8.2 Agir sous la pression d`une situation d`urgence humanitaire

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8.2 Agir sous la pression d’une situation
d’urgence humanitaire (agir dans le meilleur
intérêt du patient dans une situation d’urgence
humanitaire)
Elysée Nouvet, PhD, Chercheuse universitaire en éthique des soins de santé humanitaires, Université
McMaster/Coplanificatrice de domaine en éthique et raisonnement moral des compétences professionnelles, École
de médecine Michael G. DeGroote
Trisha Murthy, MD, FRCPC, MHSc (Bioéthique), Coplanificatrice de domaine en éthique et raisonnement
moral des compétences professionnelles, École de médecine Michael G. DeGroote
Lisa Schwartz, PhD, Titulaire de la chaire Arnold L. Johnson en éthique des soins de santé, Professeure
agrégée, Départment d'épidémiologie clinique et de biostatistique Directrice du programme de doctorat en
politiques de la santé Directrice associée, CHEPA Coplanificatrice de domaine en éthique et raisonnement moral
des compétences professionnelles, École de médecine Michael G. DeGroote, Université McMaster (membre du
Comité de l’éthique du Collège royal)
Objectifs d'apprentissage
Comprendre la portée de certains dilemmes éthiques auxquels se heurtent les travailleurs de la santé qui font
du bénévolat dans des pays dotés d’infrastructures de santé déficientes ou touchés par la guerre ou un
désastre naturel, limitant ainsi l’accès aux soins de santé, par rapport aux dilemmes qu’ils doivent surmonter
en exerçant dans leur pays d’origine.
Déterminer les questions éthiques qui se posent en évaluant les meilleurs intérêts d’un patient en fonction
des connaissances limitées d’un contexte inconnu et des différences possibles sur le plan du contexte social et
clinique et des normes.
Prévoir et évaluer les mesures professionnelles appropriées à la détresse morale causée par les pratiques de
soins observées au sein d’une équipe de soins de santé humanitaires internationale.
Cas
Vous êtes un médecin canadien nouvellement inscrit et vous faites partie, à titre bénévole, de l’équipe de
chirurgie d’un hôpital public dans un pays qui a subi les effets dévastateurs d’un génocide. Le système de santé
local a été lourdement éprouvé par le récent conflit et profite de l’aide offerte, mais vous savez que votre
présence est encore précaire, car les tensions demeurent très fortes au pays. À l’instar des autres bénévoles
étrangers, vous ne connaissez pas très bien les langues locales.
Vous agissez à titre d’assistant pour une chirurgie; il n’y a qu’un chirurgien, quelqu’un de l’endroit qui travaille à
cet hôpital depuis plus de 10 ans. Vous devez pratiquer une chirurgie abdominale urgente sur une femme
confuse et en détresse qui s’est présentée à l’hôpital. Une fois la chirurgie abdominale terminée, le chirurgien
annonce qu’il a l’intention de pratiquer une ligature des trompes irréversible.
La fertilité de la patiente n’était pas à risque durant la chirurgie. Le chirurgien n’a pas discuté de l’éventualité
d’une telle chirurgie avec la patiente, mais il semble sincère lorsqu’il vous assure que la ligature des trompes est
la « meilleure solution ». La patiente est déjà sous anesthésie et, selon le chirurgien, elle présente un retard de
développement bien connu du personnel hospitalier. Elle est donc très vulnérable aux agressions sexuelles.
Selon votre collègue, il est inévitable qu’elle tombe enceinte et « Personne ne lui souhaite ça. La pauvre a
suffisamment souffert. »
Vous avez examiné le dossier de la patiente avant la chirurgie. Il n’y avait aucune mention concernant sa santé
mentale. La femme semblait certes très perturbée sur le plan émotionnel, mais selon vous, cela ne suffit pas
pour qu’on la juge incapable de prendre une décision éclairée au sujet d’une chirurgie susceptible de changer sa
vie à jamais.
La patiente sous anesthésie n’est pas en mesure de fournir son consentement. Aucun membre de sa famille ne
l’accompagne.
Questions
1. Vos responsabilités professionnelles et éthiques sont-elles différentes si vous êtes médecin bénévole dans
un pays étranger en conflit ou représentant d’une organisation humanitaire internationale?
2. Pesez les arguments en faveur et à l'encontre de votre décision d’aider le chirurgien à pratiquer la ligature
des trompes.
3. Selon vous, quelle est la meilleure façon de gérer cette situation?
Discussion
La prestation de soins de santé à des fins humanitaires dans un pays en conflit ou sortant d’un conflit est très
exigeante. Les patients qui demandent et reçoivent des soins médicaux dans de telles situations sont souvent
très vulnérables. Le stress que peuvent ressentir les personnes qui ont besoin de soins alors que les options sont
limitées peut être amplifié si ces personnes survivent à des événements traumatisants et si elles doivent
assumer des responsabilités familiales extraordinaires. Les membres du personnel des cliniques et des hôpitaux
locaux sont vraisemblabement surmenés sur le plan professionnel et émotionnel, et ils ont de la difficulté à faire
preuve de professionnalisme quand la demande dépasse largement les ressources. Leur capacité à fournir des
soins dépend également d’un certain nombre de facteurs, outre le contrôle des professionnels de la santé,
notamment la disponibilité de bénévoles étrangers et locaux, les attaques de convois de fournitures, la hausse
inattendue du nombre de patients et les interruptions possibles ou réelles des services en eau et en électricité.
De nombreux médecins et infirmières du Canada affirment qu’ils n’étaient pas bien préparés à gérer les
problèmes d’éthique qui se sont posés durant leurs missions humanitaires (Elit et coll. 2012; Hunt 2012;
Schwartz et coll. 2010; Sinding et coll. 2010). Si les médecins et infirmières ne reçoivent pas la formation
adéquate en éthique pour gérer le stress lié au travail humanitaire, ils ne seront pas en mesure de cerner et
résoudre de façon professionnelle et appropriée les problèmes d’éthique qui surviennent dans les cliniques et les
hôpitaux auxquels ils sont affectés, et ils risquent de ressentir une grande détresse morale (Hunt 2011;
Schwartz et coll. 2010).
Q1 : Vos responsabilités professionnelles et éthiques sont-elles différentes si vous êtes médecin
bénévole dans un pays étranger en conflit ou représentant d’une organisation humanitaire
internationale?
La réponse courte est non. Les bénévoles internationaux œuvrant pour la plupart des grandes
organisations de santé humanitaires sont tenus de fournir des soins médicaux conformes aux normes
et principes internationaux établis dans des documents tels que le Code international d'éthique
médicale de l’Association médicale mondiale (AMM). Il s’agit souvent d’une exigence des
gouvernements et établissements hôtes. De plus, les chirurgiens et médecins praticiens ont des devoirs
et des obligations professionnelles établis par leurs organismes de réglementation et pourraient être
tenus de respecter les codes des organisations pour lesquelles ils sont bénévoles.
Les devoirs généraux des médecins, peu importe le contexte, consistent à respecter « le droit d'un
patient jouissant de ses capacités d'accepter ou de refuser un traitement » et d’« agir dans le meilleur
intérêt du patient lorsqu'il délivrera des soins » (Code international d'éthique médicale de l’AMM). Ces
deux éléments sont souvent indissociables, car le patient est libre d’accepter ou de refuser un
traitement en fonction de son meilleur intérêt, tel qu’il le conçoit. Même en situation d’aide
humanitaire/d’urgence, lorsqu’un patient ne peut fournir son consentement parce qu’il est inconscient
ou n’en a pas la capacité, il faut chercher à obtenir son consentement accordé à un proche par
procuration (époux ou parent). Dans des circonstances exceptionnelles, les équipes de soins pourraient
fournir des soins sans le consentement du patient. Si la vie d’un patient est en jeu, on n’a pas toujours
le temps d’obtenir son consentement. En zone de guerre ou dans une situation très tendue, lorsqu’un
patient se présente seul, il n’est pas toujours possible de trouver un membre de sa famille pour obtenir
la procuration nécessaire à la prise de décisions. Dans une telle situation, le médecin doit agir dans le
meilleur intérêt du patient.
Les médecins qui exercent dans des milieux qui leur sont étrangers sur le plan culturel, politique,
économique et institutionnel doivent s’attendre à ce que les pratiques cliniques ne soient pas les
mêmes que celles en usage chez eux; ils doivent donc apprendre comment, à quel moment et en
fonction de quelles bases logiques les utiliser. Les éléments suivants peuvent donc varier, que l’on se
trouve au Canada ou dans un pays à revenu intermédiaire, tranche inférieure (PRITI) :
1.
2.
3.
4.
5.
thérapies disponibles;
équipement médical;
attentes et préférences des patients en matière de soins;
normes d’interaction entre les professionnels de la santé et les patients;
facteurs à prendre en compte dans l’évaluation du meilleur intérêt des patients.
Le dernier élément revêt une importance particulière dans le cas présent. Le chirurgien local a
l’intention de pratiquer une ligature des trompes chez une patiente alors qu’il n’a pas obtenu son
consentement, et il affirme agir dans le meilleur intérêt de la patiente. N’importe quel médecin qui
exerce dans un milieu qui lui est étranger sur le plan clinique, culturel ou même géographique aurait
de la difficulté à établir si la ligature des trompes est dans le meilleur intérêt de la patiente. La barrière
linguistique, le cas échéant, peut ajouter à cette difficulté et limiter l’information qu’un médecin
étranger peut recueillir au sujet des options médicales locales et des répercussions qu’elles peuvent
avoir sur les patients, leur famille ou la communauté.
Les médecins ne doivent pas présumer que les différences observées dans les communications
cliniques, la prise de décisions ou la pratique sont fondées sur des différences culturelles, des inégalités
sociales ou un manque de formation ou de connaissances. Même si l’éducation médicale et la culture,
incluant des valeurs, des croyances religieuses, des relations sociales et des normes institutionnelles
particulières, contribuent grandement à façonner les soins de santé, le médecin qui travaille dans un
pays étranger doit reconnaître que ses collègues connaissent bien le contexte social et médical du
pays. Les bénévoles étrangers ne doivent donc pas sous-estimer l’importance de ces connaissances
locales ni, par le fait même, l’autorité et l’expertise des professionnels de la santé locaux. Lorsqu’on
assume un rôle humanitaire, il faut s’attendre à respecter et appuyer l’autorité et l’expertise des
professionnels de la santé locaux, et non leur nuire (CICR 1994). Les travailleurs humanitaires de la
santé doivent maintenir de saines relations de travail avec le personnel local afin d’offrir les meilleurs
services possibles à la population dans le besoin et s’assurer que l’organisation humanitaire continue
de le faire. En même temps, les médecins sont censés agir selon leur conscience. Ils ont le droit de
refuser de participer à une pratique médicale s’ils ne croient pas qu’elle est dans le meilleur intérêt du
patient, pourvu qu’ils n’exposent pas ainsi le patient à un risque.
À titre de représentant d’une organisation humanitaire internationale, il est plus important que jamais
de respecter des normes de pratique éthiques. La perception qu’a la population locale des fournisseurs
de soins de santé humanitaires étrangers peut influencer la sécurité, l’efficacité et l’éventualité des
futures interventions (Abu-Sada 2012: 4). Les gestes posés par un membre d’une équipe de soins de
santé humanitaires peuvent déteindre sur la réputation de tous les membres de cette organisation qui
œuvrent dans ce pays ou ailleurs dans le monde. La méfiance ressentie à l’égard de votre organisation
pourrait se répercuter sur l’ensemble des bénévoles ou des organisations de soins de santé qui
œuvrent dans la région.
Q2 : Pesez les arguments en faveur et à l'encontre de votre décision d’aider le chirurgien à
pratiquer la ligature des trompes.
EN FAVEUR
Le médecin canadien nouvellement inscrit pourrait se sentir obligé d’aider le chirurgien à pratiquer la
ligature des trompes, et ce, pour de nombreuses raisons. Premièrement, l’obligation d’assurer la
sécurité de la patiente. Il n’y a personne d’autre que le médecin canadien, le chirurgien local,
l’anesthésiste et la patiente sous anesthésie dans la salle. Compte tenu du manque de personnel à la
clinique, il est peu probable qu’un autre médecin puisse aider le chirurgien si le bénévole canadien
refuse de participer à l’intervention. Deuxièmement, le chirurgien est originaire de la région et,
contrairement au Canadien, il y travaille depuis assez longtemps. Ces arguments viennent donc
appuyer le chirurgien qui affirme que la ligature des trompes est dans le meilleur intérêt de la patiente.
Le chirurgien peut aussi justifier la pratique d’une chirurgie susceptible de changer la vie de la patiente
sans avoir obtenu son consentement au moyen de facteurs de risque associés à une éventuelle
grossesse. Ces facteurs pourraient comprendre les taux élevés de mortalité maternelle ou de
complications durant la grossesse découlant d’un accès limité ou difficile aux soins obstétriques
d’urgence, la discrimination, l’abus, l’abandon social et les taux élevés de mortalité maternelle. Si le
chirurgien laisse entendre qu’une grossesse pourrait accroître la souffrance de cette femme, il fait
probablement allusion aux conséquences sociales, plutôt que médicales, dont elle serait victime si elle
tombait enceinte des suites d’un viol. Il songe probablement à la lourde responsabilité qu’entraîne la
garde d’un ou de plusieurs enfants pour une femme qui lutte déjà pour sa survie, ou au risque que la
mère adopte un comportement violent à l’égard de ses enfants. La mère et ses enfants pourraient être
victimes de discrimination, d’abus ou même d’abandon social si le contexte socioculturel condamne
l’activité sexuelle des femmes célibataires. Le soutien social ou familial offert à cette femme pourrait
donc être limité, voire inexistant, si elle tombait enceinte. Dans certains contextes culturels, il pourrait
être normal et attendu que des médecins prennent des décisions au nom de leurs patients, que ces
derniers aient les capacités mentales suffisantes ou non.
La Déclaration de Genève stipule que « Mes collègues seront mes sœurs et mes frères » et « Je
témoignerai à mes maîtres le respect et la reconnaissance qui leur sont dus ». Le refus d’aider le
chirurgien pourrait être interprété comme un manque de respect à son égard ou à l’égard de
l’expertise locale. Une telle décision pourrait aussi mettre en péril la relation entre le bénévole canadien
et le seul chirurgien de l’endroit, entraîner des dissensions entre le personnel local et étranger de la
clinique et compromettre la relation qu’entretient l’organisation de soins de santé humanitaires avec le
chirurgien et sa clinique.
Si le médecin choisit de ne pas aider le chirurgien à pratiquer la ligature des trompes, le chirurgien
sera forcé d’agir seul, et l’intervention risque de mettre la vie et la santé de la patiente en péril. Il
pourrait s’ensuivre des complications telles que des dommages aux organes principaux ou une
hémorragie mortelle qui ne peuvent pas être maîtrisées sans l’aide d’un assistant. En outre, la qualité
de la chirurgie pourrait être compromise si le chirurgien est laissé à lui-même et des complications
postopératoires à court et à long terme pourraient survenir.
À L’ENCONTRE
Le consentement et le droit fondamental
La santé de la patiente ne sera pas nécessairement en péril si la ligature n’est pas pratiquée. Aucune
évaluation démontrant que la patiente est inapte à donner son consentement ou à refuser une telle
intervention n’est consignée au dossier. Même s’il était noté au dossier que la patiente a une déficience
intellectuelle ou qu’elle ne possède pas les capacités mentales nécessaires, cela ne justifierait pas
qu’on l’exclue d’une décision qui risque de changer sa vie. Selon la Déclaration de Lisbonne sur les
droits du patient, les médecins ont l’obligation de faire participer, dans la mesure du possible, les
patients inaptes au processus de décision associé à leur traitement médical, et à demander aux
subrogés appropriés de participer aux décisions que les patients ne peuvent prendre eux-mêmes.
Le cas présenté ne fournit pas tous les détails, mais le chirurgien peut juger des attitudes qui
pourraient être discriminatoires envers les personnes ayant une déficience à partir des codes de
conduite internationaux. Le chirurgien semble prétendre que les patients ayant une déficience
intellectuelle ne sont pas en mesure, et n’ont donc pas besoin, d’être informées ou de prendre part aux
décisions médicales. La Déclaration de Genève exige que les médecins ne permettent pas « que des
considérations d'âge, de maladie ou d'infirmité, de croyance, d'origine ethnique, de sexe, de
nationalité, d'affiliation politique, de race, d'inclination sexuelle, de statut social ou tout autre critère
s'interposent entre mon devoir et mon patient ». Même si elle ne possède pas les compétences
mentales suffisantes, cette femme devrait participer, au meilleur de ses connaissances, à la prise des
décisions qui la concernent.
Au Canada, une ligature des trompes pratiquée sans le consentement de la patiente serait
probablement considérée comme un acte de violence aux termes d’un jugement rendu par la Cour
suprême en 1986, dans l’affaire Mme E. c. Eve. (la cour a rejeté la demande d’autorisation de
stérilisation de la mère d’une fille adulte atteinte de déficience mentale, convaincue qu’elle, et non sa
fille, aurait à assumer la responsabilité d’un enfant advenant qu’elle tombe enceinte).
Non-malfaisance
Les meilleures intentions peuvent avoir les pires conséquences. Malgré les bonnes intentions du
chirurgien, la ligature des trompes pourrait causer plus de tort que de bien à cette femme. Les taux
élevés de complications durant la grossesse ou de mortalité maternelle dans ce contexte ne sont pas
nécessairement évidents. Toutefois, il y a lieu de se demander si ces données constituent des
arguments éthiques solides qui justifient une stérilisation involontaire. Un dommage réel ne peut être
justifié en invoquant un bienfait potentiel qui ne peut être prouvé. Aussi, les dommages causés par une
stérilisation involontaire ne pourraient être défendus sur le plan éthique par le fait que la femme
pourrait souffrir socialement si elle porte un enfant du viol.
Si l’on apprenait que la patiente a subi une stérilisation sans son consentement et qu’elle n’est donc
plus fertile, il pourrait y avoir d’autres conséquences culturelles négatives. Elle pourrait être considérée
inapte à devenir une épouse, ou être bannie par son époux ou la famille de son époux parce qu’elle ne
peut enfanter. Ces situations pourraient entraîner d’autres abus physiques et émotionnels. Dans les
situations suivant un génocide notamment, la stérilisation d’un membre de la communauté pourrait
être considérée comme un préjudice à la communauté.
Défense des intérêts
Le Code international d’éthique médicale définit la défense d’intérêts par le devoir d’un médecin à agir
dans l’intérêt de son patient, c’est-à-dire faire tout en son pouvoir pour protéger les intérêts de son
patient.
Confiance
La relation patient-médecin est fondée sur la confiance. La ligature des trompes proposée met en péril
cette relation de confiance. Elle pourrait aussi miner la réputation de l’établissement de santé, des
autres cliniques publiques, de l’organisation de soins de santé humanitaires que représente le Canadien
et de tous les bénévoles étrangers. La méfiance que ressent un patient peut s’étendre à l’ensemble de
la population; le médecin canadien doit demeurer prudent et présumer que la violation de lignes
directrices internationales sur la participation des patients aux décisions médicales qui les concernent
risque vraisemblablement de nuire à la relation patient-médecin et aux relations qu’entretient cette
organisation humanitaire dans la région plutôt que d’y être favorable.
Le contexte « zone de guerre »
On peut présumer que la fertilité est un sujet délicat dans la région, compte tenu du récent génocide;
nous ne savons pas quelles seraient les répercussions sur la clinique et l’organisation de soins de santé
humanitaires si l’on apprenait que cette femme a été stérilisée sans son consentement.
Q3 : Selon vous, quelle est la meilleure façon de gérer cette situation?
La stérilisation que le chirurgien propose de pratiquer sans le consentement de cette femme soulève
des questions d’éthique fondamentales et complexes. Le fait de pratiquer une intervention non
nécessaire et susceptible de changer la vie d’un patient, sans son consentement, va à l’encontre des
principes de base du consentement à un traitement médical. La patiente perd donc son droit à
l’autonomie et à la dignité, et l’intervention pourrait avoir des conséquences négatives sur la vie de la
patiente et ailleurs : par exemple, la crédibilité de la clinique ou la réputation de l’organisation
humanitaire pourraient être entachées. Dans le présent cas, le chirurgien qui suggère la ligature des
trompes semble sincère et il souhaite agir dans le meilleur intérêt de la patiente. L’intervention est
peut-être la meilleure solution pour la patiente, mais d’autres renseignements sont nécessaires pour
confirmer que c’est bien le cas.
Lorsqu’un médecin bénévole étranger croit que sa conception du meilleur intérêt d’un patient va à
l’encontre de celle d’un collègue, la première et la meilleure mesure à prendre est d’exprimer
clairement ses préoccupations à ce collègue. Il va sans dire qu’il faut agir avec beaucoup de tact. Au
lieu de remettre en question la pratique de son collègue, le médecin étranger pourrait lui poser des
questions qui l’aideraient à mieux comprendre son raisonnement. Par exemple, on ne peut affirmer
avec certitude que la femme souffrirait si elle était enceinte ou si elle avait des enfants. Il faudrait
demander au chirurgien s’il existe d’autres solutions qu’une ligature des trompes non souhaitée par la
patiente. Il y a peut-être une solution sécuritaire qui répondrait à la fois aux préoccupations du
chirurgien à l’égard des grossesses non désirées de la patiente et aux vôtres à l’égard des droits de la
patiente de consentir ou de refuser l’intervention. Si les circonstances lui étaient mieux expliquées, le
médecin étranger pourrait se ranger du côté du chirurgien et convenir qu’il est préférable que la
femme soit stérilisée. Le médecin étranger a la responsabilité, s’il n’est pas convaincu que la ligature
des trompes s’avère la meilleure solution, d’expliquer au chirurgien qu’il n’est pas à l’aise ou même
qu’il se sent incapable d’appuyer sa décision. Le chirurgien sera peut-être réceptif à sa demande et
pratiquera la chirurgie sans faire la ligature des trompes. Il y a plus de chances que cela se produise si
la discussion est professionnelle et respectueuse.
Si le médecin bénévole étranger n’est toujours pas convaincu que la ligature des trompes est la
meilleure solution pour la patiente, malgré les détails supplémentaires, et si le chirurgien insiste pour
aller de l’avant avec l’intervention, la situation se complique. Même si le médecin canadien souhaite se
retirer par principe, il ne pourra peut-être pas le faire si sa décision met la sécurité de la patiente en
danger.
Étant donné que l’éthique médicale exige que l’on dise la vérité, la patiente doit être informée des
interventions qu’elle a subies. Dans ce cas, le médecin pourrait attendre que la patiente soit réveillée
et dans un état émotionnel stable pour lui expliquer, en compagnie d’une infirmière locale, les
interventions pratiquées et leurs répercussions, et lui présenter des excuses. Il arrive dans de rares cas
que la divulgation de renseignements médicaux à un patient soit jugée plus dommageable qu’utile; il
est donc acceptable, sur le plan éthique, qu’un médecin s’abstienne de divulguer certains
renseignements médicaux. C’est ce qu’on appelle le « privilège thérapeutique ». Compte tenu du
contexte post-génocide, et du fait que les préférences et valeurs de la patiente n’ont jamais été
consignées, l’annonce d’une stérilisation non consensuelle pourrait avoir de graves conséquences
psychologiques sur elle. Si l’annonce de la stérilisation risque d’entraîner des dommages
psychologiques ou émotionnels graves, comme une tentative de suicide, le médecin pourrait décider
qu’il en va de l’intérêt de la patiente de ne pas divulguer d’information sur la ligature des trompes à ce
moment.
Il se pourrait que les intentions du chirurgien découlent d’une attitude discriminatoire ou problématique
à l’égard de certaines populations. S’il s’avère que c’est le cas à l’issue de discussions approfondies, et
si le chirurgien insiste et pratique la stérilisation, le médecin étranger a l’obligation, en tant que
représentant d’une organisation internationale, de prendre les mesures nécessaires pour réduire les
dommages causés aux futures patientes. Il doit bien sûr agir avec beaucoup de tact. Le Manuel
d'éthique médicale de l'AMM précise que « ...la dénonciation d’un collègue aux pouvoirs disciplinaires
ne doit normalement être utilisée qu’en dernier ressort, après que toutes les autres solutions aient été
essayées en vain. » (p. 88) La première démarche dans un tel cas est d’en discuter avec le collègue en
privé. Si le problème ne peut être résolu de cette manière, le département des ressources humaines de
l’organisation de soins de santé humanitaires pour laquelle travaille le médecin canadien peut s’avérer
une ressource utile. Il devrait exister des lignes directrices organisationnelles pour de tels cas. Vous
pouvez aussi discuter avec les ressources humaines des cas d’inconduite et de la meilleure façon de
remplir ses obligations professionnelles et légales pour signaler un collègue. Le médecin devrait
consigner sa participation aux soins dans le dossier du patient, de même qu’un résumé factuel des
événements.
Conclusion
Ce cas est particulièrement problématique, car tous les médecins en cause croient fermement agir dans le
meilleur intérêt de la patiente. Les différences fondées sur le contexte, les valeurs et les perceptions des intérêts
de la patiente créent un environnement où les différences culturelles sont très évidentes. D’ordinaire, le respect
de la différence et la reconnaissance des cultures distinctes en parfaite harmonie sont les réponses recherchées
mais, dans certains cas, l’acceptation des différences culturelles peut sembler inopportune et hors de la zone de
confort d’un visiteur. Il est essentiel que ces contextes soient propices à une atmosphère d’honnêteté et de
discussions exemptes de préjugés. Le recours aux questions, à la discussion et aux pratiques réflectives
contribueront à préserver l’intégrité et la dignité de toutes les personnes en cause, et à assurer les meilleurs
résultats possibles pour la patiente.
Notions d'éthique abordées dans le présent cas
Le présent cas vise à aider les médecins qui dispensent des soins d’urgence humanitaires ou qui travaillent dans
des communautés éloignées ou aux réalités culturelles différentes à prévoir et mieux se préparer aux dilemmes
éthiques particuliers et à la détresse morale qu’ils sont susceptibles de vivre dans ces environnements. Les
notions d'éthique suivantes sont abordées :
1. Responsabilités professionnelles et éthiques à l’égard des patients en situation d’urgence humanitaire.
2. Défis associés à l’établissement des meilleurs intérêts d’un patient dans un contexte international où
l’accès aux soins est limité et où l’on ne comprend pas bien les normes culturelles et les répercussions
pour la société de certaines conditions ou de certains traitements.
Références bibliographiques
1. Abu-Sada C (2012) In the Eyes of Others. Center on International Cooperation, Humanitarian Outcomes,
Doctors without Borders, New York.
2. Elit L, Schwartz L, Sinding C, Hunt, M, Redwood-Campbell L, Adelson N, Ranford J (2011) Ethical issues
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3. Hunt M, Schwartz L, Elit L (2012) Experience of ethics support and training for health professionals in
international aid work. Public Health Ethics 5(1):91-99.
4. Hunt M (2011) Establishing moral bearings: Ethics and expatriate health care professionals in
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5. CRCI (1994) Le code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du CroissantRouge et pour les ONGs lors des opérations de secours en cas de catastrophes. Genève.
6. Schwartz L, Sinding C, Hunt M, Elit L, Redwood-Campbell L, Adelson N, Ranford J, De Laat S. (2010)
Ethics in humanitarian aid work: Learning from the narratives of humanitarian health workers. Am Jl of
Bioethics: Primary Research 1(3):45-54.
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have to”: Canadian health professionals’ narratives of rationing care in humanitarian and development
work. Public Health Ethics 3(2): 89-90.
8. Singh J (2012) Humanitarian Medicine and Ethics. Dans : Abu-Sada C (ed) In the Eyes of Others. Center
on International Cooperation, Humanitarian Outcomes, Doctors without Borders, New York, p 164-172.
Ressources
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http://www.wma.net/fr/30publications/30ethicsmanual/index.html#manual (consulté le 9 mai 2014)
2. Code international d'éthique médicale de l'AMM
http://www.wma.net/fr/30publications/10policies/c8/index.html (consulté le 9 mai 2014)
3. Déclaration de Lisbonne de l'AMM sur les droits du patient
http://www.wma.net/fr/30publications/10policies/l4/index.html (consulté le 9 mai 2014)
4. https://www.cma.ca/Assets/assets-library/document/en/PD04-06-e.pdf#search=code%20of%20ethics
5. Déclaration de Genève de l’AMM http://www.wma.net/fr/30publications/10policies/g1/index.html (consulté
le 9 mai 2014)
Remerciements
La présente étude de cas découle des premières impressions de professionnels de la santé canadiens sur les
dilemmes éthiques liés aux soins de santé humanitaires dans le cadre de l’étude financée par les IRSC, intitulée
« Ethics in conditions of disaster and deprivation: learning from health workers' narratives » (subvention no EOG
84636). Les auteurs souhaitent remercier les participants à cette étude ainsi que les membres de l’équipe de
recherche sur l’éthique des soins de santé humanitaires des universités McMaster et McGill pour leur aide
précieuse (en ordre alphabétique) : Sonya DeLaat, Laurie Elit, Leigh-Anne Gillespie, Matthew Hunt et Lynda
Redwood-Campbell.
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