obligation, «diliges» (tu
aimeras), qui contient les conditions de sa propre obéissance par la tendresse de sa
supplication pressante: «Aime-moi» que l’amant (Dieu) adresse à l’aimé (l’homme). Cet
appel pressant lui confère son dynamisme et le rend capable de mobiliser tous les affects de
joie ou de douleur en se plaçant dans l’économie du don et en faisant appel à la justice et au
jugement moral: redonner un «lieu politique» à l'amour et à la gratuité4. Cette vie d’amour
conduit à réduire l’égoïsme, à modérer l’appétit de l’intérêt trop personnel qui activent les
violences et compromettent la reconnaissance mutuelle dans une communauté politique
sans discrimination.
Le lieu politique, plus que l’altérité exprime aussi interculturalité qui exclut la
tyrannie de la culture homogénéisante et la discrimination à l’égard des minorités. Au-delà
du droit de chaque peuple ou de communauté ethnique, chaque culture apprend de l’autre.
Ce n’est pas la reprise du schéma unanimiste du Consciencisme de Kwame Nkrumah,
souligné par Paulin Hountondji5, mais une réconciliation entre plusieurs cultures autonomes
en dialogue permanent dans un Etat-nation qui se transforme à travers «la mort et la
résurrection» du peuple. Cette interculturalité est intégratrice. Mais le rassemblement se
réalise davantage et se prolonge autour de la mémoire. Il s’agit de la mémoire «anamnesis»
qui est de l’ordre de la quête, du rappel, une attitude humaine qui établit un lien avec le
passé pour le comprendre afin de construire le présent et l’avenir. Elle donne l’occasion d’un
nouveau départ. La juste mémoire ne serait donc pas la capacité à commémorer ou à oublier
mais plutôt la capacité à avouer et à pardonner. Le pardon forme ainsi «l’eschatologie de la
mémoire» qui rend seule possible «une mémoire heureuse et apaisée». Il ressoude la nation.
1
2
Cf. J. Habermas, Entre naturalisme et religion, Ed. Gallimard, Paris, 2008, p. 165.
K. M. Kuakuvi, Les racines du mal nègre, Ed. Haho, Lomé, 1985, p. 64.
3
L’amour revient aux conclusions de Outka: «Un égard égal (equal regard), c’est-à-dire un égard pour le prochain qui est
fondamentalement indépendant et inaltérable», - «le sacrifice de soi (self-sacrifice), c’est-à-dire le trait en vertu duquel
l’agapê ne fait pas de concession à l’intérêt», - enfin «la mutualité (mutuality), caractéristique des actions qui établissent ou
exalte un échange de quelque sorte entre les parties développant ainsi un sens de communauté et peut-être de l’amitié»
(Cf. (Agape: An Ethical Analysis, Yale University Press, New Haven, 1972). Ces principes d’amour ne sont pas sans
incohérences conceptuelles au plan éthique. La cohérence et l’adaptation font appel ici au jugement et invite à la justice.
4
Cf. P. Ricœur, Amour et justice, Ed. Points, Paris, 2008, pp. 15-42.
5
Cf. P. Hountondji, Sur la philosophie africaine, Ed. Maspero, Paris, 1976, pp. 204-214.
313
Dans plusieurs pays, l’abîme de la culpabilité des uns et la peur de la récidive des criminels
des autres deviennent un blocage de la mémoire juste, du processus de démocratie et de la
paix1. Mais si la démarche est faite dans le don de soi, la justice et la vérité, une ère nouvelle
commence et la spirale du lex talionis ou de la loi de vengeance, qui fait le lit de la violence
ou la destruction de l’Etat, s’estompe comme dans le cas de l’Afrique du Sud jusqu’à ce jour.
Pour Ricœur, le pardon «relève de la poétique de l’existence, dont le religieux constitue la
culmination. En outre, en vertu même de sa générosité, cette poétique de l’existence
dépense ses effets dans la région du politique»2. Ces apports de la religion au politique sont
donc de propriétés de compréhension dont les religions ne sont pas le monopole, même si
elles en constituent le modèle et l’échantillon le plus répandu3.
Impact de ce théologico-politique dans l’éducation en démocratie.
Dans le but de construire l’Etat de droit de démocratie et proposer la solution aux
crises et conflits, l’éducation prépare à l’avenir. Hannah Arendt la définit comme «le point
où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le
sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de
jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous
aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à euxmêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose
que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde
commun»4. Il ne s’agit pas seulement de traduire les concepts religieux en un langage
universel à la portée de tous, ni que la démocratie s’approprie uniquement des religions au
titre de leur capacité de proposer une compréhension globale de la destinée de l’homme,
mais surtout, du côté des croyants, de vivre concrètement cet engagement comme message
à tous: dire, c’est faire. De la religion judéo-chrétienne, c’est le témoignage du dialogue et de
la communion, l’honnêteté et le service dans la politique, la liberté intérieure des personnes
et la liberté des médias publics, le sens du sacrifice et de l’austérité, la solidarité et le
partage. C’est par ce canal que ce nouveau champ théologico-politique puisse contribuer à la
vie de la cité.
En Afrique, outre ces concepts ci-dessus, il existe des concepts d’origines religieuses
pour exprimer la vie relationnelle tels que mutima (=la vie du cœur:foyer d’amour ou
principe de loyauté, d’accueil et d’unité de la personne) chez les Banya-Rwanda, en lien avec
Immana (Dieu unique créateur, source de perfection, de sagesse et d’amour), pour fonder
les droits de l’homme comme la sacralité de la vie (agbe en eνe etgbεen fon) de l’homme
(agbetᴐ en eνe et gbεtᴐ en fon= l’être-vie) en lien avec Agbedotᴐ ou Gbεdotᴐ, l’auteur de la
1
Cf. P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ed. Seuil, Paris, 2000, pp. 593-655.
P. Ricœur, «Le pardon peut-il guérir?» in Esprit, mars 1995, pp. 81-82.
3
Cf. M. Gauchet, Ibidem, p. 145.
4
H. Arendt, La crise de la culture, pp. 251-152.
2
314
vie, Dieu1. Plusieurs attributs royaux sont aussi du ressort politico-religieux interne comme
ceux de l’aire culturelle adja-Tado et akan2, qui montrent d’une part que le roi n’est pas audessus de son peuple, mais est à son service et pour lequel il a devoir ultime de se sacrifier,
et de l’autre la loyauté de chaque citoyen. L’on peut faire recours aussi aux vertus dont
l’apprentissage s’effectue dans les camps des rites socio-religieux d’initiation. Ce sont des
éléments dont la revisitation peut encore inspirer les dirigeants politiques et les peuples en
démocratie. Néanmoins dans «Le loup dans la bergerie» Joan Stavo-Debauge s’inquiète: n’y
a-t-il pas une surinterprétation sur-religieuse pour réinvestir l’espace public avec les armes
de l’idéologie théologico-politique mise en valeur par des fondamentalismes religiosicopolitiques? Ensuite peut-on éduquer concrètement à l’amour qui est le centre de ce
nouveau champ et comment contribuer à la reconstruction d’un Etat en crise alors que cette
éducation est un processus lent ou parfois aléatoire?
Vers plus de vigilance et de persévérance.
La remise en question des positions habermassiennes sur la contribution de la
religion à la politique invite à la vigilance en quatre points d’après Stavo-Debauge vaut aussi
pour Ricœur: - la vraie foi n’est pas seulement doctrine ou contenu de la foi, elle est source
d’énergie: cette source d’énergie ne vaudrait que pour qui a la vraie foi et sans cela la foi
sera lettre morte et sans force performative, ainsi laïciser la doctrine de la foi, c’est la vider; si la communauté ne trouve aucune traduction séculière, elle peut se renforcer dans le
monolinguisme comme indicateur du fondamentalisme susceptible de mettre en danger la
communauté politique; - on assiste à l’exploitation politique de la déférence publique aux
raisons «religieuses» où un apport vire à l’utilitarisme; - c’est enfin donner l’impression aux
fondamentalistes qu’ils ont une portée intégrale à leur foi dans la société et on fait ainsi
entrer aisément le loup dans la bergerie3. Néanmoins, n’ignore pas ces dangers. Vu l’origine
de l’autorité, il écrit que le politique n’est pas définitivement quitte de toute référence au
théologique. Le fantôme du théologique continue de rôder autour du politique. Cela
nécessite un dialogue constructif, tout en prenant soin de dissocier «la sphère politique de la
sphère religieuse, non pour refouler cette dernière dans le privé mais dans un public non
doté de puissance, de position institutionnelle». C’est ici que l’économie du don qui
distingue l’amour comme logique de surabondance de la logique de l’équivalence (de
réciprocité), la justice, donne la capacité de s’élever au-dessus des interprétations perverses
du droit et des accords politiques. Puis, sans pour autant sur-interpréter la sphère religieuse,
souligne que le pardon, le don-de soi, n’a de place que dans la dimension théologique de
l’existence. Le pardon relève de la «poétique de l’existence dont le point le religieux
1
Cf. D. Nothomb, Un humanisme africain. Valeurs et pierres d’attente, Ed. Lumen Vitae, Bruxelles, 1965, p. 21 et ss; Cf. J.
Agossou, Ggbεtᴐ et Gbεdotᴐ. L’homme et le Dieu Créateur selon les Sud-Dahoméens, Ed. Beauchesnes, Paris, 1971, p. 142 et
ss.
2
Cf. S. Gakpe, «Conception et éthique africaine de l'autorité» in Revue de l’Institut de l'Afrique de l'Ouest, n° 13, Abidjan,
1996, p. 11-44. Les Eve sont un peuple au Sud du Golfe du Bénin (Ghana, Togo, Benin) et les Fon au Sud au Bénin et au
Togo.
3
Cf. J. Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie, Ed. Labor et Fides, Genève, 2012, pp. 99-162.
315
constitue la culmination»1. En vertu de la générosité, cette poétique dépense ses effets dans
la région politique et représente un atout pour la réconciliation et la construction de l’Etat
de droit2.
Eduquer à l’amour, ce n’est pas évident, mais du moins indirectement. Sinon est-il
possible d’éduquer à l’amour sans aimer au préalable? C’est la semence, le moyen de
l’impact à travers ce que j’appelle toujours une pédagogie de l’espérance, une école
d’espérance. Dans un contexte où l’Afrique ne gagnerait en rien dans un mimétisme
institutionnel sans lien avec ses réalités, l’espérance implique un acte de foi et une entière
disponibilité à anticiper l’avenir dans le présent. Elle permet ici de viser et de mobiliser tous
les efforts dans l’engagement en vue de la démocratie et de la résolution de crises. Elle
«implique un acte de foi métaphysique dans la qualité et la signification du temps, et par lui,
un désarmement intérieur, un abandon apaisant et actif»3. Aussi, l’espérance ne peut
calculer, ni économiser, ni ménager ses pas, mais adhère à l’intention totale de l’avenir. En
elle, l’on ne peut se laisser distraire des Léviathans coloniaux et postcoloniaux internes et
externes qui savent se jouer des identités ethno-culturelles. Elle forge une fidélité qui
«s’éprouve dans le feu de l’engagement et de l’action», nous dira Njoh-Mouelle4. Une telle
fidélité ne peut manquer à l’ontologie de l’agir de l’homme faillible qui peut devenir ainsi
l’homo capax, l’homme capable, créateur d’un monde nouveau5.
1
P. Ricœur, «Le pardon peut-il guérir?» in Esprit, mars 1995, pp. 81-82.
Il est aussi pour Hannah Arendt la faculté miraculeuse qui donne naissance aux hommes nouveaux dans la
cité(Cf. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Ed. Calmann-Lévy, Paris, 2007, p. 314).
3
E. Mounier, Traité du caractère, Ed. Seuil, Paris, 1961, p. 314.
4
E. Njoh-Mouelle, «Philosophie personnaliste et l’engagement politique du philosophe», p. 4.
5
Cf. J. Greisch, Paul Ricœur, l’itinérance du sens, Ed. J. Millon, Grenoble, 2001, p. 335.l’homme faillible, et
2
nous verrons que c’est étrangement synonyme d’une anthropologie de l’homme capable. La vulnérabilité ouvre
des possibles que la perfection ignore : c’est quand je suis faible que je suis fort (2 Co 1210)une anthropologie de
l’homble, et nous verrons que c’est étrangement synonyme d’une anthropologie de l’homme capable. La
vulnérabilité ouvre des possibles que la perfection ignore : c’est quand je suis faible que je suis fort (2 Co 1210)
316
Ricœur entre la tour de Babel et la pentecôte :
Penser la paix Ricœur entre la tour de Babel et la
pentecôte : penser la paix
Par Kokou Benjamin AKOTIA1
Penser, c’est penser la Paix. Cette contribution veut découvrir les sources de la pensée
ricœurienne et rechercher les sources possibles d’une pensée africaine. Elle part de
« l’intérêt de Paul pour l’hospitalité et pour la paix universelle »2 ; sûre que « la formule
élémentaire du courage de vivre »3 a ses racines dans la culture et dans la religion mais que
« les racines de ce courage ne sont pas propres à une culture ou à une religion
particulière »4, elle se propose d’interroger les deux traditions bibliques, la tradition juive et
la tradition chrétienne, au regard desquelles elle scrutera la tradition culturelle et religieuse
africaine. L’approche choisie est anthropologique et non théologique. L’analyse des discours
sacrés permettra de mettre en lumière, la formule du vivre ensemble et de la construction
de la paix mises au point dans chacune des trois traditions. L’enjeu est de montrer qu’il
existe un art spécifiquement africain de penser la paix.
Aux racines du penser
La pensée puise toujours dans l’humus de l’humain, que constituent les histoires sacrées.
Nous allons à la découverte de celles qui ont nourri la pensée de et de celles qui peuvent
alimenter une pensée africaine.
Les histoires sacrées des rives de la Méditerranée
La pensée de plonge ses racines lointaines dans l’héritage biblique qui partage avec toutes
les traditions des peuples autour de la Méditerranée un terreau commun. Ces traditions
participent d’une construction de modèles sociaux de la Paix, fruits de leur vision du monde.
Les briques qui montent au ciel et le feu qui descend sur terre
L’Ancien Testament (Genèse 11, 1-9) raconte comment les hommes ont eu le dessein de se
rassembler et de construire une tour à Babel pour ne pas être dispersés sur la terre. Ce
projet a été contrarié par Dieu qui est descendu confondre les langues des bâtisseurs. Ne
pouvant plus communiquer entre eux, les hommes abandonnèrent l’entreprise et se
dispersèrent. Sur l’autre versant, le Nouveau Testament (Actes, 2, 1-13) raconte comment le
1
Benjamin AKOTIA, est Docteur en anthropologie et en théologie/Bible. Il est Enseignant-chercheur à
l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest, Abidjan (UCAO). Il est prêtre.
2
Cf. Argumentaire du colloque.
3
Cf. Argumentaire du colloque.
4
Cf. Argumentaire du colloque.
317
jour de la Pentecôte des gens de tous les peuples de la terre rassemblés à Jérusalem ont
entendu parler les Apôtres chacun dans sa langue.
Les deux récits sont l’un face à l’autre dans un rapport qu’il faut discerner. Les briques qui
montent avaient été suspendues par une descente divine à Babel ; le feu divin qui descend à
la Pentecôte semble visiblement restaurer et achever le projet initié par Babel. Le récit de la
Pentecôte n’ignore pas celui de Babel, il veut clairement lui répondre, il se présente comme
son accomplissement. Tout se passe comme si ce qui a été perdu à Babel est maintenant
retrouvé : les peuples formaient une unité, ils ont été dispersés ; maintenant ils sont de
nouveau rassemblés dans l’unité. En réalité, les deux récits sacrés mettent en scène la
question de l’unité et de la diversité. Ce qui les différencie, c’est leur appréciation du statut
jugé le meilleur : pour Babel, la diversité est meilleure que l’unité ; pour Pentecôte, l’unité
est meilleure que la diversité. L’action divine est le critère axiologique : Dieu fait passer de
l’unité à la diversité selon Babel, alors qu’il fait passer de la diversité à l’unité selon
Pentecôte. Babel tient la diversité pour l’ordre, Pentecôte tient l’unité pour l’harmonie.
Nous sommes en réalité, en présence de deux traditions qui sont les deux faces d’une même
médaille. Pour Babel, au commencement était l’unité, à la fin il y aura la diversité pleine et
complète. Pour Pentecôte, au commencement était la diversité, à la fin, il y aura l’unité
pleine et accomplie. L’essentiel est de savoir si l’on travaille pour la réalisation de l’unité ou
pour l’actualisation de la diversité. En clair, c’est l’une face à l’autre que Babel et Pentecôte
dessinent l’histoire comme une marche entre l’unité et la diversité. L’histoire est l’unité ou la
diversité en voie d’accomplissement.
Cette double tradition marque les peuples méditerranéens. La tradition juive est
constructrice de la diversité. Les autres traditions méditerranéennes portées les Egyptiens,
les Grecs, les Romains, les Arabes, et leurs héritiers modernes promeuvent l’unité. L’unité
est toujours inaccomplie parce qu’elle porte en son sein l’irréductible diversité. Chaque fois
que l’on voudra la réaliser, on cherchera à anéantir la source de la construction de la
diversité. Les universalismes et les totalitarismes inspirés de Pentecôte trouveront toujours
sur leur chemin l’irréductible Babel, qui les freine pour que l’histoire dure.
Babel, Pentecôte et Caverne
Les traditions de Babel et de Pentecôte ne se suivent pas de façon chronologique comme
cela parait dans le récit biblique. Les deux traditions sont présentes l’une face à l’autre. Le
récit de Babel est déjà une réaction juive à la manie d’unité qui anime ses voisins. Les
hégémonies expansionnistes, égyptiennes et babyloniennes, trouvent dans le récit de Babel
une doctrine opposée. Le mythe grec de la caverne est une autre version de cette doctrine
méditerranéenne séculaire contre laquelle le récit de Babel s’élève. Le passage de l’intérieur
de la caverne à l’extérieur reproduit le passage de la diversité à l’unité. En effet, l’intérieur
de la caverne constitue le particularisme tandis que hors de la caverne, se réalise
l’universalisme. Le mythe de la caverne comme Pentecôte désigne l’unité comme point final
du processus de l’histoire ; tous les deux portent la même doctrine du rassemblement de
l’humanité en une fraternité universelle. C’est donc la question de l’unité et de la diversité,
ou mieux du particularisme et de l’universalisme que les trois histoires sacrées, Babel,
318
Pentecôte et Caverne1 posent. Ce qui est important, au-delà du sens de la marche que
chacune indique, c’est la mise en forme de l’histoire comme une coprésence constitutive de
l’unité et de la diversité. Dans leur opposition, les deux doctrines, celle de Babel d’une part
et celle de Pentecôte et de Caverne de l’autre, maintiennent l’histoire en équilibre. L’unité
est ainsi le terme que l’histoire n’atteindra jamais et la diversité absolue est l’autre terme qui
ne sera jamais rejoint. Ces deux asymptotes de la courbe de l’histoire humaine structurent la
pensée des peuples qui racontent cette double histoire.
La construction de la paix : la dispersion ou le rassemblement
L’histoire se trouve ainsi ballotée entre deux extrémités. La construction de la paix se trouve
sur la trajectoire tracée par l’histoire sacrée. Babel raconte comment les frères sont devenus
des étrangers : il y a paix lorsque les hommes sont bien distingués les uns des autres ;
lorsque chaque peuple conserve son identité. Selon le dicton : ‘’Eloignons nos tentes pour
rapprocher nos cœurs’’. Selon Pentecôte, ce sont des étrangers qui sont devenus des
frères : il y a paix lorsque chacun renonce à son identité d’origine en vue de construire une
fraternité universelle. Il y a la paix lorsque l’étranger a la possibilité de devenir un frère,
lorsqu’il n’y a plus de frontières.
Il ne faut surtout pas confondre le projet de paix dessiné par les histoires sacrées et la paix
dans l’espace et dans le temps. La paix ici et maintenant n’est ni celle de l’origine ni celle de
la fin ; elle est celle qui tient en équilibre le désir de l’unité et le désir de la diversité. La paix
des universalismes et la paix des totalitarismes sont les fruits de la volonté de prendre le
temps pour la fin des temps. L’histoire est en marche vers la fin mais la fin des temps n’est
jamais dans le temps. Lorsqu’on hâte la fin, on fait toujours violence aux hommes et à leurs
temps. La paix historique n’est ni dans l’unité absolue ni dans la diversité intégrale. Le projet
de rassemblement de tous les hommes pour réaliser la paix universelle n’est pas l’unique ;
déjà la seule Méditerranée est le berceau de deux projets concurrents. Les peuples d’Afrique
ont leurs projets de paix portés par leurs histoires sacrées.
Les histoires sacrées d’Afrique Noire
Les peuples d’Afrique Noire racontent leurs périples migratoires ; au-delà des intérêts
historiques des informations que ces récits peuvent contenir, ils dessinent, surtout, une
vision du monde et un modèle social de la Paix.
Les ancêtres qui viennent d’ailleurs
Les peuples d’Afrique Noire racontent leurs migrations. Ces histoires sacrées désignent un
lieu de départ et un lieu d’arrivée ; plus exactement, elles désignent le peuple d’où on est
issu et le peuple auprès duquel on est venu. Les histoires des migrations font de l’Afrique
une mosaïque singulière. Babel raconte comment la diversité est fille de l’unité, tandis que
Pentecôte raconte comment l’unité est fille de la diversité. Les migrations africaines
racontent comment le réel est une symphonie. En effet, à l’origine, il y a deux peuples
séparés ; à la fin ils sont ensemble mais ils forment toujours deux peuples distincts. Ce que
1
Je désigne désormais le récit de Babel par Babel, le récit de la Pentecôte par Pentecôte et le mythe de la
caverne par Caverne. Je désignerai plus tard les histoires des migrations africaines par Migrations.
319
les histoires sacrées africaines dessinent, c’est la cohabitation des peuples. Il ne s’agit ni
d’une simple unité ni d’une simple diversité, il s’agit d’une hospitalité. Les récits disent
comment un peuple a été accueilli par un autre, comment un peuple qui était seul se
retrouve avec un autre. Les uns racontent comment ils ont accueilli et les autres comment ils
ont été accueillis. On a ainsi des paires de traditions, celle des chefs de terre et celle de leurs
hôtes.
La construction de la paix : l’un auprès de l’autre
La paire de traditions des chefs de terre et de leurs hôtes maintient elle aussi, comme Babel
et Pentecôte, l’histoire en équilibre dans la mesure où elle dessine le présent comme la
coprésence des uns et des autres. Il y a la paix ici lorsque les uns acceptent d’être les hôtes
des autres, et lorsque les uns acceptent d’accueillir les autres. L’étranger reste étranger. Il y
a la paix lorsque chacun reste ce qu’il est. ‘’Un séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc
d’arbre en crocodile’’, selon l’adage. On peut remarquer que les conflits africains prennent
toujours la forme d’un déficit d’hospitalité : la paix s’envole lorsque l’étranger fait comme s’il
n’est pas étranger ou encore lorsque le chef de terre refuse d’accueillir. La paix se présente
comme la coprésence dans le même espace des uns et des autres. Babel et Pentecôte
forment une paire d’histoires sacrées, les Migrations africaines sont constituées elles aussi
de récits pairs. Cette configuration dessine la paix historique comme une paix qui n’est pas
celle projetée par une seule histoire sacrée. Une histoire sacrée ne donne pas seulement
naissance à un projet de paix, elle façonne aussi une rationalité, elle est un marqueur de la
pensée de ses usagers. Penser, c’est penser la Paix, et cet acte nous précède, nous y sommes
accueillis en même temps que la vie, la langue ; c’est notre communauté qui nous fait
héritiers.
Penser la paix au pluriel
La pensée ne surgit jamais du néant, elle jaillit toujours d’une source qui la précède. Nous
voulons voir ici dans quelle mesure la pensée de s’inscrit dans la tradition de penser tracée
par Pentecôte et Babel. Nous indiquerons par la suite comment les histoires sacrées
africaines sont en mesure de donner lieu, elles aussi, à une tradition de penser.
et sa tradition de penser
Il appartient aux philosophes de passer au crible de Pentecôte et de Babel le déploiement de
la pensée de Ricœur, ce que je fais ici est une manœuvre d’argumentation. Je souhaite juste
montrer que les questions que se pose trahissent son inscription dans une dynamique
donnée, en l’occurrence, celle de Pentecôte. Dans son œuvre, notamment ; Temps et récit et
dans Soi-même comme un autre, s’est largement occupé de la question du temps et aussi
celle de l’altérité. Mais avant, il pose la question phénoménologique de départ, celle du
‘quoi ?’ au lieu de celle du ‘qui ?’. Derrière ces questions, il y a le refus de prendre l’objet
avec son sujet.
L’absence du sujet
Au début de La mémoire, l’histoire, l’oubli, se retient de rechercher l’auteur de la mémoire, il
320
préfère rechercher le contenu de la mémoire. Cette réticence est symptomatique.
« De quoi y a-t-il souvenir ? De qui est la mémoire ? ….. On a tenu
néanmoins à poser la question du ‘quoi ?’ avant la question du ‘qui ?’ en
dépit de la tradition philosophique qui a tendu à faire prévaloir le côté
égologique de l’expérience mnémonique. Le primat longtemps donné à la
question ‘qui ?’ a eu pour effet négatif de conduire l’analyse des
phénomènes mnémoniques dans l’impasse, dès lors qu’il a fallu prendre en
compte la notion de mémoire collective. Si l’on dit trop vite que le sujet de
la mémoire est le moi à la première personne du singulier, la notion de
mémoire collective ne peut que faire figure de concept analogique, voire de
corps étranger dans la phénoménologie de la mémoire. Si l’on veut éviter
de se laisser enfermer dans une inutile aporie, alors, il faut tenir en suspens
la question de l’attribution à quelqu’un – et donc à toutes les personnes
grammaticales – l’acte de se souvenir, et commencer par la question
‘quoi ?’. En bonne doctrine phénoménologique, la question égologique –
quoi que signifie ego – doit venir après la question intentionnelle, laquelle
est impérativement celle de la corrélation entre acte ‘noèse’ et corrélat visé
‘noème’.»1
reconnait l’étrangeté de cet évitement. De qui est la mémoire ? Le rêve qui consiste à penser
qu’il est possible de saisir le phénomène en lui-même indépendamment du sujet affleure ici
de façon paradigmatique. C’est cette même question du sujet qui est posée lorsque
interroge le rapport entre l’imagination et la mémoire. « Le problème posé par
l’enchevêtrement entre la mémoire et l’imagination est aussi vielle que la philosophie
occidentale. »2C’est un problème pour la philosophie occidentale qui, de façon axiomatique,
prétend à l’objectivité en se figurant les événements comme pouvant exister pour un sujet,
différé du sens qu’il a pour lui. trouve lui-même la source de cette réticence sur la question
du ‘qui ?’. « L’occultation de la question ‘qui ?’ est à attribuer, à mon avis, à l’orientation que
la philosophie analytique a imposée au traitement de la question quoi ? en la maintenant en
relation exclusive avec la question ‘pourquoi ?’. »3 Que ce soit la philosophie analytique ou la
phénoménologie, le fait est là que le ‘qui ?’ fait problème.
La marque de Pentecôte est la privation de l’identité d’origine qui permet d’accéder à
l’universel. Refuser de poser la question du qui permet de traiter la mémoire comme un
absolu, un universel, du moment qu’il est privé de ce qui lui donne l’identité. Cette
suspension de la question du ‘qui ?’ n’est pas un hasard, elle est la marque de la perte de
l’ancrage d’origine comme la Caverne et Pentecôte le réalisent. Le ‘qui ?’ évitable est un ‘qui
?’ rendu inconsistant. En séparant le ‘qui ?’ du ‘quoi ?’ le ‘qui ?’ lui-aussi devient universel
1
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 3.
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 3.
3
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 78.
2
321
puisqu’il perd sa mémoire qui le rendait singulier. Or, l’homme en tant qu’homme n’existe
pas dans la nature ; ce qui existe, c’est cet homme-ci et cet homme-là. « L’abstraction
consiste en l’annulation de la différence entre plusieurs réels. Elle met fin à la distinction
entre les êtres, elle les réduit en un et elle se fait leur unique représentant. »1
L’inconsistance du ‘qui ?’ est la source de sa toute-puissance sur le réel. Si vous mettez des
poules et des pintades ensemble, vous aurez du mal à exprimer leur somme. Il vous suffit de
les compter comme des volailles ; sans visage désormais, elles deviennent des numéros.
L’opération a consisté à faire ce que Pentecôte et Caverne ont accompli : sortir chacun de
son groupe et les mettre ensemble, en mettant sous silence leur différence naturelle de
départ. La conclusion à laquelle parvient à la fin de son ouvrage Soi-même comme un autre
est très significative, elle illustre bien cette marque de la philosophie.
« Peut-être le philosophe en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait
pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que
je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y
a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de
moi-même, ou Dieu – Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide. Sur
cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête. »2
Il ne s’agit pas d’un refus mais d’une frontière infranchissable. Or, ce qui définit la frontière,
c’est le mythe. Et le mythe qui prescrit ici l’infranchissable est reconnaissable, il s’agit de
Pentecôte et Caverne et d’autres encore qui marquent la pensée occidentale. La philosophie
s’interdit de donner un visage aux êtres, elle choisit de les conserver dans leur candeur
limpide, incolore et inodore. L’ancêtre, le Dieu, le Vide, etc. ne sont que la représentation du
groupe dont l’individu est membre. C’est dire que le philosophe part du pari qu’il ne traite
que de l’homme en tant qu’homme. Il n’y a aurait de philosophie que sous le régime de
Pentecôte et de Caverne ou alors, il y a une autre manière de faire la philosophie, en
saisissant l’homme comme membre d’une communauté.
L’absence de la communauté
Nous analysons maintenant la pensée de en l’observant dans son traitement du temps et de
l’altérité. Le temps, tel qu’il est perçu et les questions qu’il suscite chez est le temps
inconsistant du ‘qui ?’ inconsistant. fait une critique de Halbwachs qui mérite attention :
« Mais Halbwachs ne franchit-il pas ici la ligne invisible, celle qui sépare la
thèse ‘on ne se souvient jamais seul’ de la thèse ‘nous ne sommes pas un
sujet authentique d’attribution de souvenir’ ? L’acte même de ‘se replacer’
dans un groupe et de se ‘déplacer’ de groupe en groupe, et plus
généralement d’adopter le ‘point de vue’ du groupe, ne suppose-t-il pas
1
A paraitre : Benjamin AKOTIA,« Avons-nous besoin d’une éthique universelle pour vivre ensemble sur la
terre ? », Actes du colloque tenu à l’UCAO/UUA en 2012.
2
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.409.
322
une spontanéité capable de faire suite avec elle-même ? Sinon, la société
serait sans acteurs sociaux. »1
Cette critique de Halbwachs pose la question sans issue de l’attribution de la mémoire à un
individu ou à son groupe. Elle met en évidence l’impasse dans laquelle la philosophie arrive ;
y voit sa frontière. Ce que Halbwachs risque ainsi de franchir est la considération de la
mémoire au-delà d’un homme en tant qu’homme pour la saisir comme une mémoire d’un
homme membre d’une communauté. Ce duel entre Halbwachs et n’est que la manifestation
de ce qui caractérise la pensée occidentale : le duel entre Babel et Pentecôte. ne peut pas
ignorer que l’histoire est une science de l’Etat comme la géographie et la statistique. C’est
une illusion que de croire que les individus sont sujets de l’histoire. Leurs souvenirs ne sont
que des pièces à verser au grenier de l’histoire à laquelle ils participent comme citoyens. Ce
que l’école des annales de Strasbourg a accompli est une démarche qui pousse
l’individualisation à son point le plus éloigné. Or, ce que l’individu vit n’a de sens que parce
qu’il fait partie d’une communauté. Les événements en eux-mêmes ne sont pas loin du nonsens. Ce qu’un fou vit sera toujours un non-sens parce qu’il ne saurait le verser au
patrimoine d’une communauté. On le voit, la préoccupation de l’adéquation entre
l’événement et la mémoire fait problème ici à cause des prétentions de la philosophie de
saisir le fait en lui-même. Or, seule une personne peut saisir un fait et il le saisit toujours en
tant que membre de sa communauté.
l’avoue presque lorsqu’il admet que le réel est une chose représentée. « Une problématique
commune court en effet à travers la phénoménologie de la mémoire, l’épistémologie de
l’histoire, l’herméneutique de la condition historique : celle de la représentation du passé. »2
Le passé n’existe que comme représenté. Or, seule une communauté peut être auteur d’une
représentation, tout comme d’une langue. L’individu ne saurait être l’auteur d’une
représentation pas plus qu’il ne saurait être l’auteur d’une langue. L’individu parle la langue
d’une communauté mais il ne saurait en être l’auteur. Ricœur3 traite longuement de la
question de la représentation dans Temps et récit. « La question la plus grave que puisse
poser ce livre est de savoir jusqu’à quel point une réflexion philosophique sur la narrativité
et le temps peut aider à penser ensemble l’éternité et la mort. »4 L’énigme est simple : « les
hommes sont comme les feuilles dont l’arbre est leur communauté ; ils passent à chaque
1
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 149.
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, Avertissement p. II.
3
« Je voudrais revenir, pour finir, sur la question de la mimésis, second centre de mon intérêt dans la lecture
de la Poétique. Elle ne me paraît pas réglée par la mise en équivalence des expressions : ‘imitation (ou
représentation) d’action’ et ‘agencement des faits’. Ce n’est pas qu’il y ait quoi que ce soit à retrancher à cette
équation. Il n’est pas douteux que le sens prévalant de la mimésis est celui-là même qui est distingué par son
rapprochement avec le muthos : si nous continuons de traduire mimésis par imitation, il faut entendre tout le
contraire du décalque d’un réel préexistant et parler d’imitation créatrice. Et si noustraduisons mimésis par
représentation, il ne faut pas entendre par ce mot quelque redoublement de présence, comme on pourrait
encore l’attendre de la mimésis platonicienne, mais la coupure qui ouvre l’espace de fiction. L’artisan des mots
ne produit pas des choses, mais seulement des quasi-choses, il invente du ‘comme-si’. En ce sens, le terme
aristotélicien de mimésis est l’emblème de ce décrochage qui, pour employer un vocabulaire qui est
aujourd’hui le nôtre, instaure la littéralité de l’œuvre littéraire. » Paul RICŒUR, Temps et récit, T.1. L’intrigue et
le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p 93.
4
Paul RICOEUR, Temps et récit, T.1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 162.
2
323
saison et leur seul rôle noble et ingrat est de faire perdurer l’arbre au-delà des saisons »1. Ce
que les membres vivent de fugace devient, grâce à la représentation, éternel pour la
communauté. La philosophie qui s’interdit de fouler le seuil de la communauté, se murant
dans l’individu, se prive de cette vision qu’elle met elle-même hors de portée. Cette aporie
de l’éternité et de la mort n’est qu’une autre manière d’opposer Babel et Pentecôte2.
Penser le temps force à reconnaitre la consistance de l’homme comme membre d’une
communauté. L’oubli et la mémoire deviennent une véritable représentation du temps
lorsqu’ils sont perçus comme des propriétés des communautés. Quand l’oubli et la mémoire
vont se rejoindre et se fondre, ce sera le plérome de l’histoire. est sur le point de
reconnaitre la possibilité de la pluralité de l’histoire lorsqu’il recompose le duel entre
l’individuel et le collectif en décomposant le collectif en proches et en autres. « Ce n’est
donc pas avec la seule hypothèse de la polarité entre la mémoire individuelle et la mémoire
collective qu’il faut entrer dans le champ de l’histoire, mais avec celle d’une triple attribution
de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres. »3 En effet, la différence entre les proches et
les autres laissent entrevoir la possibilité de penser les autres comme hors de portée en
opposition aux proches. Qui est l’autre et qui est le proche ?
« Entre les deux pôles de la mémoire individuelle et de la mémoire
collective, n’existe-t-il pas un plan intermédiaire de référence où s’opèrent
concrètement les échanges entre la mémoire vive des personnes
individuelles et la mémoire publique des communautés auxquelles nous
appartenons ? Ce plan est celui de la relation aux proches, à qui nous
sommes en droit d’attribuer une mémoire d’un genre distinct. Les proches,
ces gens qui comptent pour nous et pour qui nous comptons sont situés sur
une gamme de variation des distances dans le rapport entre le soi et les
autres. Variation de distance, mais aussi variation dans les modalités
d’actives et passives des jeux de distanciation et de rapprochement qui font
de la proximité un rapport dynamique sans cesse en mouvement : se rendre
proche, se sentir proche. »4
Ce mi-chemin, au lieu de poser la question de l’intérieur et de l’extérieur, pose celle du
proche et du lointain5. Or, en réalité, le proche, c’est celui qui est à l’intérieur avec moi, et le
lointain, c’est celui qui se retrouve dehors. Les questions que se pose concernant l’altérité le
plantent dans la tradition philosophique, sans distraction ni détour aucun. Sa distinction de
l’idem et de l’ipse ne donne pas de visage au sujet humain.
1
Je cite ici une pensée du vieux sage akebu Apiedou.
L’homme en tant qu’homme de Pentecôte semble éternel parce qu’il est abstrait mais il est mort parce qu’il
n’existe pas dans la nature. L’homme réel de Babel, lui, se sait mortel mais son immortalité est conservée par
sa communauté qui perdure au-delà de lui.
3
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.163.
4
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 161.
5
poursuit : « Ce que j’attends de mes proches, c’est qu’ils approuvent ce que j’atteste : que je puis parler, agir,
raconter, m’imputer à moi-même la responsabilité de mes actions. » Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire,
l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 162.
2
324
« Le problème de l’identité personnelle constitue à mes yeux le lieu
privilégié de la confrontation entre les deux usages majeurs du concept
d’identité que j’ai maintes fois évoqués sans jamais les thématiser
véritablement. Je rappelle les termes de la confrontation : d’un côté
l’identité comme mêmeté (latin idem), de l’autre l’identité comme ipséité
(latin ipse). L’ipséité, ai-je maintes fois affirmé, n’est pas la mêmeté. Et
c’est parce que cette distinction majeure est méconnue que les solutions
apportées au problème de l’identité personnelle ignorant la dimension
narrative échouent. Si cette différence est si essentielle, pourquoi,
demandera-t-on, ne l’avoir pas traité thématiquement plus tôt, alors que
son fantôme n’a cessé de hanter les analyses antérieures ? Pour la raison
précise qu’elle n’est élevée au rang problématique que lorsque passent au
premier plan ses implications temporelles. C’est avec la question de la
permanence dans le temps que la confrontation entre nos deux versions de
l’identité fait pour la première fois véritablement problème. »1
En quoi consiste au final la distinction entre la mêmeté et l’ipséité selon ? Le même renvoie
au ‘je’ tandis que l’ipse renvoie au ‘soi’. C’est la présence de l’autre qui fait de l’idem un ipse.
On peut se rendre à l’évidence qu’en fait, l’idem n’est qu’une abstraction ; car dans la
réalité, aucun être n’est seul, et la mêmeté n’est telle qu’en face d’une altérité. Cette
distinction est donc très intéressante, mais elle ne vient que pour donner à l’idem ce dont on
l’a privé, en l’isolant de son milieu naturel. L’ipse n’existe qu’à Pentecôte, à Babel il n’y a que
l’ipse. C’est seulement hors de la caverne que l’on pense l’idem, dans la caverne, il n’y a que
l’ipse. On peut soupçonner que le léger dépassement que amorce lui vient de la
persévérance de Babel ; mais il reste fidèle à l’espace unique de l’universel. En effet, lorsqu’il
traite du conflit, les acteurs sont placés dans un même environnement. Son analyse de la
démocratie est très intéressante à ce sujet.
« La démocratie selon Claude Lefort, nait d’une révolution au sein du
symbolisme le plus fondamental d’où procède les formes de société ; c’est
le régime qui accepte ses contradictions au point d’institutionnaliser le
conflit. Cette ‘indétermination dernière’ ne saurait constituer le dernier
mot : car les hommes ont des raisons de préférer au totalitarisme un
régime aussi incertain du fondement de sa légitimité. Ces raisons sont
celles même qui sont constitutives du vouloir vivre ensemble et dont une
des manières de prendre conscience est la projection de la fiction d’un
contrat social anhistorique. Ces raisons mêlent la prétention de
l’universalité et des contingences historiques dans ce que Rawls appelle
‘over-lapping consensus’. »2
1
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 140.
2
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 304.
325
La démocratie institutionnalise le conflit dans la mesure où son terme est suspendu. Le vivre
ensemble est voulu par qui ? Une fois encore la question malaisée du qui. Le vivre ensemble
demande-t-il des communautés ou bien exige-t-il une communauté unique ? Ce qui
caractérise la démocratie, c’est son aversion des communautés naturelles. Elle ne tolère que
des communautés intermédiaires qu’elle gère comme des sous-groupes du groupe unique,
seul légitime. Le conflit se présente dès lors comme l’antagonisme entre les membres ainsi
mis ensemble. La démocratie partage avec le totalitarisme la volonté de gérer la totalité, de
constituer un tout, une communauté unique, avec la seule différence qu’elle assume le fait
que cette unité n’est pas naturelle. Une république dont les contours seraient naturels serait
totalitaire. Pour réaliser la démocratie, il faut d’abord faire perdre aux citoyens toute
consistance. Ce sont des hommes en tant qu’hommes qui sont citoyens dans une
démocratie, et non des Bété, des Baoulé, des Ewé, des Kabyè, qui sont des hommes
consistants, des hommes en tant que membres d’une communauté naturelle.
« La possibilité d’un conflit surgit toutefois dès lors que l’altérité des
personnes, inhérente à l’idée même de la pluralité humaine, s’avère être,
dans certaines circonstances remarquables, incoordonnables avec
l’universalité des règles qui sous-tendent l’idée d’humanité ; le respect tend
alors à se scinder en respect de la loi et respect des personnes. »1
Dans la réalité, la règle n’est autre que la force dont dispose un groupe pour tenir ensemble
ses membres afin de perdurer comme groupe. Or, on a ici l’impression que l’idée d’humanité
a su produire des lois universelles. L’idée d’humanité n’est possible qu’en isolant chaque
homme de sa communauté, et une règle universelle est une règle privée de sa communauté.
L’altérité des personnes évoquée ici pose d’emblée la question de l’espace où se
passe l’interaction. Cet espace se présente comme l’espace humain total, l’espace privée de
sa communauté. On retrouve là l’espace construit par la Pentecôte, cet espace unifié,
théâtre désormais de toute interaction humaine. « Maintenant que dire de plus concernant
l’altérité de cet Autre ? *…+ cet Autre n’est-il pas d’une manière ou d’une autre, autrui ? »2
Autrui résonne dans ce propos comme opposé à sa notion de proche. En clair, l’autre peut-il
être un proche, n’est-il pas naturellement un lointain ? est persécuté par l’ombre de Babel.
Cela est encore plus perceptible lorsqu’il cherche à se positionner3 par rapport à Freud,
1
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 305.
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 406.
3
« Ce qui vient d’être dit du surmoi freudien, en tant que parole des ancêtres résonnant dans ma tête,
constitue une bonne préface pour les remarques sur lesquelles je terminerai cette méditation consacrée à
l’altérité de la conscience. Je les réserverai à la réduction, qui me parait résulter de l’ensemble de l’œuvre d’E.
Lévinas, de l’altérité de la conscience à l’altérité d’autrui. A la réduction, caractéristique de la philosophie de M.
Heidegger, de l’être en dette à l’étrang(èr)eté liée à la facticité de l’être dans le monde. E. Lévinas oppose une
réduction symétrique de l’altérité de la conscience à l’extériorité d’autrui manifestée dans son visage. En ce
sens, il n’y a pas chez E Lévinas une autre modalité d’altérité que cette extériorité. Le modèle de toute altérité,
c’est autrui. A l’alternative : soit l’étrang(èr)eté selon Heidegger, soit l’extériorité selon Lévinas, j’opposerai
avec obstination le caractère original et originaire de ce qui m’apparait constituer la troisième modalité
d’altérité, à savoir l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité. » Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre,
Paris, Seuil, 1990, p. 408. L’étrang(èr)eté, l’extériorité comme l’ipséité ne sont que des tentatives ratées de la
2
326
Lévinas et Heidegger. Le débat ici convoqué n’est que le symptôme d’un manque. Tout ceci
est le fruit du fait que la philosophie s’obstine à ne pas sortir de l’humanité commune pour
saisir les communautés de vie des humains. La réalité, c’est que dans l’histoire Pentecôte
n’est pas encore réalisée, et il n’y a pas l’homme en tant qu’homme. Je n’ai pas encore fait
de l’autre un autre moi-même, il reste en dehors de moi. Son altérité n’est pas comme je la
voudrais accidentelle, son altérité n’est pas une simple réalisation concrète de notre
humanité commune, son altérité est plus consistante qu’il ne parait, il est plus qu’un
lointain, il est autrui dans la mesure où sa communauté n’est pas la mienne et mon
humanité ne suffit pas pour que je partage sa communauté avec lui. Là où franchit les
frontières dressées par la philosophie, qu’il respecte jusqu’au bout, c’est lorsque le sujet
touche à la judéité. Là, son discours quitte Pentecôte pour se retrouver à Babel. En effet, il
cesse de considérer l’homme en tant qu’homme et commence à le traiter en raison de cette
identité communautaire que la philosophie a du mal à reconnaitre.
« Considéré dans son projet avoué, l’amnistie a pour finalité la
réconciliation entre citoyens ennemis, la paix civique *…+ Restant à la
surface des choses, il faut saluer l’ambition affichée du décret et du
serment athénien. La guerre est finie, est-il proclamé solennellement : les
combats présents, dont parle la tragédie, deviennent le passé à ne pas
rappeler. La prose du politique prend la relève. Un imaginaire civique est
mis en place où l’amitié et même le lien entre frères sont promus au rang
de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l’arbitrage est placé audessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de
les trancher ; plus radicalement, la démocratie veut oublier qu’elle est
puissance : elle veut être oubli même de la victoire, dans la bienveillance
partagée ; on préférera désormais le terme politeia, signifiant ordre
constitutionnel, à démocratie, qui porte la trace de la puissance, du kratos.
Bref, on renforcera la politique sur l’oubli de la sédition. On mesurera plus
tard le prix que devra payer l’entreprise de ne pas oublier d’oublier. »1
La logique démocratique veut que les citoyens soient des humains tout court. Et en tant que
tels, ce qui est demandé dans l’armistice n’a rien d’extraordinaire. Le paradoxe que note
n’est perceptible que pour celui qui voit la communauté démocratique comme une
mosaïque de communautés au lieu de la voir comme un espace unifié2. L’impossible amnésie
pour certains dans l’espace commun que note est le signe qu’il existe au cœur de cette
récupération de la suggestion de Babel. Avec l’ipséité, ne résout pas l’énigme de l’altérité qui reste incomplet
tant que Pentecôte dictera la règle unique.
1
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 586.
2
Si dans la France nouvelle, il n’y a plus de distinction entre un Juif et un non Juif, ce doute n’est pas
admissible. Si tous les Français n’étaient désormais que français tout court, ce doute n’a pas de sens. C’est
parce que dans la France nouvelle, les souvenirs ne sont pas et ne seront pas les mêmes que l’armistice n’est
pas possible. En effet, elle demande à certains une amnésie impossible. Oublier, c’est cesser d’être Juif. La
démocratie ne supporte pas des comportements identitaires, des réclamations communautaires. Pentecôte ne
supporte pas que l’on se réclame encore de son statut de grec ou de crétois ; dans l’espace unifié, on est tout
simplement humain.
327
communauté une communauté irréductible1. Oublier, c’est cesser d’être Juif. Babel est un
boulet pour Pentecôte, il le rattrape toujours quel que soit son élan. La Pentecôte sera pour
la fin, pour l’heure Babel n’est pas terminée. « En côtoyant ainsi l’amnésie, l’amnistie place
le rapport au passé hors du champ où la problématique du pardon trouverait avec le
dissensus, sa juste place. »2 Ceux qui forment une communauté partagent la même
mémoire. Cette mémoire est même un héritage qu’ils se transmettent de génération en
génération. « C’est nous, qui, équipés par la méthode historico-critique, nous demandons si
tel récit (biblique) constitue un recueil véritable d’événements historiques. »3 Dans la réalité,
lorsqu’un événement est célébré, il cesse d’être un simple fait qui s’est produit, il devient ce
par quoi la communauté se définit. La fabrication d’une mémoire commune n’est pas de
l’ordre de la constitution de la vérité des faits, mais de la fondation de communauté de vie.
L’incapacité pour les uns d’oublier les inscrit d’emblée dans une autre communauté. De ce
point de vue, l’armistice n’est possible que pour une société d’individus. La persistance de la
communauté juive au-delà de la guerre relativise et rend malaisée toute forme de mise en
place de l’oubli, dans la mesure où tout le monde ne peut pas oublier. Ceux qui sont
exterminés ne le sont pas parce qu’ils sont des hommes, ils le sont parce qu’ils sont
membres d’une communauté. Ce que les uns veulent oublier pour continuer d’exister, est
exactement ce dont les autres veulent faire mémoire pour continuer d’exister. L’amnésie qui
côtoie l’armistice n’est pas un simple dissensus né de l’exigence de vérité, cela révèle
simplement l’existence d’une communauté irréductible, à qui on ne peut pas prescrire
l’oubli. Le lointain, c’est celui que l’individu place hors de son cadre social. La mémoire ne se
constitue que dans ce cadre spécifique des proches face aux lointains relégués dehors. La
mémoire et l’oubli forment un couple comme soi et autrui. La mémoire est ce que l’on
recueille, l’oubli est ce qu’on laisse pour que les autres le recueillent.
pense que « L’oubli désigne alors le caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa
soustraction à la vigilance de la conscience. »4 L’oubli, en fait, ne concerne pas la matérialité
des faits perdus. L’oubli concerne déjà l’impossibilité de tout retenir par le simple fait que ce
qui est retenu est introduit dans un processus de représentation 5. Le souvenir de soi est
1
C’est d’ailleurs là l’enjeu de la shoah. Ce que la solution finale a voulu, c’est mettre fin à cette communauté
qu’on n’arrive pas à assimiler complètement. Après la shoah, elle se repose dans la mesure où cette
communauté existe grâce à son souvenir, alors qu’on lui demande d’oublier.
2
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 588.
3
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 520.
4
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 570.
5
Même si l’on avait tout filmé, il y aurait toujours l’oubli ; il est impossible d’adopter tous les points de vue
possibles. Et la somme de tous les points de vue possibles rendrait le fait indéchiffrable et insignifiant. L’oubli
est le signe même du fait que la mémoire est un patrimoine de la communauté. Et comme tel, il est
sélectionné. Ce qui n’est pas sélectionné par celle-ci le sera par celle-là. Ceux qui ont perdu la guerre ne la
racontent pas comme ceux qui l’ont gagnée : les uns oublient ce dont les autres se souviennent. Si l’oubli est
l’emblème de la condition humaine, il ne l’est pas à cause de sa vulnérabilité mais à cause de sa dimension
communautaire. La pertinence donne le poids à l’événement et le livre à l’oubli ou à la mémoire. En quelle
année est mort le plus grand chef de votre peuple ? Cette question sérieuse n’a aucune pertinence chez les uns
alors que chez les autres vous risquez la mort si vous doutez de cette date.
328
l’oubli d’autrui ; on ne peut pas faire l’un sans faire l’autre. L’énigme de Babel et de
Pentecôte sont là : s’oublier et se souvenir avec autrui, c’est se mettre ensemble avec autrui.
Se souvenir de soi et oublier autrui, c’est s’éloigner d’autrui. Entre l’éloignement et le
rassemblement, le juste milieu n’est pas le prochain mais très exactement l’hôte.
La séparation entre le sujet et l’objet est la marque de la pensée qui plonge ses racines dans
Pentecôte et Caverne. La sortie de la caverne comme le rassemblement à Jérusalem
réalisent la séparation entre le sujet et l’objet qui fabrique l’universel, cet être en tant
qu’être qui est tel parce que privé de son ancrage. La pensée de est plantée dans cette
tradition de Pentecôte et de la Caverne mais elle a à ses trousses la tradition de Babel qui ne
la quitte jamais. C’est ce que j’ai essayé de montrer. Ce qui peut paraitre comme une
critique de la pensée de n’est en fait qu’une démonstration du fait que Babel ne quitte
jamais Pentecôte. A la question de la vérité, Babel et Pentecôte sont d’accord qu’à chaque
espace, sa mémoire. Il n’est donc pas possible pour un espace de faire cohabiter plus d’un
récit d’histoire. Babel en conclut qu’il faut se séparer, Pentecôte persiste pour réduire à
l’unité de l’espace et à l’unité de la mémoire. La réponse africaine n’est ni Babel ni Pentecôte
mais l’hospitalité. En Afrique, soi et autrui peuvent être dans un même espace et conserver
chacun sa mémoire propre1. La mémoire est plus qu’une question de vérité des faits, elle est
le trésor d’une communauté.
Pour une tradition de la pensée africaine
L’absence du sujet et l’absence de la communauté sont les expressions d’une absence plus
consistante, celle du territoire. Ce que le mythe de la caverne et la Pentecôte produisent,
c’est la négation de la territorialité. En effet sortir de la caverne, c’est cesser de vivre sur la
terre pour vivre sous le soleil ; les peuples rassemblés à Jérusalem vivent désormais libres de
leur terre d’origine. Ce que le sujet, la communauté et le territoire font, c’est qu’ils
marquent de leur empreinte ce qui leur appartient. Or, l’universel n’advient que lorsque
tous les marquages tombent. Le signe distinctif des traditions africaines est qu’elles ne
supportent pas les dissociations. L’identité est inaliénable : né akposso, on meurt akposso ;
la terre des adélé reste terre adélé même lorsqu’elle est devenue propriété des ewe par
vente ou par don. La dissociation impossible s’accompagne de l’hospitalité.
L’hospitalité comme la marque d’une tradition de penser africaine
Le modèle africain veut que plusieurs vérités, plusieurs mémoires, plusieurs récits d’une
même histoire puissent cohabiter dans un même espace. Si à Babel, plusieurs communautés
sont nées d’un tronc commun, et à Pentecôte plusieurs communautés se sont unies pour
former une seule communauté humaine, les migrations africaines font cohabiter un peuple
et son hôte dans un même espace tout en gardant à chacun son identité. Soi-même et autrui
sont ensemble sans raconter la même histoire, sans célébrer la même mémoire, sans
1
Le modèle africain est d’ailleurs celui que la diaspora juive adoptera. En cela le paradigme juif n’est pas
simplement l’Exode qui reproduit la structure de Babel, la séparation du groupe unique de départ, mais le
paradigme Exode-Exil-Diaspora. L’hospitalité-fusion est refusée à l’exil et l’hospitalité-distinction est acceptée
en diaspora. Ce qui permet de comprendre l’exode lui-même non pas comme une distanciation mais comme
une distinction. Il ne suffit pas d’être sur sa terre à soi, il faut juste être soi-même ici ou ailleurs.
329
professer la même vérité. Plusieurs communautés dans un même espace, voilà la
configuration originale des sociétés africaines. Les migrations africaines offrent un autre
humus et dessinent une autre manière de déployer la pensée. Ce penser est marqué par la
consistance de l’être. Ici, tout homme a un ancêtre qui l’inscrit dans une communauté.
La marque du penser africain est l’hospitalité. Ce qui distingue le modèle africain de ses
homologues méditerranéens, c’est la gestion de l’espace : selon Babel, chacun est chez soi,
selon Pentecôte tous sont ensemble. Selon les récits de Migrations africaines, autrui est hôte
de soi. L’hospitalité permet à autrui d’exister dans un espace qui n’est pas le sien. Cette
disposition structurelle est reproduite dans les échanges matrimoniaux. En effet, dans la
famille juive, l’endogamie fait que l’homme et la femme sont tous les deux juifs. Le juif est
avec le Juif. Dans la famille méditerranéenne non-juive, la femme sort de sa famille et
devient membre de la famille de son mari ; les deux vivent désormais dans l’unité. Dans la
famille africaine, la femme est hôte dans la famille de son époux ; elle n’en devient jamais
membre.
En Afrique, pour conserver l’un et l’autre dans un même espace, soi et autrui renoncent à
mettre ensemble leur mémoire et leur histoires. Chacun se dit en présence de l’autre sans
rien dire à l’autre. Les vérités renoncent à la concurrence et à l’élimination. Ce que les uns
ont oublié est célébré par les autres sans que les mémoires s’affrontent. Babel demande le
souvenir de soi et l’oubli d’autrui ; Pentecôte prescrit aux autres l’oubli de soi au profit de
son souvenir ; pour Migration, le souvenir de soi cohabite avec le souvenir d’autrui. Entre le
collectif (Pentecôte) et l’individu (Babel), il n’y a pas le proche, il y a l’hôte. La question de
l’espace est réglée ici par l’hospitalité comme une reconnaissance d’autrui comme hôte,
partageant le même espace que soi, quoique différent de soi. La vie de plusieurs
communautés dans un même espace met en œuvre une épistémologie singulière.
Hospitalité comme modèle épistémologique
Le modèle épistémologique de Pentecôte et de Caverne est celui de l’unicité de la vérité et
l’unification de l’espace pour tous les humains. Comme nous l’avons montré, cette
épistémologie impératrice traîne l’irréductible tare de son refus de l’ancrage du réel, ce que
Babel lui rappelle en permanence. Le modèle épistémologique africain se dessine comme le
partage d’un même espace par plusieurs communautés, une cohabitation pacifique de
plusieurs vérités. Babel, Pentecôte et Caverne, tout comme les Migrations africaines mettent
en scène un mouvement, un passage d’un état primitif à un état dérivé. Ce passage dessine
la dynamique qui accompagne l’acte du connaitre. Connaître consiste à quitter l’ancien pour
le nouveau. Pour Babel, il s’agit de quitter l’ancien commun pour le nouveau particulier.
Connaître, c’est quitter le chaos du mélange pour l’harmonie du seul dans son espace à soi.
La vérité consiste à se retrouver seul, dans un espace à soi. La vérité a ainsi en face d’elle le
chaos du mélange dans l’espace commun à plusieurs. Pour Pentecôte et Caverne, connaitre
consiste à quitter le particulier pour accéder à l’universel. Connaitre, c’est sortir de la
multiplicité pour accéder à l’un, au vrai. La vérité est l’unique en face du multiple. Pour les
Migrations, connaitre, c’est sortir de chez soi pour demander hospitalité chez autrui, c’est
330
sortir de soi pour vivre auprès de l’autre. Connaitre, c’est poser sa vérité à côté de celle de
l’autre. La vérité a en face d’elle non pas le chaos ou l’erreur mais d’autres vérités.
Que faire avec ce qui n’est pas ma vérité ? Pour Babel, je m’en garde ; pour Pentecôte, j’y
mets fin ; pour Migration, je reste avec, je deviens son hôte. Ce rapport structurel à la nonvérité se retrouve dans l’échange matrimonial : le Juif se garde de la femme non-juive, les
autres méditerranéens l’assimilent, les Africains en font un hôte. L’hospitalité africaine
détermine une épistémologie qui est caractérisée par l’accueil mutuel des vérités différentes
sans la synthèse dialectique hégélienne ni le principe de non contradiction de Pentecôte, et
sans le monadisme de Babel. En régime d’hospitalité, il est possible de traiter en profane le
sacré d’autrui. Il est possible pour soi de se moquer de la doctrine d’autrui, parce qu’on peut
se tenir en dehors d’elle comme un profane, et vice versa lorsque les convenances le
permettent. La plaisanterie consiste à gérer plusieurs doctrines dans un espace commun.
Grâce à la plaisanterie, ceux qui sont différents resteront toujours différents ; la diversité est
son régime ordinaire. La différence la plus fondamentale entre la tolérance et la plaisanterie,
c’est que la tolérance est un opérateur qui gère les membres du même groupe ; tandis que
la plaisanterie gère les membres de groupes distincts. Tolérer, c’est traiter un frère comme
un étranger ; alors que plaisanter, c’est traiter un étranger comme un frère. Je tolère mon
frère qui est avec les chrétiens au lieu d’être musulman comme nous, je lui permets d’être
chrétien. Je plaisante avec le Moba parce qu’il est avec moi comme s’il était un Tem.
L’épistémologie de l’hospitalité est une épistémologie de la plaisanterie. Elle prend la vérité
de l’intérieur pour sacrée et celle de l’extérieur pour profane. La vérité scientifique est le
fruit du traitement profane des vérités. La méthode scientifique consiste à scruter la vérité
de l’extérieur. Cette dynamique est très significative et peut être considérée comme la
marque de l’épistémologie africaine. L’orthodoxie, et le dogmatisme qui accompagne les
sciences en régime pentécostal est la marque du sacré qu’elles n’ont jamais perdue. La
vérité est profane lorsqu’elle est disponible pour tous, elle est sacrée lorsqu’elle est réservée
pour les seuls membres de la communauté. La montagne qui est adorée par les uns, peut
être l’objet de la géologie pour tous. La vérité scientifique, profane, serait alors de l’ordre de
l’espace commun tandis que la vérité sacrée serait propre à chaque communauté. L’espace
commun n’est pas un espace sans propriétaire ; une philosophie commune n’est pas une
philosophie universelle, sans propriétaire.
Ce n’est pas l’existence de la philosophie africaine qui fait problème. Le problème est que la
philosophie prétend qu’elle n’a pas besoin de territoire. Donnons-lui un territoire en Afrique.
Ce qui porte la philosophie, c’est l’humus de la Pentecôte, et du mythe de la caverne ; c’est
en plongeant les racines de notre pensée, dans notre humus à nous, que nous
contribuerons, avec notre touche spécifique, à la construction du monde ; il n’y a pas que
Babel et Pentecôte. Une philosophie africaine doit être une philosophie consistante et donc
une philosophie territorialisée, une philosophie hospitalière et donc une philosophie de la
plaisanterie. Sa consistance lui viendra de son rapport sérieux à la terre. Elle doit descendre
pour saisir la réalité au lieu de se contenter de son abstraction. L’ontologie africaine sera une
ontologie qui se sait tributaire d’une communauté, elle ne prétend pas saisir l’être en tant
331
qu’être mais l’être tel que cette communauté l’a construit. Une philosophie consistante et
territorialisée se doit d’être hospitalière dans la mesure où ce qu’elle saisit n’est jamais la
totalité. Ce que la philosophie met au trésor du savoir devient une sagesse, elle n’est pas un
unique et un absolu, mais un hôte. Et l’hôte sait qu’il n’est pas seul, il se doit de plaisanter
avec les autres pour exister à côté d’eux et soutenir la symphonie de l’être et de l’histoire.
Vivre ensemble dans l’Etat-Nation et dans la globalisation
Babel a empêché les Etats-nations européens de dissoudre la présence juive en leur sein
comme Pentecôte le leur prescrit. Les ethnies africaines perdurent après la pacification
coloniale des territoires et 50 ans après la création des Etats-nations. Les Migrations font
perdurer les unes à côté des autres. Pire, les guerres et les crises des Etats sur le continent
portent tous la marque de la résistance de Migration aux multiples assauts de Pentecôte.
Peut-on continuer à gérer les togolais comme des hommes en tant qu’hommes alors qu’ils
continuent d’être mina, ewe, kabyè, kotokoli, etc. La création de l’espace unifié qu’est le
territoire républicain ne suffit pas pour faire des habitants de cette portion de terre un
peuple homogène. La plaisanterie faisait vivre ensemble les communautés, la tolérance
peut-elle prendre la relève dans son effort de faire croire aux togolais qu’ils ne sont que des
citoyens les uns à côté des autres ?
La globalisation veut que la terre entière soit sans frontière, sans propriétaire donc. Un
espace unique pour les humains sans groupe naturel d’appartenance, dixit Pentecôte. Au
lieu de chercher à construire une planète sans frontières, sans extérieur, l’Afrique souhaite
et propose la construction d’une planète où les uns abritent les autres. L’hospitalité est une
autre manière de rendre la terre disponible pour tous. Au lieu de l’arracher à tous pour
qu’elle soit disponible pour tout humain, il suffirait que les uns acceptent d’être les hôtes
des autres. C’est ainsi que ce continent a été habité par nos pères.
La construction de la paix commence lorsqu’on prend au sérieux la condition de la vie
humaine. Et cette condition tient essentiellement au fait que c’est l’unique terre qui porte
tous les humains, et donc que l’homme ne mange pas seul. Il mange toujours pour que vive
sa communauté. La paix et la violence ne sont pas dictées par la raison humaine mais par la
vie humaine qui palpite dans les fibres des communautés. On l’oublie souvent dans les
analyses soi-disant scientifiques. Voici la réalité prosaïque : les hommes sont mortels, c’est le
groupe humain qui est immortel, le groupe assure l’accès aux biens vitaux (femme,
nourriture) à ses membres et ces derniers lui assurent la survie. C’est en gérant cette dictée
inflexible des communautés, qui envoient leurs membres à la fête ou à la guerre, que l’on
construit la paix. Il ne sert à rien de les occulter. Si Pentecôte et la Caverne ont raison de dire
que lorsqu’on mettra fin aux appartenances aux communautés on instaurera la Paix, ils ont
tort de croire que cela est possible dans l’histoire. L’histoire, avouons-le, ne pourra pas se
passer des communautés, il faut alors apprendre aux communautés à vivre en Paix, et
l’hospitalité est la contribution africaine à la construction de cette paix historique.
Dès lors, l’assimilation et la xénophobie sont les virus qui attaquent la paix. Ils ont pour dard
332
venimeux l’égalité. L’assimilateur cherche à rendre l’autre égal à lui ; il est le xénophobe qui
ne supporte pas que l’autre soit différent de lui. On nous a ordonné d’oublier la couleur de
notre peau pour devenir des hommes ; on nous a demandé de nous séparer de nos ethnies
et de nos religions pour devenir des citoyens ; on nous demande d’oublier nos sexes pour
devenir je ne sais quoi… Le prix à payer pour l’égalité est inutilement élevé ; puisque
l’unique différence insupportable est toujours là : les uns sont riches et les autres sont
pauvres. Un kotokoli musulman garçon doit-il oublier tout ça lorsqu’il va voter, pour se dire
CDPA ; parce qu’il y aurait des différences plus dignes que d’autres.
Pour construire la paix en Afrique, les traditions d’emprunt soi-disant universelles ne
sauraient en venir à bout ; il faut que l’humus des Migrations ait son mot à dire. Tout
profane plonge ses racines dans un sacré. C’est à tort que nous négligeons nos propres
histoires sacrées ou celles des autres. Pour produire la richesse d’être et de penser, l’homme
se doit d’habiter sa propre histoire sacrée et de scruter en profane celles des autres. Celui
qui n’a pas une vérité sacrée qui le fixe dans l’existence, la vérité scientifique fait de lui un
errant. La science est une cours pour tous, mais avoir une case n’est pas de trop.
Bibliographie
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. 689 p.
Paul RICŒUR, Temps et récit, T.1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983. 397p.
Paul RICŒUR, Temps et récit, T.2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1983.
300p.
Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 428p.
A paraitre: Benjamin AKOTIA, «Avons-nous besoin d’une éthique universelle pour vivre
ensemble sur la terre ? », Contribution donnée au colloque tenu à l’UCAO/UUA en 2012.
333
334
335
336
Œuvre d’art et action morale chez Paul Ricœur
Par Mounkaïla Abdo Laouali SERKI1*
Aborder la pensée de Paul sous l’angle et avec les prismes de l’esthétique est loin d’être une
sinécure, tant ce philosophe, nonobstant les multiples sentiers dans lesquels s’étaient
engagées ses réflexions, ne s’y était pas spécialement appesanti. Son immense œuvre avait
plutôt privilégié les problèmes d’interprétation, de langage, d’éthique ou encore d’histoire et
de mémoire. L’esthétique n’y avait pas eu toute la place qu’elle mérite.
Ce serait néanmoins se méprendre que de conclure en l’absence de préoccupations
esthétiques plus ou moins explicites dans sa monumentale œuvre. Paul est en effet loin
d’avoir perdu de vue par exemple un problème philosophique aussi crucial que celui de
l’interpénétration de l’éthique et de l’esthétique, bien qu’il ne soit pas opposé à l’idée d’une
autonomie de l’une vis-à-vis de l’autre, allant jusqu’à affirmer l’irréductible droit de l’art à se
déployer conformément à des normes immanentes.
Aussi, est-ce pour mettre en exergue ce possible entremêlement de l’éthique et de
l’esthétique, en nous appesantissant sur les liens réciproques de similitude et de différence
que l’une entretient avec l’autre – aspect pas suffisamment connu de l’œuvre de –, que nous
nous proposons de montrer en quoi l’œuvre d’art peut être une sorte de guide pour l’action,
singulièrement pour l’action morale. Dans cet ordre d’idées, nous verrons tout d’abord en
quoi distingue fondamentalement l’éthique de la morale, avant d’expliciter les contours du
cheminement qui conduit de la philosophie morale à ce qu’on pourrait appeler l’esthétique
ricœurienne.
1. Ethique et morale chez Paul Ricœur
La philosophie de Paul procède à une distinction, qui est loin d’être fortuite ou de se
ramener à une nuance banale, entre éthique et morale, que l’étymologie ne prédispose
pourtant pas à être nettement séparées. Rappelons en effet que le premier terme dérive du
grec et le second du latin. définira l’une par sa visée d’une vie bien remplie au service du
souverain bien, l’autre en fonction de la prétention de ses normes à l’universalité et de l’idée
de contrainte inhérente aux règles édictées. Cet aspect de sa philosophie morale se présente
dès lors comme une sorte de synthèse de certaines réflexions d’Aristote et de Kant qui
diffèrent de par l’angle sous lequel est abordée la question centrale du bonheur. Aussi, dira
Ricœur, « on reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme l’opposition
1
SERKI est Maître-assistant en Philosophie. Il est enseignant-chercheur au Département de Philosophie,
Culture et Communication/Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger).
337
entre deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa
perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère
d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique. On se propose d’établir
sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne mais non sans une grande attention
aux textes fondateurs de ces deux traditions :
1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la nécessité pour la visée éthique de passer par
le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme
conduit à des impasses pratiques ».1
Pour la non-interchangeabilité de l’éthique et de la morale n’est pas fondée sur le
seul plan personnel, mais elle se justifie aussi et peut-être surtout du point de vue des
institutions, spécialement des institutions politiques. Il concède cependant l’existence d’un
certain arbitraire lexical, dans la mesure où le terme grec ethos et le terme latin mores
concourent à la désignation d’une même réalité, celle qu’on entend aujourd’hui sous le nom
de mœurs. On peut noter avec intérêt cette distinction opérée par André Comte-Sponville
pour qui l’ordre moral diffère fondamentalement de l’ordre éthique en ce que la morale est
l’ensemble de ce que l’on fait par devoir et l’éthique ce que l’on fait par amour. Là il s’agit
d’agir avant tout par volonté, tandis qu’ici l’action se fonde plutôt sur le sentiment. 2
En ce qui le concerne, fait de la morale une occurrence particulière mais non moins
nécessaire de l’éthique, la première pouvant valablement être subsumée sous la seconde. A
vrai dire, une philosophie morale digne de ce nom ne saurait éluder l’une ou l’autre ; elle ne
saurait donc, sans se renier, passer sous silence ni l’éthique ni la morale. C’est pourquoi
plaide pour une approche synthétique, qui ferait prendre en compte le point de vue
déontologique de la morale dans la perspective téléologique de l’éthique : visée téléologique
éthique et norme déontologique morale, si nous pouvons employer ces expressions quelque
peu pléonastiques, se retrouvent donc dans un même combat, celui de l’amélioration du
sort de la personne humaine qui, convient-il de le préciser avec Kant aussi, doit être
considérée comme une fin, jamais comme un moyen. n’hésite pas à écrire que, de toute
façon, « il faut un mot pour dire, à la suite de Spinoza (qui désigne son œuvre maîtresse par
le terme d’Ethique), le parcours entier d’une vie humaine depuis son effort le plus
élémentaire pour persévérer dans l’être jusqu’à l’accomplissement de celui-ci dans ce qu’on
peut appeler, selon les convictions des uns et des autres, désir, satisfaction, contentement,
bonheur, béatitude. »3
Si reconnaît certes la justesse de l’expression de « souhait de la vie bonne »
emprunté à Aristote pour qualifier ce haut degré atteint par une vie paisible menée
conformément à la vertu, il ne demeure pas moins que ce sens n’épuise nullement toute la
dimension morale de la vie humaine. En effet, écrit à juste titre Ricœur, « nous avons besoin
1
P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 200-201.
2
Voir A . C O M T E - S P O N V I L L E , L e c a p i t a l i s m e e s t - i l m o r a l ? : S u r q u e l q u e s r i d i c u l e s e t t y r a n n i e s d e
ème
n ot r e t e m p s , P a r i s , A l b i n M i c h e l , 3
édition, 2007.
3
P. RICŒUR, "Morale, éthique et politique", Pouvoirs, Revue française d’études constitutionnelles et politiques, N°65, avril
1993, p. 5.
338
aussi d’un autre terme pour désigner le rapport, par la loi ou la norme, au permis et au
défendu. Avec la loi ou la norme, se proposent les deux caractères que résume bien le terme
d’obligation. Je propose donc de réserver le terme d’éthique à l’ordre du bien et celui de la
morale à l’ordre de l’obligation. »1
Il ne serait dès lors pas abusif de dire que l’essence de la philosophie morale
ricœurienne se situe à la confluence de celles d’Aristote et de Kant. Paul refuse du reste de
donner raison à Aristote ou tort à Kant car la visée téléologique de l’éthique aristotélicienne
et les exigences déontologiques de la morale kantienne sont à vrai dire complémentaires.
Hervé Barreau soutiendra clairement, non sans raison, que la philosophie morale
ricœurienne procède à une réconciliation de l’éthique et de la morale, de la vision
téléologique aristotélicienne et de celle déontologique kantienne, bien qu’à ses yeux elle soit
aussi sous-tendue par ce qu’il appelle « une lecture unilatérale d’Aristote » doublée d’une
interprétation quelque peu contestable de Kant : « On peut toutefois se demander si est
tout à fait autorisé à faire de la morale kantienne l'expression de l'expérience morale
commune et à en exprimer l'essence dans la première expression de l'impératif
catégorique. »2 Pour Barreau, dans sa philosophie morale, semble donc au fond avoir été
inspiré plus par l’Ethique de Spinoza3 que par l’Ethique à Nicomaque d’Aristote4 ou par la
Critique de la raison pratique de Kant5.
Cette position est aussi défendue par Laurent Jaffro pour qui la complémentarité de
la téléologie de l’éthique aristotélicienne avec la déontologie de la morale kantienne se
fonde en fait sur une dichotomie qui n’a pas lieu d’être et ce, pour au moins deux raisons :
« D’une part, le bien pour l’homme dont parle Aristote comporte des dispositions pratiques
qui supposent que l’agent sache agir comme il le doit et qu’ainsi son désir soit raisonnable.
D’autre part, le souverain bien kantien est visé par une volonté qui tient de la seule loi
morale sa motivation. Certes, kantisme et aristotélisme partent tous deux de l’idée de valeur
intrinsèque et rapportent la moralité à la rationalité, mais, loin de se compléter, ces deux
philosophies s’excluent. »6 Mais peut-on légitimement conclure que les philosophies morales
d’Aristote et de Kant sont si radicalement opposées, au point de parler d’exclusion mutuelle
entre les deux ?
Nonobstant ces controverses plus ou moins vives suscitées par la philosophie morale
de Ricœur, singulièrement sur la question des liens entre téléologie et déontologie, entre
1
Idem. C’est nous qui soulignons.
2
H. BARREAU, "L'éthique de Paul à partir de Soi-même comme un autre", communication présentée lors de la table ronde
er
organisée le 1 septembre 2006 par l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue française (ASPLF) sur L’altérité de
l’autre, en hommage à Paul Ricœur, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00108135/en/, p. 7.
3
B. SPINOZA, Ethique, traduction de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1993.
4
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, traduction par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1979.
5
E. KANT, Critique de la raison pratique, traduction de François Picavet et introduction de Ferdinand Alquié,
ème
Paris, P.U.F., collection "Quadrige/Grands Textes", 7 édition, 2007.
6
L. JAFFRO, "La conception ricœurienne de la raison pratique. Dialectique ou éclectique ?", Etudes
ricœuriennes/studies, volume 3, N°1, 2012, p. 165.
339
éthique et morale, on ne saurait nier son apport au renouveau de la réflexion philosophique
sur la place et le devenir de la personne humaine. Cette préoccupation est d’autant plus
pertinente que dans les sociétés contemporaines marquées par le triomphe du capitalisme
froid, le souci de l’humain n’est pas la chose du monde la mieux partagée, n’est donc pas
forcément le leitmotiv du plus grand nombre : « Le retour à l'éthique est légitimé par
l'apparition de nouveaux champs d'intervention humaine. Nous sommes devenus
responsables de secteurs entiers où nous ne voyions jusqu'alors que la main du hasard : la
préservation de la nature, la biologie humaine et toutes les possibilités d'intervention sur le
code génétique, l'équilibre économique mondial...
Par ailleurs, tous nos comportements traditionnels sont aujourd'hui soumis à la critique des
mœurs. »1
Si la morale a ainsi occupé une place de premier plan dans la philosophie
ricœurienne, il en est tout autrement de l’esthétique avec laquelle elle semble pourtant être
liée d’une façon qui est loin d’être anecdotique.
2. De la philosophie morale à l’esthétique ricœurienne
Autant les réflexions de Paul ont fait la part belle aux problèmes d’interprétation, de
langage, d’éthique, d’histoire, de mémoire, etc., autant une portion congrue y était dévolue
à l’esthétique. Il ne perd d’ailleurs pas de vue cette lacune qui, à bien des égards, rappelle
aussi – n’aurait probablement pas apprécié la comparaison – la place symbolique réservée à
l’esthétique dans les réflexions de Marx. A ce sujet, Senghor dira à juste titre que
« l'esthétique est, en effet, avec la métaphysique, l'une des lacunes de la théorie de Marx, la
métaphysique parce que Marx l'a récusée, et l'esthétique parce qu'il n'a pas eu le temps de
la traiter. »2
Il n’y a donc pas véritablement de réflexions esthétiques systématiques – ce qui ne
signifie nullement absence totale – chez Ricœur, comme celui-ci le reconnaît du reste sans
ambages. Dans une interview accordée en 1992, peu après la parution du livre Lectures 1 :
Autour du politique3, à la question de savoir pourquoi il avait à ce point négligé l’esthétique,
n’avait pas hésité à répondre : « On ne peut pas tout faire. Je vais beaucoup au musée car je
suis fasciné par la peinture. J'écoute beaucoup de musique. Je place très haut Moïse et
Aaron de Schönberg ; j'y vois le résumé de toutes mes difficultés : Moïse voit Dieu mais ne
voit pas le peuple ; Aaron voit le peuple mais ne voit plus Moïse et fait le veau d'or. »4 Si
Moïse voyait le peuple et Aaron Moïse, le cours de l’histoire aurait sans doute été différent :
Aaron aurait-il alors pu faire le veau d’or ?
On peut cependant noter, dans la philosophie ricœurienne, les rares occurrences où
1
Paul, Entretien avec Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard, sur "Paul ou la confrontation des
héritages", France catholique, N°2338 du 17 janvier 1992.
2
L. S. SENGHOR, Pour une relecture africaine de Marx et d'Engels, Dakar, N.E.A., s.d., p. 27.
3
P. RICŒUR, Lectures 1 : Autour du politique, Paris, Seuil, 1991.
4 P.
RICŒUR, Entretien avec Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard, sur "Paul ou la confrontation
des héritages", France catholique, N°2338 du 17 janvier 1992. C’est nous qui soulignons.
340
ces questions y sont abordées, la position qui est en même temps un choix théorique majeur,
en faveur d’une approche esthétique fondée sur l’idée d’autonomie de la sphère de l’art visà-vis des autres sphères. soutient à ce titre que « l'esthétique n'est pas de l'ordre de la
prédication. La musique se tient au seuil de la mystique ; et si l'on se penche sur ce seuil,
tout le monde ressent la distance énorme qui se creuse par rapport à la mondanité, à plus
forte raison par rapport aux valeurs marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d'abord le
seuil minimal de la rupture avec l'utilitaire. Une chaise posée sur une estrade, du moment
qu'on ne s'assied pas dessus, est une œuvre d'art, une bouteille posée sur une étagère
également. »1
Cette autonomie constitutive de l’œuvre d’art fait qu’une musique ouvertement
athée peut susciter en nous un état mystique analogue au religieux ou, à l’inverse, un
tableau illustratif d’une scène religieuse nous laisser tout à fait indifférent quant à ce
sentiment. Dans la perspective ricœurienne, il n’y a donc point de relation de déterminisme
entre œuvre d’art et sentiment extra-artistique. Cela signifie simplement et de façon plus
globale, qu’on ne saurait à bon droit ravaler l’œuvre d’art à un quelconque rôle extraesthétique. En d’autres termes, l’œuvre d’art n’a nullement à être instrumentalisée,
puisqu’elle dispose de ses propres réquisits, à telle enseigne que va jusqu’à parler de
distanciation ou même de transcendance temporelle pour caractériser cette autonomie
inhérente à la sphère artistique. Celle-ci est investie de possibilités infinies qui se situent audelà de ce que le langage par exemple peut exprimer. Aussi, dit-il, en « faisant rupture avec
les valeurs d'utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l'œuvre d'art s'affirme en
opposition à cette utilité qui, elle, s'épuise dans l'historique. C'est la capacité de transcender
l'utilitaire immédiat qui caractérise l'œuvre d'art dans cette capacité de réinscription
multiple et indéfinie. »2
Il n’est pas anodin de souligner la proximité de la transcendance temporelle
ricœurienne de l’œuvre d’art avec les thèses kantiennes relatives au désintéressement et à la
finalité sans fin spécifique du jugement esthétique. La véritable beauté ne peut selon Kant
être soumise aux desiderata d’une quelconque instance extérieure. Aucune injonction ne
saurait dès lors être légitime lorsqu’elle prétend s’exercer sur l’œuvre d’art qui, par essence
même, est liberté : liberté de l’artiste créateur, liberté du public contemplateur, liberté de
l’imagination créatrice. L’existence d’une œuvre d’art suffirait-elle du reste à rendre effectif
l’avènement du plaisir esthétique véritable ? Entre les deux, pourrait-il valablement s’agir
d’une relation de cause à effet ? Répondre par l’affirmative reviendrait en quelque sorte à
enfermer l’œuvre d’art dans une sorte de carcan réducteur, ce qui aurait pour principal
résultat de brider la création artistique.
en est conscient, lui pour qui, en dépit de l’omniprésence de la morale dans sa
philosophie, l’esthétique se doit en toute circonstance de garder son autonomie et son
"autotélie". Dans cette optique, "l’éthisation" de l’esthétique serait aussi fatale qu’une
1
P. RICŒUR, "Arts, langage et herméneutique esthétique", Entretien avec Jean-Marie Brohm et Magali Uhl,
www.philagora.net/philo-fac/ricoeur.php, p. 3.
2
Ibid., p. 2.
341
esthétisation de l’éthique. Parlant justement du lien de l’éthique et de l’esthétique à l’action,
c’est sans ambiguïté qu’il en arrive à la conclusion que concernant les œuvres d’art, force
doit rester à l’imagination : « L'éthique a pour fonction d'orienter l'action, tandis que dans
l'esthétique il y a suspension de l'action et donc, du même coup, du permis et du défendu,
de l'obligatoire et du souhaitable. Je crois qu'il faut maintenir la catégorie de l'imagination,
qui est un bon guide. L’imagination est le non-censurable… »1 Et, montrant que l’emploi de
catégories comme celle d’impératif serait absurde en esthétique alors que c’est la norme en
éthique, se pose en adversaire résolu de cette confusion des genres – en vogue notamment
dans le mouvement postmoderne – selon laquelle toute la vie est assimilable à une
gigantesque œuvre d’art : « Ce qu’il ne faut pas faire, c’est tirer une éthique d’une esthétique,
ce qui est la contrepartie de la libération de l’esthétique par rapport à l’éthique. De ce point
de vue-là je dirais avec les Médiévaux qu’il faut maintenir la parfaite autonomie de chacun
des grands Transcendantaux : le Juste, le Vrai, le Beau. Et le Beau n’est ni juste ni vrai.
D’accord pour que l’Être soit dit par le beau, mais justement il n’est pas dit sur le mode
véritatif, ni sur le mode injonctif. »2
approuve la distinction kantienne du beau et du sublime, celui-ci présentant, de
l’aveu même de l’auteur de la Critique de la faculté de juger, quelque chose de comparable
avec le sentiment moral. Un rapport de similitude transparaît ainsi entre le beau et le bien,
entre l’esthétique et l’éthique : « On a donc quelque raison de supposer à tout le moins une
disposition à la bonne intention morale chez celui que la beauté de la nature intéresse
immédiatement. »3
Il convient de souligner que c’est surtout sur l’expérience du sublime que Kant
s’appuie pour expliquer le degré de proximité des expériences esthétique et morale. Au
demeurant, le sentiment esthétique auquel le sublime donne lieu est pour le moins ambigu
puisque le plaisir y figure à côté de la peine, la jouissance étant mêlée de crainte, en raison
de la submersion des facultés du sujet contemplateur par l’ampleur des phénomènes en
œuvre. Dans la perspective kantienne, s’il n’y avait que peu ou pas de considérations morales
dans l’expérience du sublime, l’aspect relatif à la peine risquerait de prendre le dessus : « En
fait sans développement des Idées éthiques, ce que, préparés par la culture, nous nommons
sublime ne paraîtra qu’effrayant à l’homme inculte. Dans les preuves gigantesques de la
puissance de la nature, en ses destructions, dans la mesure si grande de sa force par rapport
à laquelle les siennes sont anéanties, il verra uniquement les peines, les dangers et la
détresse, dont l’homme serait entouré, s’il se trouvait prisonnier de telles circonstances. »4
Les productions du génie présentent aussi des prolongements éthiques puisque le
génie, naturel selon Kant et en cela semblable à la nature dont il relève précisément, n’a pas
de fin spécifique. Elles peuvent ainsi, comme fruits exemplaires de l’imagination productive,
1
Ibid., p. 6.
2
Idem.C’est nous qui soulignons.
3
E. KANT, Critique de la faculté de juger, traduit de l’allemand par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1984, § 42, p.
133.
4
Ibid., § 29, pp. 102-103.
342
nous élever au-delà de la réalité empirique et se constituer en présentation sensible d’une
idée de la raison. En ce qui le concerne, estime également que l’esthétique ne porte pas que
sur le beau et, pour cause : « Dans la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture
avec l’utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que
parce qu’elle démontre que tout ne rentre pas dans l’ordre marchand. »1 Conférant un sens
tout à fait moral à ce détachement vis-à-vis de l’utilitaire rendu possible par la contemplation
des œuvres belles, ajoute, comme dans le sillage de Kant, que « la personne n’est pas un
moyen, mais une fin. L’esthétique, en nous libérant de la dictature de l’utilitaire et de l’ordre
marchand, opère comme le début d’une conversion à l’autre que l’utilitaire ou même que le
plaisant. »2
On perçoit aisément ici que dans la perspective ricœurienne l’éthique peut s’inspirer
de la liberté et du détachement inhérents à la simple contemplation des formes esthétiques.
Tout en rejetant catégoriquement l’assujettissement de l’esthétique à l’éthique ou même à la
religion, pense plutôt à une sorte d’effet d’entraînement par lequel l’œuvre d’art en vient à
nous faire agir. Il serait à ce titre plus judicieux de parler d’empiètement réciproque entre
l’œuvre d’art et l’acte moral, voire entre l’esthétique, l’éthique et la religion qui constituent
en quelque sorte le centre et l’horizon de l’activité humaine. Jérôme Cottin explique ainsi
l’importance de la pensée philosophique de Ricœur, sur le plan moral, en plus de son
inestimable apport à la théologie : « Elle est fondamentale aussi à ceux qui s’intéressent à
l’esthétique, car il *Ricœur+ réhabilite aussi la gratuité du moment esthétique face à toute
raison instrumentale. souligne aussi le dépassement de l’éthique par l’esthétique (qui a le
droit d’être a-morale), mais ne la sépare pas non plus de l’éthique, dans la mesure où elle
prend sa source dans le langage et le geste humain »3. L’autonomie de l’œuvre d’art est donc
un principe cardinal dans l’esthétique et, de façon plus globale, dans la philosophie de
Ricœur. Il s’agit avant tout de célébrer la beauté, non seulement en et pour elle-même, mais
aussi en raison de la dimension morale et du désintéressement qui lui sont corrélés.
Néanmoins, ce possible rôle de la beauté dans l’avènement d’une humanité meilleure à
travers l’inspiration de l’action morale, ne signifie nullement une quelconque idée de
soumission. C’est dire qu’entre éthique et esthétique, la philosophie ricœurienne entrevoit
des rapports de complémentarité plutôt que d’emprise de l’une sur l’autre
Dans le sillage de la philosophie morale ricœurienne, profondément influencée par
les thèses d’Aristote, de Spinoza et de Kant entres autres, l’éthique et la morale sont loin
d’être interchangeables. En effet, se fondant sur les concepts de téléologie et de déontologie,
établit une distinction essentielle entre les deux niveaux de réalité, l’éthique se rapportant à
la visée téléologique comme chez Aristote et la morale relevant plutôt des obligations
déontologiques à l’instar de ce qui transparaît dans la philosophie pratique de Kant. Il faut
1
P. RICŒUR, "Arts, langage et herméneutique esthétique", Op. cit., p. 6.
2
Idem.
3
J. COTTIN, "Métaphore et esthétique dans la pensée de Paul Ricœur", communication présentée lors de la
rencontre des Facultés de théologie protestante des Universités de Strasbourg et de Heidelberg, 13-14 mai 2011,
http://www.protestantismeetimages.com/Metaphore-et-esthetique-dans-la.html, p. 6.
343
cependant prendre garde à ne pas perdre de vue qu’à bien des égards, l’approche
ricœurienne se présente précisément comme une synthèse critique des héritages
aristotéliciens et kantiens.
De la philosophie morale à l’esthétique, il n’y a qu’un pas que n’a pas hésité à franchir
non seulement pour affirmer l’irréductibilité de l’une à l’autre, mais aussi pour souligner le
risque d’avilissement qu’on ferait courir et à l’une et à l’autre, au cas où on en viendrait à
préconiser des rapports de soumission ou d’injonction. Chacune ayant ses propres réquisits,
vouloir faire donner à l’une ses règles par l’autre ou par quelque chose d’autre, c’est
compromettre gravement l’épanouissement de la personne humaine auquel chacune est
susceptible de prendre part à sa manière.
En somme, on peut légitimement dire que la philosophie de est un véritable hymne
au beau et au bien, à l’esthétique et à l’éthique qui, si différentes et autonomes qu’elles
puissent être, ne sont pas moins complémentaires dans leurs contributions à l’avènement
d’un monde meilleur, où il ferait mieux vivre.
Bibliographie
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BARREAU Hervé, "L'éthique de Paul à partir de Soi-même comme un autre", communication
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des Sociétés de Philosophie de Langue française (ASPLF) sur L’altérité de l’autre, en
hommage à Paul Ricœur, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00108135/en/.
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présentée lors de la rencontre des Facultés de théologie protestante des Universités
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introduction de Ferdinand Alquié, Paris, P.U.F., collection "Quadrige/Grands Textes",
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345
346
Responsabilité rétrospective et responsabilité
prospective : Entre intentions et pratiques
PAR NDOUMOU MOUKALA1
La responsabilité : enjeu autour d’un concept
L’essor et l’usage d’un concept est souvent indissociable d’un contexte historique,
économique, social, politique, ou culturel dans les lesquels il a émergé. Abordé sur le plan
diachronique ou synchronique la responsabilité a été diversement connotée, même si pour
l’essentiel les idées qu’elle véhicule, celle du rapport entre sujet et responsabilité par
exemple, rencontrent notre actualité.
Sur le plan diachronique, les fondements de la responsabilité, ses différentes acceptions,
nous sont révélés par un certain nombre de textes de la philosophie antique, médiévale et
moderne. A travers Platon, Aristote, Saint Thomas, et Descartes par exemple, on peut
sonder les différents sens que la philosophie a attribué à ce concept.
Chez Platon c’est le livre X de la République (17d) qui nous rappelle le fondement et la
portée de la responsabilité à travers le mythe d’Er et l’idée que nos idées étaient le fruit d’un
choix librement opéré, puis oublié, avant notre naissance. Et, si la faute est à celui qui
choisit, Platon estime d’un coté qu’un premier choix était à l’origine de nos joies et de nos
peines, et que l’idée de responsabilité ne pouvait s’envisager indépendamment d’une
« généalogie » des causes. Une généalogie qui doit aboutir à une responsabilité qu’on aurait
qualifiée aujourd’hui d’imputative vis-à-vis du nombre d’injustices que l’âme aurait
commises. De l’autre, nos vies dépendant des natures « innées » qui pouvaient surgir par un
travail de réminiscence, donc pédagogique, en un sens, et nullement juridique, et dont nous
étions responsables, mais d’une responsabilité existant indépendamment de nos vies
matérielles.
Disciple de Platon, Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, donne plutôt un fondement
juridique au concept de responsabilité. Inspiré par les notions de justice, de droit et
d’égalité, le stagirite estime que les déséquilibres provoqués par l’injustice nécessitent
l’intervention du droit pour rétablir l’équilibre. Aussi, un déséquilibre causé par un acte
délictueux peut être considéré comme un pré-requis au principe de responsabilité,
notamment la responsabilité pénale. Il en résulte que la responsabilité du sujet présumé
auteur de l’injustice est considéré comme le devoir d’assumer les effets d’une
compensation, d’une sanction. Mais il faut aussi rappeler la distinction qu’il opère entre la
détermination juridique et la détermination morale de la responsabilité. La première
s’appuie sur les comportements répréhensibles du sujet et ne tient pas compte de sa
personnalité. Elle est donc fondée sur l’extériorité de l’acte de notre agir. La deuxième, c’està-dire la détermination morale de la responsabilité s’appuie sur l’identité propre du sujet
incriminé, son être ou sa personnalité. Elle requiert, au sens aristotélicien, l’intention de
l’individu et implique la préméditation de l’acte. Dans les deux cas, on peut dire en définitive
1
Ndoumou MOUKALA, philosophe, est enseignant chercheur en philosophie à l’Université Omar Bongo de
Libreville, Gabon
347
que chez Aristote, les notions de volonté et de libre arbitre sont indissociables d’une
détermination juridique ou morale de la responsabilité. Tomas d’Aquin n’a pas été insensible
à la conception aristotélicienne de la responsabilité.
Mais, bien qu’influencé par la philosophie aristotélicienne, Thomas d’Aquin a le mérite
d’approfondir et de réorienter la conception antique de la justice et de la responsabilité
suivant la logique des écritures saintes. C’est dans cette optique qu’il repensera la
démarcation entre la responsabilité juridique et la responsabilité morale héritée d’Aristote.
Ainsi, s’il estime que la loi naturelle renvoie à la responsabilité morale au sens aristotélicien,
il renvoie en retour le droit naturel à la responsabilité juridique. Aussi, en s’inscrivant dans
un réductionnisme biblique, va-t-il attribuer à la loi naturelle une origine divine. En clair, la
morale devient quelque chose de rattachée au sujet, et par son biais, la loi divine. L’homme
illuminé par la raison aura ainsi cette capacité de discerner le bien et le mal dans la société.
Dans cette nouvelle posture Thomas d’Aquin souligne que la responsabilité juridique ne se
limite plus au simple fait délictuel, il faut désormais la relier à la culpabilité morale de
l’individu. C’est une posture qui met la personne en face de ses responsabilités, arguant que
bien que Dieu soit au fondement de la nature humaine, il ne saurait être la source du mal et
de l’injustice. C’est alors l’être humain qui est indexé, compte tenu de sa nature dégradée
certains facteurs internes (l’aliénation, la passion, la colère) doivent être considérés comme
des causes potentielles de l’acte fautif.
Ces trois postures ne sont peut-être pas exhaustifs pour une étude diachronique du
concept de responsabilité, mais elles ont le mérite de présenter la conjonction chaque fois
renouvelée entre sujet et responsabilité. Conjonction que la philosophie moderne laisse
entendre à travers la philosophie morale de Descartes dont la théorie de l’erreur met en
exergue la responsabilité de l’homme. Si le terme n’est pas récurent dans l’œuvre de
Descartes, l’idée de responsabilité existe pourtant dans sa philosophie morale. Un sujet
responsable est pour lui un sujet maître de soi, capable d’un discernement comme le disait
déjà Platon. On retrouve déjà cette idée de responsabilité dans une Lettre à la Princesse
Elisabeth du 1e septembre 1645 : « nous ne pouvons répondre absolument de nous-mêmes
que pendant que nous sommes à nous.» Ce qui laisse entendre d’une part que seul un être
rationnel, jouissant de toutes ses facultés, peut être responsable. Ce qui suppose que les
animaux et les objets inanimés ne sont pas concernés par la responsabilité. D’autre part,
nous sommes, selon l’expression de Descartes, responsables aussi longtemps que « nous
sommes à nous-mêmes ». Mieux, manifeste dans Les méditations métaphysiques, cette
conjonction de la responsabilité et du sujet permet à Descartes de rappeler que la volonté et
le libre arbitre nous ont été donnés par Dieu. Et, si à travers ces deux facteurs, l’être humain
entreprend de s’aventurer dans l’obscurité au lieu de se limiter aux normes prescrites par la
raison, alors il devra en assumer toutes les conséquences.
Autour de la théorie cartésienne de l’erreur, c’est notre responsabilité qui est interpelée.
Mais à l’époque de l’auteur du Discours de la méthode la responsabilité avait une autre
dimension. Nous étions encore dans un contexte où le rayonnement de l’action humaine
avait une faible portée et les nuisances limitées dans l’espace et dans le temps. Une telle
responsabilité n’engage pas en définitive l’éthique contemporaine, plutôt marquée par le
progrès scientifique et technique que l’œuvre de Paul tente de questionner.
Autour du souci ricœurien de la responsabilité rétrospective et prospective
On peut commencer à souligner que plutôt préoccupé par des questions d’épistémologie
348
et de philosophie de sciences, nous n’avons pas une fréquentation régulière des textes de
Paul Ricœur. Hasard et nécessité, c’est lors d’une recherche bibliographique préparant mon
ouvrage sur Le niveau zéro du Gabon vert, que j’accède à trois textes1 en version numérique
de l’auteur. Cette lecture accidentelle nous a néanmoins permis de cerner certaines
problématiques majeures de sa réflexion et surtout sa faiblesse en vers la pensée de Hans
Jonas.
Comme chez ce dernier, la question de la responsabilité reste « le point focal2 » des
convictions qui régissent une nouvelle éthique. Mais c’est surtout un point focal lié à une
préoccupation mondiale, celle de l’environnement. Préoccupation séminale, « le problème
de l’environnement », comme il l’appelle, signale le changement qualitatif de l’agir humain.
Un tel problème est marqué par les effets induits de notre agir : effet de serre, atteinte à la
couche d’ozone, pollution de l’environnement, pluies acides, déforestation, stockage des
déchets nucléaires, disparition des espèces, etc. Autant d’éléments pour justifier la
demande d’une nouvelle éthique de la responsabilité. Du reste, si l’éthique peut être définie
comme une orientation de l’agir humain par les normes, la relation de notre agir avec le
monde habitable3 est immédiatement source de questionnement éthique. Ce qui justifie en
sus cette demande éthique est que les mutations liées à l’action sur l’environnement sont
potentiellement destinées à atteindre toutes les populations, une atteinte qui impacte sur
un nombre incalculable de générations. Ce qui devrait justifier une redéfinition du concept
de responsabilité.
Une telle redéfinition signifie que dans le contexte qui est le nôtre, la responsabilité a été
insuffisamment pensée, voire horizontalement analysée. C’est ce qui explique son entrée
tardive dans le champ conceptuel technique de la philosophie morale. C’est aussi cette
analyse horizontale de la responsabilité qui a amené à une confusion majeure en éthique
environnementale : la confusion entre responsabilité et imputabilité. Derrière l’imputabilité
il y a l’idée déjà évoquée par la philosophie moderne classique, c’est-à-dire la procédure par
laquelle on identifie l’auteur d’une action, son agent. Et, suivant l’expression de Ricœur,
c’est une responsabilité qui se décline au passé : on remonte la chaine des changements, un
ou plusieurs sujets censés avoir été catalyseurs de bouleversements sont déclarés
responsables4. Cette conception de la responsabilité que qualifie de « minimale » a
certainement sa pertinence, mais il doute qu’elle ait épuisé tous les problèmes posés par les
mutations de l’agir humain à l’âge de la technique. Même si cette « responsabilitéimputation » est si riche d’implications dans le développement durable, au sens où tout
agent incriminé doit rendre compte, c’est-à-dire justifier et payer le prix des dommages
causés, elle reste néanmoins tournée vers une « action passée5.»
En revanche, on parlera d’une conception « maximale » de la responsabilité,
notamment à l’âge technologique, dirigée vers un futur lointain. Trait négligé de la
philosophie classique, cette nouvelle responsabilité, dite « prospective », dont la perspective
est requise pour les mutations de l’agir reste un défi majeur. Elle traduit en quelque sorte
l’idée d’une « mission » confiée sous la forme d’une tâche à accomplir selon les règles
précises d’une charge que l’on assume. La particularité d’une telle responsabilité est d’avoir
donné l’occasion à la philosophie de repréciser et d’élucider un certain nombre de missions
1
Postface au temps de la responsabilité, « Morale, éthique et politique » ,et « Le politique et l’écologie ».
P., Postface au temps de la responsabilité.
3
Ibid.
4
P., « Morale, éthique, politique », Pouvoirs, n° 65, 1993.
5
P., Postface, op. cit.
2
349
que laissait déjà entrevoir l’éthique de Hans Jonas. Ce dernier disait1 en effet que nous nous
trouvons depuis quelque temps dans une situation réelle qui impose des exigences et des
contraintes, mais qui offre également des possibilités qui n’existaient pas autrefois. Dans
cette situation inédite, il faut repenser à neuf les obligations éthiques.
Il y a, entre autres, une première mission que qualifie de « mission la plus délicate »
confiée à un agent qui s’en déclare responsable pour l’avenir, celle de la protection de
quelques réalités fragile, périssables dont Jonas évoquait déjà dans Le principe
responsabilité. Selon ce dernier en effet, nous sommes responsable du futur lointain de
l’humanité qui dépasse le simple fait d’une responsabilité imputative, mais qui présage de la
perpétuation de l’histoire humaine, définissant ainsi un nouvel impératif : « Agis de telle
sorte qu’existe encore une humanité après toi et aussi longtemps que possible2.» Mieux, il
reconnaît à l’éthique jonassienne le mérite d’avoir perçu la « fragilité » d’une humanité
future du fait de notre agir sur nous-mêmes (l’homme étant un loup pour l’autre), et sur
l’environnement. Pour Ricœur, « si le fragile est en toute circonstance l’objet même de la
responsabilité, comme nous l’apprend Hans Jonas dans Le principe responsabilité, le politique
est remis, en raison de sa fragilité, à la garde et aux soins des citoyens3.» Pour Jonas, la
responsabilité ne signifie en effet rien d’autre si ce n’est que quelque chose vous a été
confiée4. Cette chose est évidemment ce qu’il y a de plus fragile, qu’on la nomme l’homme,
la vie, l’écosystème, la biosphère ou simplement l’environnement. Cette idée de fragilité a
d’ailleurs occupé l’espace de réflexion de Paul Ricœur, si on s’en tient simplement à une
conférence donnée au cours d’une rencontre avec l’Association des Etudiants Protestants de
Paris, et publiée dans les Cahiers d’éthique sociale et politique en 2003.
La seconde mission de cette responsabilité prospective procède d’ailleurs de cette fragilité
de l’humanité : si l’homme est selon devenu le périssable par excellence, « la maxime
principale de la loi morale devient l’exercice de la mesure, de la retenue, voire de
l’abstention » d’agir. Une fois encore, il trouve la trace de cette maxime dans les textes du
philosophe allemand. Non seulement Jonas nous aide à justifier la conjonction entre cette
nouvelle maxime et la considération du périssable, mais pour avoir érigé la peur en principe
éthique, impliquant ainsi une prise en compte des nuisances, dégâts et destructions
possible de notre nouvel agir, il dessinait déjà les conditions d’une responsabilité
prospective. Selon Ricœur, en introduisant une heuristique de la peur, qui doit être
entendue comme un principe de découverte, Jonas nous invitait déjà à avoir une idée
prospective de la responsabilité. Dans « L’éthique, le politique, et l’écologie5 » illustre cette
idée prospective à travers la prolifération des armes nucléaires dans le tiers-monde. Ainsi,
face à cette prolifération, une responsabilité prospective doit nous amener à penser qu’une
guerre nucléaire entre deux Etats africains pauvres sans être probable, est possible d’ici une
décennie. L’heuristique de la peur consiste justement à être à l’affut des nuisances et des
dangers improbables, mais possibles, et surtout de prévoir leur avènement. Il en résulte,
dans le sillage de la maxime de Jonas, que la deuxième mission de la responsabilité
prospective de est la promotion d’un agir responsable dont les actions incarnent la
1
Jonas H., Ethique de la nature, p. 92.
Jonas H., Le principe responsabilité, op. cit.
3
P., « Morale, éthique et politique », Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n°65, 1993,
http://www.revue-pouvoirs.fr/Morale-ethique-et-politique.html p.17.
4
Jonas H., Une éthique de la nature, p.47.
5
P.,« L’éthique, le politique, et l’écologie 5 »
2
350
tempérance. Et, pour reprendre les termes1 de Ricœur, « l’idée de mission confiée fait ainsi
le lien entre toutes les échelles d’emploi de l’idée de responsabilité ».
L’actualité de la responsabilité ricœurienne
En tant que concept philosophique, la responsabilité reste une notion abstraite. La
responsabilité rétrospective ou imputative et la responsabilité prospective ou maximale,
parce qu’elles engagent une certaine éthique n’auront de sens que si les normes et les
valeurs qui les fondent sont traduites en actes.
S’il y a un volet à prendre en considération au cours de ce colloque qui se tient en terre
africaine, c’est aussi celui de l’actualité de Ricœur. Comme tout discours philosophique, la
redéfinition des catégories de la responsabilité par ce dernier peut paraître spéculative dans
nos esprits, mais a posteriori, ces différentes responsabilités n’en sont pas moins des
préoccupations éthiques qui, comme le souligne Ricœur, nous interpellent dans des secteurs
aussi variées que les sciences de la vie, l’environnement, les échanges économiques,
l’entreprise, les média, la politique, etc. Autant des secteurs présents en Afrique. Or, en
célébrant la pensée de Paul en Afrique, on ne peut ne pas être tenté de nous interroger sur
son actualité, à savoir, si la responsabilité imputative et la responsabilité prospective soustendent véritablement notre agir dans ces différents secteurs de développement, ou ne
sont-elles en définitive que de simples intentions. Une telle responsabilité traduit-elle- une
éthique de conviction ou de responsabilité ?
Selon Ricœur, le développement2 en tant qu’il engage notre responsabilité pose un
problème d’échelle dans l’espace et dans le temps, il lie, pour reprendre son expression le
destin des populations du Nord et du sud, il peut faire pénétrer l’action publique dans une
zone à la fois d’efficacité requise et d’incertitude résiduelle.
Dans l’optique d’un développement durable cette efficacité n’est requise que lorsque
sont mises en pratique les actions qui incarnent une responsabilité rétrospective et une
responsabilité prospective. En ce sens, le secteur de l’environnement nous semble être le
lieu d’évaluation de notre agir et de mise en évidence de ces principes de responsabilité en
Afrique. Si une telle mise en évidence engage notre agir, on ne peut justifier l’actualité de la
responsabilité imputative et de la responsabilité prospective en Afrique que lorsqu’elle est
lisible dans les actions ou les actes d’une gouvernance environnementale. Or, toute
gouvernance environnementale est régie par un cadre juridique et institutionnel censé être
en phase avec les principes et les normes d’une éthique environnementale. C’est un lieu
commun qu’inspiré par plusieurs conférences internationales sur la crise environnementale,
des cadres juridiques et institutionnels ont été crées depuis les années 90 dans l’esprit pour
les Etats africains d’assumer leur responsabilité sans cesse prononcées au sujet d’une
gestion durable de l’environnement. Aussi chaque Etait s’est-il doté d’un cadre juridique et
institutionnel qui a produit dans la plupart des cas, des codes de l’environnement, forestiers,
miniers, etc., et des institutions chargées de l’application des normes d’une gestion
responsable et durable de l’environnement. Selon3 Emmanuel Agius, depuis la Conférence
des Nations Unies sur l’Environnement (Stockholm, 1972), la plupart des pays, quels qu’en
1
P., Postface au temps de la responsabilité, op. cit.
Ricoeur P., Postface, op. cit.
3
Aguis E., « Ethique de l’environnement : vers une perspective intergénérationnelle », Ethiques de
l’environnement et politique internationale, Paris, Editions UNESCO, 2007, p.110.
2
351
soit soient le régime politique ou le niveau ou le niveau de développement économique se
sont montrés remarquablement disposés à adopter des nouvelles réglementations sur les
problèmes environnementaux. Ces cadres juridiques et institutionnels, ces documents,
traités et conventions internationaux affirmaient, dans le cadre d’une gouvernance
environnementale, la mise en branle, suivant l’expression d’Agius, du « concept de notre
responsabilité morale » en vers les générations actuelles et futures. Mais un certain nombre
de paramètres n’autorise pas à évoquer l’hypothèse d’une gouvernance qui fait de la
responsabilité rétrospective et de la responsabilité prospective les leviers, les principes
d’une gestion rationnelle et durable de l’environnement. Le premier paramètre est relatif à
l’inquiétude exprimée par un nombre considérable d’organismes internationaux, des
organisations non gouvernementales (ONG), ou des indicateurs environnementaux. Le
deuxième paramètre est le contraste entre le cadre juridique et son applicabilité.
Sur le premier point, l’inquiétude exprimée sur l’état de l’environnement en Afrique
contraste avec un agir inspiré par le principe de responsabilité imputative et prospective.
L’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (1EM) un programme international conduit
entre 2001 et 2005 et réunissant plus de 1500 chercheurs a conclu qu’une majorité
d’écosystèmes terrestres et aquatiques de la planète sont dégradés et que l’Afrique dans
son ensemble risque de payer les conséquences de cette empreinte écologique. Cette
inquiétude de la menace de nos écosystèmes est aussi réitérée par Wangari Maathai,
spécialiste de l’environnement et prix Nobel de la paix 2004, qui signalait déjà que 17% des
forêts2 de la planète se trouvent en Afrique et près de la moitié de la déforestation de la
planète a eu lieu dans notre continent. Et, pour reprendre son expression, « l’Afrique affiche
le taux de déforestation le plus élevé du monde, perdant actuellement environ 0,5% de ses
forêts chaque année ». Une telle inquiétude est l’antithèse d’une gouvernance qui met la
responsabilité imputative et prospective au centre de sa philosophie.
Si l’éthique inspire le droit, le doit peut aussi inspirer l’éthique. Et, dans un contexte de
crise écologique, un cadre juridique, du fait de son caractère positif, n’en reflète pas moins
pour autant la norme éthique. Lacroix rappelle3 fort justement que « vidé de tout contenu
éthique afin d’éviter quelque biais moral qui aurait pour conséquence de privilégier certaines
valeurs au détriment d’autres, le droit est maintenant sollicité à des fins qui l’obligent à
réintroduire l’éthique dans son discours. » Le deuxième paramètre est justement celui d’une
politique qui fait fi de l’application des normes juridiques, qui elles-mêmes auraient pu
traduire en acte les principes de la responsabilité imputative et prospective qui sous-tendent
une gouvernance environnementale. Or, si un cadre juridique est aussi porteur des normes
et des vertus d’une gestion rationnelle et durable de l’environnement, beaucoup
d’observateurs dénoncent le contraste en Afrique entre les lois formellement établies et
l’absence d’application dans le secteur de l’environnement. Habermas nous disait4 déjà que
ce qui fait l’originalité et l’efficacité du droit c’est avant tout un système de procédures qui
implique une efficacité pratique, cognitive, au plan éthique. Une telle efficacité ne
transparaît pourtant pas dans le cadre juridique de la gouvernance environnementale en
Afrique.
1
E.M http://www.unep.org/maweb/documents/document.447.aspx.pdf
Maathai M. W., Un défi pour l’Afrique, Paris, Editions Héloise d’Ormesson, 2010, p.304.
3
LACROIX, A., « L’éthique et les limites du droit », dans A. LACROIX,
L. LALONDE et G.A. LEGAULT, « Transformation du droit et théories normatives », RDUS, vol. 33, 20022003, p. 197-217.
4
Habermas H., De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992.
2
352
Notre avant dernier ouvrage1Le niveau zéro du Gabon vert ou le comble d’une inquiétude
dont le 4e chapitre est intitulé « une juridiction inquiétante » réitère la faiblesse de nos
cadres juridiques. A l’instar des plusieurs pays d’Afrique, notamment ceux de l’Afrique
centrale que nous connaissons mieux, au Gabon la juridiction en matière de
d’environnement s’est enrichie d’un nombre considérable de dispositions allant du Code de
l’environnement (Loi n°16/93) aux Codes forestier (Loi n°16/2001), minier (Loi n°5/2000) et
de nombreux décrets d’application. Mais en confrontant ces différentes dispositions à l’état
de l’environnement, et compte tenu des indicateurs et des données sur la gestion de
l’environnement, on réalise que le droit environnemental gabonais est l’illustration d’une
tapisserie de Pénélope où ce qui se fait de jour est défait la nuit. Dans cet ouvrage nous
avons essayé d’interroger l’opposition entre le foisonnement des règles relatives à la
protection de l’environnement et l’inefficacité des mécanismes de leur mise œuvre. Si on
s’en tient au Code de l’environnement par exemple qui dispose en son article 15 qu’« Il est
interdit de déposer, de jeter, déverser ou éparpiller des déchets ou résidus solides, liquides ou
gazeux, ou tout autre substance susceptibles de polluer le sol en des endroits autres ceux
exclusivement prévus à cet effet par les textes en vigueur. » Cette disposition contraste
pourtant avec la réalité sur le terrain. Dans les villes industrielles ou dans les grandes villes
plusieurs entreprises polluent sans être inquiétées par la loi, déversent les déchets là où
elles peuvent. Or sur le plan éthique, une telle disposition devrait est le pendant du principe
pollueur payeur et donc la traduction d’une responsabilité imputative qu’on a du mal à faire
faire assumer juridiquement à notre agir. De même, certaines dispositions du Code forestier.
Prenons simplement l’article 66 relative aux éléments de répression en cas de non
application des normes établies : « En cas d’inobservation des règles d’aménagement,
notamment par une exploitation intensive entraînant la dégradation de l’environnement et
compromettant la régénération naturelle de la forêt, le titulaire du permis est astreint à
réaliser des travaux de reboisement et de réhabilitation du site selon les modalités fixées par
voie réglementaire2.» Là aussi l’inapplication des dispositions en vigueur est manifeste. A
notre connaissance, on ne connaît aucune entreprise forestière réprimandée pour avoir
violé cette disposition. Au contraire, plusieurs ONG continuent à dénoncer la façon dont
certaines entreprises, notamment d’origine asiatique, brillent par l’inobservation des
principes d’aménagement défini par le cadre juridique. Dans la presse nationale, on accusait
il y a un mois, une entreprise chinoise d’avoir coupé, sans être inquiété, plus de 600m 3
d’espèces de bois protégées dans un parc national. Là encore on fait fi d’un principe éthique,
celui de réparation ou d’imputation qui devrait sous-tendre toute gouvernance
environnementale. De la même manière, puisqu’aucun aménagement, aucun reboisement
n’est réalisé par les entreprises incriminées, on met en mal le principe de la responsabilité
prospective prôné par Ricœur. Nous passerons certainement une journée ici si on se permet
de rappeler les nombreux cas où le droit n’est pas appliqué.
On peut tout de même souligner que le Code minier à travers ses différentes dispositions
ne cadre pas avec une gouvernance où la responsabilité imputative et prospective est
assumée. Si on s’en tient simplement aux articles 116 et 126 qui définissent le statut de
substances et produits radioactifs et rappelle les zones interdites à l’activité minière, on peut
réaliser à quel point ce contraste est saisissant. Non seulement l’implantation des zones
d’exploitation minières ou industrielles n’a pas tenu compte de ces dispositions, faisant fi du
1
Moukala Ndoumou, Le niveau zéro du Gabon vert ou le comble d’une étude. Quelle éthique de
l’environnement ? Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 2012, p.115.
2
Ibid. p.136.
353
modèle de type polycentrique1 qui dissocie la mine des habitations, mais un tel
comportement ne pouvait éviter d’exposer les riverains aux diverses formes de pollution.
Aujourd’hui nos deux principales villes minières, Moanda où le manganèse est exploité à ciel
ouvert, et Mounana où était tout aussi exploité à ciel ouvert l’uranium il y a quelques années
par AREVA, sont le symbole de l’inobservance des principes juridiques et donc d’une
gouvernance environnementale insoucieuse des normes éthiques.
Si on se limite simplement au Gabon, cette inobservance des principes juridiques peut
paraître réductrice, mais au vue des constats et des études menés ce dernier temps, on est
tenté de dire que c’est tout le continent qui est impliqué. En ce sens, un rapport 2 de la FAO
et de l’OIBT sur l’application des lois et la gouvernance dans le secteur forestier n’a épargné
aucun pays africain. Ce rapport note au contraire que dans ces pays tropicaux, « un facteur
historique de la déforestation est constitué par le non-respect des lois du secteur forestier et
par la faible gouvernance vis-à-vis des ressources forestière ; le nombre important d’activités
illégales est le symptôme de ces défaillances. » Un rapport qui indexe aussi bien l’Afrique
centrale que l’Afrique de l’ouest.
Dans tous les pays de l’Afrique centrale, la contrainte principale empêchant la gestion
forestière durable (GFD) est constituée par le non-respect des lois forestières à tous les
niveaux de la société dû notamment à une absence de coordination entre les trois branches
du gouvernement (exécutif, législatif et judiciaire) et un faible engagement politique vis-à-vis
de l’application et du non-respect des politiques et de la législation dans le secteur forestier.
C’est aussi ce qu’a affirmé récemment Nicolas Hulot, Conseiller de François Hollande après
une tournée en Afrique centrale en juin 2013, appelant les autorités du bassin du Congo à
respecter le cadre juridique lié à la protection de la biodiversité : « Au Congo, comme
partout où je suis passé, dit-il, le cadre juridique pour la protection de la biodiversité existait,
mais n’était pas souvent respecté sur le terrain, soit pour des problèmes de gouvernance soit
pour des raisons purement sociales. »
En Afrique de l’ouest, où ce même rapport fait observer une exploitation illégale des
ressources forestières, y compris celles du bois d’œuvre, du bois de chauffe, des plantes
médicinales et de la faune. Toute chose qui a occasionné un impact écologique sans
précédent et qui est surtout liée3 au fait que « La plupart des pays ont une législation qui
règle l’exploitation et le commerce du bois et des PFNL, mais la capacité d’application est
faible et la corruption est un obstacle important à la GFD. » Cette situation en Afrique de
l’Ouest rencontre en définitive l’intitulé d’un article de Kone, Kouadio, Zadou, et les autres,
au sujet des « Bouleversements réguliers des cadres juridique et institutionnel de la gestion
des forêts en Côte d’Ivoire : quand il ne suffit pas de légiférer et mettre en place des
institutions4 ». Il en résulte que l’échec de la gouvernance environnementale en Côte
d’Ivoire, comme dans la plupart des pays d’Afrique, peut être imputé à une insuffisante
application des lois, un manque de synergie entre les institutions, et une faiblesse criante
des capacités institutionnelles. Dans tous les cas on a affaire à une gouvernance qui
1
Koumba J. P., « Enjeux et perspectives de la réhabilitation de la friche minière de Mounana (Sud-Est du
Gabon) », Gabonica, vol.3, n°3, 2009, p.59.
2
FAO et OIBT, Meilleures pratiques pour l’application des lois dans le secteur forestier, 2005.
WWW.fao.org/forestry/law
3
Ibid.
4
Kone I., Kouadio A.S., et al., « Bouleversements réguliers des cadres juridique et institutionnel de la gestion
des forêts en Côte d’Ivoire : quand il ne suffit pas de légiférer et mettre en place des institutions »,
http://synapse.uqac.ca/wp-content/up.
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incarne, suivant l’expression1 d’Afeissa, le paradoxe que le pays qui aura vu se développer
une réflexion d’une ampleur sans précédent sur l’éthique de l’environnement soit celui-là
même qui se sera distingué, dans le même temps, par l’irresponsabilité de sa politique
environnementale, elle-même très étrangement en régression par rapport à la législation
environnementale.
Sur le plan éthique, l’actualité de peut être justifiée à partir de la dernière partie de
l’intitulé de l’article cité ci-dessus : « quand il ne suffit pas de légiférer et mettre en place des
institutions.» Cette assertion nous met au cœur de la philosophie ricœurienne au sens où
c’est notre agir, et par-dessus tout, notre responsabilité qui est interpellée. L’homme à
travers les institutions qu’il crée, et conformément aux normes de bonne gouvernance, sait
que le destin de son environnement dépendra des actions qu’il aura menées. Or en éludant
les principes d’une responsabilité rétrospective et prospective cette gouvernance menace
l’avenir d’un secteur dont la survie dépendra de notre agir. En Afrique l’application de ces
principes de responsabilité souffre encore d’un scandale, qui comme le dit Ricœur, nous
rappelle l’opposition entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Ce qu’il
appelle conviction n’est pas tant l’engagement intime d’une personne pour résoudre un
problème pratique ou un engagement inhérent à toute prise de position éthique, m
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